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Date : 20120712

Dossiers : T‑146‑11

T‑147‑11

 

Référence : 2012 CF 877

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 juillet 2012

En présence de madame la juge Gleason

 

Dossier : T‑146‑11

ENTRE :

LA COMMISSAIRE À L’INFORMATION DU
CANADA

 

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeur

 

 

Dossier : T‑147‑11

 

ET ENTRE :

 

LA COMMISSAIRE À L’INFORMATION DU
CANADA

 

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA JUSTICE DU CANADA

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est appelée à statuer sur les demandes de révision présentées par la commissaire à l’information du Canada [la commissaire], en vertu de l’article 42 de la Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985, c A‑1 [la LAI ou la Loi], à l’égard du refus des défendeurs de divulguer le protocole intitulé « Principes de mise en œuvre des avis juridiques sur la protection et l’inspection des documents de la GRC relatifs au contentieux des affaires civiles » [le protocole], qu’ils ont conclu en janvier 2002. La commissaire réclame également la révocation d’une ordonnance de confidentialité visant de nombreuses parties de ces dossiers.

 

Contexte des demandes

[2]               En 2006, Mme Suzanne Boudreau a demandé à la Gendarmerie royale du Canada [la GRC] et au ministère de la Justice [le MJ] la communication du protocole, conformément à la LAI. Après une période de consultation interne et de discussion entre la GRC et le MJ, les deux défendeurs ont refusé de le faire, estimant que le protocole tombait sous le coup des exceptions prévues à l’article 23 et à l’alinéa 21(1)a) de la LAI. Ces dispositions accordent aux institutions fédérales le pouvoir discrétionnaire de refuser la communication de documents contenant des renseignements « protégés par le secret professionnel qui lie un avocat à son client » (article 23) ou tout document contenant « des avis ou recommandations élaborés par ou pour une institution fédérale ou un ministre » (alinéa 21(1)a)).

 

[3]               Devant le refus des défendeurs, Mme Boudreau a déposé une plainte auprès de la commissaire en application de l’article 30 de la LAI, alléguant que ceux‑ci contrevenaient aux dispositions de la Loi. La commissaire a fait enquête et a rendu, à la fin août 2010, deux rapports (l’un concernant la GRC et l’autre le MJ) dans lesquels elle concluait que les plaintes de Mme Boudreau étaient fondées et que, par conséquent, les défendeurs auraient dû communiquer le protocole. La commissaire a ensuite soumis les présentes demandes à la Cour.

 

[4]               Dans le cadre de son enquête, la commissaire a obtenu communication du protocole et d’un certain nombre d’autres pièces, notamment des documents échangés entre la GRC et le MJ (ou révélant des discussions entre leurs employés) quant à la position qu’ils entendaient adopter en réponse aux demandes de communication de Mme Boudreau. Le 15 juin 2011, la protonotaire Tabib a rendu à l’égard de chaque demande une ordonnance assurant la confidentialité d’importantes parties du dossier et limitant l’accès aux documents protégés à la Cour, aux parties, à leurs avocats et conseillers [traduction] « jusqu’à ce que la Cour en ordonne autrement ». Dans ses ordonnances, la protonotaire Tabib prévoyait expressément que la décision finale sur le maintien total ou partiel des ordonnances de confidentialité appartenait juge qui entendrait les présentes demandes sur le fond.

 

La norme de contrôle

[5]               La jurisprudence a bien établi, et les parties le reconnaissent, que dans les affaires comme celle de l’espèce, deux questions pertinentes sont susceptibles de se poser : premièrement, d’un point de vue juridique, les documents en cause relèvent‑ils de l’exception prévue à l’article 23 ou à l’alinéa 21(1)a) de la LAI? Deuxièmement, l’institution fédérale a‑t‑elle convenablement exercé le pouvoir discrétionnaire conféré par ces dispositions pour décider si elle devait communiquer un document visé par des exceptions? La jurisprudence a aussi clairement établi que les normes de contrôle applicables à ces deux questions sont respectivement celle de la décision correcte et celle de la raisonnabilité (voir, p. ex., Attaran c Canada (Affaires étrangères), 2011 CAF 182, par. 7 et 18, 337 DLR (4th) 552; Canada (Commissaire à l’information) c Canada (Ministre de l’Industrie), 2001 CAF 254, par. 38 et 39, 45 [2001] ACF no 1327 [Telezone]; Blank c Canada (Ministre de la Justice), 2009 CF 1221, par. 31, 373 FTR 1); les parties sont également d’accord sur ce point.

 

Thèses des parties

[6]               La commissaire affirme que le protocole n’est pas visé par le secret professionnel des avocats et qu’il ne contient pas d’avis ou de recommandations au sens de l’alinéa 21(1)a) de la LAI. Subsidiairement, elle fait valoir que si la Cour conclut qu’il s’agit d’une communication privilégiée ou d’un document contenant des avis ou recommandations au sens des exceptions prévues par la Loi, elle doit tout de même accueillir les présentes demandes puisque ni la GRC ni le MJ n’ont convenablement exercé le pouvoir discrétionnaire que leur accorde la LAI de décider si le protocole devait ou non être communiqué.

 

[7]               L’avocate de la commissaire fait valoir, au soutien de l’argument principal de celle‑ci, que le protocole n’est pas visé par le secret professionnel des avocats et qu’il ne relève pas de l’exception énoncée à l’alinéa 21(1)a) de la LAI, puisqu’il ne constitue pas un avis, mais plutôt une entente que les représentants des défendeurs ont conclue, en leur qualité de dirigeants, sur la marche à suivre par les deux institutions dans le cas où la communication de documents obtenus par la GRC en vertu de ses pouvoirs d’enquête criminelle est réclamée dans le cadre de litiges civils. À l’appui de cet argument, la commissaire attire l’attention sur plusieurs aspects du protocole qui lui paraissent confirmer qu’il ne peut s’agir d’un avis.

 

[8]               Elle soutient d’abord qu’il appert clairement de la preuve que le protocole a été négocié entre les défendeurs après que le MJ eut transmis un avis juridique à la GRC sur les questions visées par le document. L’avocate de la commissaire fait valoir que, par définition, les avis (et surtout les avis juridiques) ne peuvent faire l’objet d’une négociation, et qu’il serait d’ailleurs contraire à l’éthique qu’un avocat débatte avec ses clients de la teneur de ses avis. Deuxièmement, le protocole ne contient aucun avis, il est rédigé en termes impératifs et oblige les deux parties (notamment la GRC, le supposé client) à prendre certaines mesures particulières lorsque la GRC obtient, grâce à ses pouvoirs d’enquête criminelle, des documents ayant trait aux poursuites civiles intentées contre la Couronne du chef du Canada. Troisièmement, le protocole est signé et par la GRC et par le MJ, alors qu’un avis ne porte pas normalement la signature de la partie à qui il est destiné.

 

[9]               L’avocate de la commissaire avance deux autres arguments en faveur de l’inapplicabilité de l’exception relative au secret professionnel des avocats. Elle fait valoir d’une part que le protocole a été signé après qu’on y eut apposé l’inscription [traduction] « Confidentiel — Privilège du secret professionnel de l’avocat, le vendredi 21 décembre 2001 », et que même si l’ébauche du protocole pouvait bien tomber sous le coup du secret professionnel, ce n’était pas le cas de la version finale. Elle affirme d’autre part que le dossier démontre que le protocole a été largement diffusé sur l’intranet de la GRC et du MJ, ce qui est incompatible avec l’intention de traiter le document comme étant confidentiel, qui est l’un des éléments essentiels des communications protégées. L’avocate établit une analogie entre le protocole et plusieurs autres protocoles d’entente [PE] publics conclus par le Service fédéral des poursuites [le SFP] (une direction du MJ) et divers clients, par exemple l’Agence du revenu du Canada, relativement à la conduite des enquêtes et des poursuites pénales en application des lois fiscales du Canada, la GRC, relativement à la conduite des enquêtes et des poursuites pénales, ou encore le PE conclu entre la commissaire de la concurrence et le Directeur des poursuites pénales (l’ancien nom du SFP), relativement à la conduite des enquêtes criminelles et des poursuites pénales en application de la Loi sur la concurrence, la Loi sur l’emballage et l’étiquetage des produits de consommation, la Loi sur l’étiquetage des textiles et la Loi sur le poinçonnage des métaux précieux. L’avocate soutient que le protocole doit être divulgué, à l’instar de ces autres PE.

 

[10]           Les défendeurs soutiennent pour leur part que le protocole relève des exceptions prévues à l’article 23 et à l’alinéa 21(1)a) de la LAI, et que la GRC et le MJ ont convenablement exercé le pouvoir discrétionnaire que leur accorde la Loi.

 

[11]           Plus spécifiquement, les défendeurs affirment que, dans son argument principal, la commissaire adopte une position exagérément formaliste et met indûment l’accent sur la forme du protocole au détriment de la substance. À cet égard, l’avocat des défendeurs signale que la preuve établit que la GRC a demandé avis au MJ en ce qui concerne sa responsabilité en matière de communication de documents dans les litiges civils lorsqu’elle obtient des documents grâce à ses pouvoirs d’enquête criminelle. Cet avis a finalement été obtenu sous la forme d’un avis juridique officiel. Le protocole a ensuite été élaboré pour aider les différents employés du MJ et de la GRC susceptibles de se trouver dans les situations visées par le document. Comme le protocole ne fait que reprendre les avis communiqués par le MJ, l’avocat soutient que le fond l’emporterait sur la forme si la Cour concluait que le protocole ne contient pas d’avis simplement à cause de la manière dont il est rédigé. Il ajoute que si, au lieu de prendre la forme d’une entente signée, le protocole reproduisait les avis donnés et enjoignait aux employés de la GRC et du MJ de s’y conformer, l’application des exceptions prévues à l’article 23 et à l’alinéa 21(1)a) de la LAI ne serait pas contestée. L’avocat soutient donc que la commissaire s’est indûment attardée à la forme plutôt qu’au contenu, et que les deux exceptions s’appliquent au protocole, s’agissant d’un avis.

 

[12]           Les deux parties ont cité de très nombreuses décisions à l’appui de leurs thèses (plus d’une cinquantaine). Je renvoie plus loin à celles que j’estime pertinentes. En plus des arguments touchant aux questions principales, les parties ont également présenté des observations détaillées sur la question subsidiaire de savoir si les défendeurs ont convenablement exercé le pouvoir discrétionnaire que leur accorde la LAI; leurs documents écrits contenaient également des observations sur la révocation des ordonnances de confidentialité rendues par la protonotaire Tabib. Les avocats des deux parties ont toutefois convenu qu’il était préférable de présenter d’autres observations écrites sur la question de la confidentialité, une fois que le jugement de la Cour et ses motifs auront été rendus sur le fond relativement aux demandes de la commissaire à l’information.

 

[13]           Pour les motifs exposés ci‑après, je conclus que les présentes demandes doivent être accueillies parce que le protocole n’est pas visé par le secret professionnel des avocats et qu’il ne contient pas d’avis ou de recommandations élaborés par ou pour une institution fédérale ou un ministre, au sens de l’alinéa 21(1)a) de la LAI. Il s’agit plutôt d’une entente entre le MJ et la GRC sur leurs rôles et responsabilités respectifs lorsque la GRC obtient, grâce à ses pouvoirs d’enquête criminelle, des documents pouvant se révéler pertinents dans le cadre de litiges civils. Compte tenu de cette décision, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur l’argument subsidiaire de la commissaire concernant le caractère déraisonnable de l’exercice du pouvoir discrétionnaire des défendeurs, puisque ces derniers n’avaient pas ce pouvoir. Lors de l’audition de la présente affaire, l’avocate de la commissaire a d’ailleurs fait valoir que, dans l’éventualité où je donnerais raison à sa cliente quant à son argument principal, il ne serait pas nécessaire que je me prononce sur les arguments subsidiaires portant sur l’exercice inadéquat du pouvoir discrétionnaire.

 

[14]           La présente affaire soulève donc les questions litigieuses suivantes :

                                  i.                   Le protocole contient‑il des renseignements visés par le secret professionnel des avocats?

 

                                ii.                   Le protocole contient‑il des avis ou des recommandations élaborés par ou pour une institution fédérale?

 

 

Le protocole contient‑il des renseignements visés par le secret professionnel des avocats?

[15]           Le secret professionnel des avocats n’est pas défini dans la LAI; il faut donc appliquer le critère de la common law pour déterminer si un document est protégé et s’il est de ce fait à l’abri de la divulgation au titre de la Loi (voir, p. ex., Stevens c Canada (Premier ministre), [1997] 2 CF 759, [1997] ACF no 228, conf. par [1998] 4 CF 89 (CAF), par. 5 [Stevens]; Élomari c Agence spatiale canadienne, 2006 CF 863, par. 29, [2006] ACF no 1100). Le secret professionnel des avocats s’entend du privilège relatif au litige et du privilège de la consultation juridique. Le privilège relatif au litige s’applique aux documents et aux communications préparés en vue ou dans le cours du litige qui sont nécessaires à la poursuite de l’affaire. Le privilège de la consultation juridique concerne pour sa part les communications échangées entre les avocats et leurs clients dans le cadre de l’obtention d’un avis juridique. En l’espèce, le seul privilège invoqué est celui de la consultation juridique.

 

[16]           Tel que l’a résumé le juge Dickson dans l’arrêt Solosky c La Reine, [1980] 1 RCS 821, 105 DLR (3d) 745, par. 28 [Solosky], le critère applicable pour déterminer si un document ou une communication est visé par le privilège de la consultation juridique suppose trois éléments : premièrement, il doit s’agir d’une communication entre un avocat et son client; deuxièmement, un avis juridique était sollicité ou fourni dans le cadre de cette communication; troisièmement, les parties souhaitaient que cette communication soit confidentielle. Le fardeau d’établir chacun des trois éléments incombe à celui qui invoque le privilège et repose sur la prépondérance des probabilités (voir, p. ex., Alan W Bryant, Sidney N Lederman et Michelle K Fuerst, Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada, 3e éd. (Markam (Ontario) : LexisNexis, 2009), §14.43; McCarthy, Tétrault c Ontario (1993), 95 DLR (4th) 94, 12 CPC (3d) 42 (Div. prov. Ont.), par. 12; R c Harris, 1989 CarswellOnt 2755, par. 8).

 

[17]           Le privilège de la consultation juridique peut exister entre un avocat interne et la société qui l’emploie, ou entre un avocat du gouvernement (souvent un membre du MJ dans le cas du gouvernement fédéral) et le ministère ou toute autre entité gouvernementale à qui il adresse ses avis (voir, p. ex,. R c Campbell, [1999] ACS no 16, [1999] 1 RCS 565, par. 49 [Campbell]; Pritchard c Ontario (Commission des droits de la personne), 2004 CSC 31, par. 21, [2004] 1 RCS 809 [Pritchard]). Ce ne sont pas toutes les communications entre un avocat et son client qui sont protégées. Par exemple, les conseils donnés par un avocat interne sur de pures questions d’affaires, ou les interactions purement sociales entre un avocat et ses clients, ne seront pas protégés (voir p. ex. Campbell, par. 50).

 

[18]           Comme le signale justement l’avocat du défendeur, la jurisprudence moderne indique que la notion de secret professionnel des avocats doit être interprétée de manière libérale. Par exemple, dans l’arrêt Descôteaux et al c Mierzwinski, [1982] 1 RCS 860, [1982] ACS no 43 [Descôteaux], la Cour suprême du Canada a déterminé que le privilège en question s’étendait aux demandes d’assistance présentées aux services d’aide juridique en vue d’obtenir un avis juridique, à moins qu’une exception reconnue à la doctrine du privilège du secret professionnel des avocats ne trouve application. (La Cour a conclu sur le fond que le privilège était inapplicable puisque l’affaire concernait une allégation de demande frauduleuse d’aide juridique; il ne s’applique pas lorsque les communications en cause sont intrinsèquement criminelles ou qu’elles visent à obtenir un avis juridique pour faciliter la perpétration d’un crime.) À la page 875 de l’arrêt Descôteaux, le juge Lamer, s’exprimant au nom de la Cour, déclarait ce qui suit à propos du privilège de la consultation juridique :

1. La confidentialité des communications entre client et avocat peut être soulevée en toutes circonstances où ces communications seraient susceptibles d’être dévoilées sans le consentement du client;

 

2. À moins que la loi n’en dispose autrement, lorsque et dans la mesure où l’exercice légitime d’un droit porterait atteinte au droit d’un autre à la confidentialité de ses communications avec son avocat, le conflit qui en résulte doit être résolu en faveur de la protection de la confidentialité;

 

3. Lorsque la loi confère à quelqu’un le pouvoir de faire quelque chose qui, eu égard aux circonstances propres à l’espèce, pourrait avoir pour effet de porter atteinte à cette confidentialité, la décision de le faire et le choix des modalités d’exercice de ce pouvoir doivent être déterminés en regard d’un souci de n’y porter atteinte que dans la mesure absolument nécessaire à la réalisation des fins recherchées par la loi habilitante;

 

4. La loi qui en disposerait autrement dans les cas du deuxième paragraphe ainsi que la loi habilitante du paragraphe trois doivent être interprétées restrictivement.

 

 

[19]           Dans le même ordre d’idées, notre Cour a déterminé dans la décision Stevens, et la Cour d’appel fédérale l’a confirmé, que le privilège de la consultation juridique s’étendait aux comptes d’honoraires soumis par l’avocat de la commission au Bureau du conseil privé.

 

[20]           Dans l’arrêt Pritchard, la Cour suprême du Canada a estimé que l’avis juridique fourni par un avocat de la Commission des droits de la personne était à l’abri de la divulgation, car il était protégé. Le juge Major a fait remarquer ce qui suit, au paragraphe 16 :

Généralement, le privilège avocat‑client s’applique dans la mesure où la communication s’inscrit dans le cadre habituel et ordinaire de la relation professionnelle. Une fois son existence établie, le privilège a une portée particulièrement large et générale. Dans Descôteaux […] notre Cour a statué que le privilège s’attachait « à toutes les communications faites dans le cadre de la relation client‑avocat, laquelle prend naissance dès les premières démarches du client virtuel, donc avant même la formation du mandat formel ». Le privilège ne s’étend pas aux communications : (1) qui n’ont trait ni à la consultation juridique ni à l’avis donné, (2) qui ne sont pas censées être confidentielles ou (3) qui visent à faciliter un comportement illégal […]

 

 

[21]           De même, au paragraphe 10 de l’arrêt Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c Blood Tribe Department of Health, 2008 CSC 44, [2008] 2 RCS 574 [Blood Tribe], le juge Binnie, s’exprimant au nom de la Cour, faisait observer que le privilège du secret professionnel de l’avocat « […] constitue sans aucun doute maintenant une règle de fond applicable à toutes les communications entre un client et son avocat lorsque ce dernier donne des conseils juridiques ou agit, d’une autre manière, en qualité d’avocat et non en qualité de conseiller d’entreprise ou à un autre titre que celui de spécialiste du droit ». Il a donc conclu qu’il fallait interpréter de manière restrictive les dispositions législatives qui, si elles sont interprétées de façon large, sont susceptibles de porter atteinte au privilège du secret professionnel de l’avocat (par. 11).

 

[22]           Le privilège de la consultation juridique bénéficie d’une telle protection parce qu’il est l’une des pierres angulaires de notre système juridique et de la règle de droit. Comme le déclarait le juge Major, au paragraphe 2 de l’arrêt R c McClure, 2001 CSC 14, [2001] 1 RCS 445 :

Le secret professionnel de l’avocat [...] est fondamental pour le système de justice canadien. Le droit est un écheveau complexe d’intérêts, de rapports et de règles. L’intégrité de l’administration de la justice repose sur le rôle unique de l’avocat qui donne des conseils juridiques à des clients au sein de ce système complexe. La notion selon laquelle une personne doit pouvoir parler franchement à son avocat pour qu’il soit en mesure de la représenter pleinement est au cœur de ce privilège.

 

 

[23]           D’après l’avocat des défendeurs, une fois que l’existence de la relation avocat‑client est établie, toutes les communications échangées entre eux sont protégées; par conséquent, comme le MJ et la GRC avaient une relation avocat‑client en ce qui a trait aux questions visées par le protocole, celui‑ci doit également être protégé. Je ne suis pas d’accord. La jurisprudence ne reconnaît pas une portée aussi radicale au privilège de la consultation juridique, et c’est une erreur que d’assimiler l’exigence d’interpréter restrictivement les exceptions à ce privilège à une définition élargie du type de communications susceptibles d’être protégées en premier lieu. Lorsque, comme en l’espèce, la question qui se pose est de savoir si un document est protégé (par opposition au cas où l’exception au privilège est invoquée), la Cour doit appliquer le critère de l’arrêt Solosky, selon lequel chaque communication à l’égard de laquelle le privilège est revendiqué doit être considérée individuellement.

 

[24]           Au paragraphe 28 de l’arrêt Solosky, le juge Dickson précisait que « […] le privilège ne peut être invoqué que pour chaque document pris individuellement, et chacun doit répondre aux critères du privilège […]. » Le critère de Solosky relatif au privilège a été maintes fois appliqué et, contrairement à ce qu’affirme l’avocat du défendeur, cet arrêt n’a été ni infirmé ni supplanté par la jurisprudence subséquente. Dans les récents arrêts Blood Tribe et Pritchard (précités), la Cour suprême du Canada s’est fondée sur ce critère, comme l’ont fait régulièrement la Cour et la Cour d’appel fédérale (voir, p. ex., Telus Communications Inc c Canada (Procureur général), 2004 CAF 380, par. 11, [2004] ACF no 1918; Stevens (CAF), par. 19 à 21; Abi‑Mansour c Canada (Agence du revenu), 2012 CF 376, par. 2; Slansky c Canada (Procureur général), 2011 CF 1467, par. 37, 211 ACWS (3d) 288).

 

[25]           Si j’applique au protocole le critère tripartite de l’arrêt Solosky, il m’apparaît que celui‑ci ne satisfait pas au second volet dans la mesure où il ne s’agit pas d’une communication visant à demander ou à fournir un avis juridique. Comme le fait valoir justement l’avocate de la commissaire, le protocole a été négocié; les avis juridiques ne font pas l’objet de négociations entre les avocats et leurs clients. De plus, le protocole est signé et par le supposé avocat (le MJ) et par le supposé client (la GRC); en règle générale, ce n’est pas le cas des communications visant à demander ou à offrir un avis juridique. Plus important encore, le protocole ne concerne à première vue ni la recherche ni la prestation d’un avis juridique et ne contient aucun conseil. Il s’agit plutôt d’une entente rédigée en termes impératifs, censée imposer des obligations et au MJ et à la GRC. Autrement dit, les parties à l’entente ont dépassé le stade consistant à demander ou à obtenir des avis, et ont signé un document qui illustre leur compréhension des rôles et obligations qui leur incombent respectivement lorsque la GRC est en possession de documents, obtenus grâce à ses pouvoirs d’enquête criminelle, qui peuvent se révéler pertinents dans le cadre de litiges civils intentés contre la Couronne fédérale. À cet égard, ce protocole ne diffère en rien des autres PE cités par l’avocate de la demanderesse, ni d’ailleurs des autres ententes que le MJ pourrait conclure avec toute autre direction ou entité gouvernementale.

 

[26]           C’est ce qui ressort de la clause de déclaration d’objet figurant au paragraphe 4 des considérants, qui prévoit que le protocole [traduction] « […] se propose d’instaurer un mécanisme permettant au procureur général du Canada et à la GRC de s’acquitter de leurs rôles respectifs lorsque les dossiers d’enquête criminelle de la GRC contiennent des documents qui peuvent se révéler pertinents pour les litiges civils où la Couronne fédérale agit comme partie ». Cette clause démontre bien que le protocole est et devait être une entente dans laquelle sont exposés en détail les rôles et obligations respectifs de chaque partie tels qu’elles les conçoivent, plutôt qu’un avis juridique ou une communication visant à demander ou à fournir un avis juridique.

 

[27]           L’avocat des défendeurs soutient que le protocole est tout à fait conforme aux instructions communiquées à l’avocat auxquelles renvoie la décision Ministry of Community and Social Services c Cropley et al (2004), 70 OR (3d) 680, ordonnances PO‑2719 et PO‑2784, dont il a été établi qu’elles étaient protégées et qu’elles échappaient de ce fait à la divulgation au titre de la législation ontarienne sur l’accès à l’information. Je ne suis pas d’accord et j’estime que les documents dont il était question dans cette affaire n’ont strictement rien à voir avec le protocole. Les décisions ontariennes concernaient toutes des demandes de communication d’instructions et d’avis permanents destinés aux avocats sur la manière de mener la poursuite; ces documents avaient été rédigés par des avocats internes du ministère et devaient être transmis aux avocats engagés pour représenter le ministère. En l’espèce cependant, le protocole ne fournit ni avis ni instruction, mais constate plutôt, comme nous l’avons mentionné, une entente entre le MJ et la GRC quant à leurs rôles et responsabilités respectifs.

 

[28]           Que le protocole ait été marqué de l’inscription [traduction] « Confidentiel — Privilège du secret professionnel de l’avocat » avant d’être signé, n’est en rien déterminant quant à la question de savoir s’il s’agit ou non d’une communication protégée. À cet égard, il est évident que le simple fait d’invoquer un privilège à l’égard d’un document ne suffit pas à faire jouer le secret professionnel des avocats (voir, p. ex., British Columbia (Securities Commission) c S (BD), 2003 BCCA 244, par. 45, 226 DLR (4th) 393; Ferlatte c Ventes Rudolph Inc, [1999] QJ no 2735, JE 99‑1704 (CSQ), par. 13). De plus, comme l’a justement fait valoir l’avocate de la commissaire, les ébauches d’ententes ou d’actes de procédure (échangées entre l’avocat et son client) sont généralement protégées, mais le privilège prend fin lorsque l’entente finale est signée (ou lorsque l’ébauche d’entente est échangée avec l’autre partie). Par exemple, dans la décision Re David Sokolov, [1968] CTC 414, 68 DTC 5266 (BRM), il a été établi que la version non signée d’une entente (échangée entre un avocat et son client) était protégée, la Cour faisant toutefois observer, au paragraphe 20, que si elle avait été signée, elle n’aurait pas été protégée. (Voir également Simpson c La Reine, [1996] 2 CTC 2687, [1996] TCJ no 391, par. 70; Dixon c Canada (Procureur général adjoint), [1991] OJ no 1735, [1992] 1 CTC 109 (C.S. Ont), alinéa 36 h), au même effet).

 

[29]           Par conséquent, le protocole ne satisfait pas au second volet du critère de l’arrêt Solosky parce qu’il ne s’agit pas d’une communication visant à demander ou à fournir un avis juridique. Compte tenu de cette décision, il importe peu de savoir si les parties considéraient le protocole comme un document confidentiel puisque chaque volet du critère de l’arrêt Solosky doit être respecté pour qu’un document soit visé par le privilège de la consultation juridique.

 

Le protocole contient‑il des avis ou des recommandations élaborés par ou pour une institution fédérale?

 

[30]           L’alinéa 21(1)a) de la LAI prévoit que les documents qui contiennent des « avis ou recommandations » élaborés par ou pour une institution fédérale peuvent échapper à la divulgation.

 

[31]           L’objectif de l’exception énoncée à l’alinéa 21(1)a) de la LAI a été décrit ainsi : « supprimer les obstacles aux communications libres et spontanées entre les ministères et assurer que le processus décisionnel ne fasse pas l’objet d’un examen extérieur approfondi, susceptible de miner la capacité du gouvernement de s’acquitter de ses fonctions essentielles » (Telezone, précité, par. 51; voir aussi Conseil canadien des œuvres de charité chrétiennes c. Canada (Ministre des Finances) [1999] 4 CF 245, 168 FTR 49, par. 30 à 32). Dans l’arrêt Telezone, la Cour d’appel fédérale a fait observer que la notion « d’avis » était plus large que celle de recommandation, et qu’elle comprenait l’expression d’une opinion sur des questions de politique, à l’exception des renseignements de nature très factuelle (paragraphes 50 et 52). Une recommandation propose par contre un plan d’action à l’institution fédérale.

 

[32]           Les parties reconnaissent que la GRC est une institution fédérale au sens de la LAI, mais elles ne s’entendent pas sur la question de savoir si le protocole constitue ou non un « avis ». Pour les mêmes raisons qui font qu’il ne s’agit pas d’un avis juridique, le protocole ne contient pas davantage de conseils à l’intention de la GRC et ne peut donc échapper à la divulgation au titre de l’alinéa 21(1)a) de la LAI. À cet égard, comme nous l’avons déjà mentionné, le protocole est dépourvu des caractéristiques d’un avis dans le sens où, plutôt que de contenir une opinion sur la manière de traiter des documents particuliers, il constate une entente intervenue entre le MJ et la GRC sur leurs rôles et responsabilités respectifs. De plus, à sa lecture, il est impossible de savoir si le protocole reflète bien l’avis que le MJ a communiqué à la GRC sur la question. Ainsi, sa divulgation ne nuirait en aucune façon à l’échange d’information libre et direct qui est essentiel au processus décisionnel gouvernemental, ou aux intérêts que l’exception de l’alinéa 21(1)a) de la LAI entend protéger.

 

[33]           L’avocat du défendeur soutient que le protocole ressemble au document dont il a été établi dans l’arrêt Telezone qu’il relevait de l’exception prévue à l’alinéa 21(1)a). Il s’agissait en l’occurrence d’une note de service adressée par un haut fonctionnaire ministériel au ministre, qui exposait un avis tout en intégrant la décision du ministre. Telezone faisait valoir que cette partie du document qui reprenait la décision finale devait tout au moins être communiquée puisqu’il ne s’agissait plus d’un avis. L’argument a été rejeté, car les documents en question contenaient à la fois un avis et un compte‑rendu de la décision finale, lesquels ne pouvaient être isolés l’un de l’autre. La Cour d’appel a toutefois fait remarquer que si la décision finale avait fait partie d’un document distinct, elle aurait pu faire l’objet d’une divulgation au titre de la Loi : « [l]a situation aurait fort bien pu être différente si, après réception du rapport du fonctionnaire, un document distinct avait été préparé afin de préciser les motifs de la décision du ministre […] » (par. 74).

 

[34]           De fait, le document qui nous intéresse en l’espèce est un document distinct, qui peut ou non refléter l’avis qui a été donné. Par conséquent, le protocole ne relève pas de l’exception prévue à l’alinéa 21(1)a) de la LAI.

 

[35]           Compte tenu de ce qui précède, les présentes demandes seront accueillies et le défendeur devra communiquer le protocole étant donné qu’il ne tombe sous le coup d’aucune des exceptions invoquées au titre de la LAI.

 

Demande de révocation de l’ordonnance de confidentialité

[36]           Comme nous l’avons mentionné, les parties ont conjointement demandé l’autorisation de déposer des observations écrites concernant les parties du dossier qui devraient demeurer confidentielles, une fois rendue ma décision sur le fond, puisque leurs positions en dépendaient. Cette approche est sensée. Par conséquent, les avocats des parties se consulteront pour convenir des dates d’échange de leurs observations sur la question de la confidentialité, et informeront la Cour de ce qu’ils auront décidé (ou de leur incapacité à se mettre d’accord sur une date) au plus tard le 7 septembre 2012.

 

Dépens

[37]           Les parties déposeront des observations sur les dépens, qui n’excéderont pas dix pages, au plus tard le 7 septembre 2012. Chaque partie disposera de deux semaines pour déposer une réponse qui n’excédera pas cinq pages.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE :

1.                          Les présentes demandes sont accueillies;

2.                          Les défendeurs communiqueront le protocole à Mme Boudreau;

3.                          Les parties aviseront la Cour au plus tard le 7 septembre 2012, si elles parviennent à s’entendre, des dates prévues pour l’échange de leurs observations concernant les parties du dossier devant demeurer confidentielles;

4.                          Les parties déposeront des observations sur les dépens, lesquelles n’excéderont pas dix pages, au plus tard le 7 septembre 2012, et pourront déposer une réponse n’excédant pas cinq pages au plus tard le 21 septembre 2012.

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIERS :                                                  T‑146‑11 et T‑147‑11

 

INTITULÉ :                                                  T‑146‑11, LA COMMISSAIRE À L’INFORMATION DU CANADA c
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

                                                                        T‑147‑11, LA COMMISSAIRE À L’INFORMATION DU CANADA c
LE MINISTRE DE LA JUSTICE DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 24 avril 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 12 juillet 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Marlys Edwardh

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Jill Copeland

POUR LES DEMANDERESSES

 

Brian Harvey

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Sack Goldblatt Mitchell, LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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