Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 


Date : 20121019

Dossier : IMM-2176-12

Référence : 2012 CF 1225

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 octobre 2012

En présence de madame la juge Gleason

 

 

ENTRE :

 

FRANCINE NATALIE ST. JOAN CLARKE, ALIAS FRANCENE NATALI CLARKE

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse est une citoyenne de la Jamaïque qui a fui ce pays en 2007 parce que son ancien conjoint de fait la battait. La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR ou la Commission] a rejeté sa demande d’asile le 12 février 2012, au motif qu’elle n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger parce qu’elle n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle elle aurait pu obtenir une protection de l’État adéquate en Jamaïque. Dans le cadre du présent contrôle judiciaire, la demanderesse soutient que la décision de la Commission était déraisonnable et qu’elle devrait être annulée parce qu’une grande partie des éléments de preuve dont disposait la Commission indiquaient que les femmes victimes de violence conjugale ne peuvent pas obtenir la protection de l’État en Jamaïque.

 

[2]               Outre certains articles parus dans des journaux qui ont été déposés par la demanderesse auprès de la Commission, la preuve objective pertinente concernant la protection de l’État dont celle‑ci disposait comprenait trois documents : un rapport du département d’État des États‑Unis intitulé « Jamaica, Country Reports on Human Rights Practices for 2010 », daté du 8 avril 2011 [le rapport du département d’État des États‑Unis], la directive opérationnelle de juillet 2010 du Home Office du Royaume‑Uni intitulée « Operational Guidance Note: Jamaica » [la directive opérationnelle du Royaume‑Uni] et le Cartable national de documentation préparé par la Direction des recherches de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada et daté du 27 avril 2011 [Cartable national de documentation]. Comme la Commission l’a écrit dans sa décision, cette documentation fait un portrait nuancé de l’efficacité de l’application des lois jamaïcaines visant à prévenir la violence conjugale. La directive opérationnelle du Royaume-Uni indique que ces lois sont appliquées, alors que les autres documents indiquent le contraire.

 

[3]               Les passages pertinents de chacun des documents indiquent ce qui suit :

[traduction]

Rapport du département d’État des États‑Unis

 

Des normes sociales et culturelles ont perpétué la violence envers les femmes, notamment la violence conjugale […] La loi interdit la violence conjugale et prévoit des mesures comme des ordonnances de non‑communication et d’autres peines sans incarcération […] [Cependant], la police a été généralement réticente à intervenir dans les disputes conjugales, de sorte que des mesures vigoureuses n’ont pas été prises quand des cas étaient signalés.

 

(Dossier certifié du tribunal [DCT], à la page 78)

 

Directive opérationnelle du Royaume‑Uni

 

[…] la protection offerte aux victimes de violence familiale, au moyen de l’application des dispositions législatives ainsi que de la fourniture de refuges, de conseils, d’aide juridique et de counseling gouvernementaux et non gouvernementaux, est généralement suffisante. […] La violence conjugale est répandue en Jamaïque, mais une protection généralement suffisante peut être obtenue. Une réinstallation ailleurs dans le pays est également possible lorsque, compte tenu de la situation particulière de la demanderesse, cette réinstallation ne constitue pas une épreuve trop dure. Il est peu probable qu’il convienne d’accorder l’asile ou la protection pour des motifs d’ordre humanitaire et, à moins qu’il n’existe des raisons précises expliquant pourquoi la demanderesse ne pourrait pas obtenir une protection suffisante et pourquoi il serait trop dur pour elle de se réinstaller ailleurs dans le pays, ces demandes peuvent être certifiées comme étant manifestement non fondées.

 

(DCT, à la page 93)

 

 

Cartable national de documentation

 

Selon la représentante de Woman Inc., la loi sur la violence conjugale est [traduction] « complète, mais ce sont l’exécution de la loi et la dénonciation qui posent de véritables problèmes » (1er déc. 2009). De même, Freedom House signale que des groupes de femmes, des organismes gouvernementaux et des ONG [traduction] « ont souligné que tandis que la plus grande partie de la structure juridique est en place afin d’aider à réduire la violence et la discrimination à l’égard des femmes, la loi n’est toujours pas appliquée » (2009). Selon la représentante de Woman Inc., les victimes de violence conjugale [traduction] « n’ont pas accès » à la protection offerte par le gouvernement [en raison de] restrictions considérables liées aux ressources » au sein du gouvernement (1er déc. 2009). En outre, la représentante de Woman Inc. a déclaré [traduction] « [qu’] à moins que la victime soit un témoin qui a droit à la protection dans le cadre du programme de protection des témoins, il n’y a pas d’autre forme de "protection offerte par l’État" » (1er déc. 2009). Parmi les sources qu’elle a consultées, la Direction des recherches n’a trouvé aucune autre information indiquant si le programme de protection des témoins constitue la seule forme de protection fournie par le gouvernement.

 

(DCT, à la page 99)

 

 

[4]               En plus de la documentation objective sur le pays, la demanderesse a produit une preuve de ses expériences avec la police jamaïcaine. Elle prétendait que deux incidents graves impliquant son ancien conjoint étaient survenus. Le premier remontait à 2006, lorsque son conjoint l’avait battue. Elle affirme qu’elle a signalé l’incident à la police, que celle‑ci s’est rendue sur les lieux de l’incident et qu’elle a noté sa plainte verbale, mais qu’elle a dit qu’elle ne pouvait rien faire car il s’agissait d’une affaire conjugale.

 

[5]               Le deuxième incident est survenu en février 2007, lorsque son ancien conjoint l’aurait battue violemment et aurait menacé de tirer sur elle. Pour corroborer ses dires, la demanderesse a produit l’affidavit d’une secrétaire de son ancien lieu de travail, qui confirme que celle‑ci était au courant que le conjoint de la demanderesse était violent avec elle et indique que cette dernière avait des ecchymoses lorsqu’elle est allée chez la secrétaire après avoir été agressée un soir de février 2007. La secrétaire affirme en outre qu’elle a vu l’ancien conjoint de la demanderesse menacer de tuer celle‑ci.

 

[6]               La demanderesse a aussi produit une copie d’un rapport de police rédigé après l’agression de février 2007, qui confirme qu’elle a été agressée et qui indique que l’agression a laissé des [traduction] « ecchymoses visibles sur son cou, son avant‑bras, sa cuisse et son abdomen ». Le rapport montre que la demanderesse a dit à la police que l’agression avait duré de 15 à 20 minutes et que son ancien conjoint avait ensuite menacé de tirer sur elle. Il indique en outre que les policiers se sont rendus chez la demanderesse le lendemain, ont fouillé l’appartement et ont interrogé son ancien conjoint, mais qu’ils n’ont pas trouvé d’arme à feu. Le rapport précise ensuite que l’ancien conjoint a indiqué que lui et la demanderesse s’étaient disputés, qu’il avait perdu la maîtrise de lui‑même et que cela ne se reproduirait plus. Le rapport ajoute que les policiers lui ont donné un avertissement (dossier de la demanderesse, à la page 52).

 

La position des parties

[7]               La demanderesse soutient que la conclusion relative à la protection de l’État à laquelle la Commission est arrivée n’était pas raisonnable car la directive opérationnelle du Royaume‑Uni ne mentionne aucune preuve empirique démontrant que la protection offerte aux victimes de violence conjugale en Jamaïque est généralement suffisante. Elle fait valoir que de nombreux précédents ont établi que la simple existence de lois visant à prévenir la violence n’est pas suffisante pour que l’on conclue au caractère adéquat de la protection de l’État si la preuve démontre que ces lois ne sont pas appliquées. La demanderesse invoque Gilvaja c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 598, et Beharry et al c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 111, à cet égard. Elle fait valoir en outre que la décision de la Commission concernant le caractère adéquat de la protection de l’État reposait en partie sur sa conclusion selon laquelle la police avait donné suite aux plaintes de la demanderesse, et que cette conclusion est déraisonnable étant donné que la police n’a rien fait en 2006 et n’a pas déposé d’accusations en 2007, alors qu’elle avait une preuve de violence. S’appuyant sur Ward c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 RCS 689, 103 DLR (4th) 1, un arrêt rendu par la Cour suprême du Canada, la demanderesse soutient que la meilleure preuve relative à la possibilité d’obtenir la protection de l’État est la preuve des propres expériences du demandeur d’asile et que, dans son cas, cette preuve indique que la police n’était pas disposée à appliquer la loi. La demanderesse souligne finalement que la possibilité d’obtenir de l’aide auprès d’organisations non gouvernementales n’est pas pertinente au regard de la question de savoir si elle pouvait obtenir la protection de l’État puisqu’un demandeur n’a pas l’obligation de demander l’aide d’une autre organisation que la police (citant Molnar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] CF 339).

 

[8]               Pour sa part, le défendeur soutient que la décision de la Commission était raisonnable parce que la preuve de l’efficacité de la protection de l’État était contradictoire et, en conséquence, que la Commission a raisonnablement conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État. En ce qui concerne la conclusion selon laquelle la police n’a pris aucune mesure pour donner suite à la plainte de la demanderesse, le défendeur soutient que l’avertissement verbal était une mesure prise en réponse à la plainte, de sorte que cette conclusion est raisonnable également. Enfin, il soutient que la demanderesse demande à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve, ce qui est inapproprié, et il souligne que le rapport du département d’État des États‑Unis et le Cartable national de documentation ne renferment pas non plus de données empiriques étayant les conclusions qui y sont tirées. La Commission a donc eu raison d’accorder le même poids aux trois documents.

 

ANALYSE

[9]               La norme de contrôle qui s’applique à la conclusion de la Commission concernant le caractère adéquat de la protection de l’État offerte à la demanderesse en Jamaïque est la raisonnabilité, car la question en est une de fait ou de fait et de droit (Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, au paragraphe 38 [Hinzman]).

 

[10]           Il est bien établi qu’un État démocratique est présumé être en mesure de protéger adéquatement ses citoyens. En conséquence, il incombe aux demandeurs d’asile (lorsqu’ils sont avisés que la protection de l’État est en cause) d’établir que cette protection n’est pas adéquate (Kadenko c Canada (Solliciteur général) (1996), 143 DLR (4th) 532, à la page 534; Hinzman, aux paragraphes 45 et 46). Il s’agit d’un lourd fardeau (Hinzman, au paragraphe 46).

 

[11]           La conclusion de la SPR sur la protection de l’État – une conclusion de fait – n’est déraisonnable que si une erreur manifeste a été commise et qu’il est démontré que cette conclusion est fondée sur des conclusions de fait tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont la SPR disposait (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 45, [2009] 1 RCS 339; Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319, aux paragraphes 24 à 40).

 

[12]           Ce n’est pas le cas en l’espèce. En ce qui concerne d’abord la preuve de la demanderesse concernant ses propres expériences, ce qui s’est passé il y a cinq ou six ans n’indique pas nécessairement la façon dont elle serait traitée si elle retournait aujourd’hui en Jamaïque et que son ancien conjoint la menaçait à nouveau. En fait, contrairement à ce que la demanderesse affirme, la Commission n’a pas traité sa preuve relative à ses expériences de manière déraisonnable. (Je mentionne, entre parenthèses, que la preuve n’indique pas que la demanderesse a reçu des menaces de son ex‑conjoint après son départ de la Jamaïque en 2007.)

 

[13]           En ce qui concerne le traitement de la preuve objective par la Commission, il ressort clairement de la décision de celle‑ci qu’elle a pris en considération toute la preuve dont elle disposait au regard de l’efficacité de la protection de l’État car elle a cité les trois rapports et précisé que cette preuve était contradictoire. La Commission n’a donc pas fondé à tort sa conclusion uniquement sur l’existence de lois ou la possibilité d’obtenir l’aide d’organisations autres que la police comme la demanderesse l’affirme. En fait, elle s’est appuyée sur la directive opérationnelle du Royaume-Uni, qui indiquait que l’application des lois relatives à la violence conjugale était adéquate (et qui mentionnait également les diverses organisations gouvernementales et non gouvernementales offrant de l’aide aux victimes de violence en Jamaïque). La conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse n’a pas réfuté la présomption de protection de l’État est étayée par la preuve documentaire et est donc raisonnable.

 

[14]           Je sais que la Cour a décidé à plusieurs reprises que les conclusions selon lesquelles la protection de l’État était adéquate dans le contexte de la violence conjugale en Jamaïque n’étaient pas raisonnables (voir, par exemple, Mitchell c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 133; Robinson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 402; Simpson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 970; Wisdom‑Hall c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 685). Toutes ces affaires sont cependant différentes de celle dont je suis saisie car la SPR ne disposait pas d’un rapport semblable à la directive opérationnelle du Royaume‑Uni. La documentation objective sur le pays n’était donc pas contradictoire dans ces affaires, mais elle indiquait plutôt que la police n’appliquait pas de manière appropriée les lois contre la violence conjugale en Jamaïque. Comme la preuve est différente en l’espèce, probablement parce que la situation a évolué, les conclusions tirées dans ces affaires ne sont pas applicables ici.

 

[15]           Par conséquent, pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée, la décision de la Commission étant raisonnable. Aucune question n’a été présentée à des fins de certification en vertu de l’article 74 de la LIPR et aucune n’est soulevée en l’espèce car la présente affaire constitue un cas d’espèce.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

3.                  Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2176-12

 

INTITULÉ :                                      FRANCINE NATALIE ST. JOAN CLARKE

                                                            (ALIAS FRANCENE NATALI CLARKE) c

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 16 octobre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 19 octobre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Alesha Green

                                 POUR LA DEMANDERESSE

 

Alex Kam

                                 POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Green Willard

Toronto (Ontario)

 

                                 POUR LA DEMANDERESSE

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

                                 POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.