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Date : 20121102

Dossier : IMM-1201-12

Référence : 2012 CF 1284

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 novembre 2012

En présence de madame la juge Kane

 

 

ENTRE :

JAROMIR FERKO
RUZENA FERKOVA
MARIE FERKOVA
TOMAS FERKO

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision datée du 4 janvier 2012 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu qu’ils n’avaient ni la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la LIPR ou la Loi). Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

 

Le contexte

 

[2]               Jaromir Ferko (le demandeur) et sa famille sont roms et citoyens de la République tchèque. Ils craignent d’être persécutés dans leur pays d’origine, où, entre les années 2000 et 2009, ils ont été victimes d’un certain nombre d’agressions violentes de la part de skinheads et de groupes néo-nazis, dont des graffitis de menaces ou à caractère raciste tracés sur leur maison, des dommages à cette dernière ainsi que des agressions personnelles. Même si, par mesure de sécurité, ils ont déménagé plusieurs fois, les agressions se sont poursuivies. Le demandeur a également décrit la discrimination dont il a été victime toute sa vie.

 

[3]               Le demandeur a souligné quatre incidents précis, parmi de nombreux autres. L’un d’eux est survenu entre les années 2000 et 2003, quand son frère et lui ont été abordés par des skinheads dans un restaurant et battus à coups de pied et de chaîne. Les skinheads les ont suivis jusqu’à la maison, ont fracassé la porte à coups de pied et ont roué de coups le demandeur, son épouse et ses jeunes enfants. Le demandeur a signalé l’incident à la police, mais il n’y a eu aucune arrestation.

 

[4]               À l’école, les enfants du demandeur ont été souvent victimes d’intimidation et de violence physique. Lors d’un des incidents, des skinheads les ont suivis jusqu’à la maison, ont lancé des pierres en direction de cette dernière, ont fracassé une fenêtre et ont menacé de mettre le feu à la maison. Le demandeur a une fois de plus signalé l’incident à la police.

 

[5]               La maison familiale a été incendiée en août 2004. Des pompiers et des agents de police se sont rendus sur les lieux et ils ont conclu que l’incendie avait été causé par une bouteille d’essence lancée sur le toit. La police a tout d’abord tenu le demandeur responsable de l’incident, mais des voisins ont corroboré sa version des faits, à savoir que des skinheads avaient été aperçus à l’extérieur du bâtiment avant qu’éclate l’incendie.

 

[6]               Dans un autre incident, après qu’ils eurent déménagé dans une autre ville, le demandeur et sa famille ont été agressés par un groupe de skinheads à la gare. Son épouse a reçu un coup de poing au visage, ses enfants ont reçu des coups de pied, et le demandeur s’est fait briser deux dents. Ce dernier a signalé une fois de plus les agressions à la police.

 

[7]               En avril 2009, le demandeur et sa famille se sont enfuis au Canada et ont demandé l’asile.

 

La décision faisant l’objet du contrôle

 

[8]               La Commission a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de l’article 96 de la LIPR, parce qu’il ne craignait pas avec raison d’être persécuté en République tchèque pour l’un des cinq motifs prévus à la Convention; elle a également conclu qu’il n’avait pas la qualité de personne à protéger au sens de l’article 97, parce que son renvoi en République tchèque ne l’exposerait pas personnellement à une menace à sa vie, à un risque de traitements ou peines cruels et inusités ou à un risque de torture.

 

[9]               Les demandes d’asile de l’épouse et des deux enfants étant subordonnées à celle du demandeur, elles ont donc été rejetées elles aussi.

 

[10]           Au paragraphe 5 de la décision, la Commission a énoncé comme suit les facteurs dont elle a tenu compte dans l’examen de la demande d’asile du demandeur :

[…] j’ai examiné la question de savoir si la crainte du demandeur d’asile est objectivement raisonnable. À cet égard, je me suis demandé si l’État offre une protection adéquate en République tchèque, si le demandeur d’asile a pris toutes les mesures raisonnables pour se réclamer de cette protection et s’il a présenté une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État à le protéger.

 

[11]           La Commission a passé en revue tous les incidents que le demandeur a décrits, ainsi que les contacts que celui-ci a eus avec la police. Elle a conclu qu’en ce qui concernait chaque incident, aucune preuve convaincante ne donnait à penser que le demandeur avait fait un suivi auprès de la police après ses plaintes initiales.

 

[12]           Pour ce qui était de l’incident survenu dans la maison du demandeur, lors duquel son épouse et lui avaient été battus et la police s’était présentée, la Commission a reconnu qu’il était compréhensible et raisonnable dans les circonstances que le demandeur ait ressenti de la crainte et de l’appréhension à l’idée de quitter sa maison après l’agression, mais elle a conclu que cela n’était pas une justification ou une excuse légitime ou suffisante pour ne pas avoir fait un suivi au sujet de l’enquête policière.

 

[13]           En ce qui concernait l’agression de la famille à la gare, la Commission a conclu que le défaut du demandeur de faire un suivi auprès de la police n’était pas justifié d’un point de vue objectif par le fait que, après l’agression, les membres de sa famille et lui-même étaient terrorisés. Il était déraisonnable, selon elle, que le demandeur n’ait rien fait d’autre pour donner suite à la plainte.

 

[14]           La Commission a reconnu que le demandeur vivait dans la peur de même que l’effet que celle-ci avait sur lui, mais elle est arrivée à la même conclusion à propos de chaque incident : il n’était pas justifié d’un point de vue objectif de ne pas avoir fait un suivi auprès de la police.

 

[15]           La Commission a conclu que, avant d’arriver au Canada, le demandeur n’avait pas pris toutes les mesures raisonnables pour solliciter l’aide et la protection des autorités chargées d’appliquer la loi en République tchèque.

 

[16]           La Commission a fait état de l’abondante jurisprudence dans laquelle sont énoncés les principes applicables en matière de protection par l’État. Elle a également pris en compte la preuve documentaire portant sur la République tchèque, dont les dispositions légales interdisant la discrimination, de même que les efforts faits en matière d’application de la loi et les statistiques disponibles concernant les enquêtes menées sur les cas d’inconduite policière et les poursuites engagées pour corruption et abus de pouvoir de la part de la police. Elle a reconnu que les Roms sont confrontés à des taux élevés de pauvreté, de chômage et d’analphabétisme, ainsi que de discrimination en matière d’instruction, d’emploi et de logement, et que les préjugés sociaux se manifestent bel et bien par des actes de violence. Elle a aussi signalé les efforts accrus que font les autorités tchèques pour lutter contre la violence raciale, dont une présence policière intensifiée ainsi que des poursuites et des condamnations à la suite d’agressions à caractère raciste. Elle a conclu que, selon la prépondérance de la preuve documentaire, le gouvernement de la République tchèque faisait de sérieux efforts pour assurer la protection des Roms qui étaient victimes de crimes haineux et pour lutter contre la discrimination de façon plus générale.

 

[17]           La Commission a également examiné une réponse à une demande d’information datée de mars 2010 sur laquelle s’était fondé l’avocat du demandeur d’asile pour établir l’inefficacité d’un grand nombre des mesures prises par le gouvernement. Selon ce document, la Commission a convenu que le Projet d’inclusion des Roms n’était pas appliqué partout de manière efficace, mais que, dans l’ensemble, le gouvernement faisait des efforts sérieux pour lutter contre la discrimination dont ils sont victimes. Elle a reconnu aussi qu’il ressortait de la preuve documentaire que les Roms continuent d’être victimes de racisme et de discrimination en matière de logement, d’emploi et d’instruction, mais que cela n’établissait pas l’existence d’un mode de comportement du gouvernement que l’on pouvait assimiler à une persécution systémique ou soutenue des Roms. Elle a conclu une fois de plus que, selon la prépondérance de la preuve, les autorités tchèques font de sérieux efforts pour lutter contre la violence extrémiste et les attaques menées contre les Roms.

 

[18]           À plusieurs reprises dans sa décision, la Commission a fait référence aux « efforts sérieux » qui étaient déployés.

 

[19]           Il convient également de signaler que, dans certains passages de sa décision, la Commission a fait référence par erreur aux conditions régnant en Hongrie plutôt qu’en République tchèque. Elle a ainsi fait mention des pratiques de la « police hongroise » (paragraphe 19) et des efforts faits par le « gouvernement hongrois » (paragraphe 27).

 

[20]           En conclusion, la Commission a conclu que le demandeur n’avait pas réussi à réfuter la présomption d’existence d’une protection de l’État au moyen d’éléments de preuve clairs et convaincants.

 

[21]           La demande d’asile fondée sur l’article 97 a été rejetée pour les mêmes raisons : le demandeur n’avait pas la qualité d’une personne à protéger.

 

Les questions en litige

 

[22]           Le demandeur affirme que la Commission a tiré à son encontre des conclusions voilées à propos de la crédibilité qui ont influencé son analyse relative à la protection de l’État, mais le principal point en litige consiste à savoir si la conclusion à laquelle la Commission est arrivée au  sujet de la protection de l’État était raisonnable et, plus précisément, s’il était raisonnable de la part de la Commission de conclure qu’il n’avait pas réfuté la présomption de l’existence d’une protection de l’État.

 

[23]           Pour décider si l’analyse de la Commission au sujet de la protection de l’État était raisonnable, il faut également tenir compte des références que la Commission a faites par erreur à la Hongrie au lieu de la République tchèque.

 

La norme de contrôle applicable

 

[24]           La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Dans le cas d’un contrôle judiciaire où la norme de la décision raisonnable s’applique, le rôle du tribunal n’est pas de substituer la décision, quelle qu’elle soit, qu’il aurait rendue, mais plutôt de décider si celle que la Commission a rendue « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 (l’arrêt Dunsmuir)). Il peut exister plus d’une issue raisonnable. Néamoins, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59.

 

Les arguments invoqués et l’analyse

 

La crédibilité

 

[25]           Le demandeur soutient qu’il n’était pas loisible à la Commission de préférer la preuve documentaire au témoignage qu’il avait fait sous serment en l’absence d’une conclusion défavorable quant à la crédibilité. Il ajoute que la Commission, si elle avait rejeté son témoignage, aurait dû formuler des conclusions claires à propos de la crédibilité et fournir des motifs à cet égard, et que son omission de le faire constitue une erreur susceptible de contrôle.

 

[26]           Le défendeur soutient que la Commission n’a pas mis en doute les agressions ou la véracité du témoignage du demandeur. Ce dernier croyait peut-être sincèrement que l’État n’assurerait pas de protection, mais le fait d’hésiter subjectivement à ne pas faire un suivi auprès de la police n’était pas suffisant pour réfuter la présomption de l’existence d’une protection de l’État.

 

[27]           Le défendeur soutient par ailleurs qu’il convient de faire une distinction entre les conclusions relatives à la crédibilité et les conclusions découlant d’un manque de preuves : Ferguson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067, 74 Imm LR (3d) 306 [Ferguson].

 

[28]           Dans la décision Ferguson, le juge Zinn a analysé de manière utile la distinction qu’il y a entre le caractère suffisant des éléments de preuve et les conclusions relatives à la crédibilité. Il est possible qu’un agent (c’est-à-dire le décideur), sans croire ou ne pas croire un demandeur, ne soit néanmoins pas convaincu selon la prépondérance des probabilités (paragraphe 34). Le fait qu’un demandeur ne se soit pas acquitté du fardeau de la preuve ne veut pas dire qu’il manquait de crédibilité. Cela veut plutôt dire, tout simplement, que les éléments de preuve qu’il a produits sont insuffisants pour étayer la thèse avancée, selon la prépondérance des probabilités.

 

[29]           À mon avis, cela reflète les circonstances de l’espèce. La Commission n’a pas mis en doute la crédibilité du demandeur. Elle a reconnu la nature grave des agressions et la crainte qui en résultait. Elle a aussi admis que le demandeur avait signalé les incidents à la police et que cette dernière était intervenue, mais que ni la police ni le demandeur n’avaient donné suite aux enquêtes. Ces faits ne sont pas contestés par les parties. La Commission a accepté le témoignage du demandeur, mais elle a conclu que ce dernier n’avait pas réfuté la présomption de l’existence d’une protection de l’État.

 

La protection de l’État

 

[30]           Il y a lieu, tout d’abord, de traiter des références erronées que la Commission a faites à la Hongrie.

 

[31]           Le demandeur soutient que les références erronées que la Commission a faites à la Hongrie – plutôt qu’à la République tchèque – constituent un [traduction] « traitement bâclé de la preuve » et donnent à penser qu’elle s’est servie de paragraphes déjà écrits et tirés d’autres décisions portant sur des Roms, omettant ainsi d’évaluer de façon distincte la situation du demandeur.

 

[32]           Le défendeur est d’avis que la Commission a bel et bien commis une erreur, mais qu’il ressort des motifs, lus dans leur ensemble, qu’elle a procédé à une analyse appropriée de la situation en République tchèque, et non en Hongrie.

 

[33]           Je conviens que, si on lit la décision dans son ensemble, il est évident que la Commission a examiné la situation qui règne en République tchèque. Il est compréhensible que les demandeurs trouvent cette erreur importante pour ce qui est du caractère raisonnable de l’analyse de la Commission et qu’elle pourrait renforcer l’idée que la Commission considère de la même façon toutes les mesures de protection de l’État qui visent les Roms en Europe de l’Est. Cependant, la Commission connaît bien la preuve documentaire portant à la fois sur la République tchèque et sur la Hongrie ainsi que sur d’autres pays et, qu’elle ait repris ou non dans sa décision un passage existant, la question principale consiste à savoir si la Commission a conclu de manière raisonnable que les demandeurs bénéficiaient d’une protection de l’État en République tchèque.

 

[34]           Pour ce qui est de la question principale de la protection de l’État, le demandeur soutient que la non-intervention de la police à la suite des incidents démontre que, pour les Roms vivant en République tchèque, cette protection est insuffisante. Cela étant, on ne pouvait donc pas raisonnablement s’attendre à ce que le demandeur fasse un suivi auprès de la police, et celui-ci n’était pas tenu de faire des tentatives répétées pour avoir accès à une protection de l’État : Codogan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 739, 293 FTR 101, au paragraphe 30 [Codogan]; Francis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1095, 397 FTR 162.

 

[35]           Le demandeur affirme qu’il ne faudrait pas s’attendre à ce qu’une personne sollicite une protection de l’État s’il ressort de la preuve que cette protection n’est pas disponible : Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, 103 DLR (4th) 1 [Ward].

 

[36]           Le demandeur fait valoir qu’il est nécessaire de procéder à une analyse contextuelle de la protection de l’État : Codogan, précitée, au paragraphe 32. Cette analyse contextuelle tiendrait compte de la crainte qu’éprouve le demandeur, ainsi que de ce que ce dernier et sa famille ont subi en tant que minorité vulnérable vivant dans un milieu hostile.

 

[37]           Le demandeur soutient par ailleurs que la Commission a appliqué le mauvais critère relatif à l’existence d’une protection de l’État en concluant que la République tchèque faisait de « sérieux efforts » pour lutter contre la violence et la discrimination exercées à l’endroit des Roms, plutôt que d’évaluer « l’efficacité réelle de la protection » : Lopez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1176, [2010] ACF no 1589, au paragraphe 8. En outre, l’existence de dispositions légales et de procédures n’équivaut pas à elle seule à une protection de l’État adéquate ou efficace : TMC c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1670, [2004] ACF no 2026. La Commission se devait d’aller au-delà de la preuve documentaire et de prendre en compte la situation précise du demandeur : Codogan, précitée, au paragraphe 32.

 

[38]           De plus, selon le demandeur, même si la Commission a pris acte d’un certain nombre de preuves contradictoires à propos du défaut de la police de réagir à des incidents mettant en cause les Roms, elle n’a pas indiqué de manière claire pour quels motifs elle les rejetait. Il soutient qu’il s’agit là d’une erreur susceptible de contrôle : Bautista c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 126, [2010] ACF no 153, au paragraphe 11.

 

[39]           Le défendeur fait valoir que la conclusion de la Commission quant à la protection de l’État est raisonnable. La Commission a fait un examen approfondi de la preuve documentaire et elle a pris en considération les dispositions légales et les programmes en vigueur ainsi que l’effet des mesures mises en place pour protéger les Roms en République tchèque. Il signale que les manquements locaux ne sont pas une preuve de l’insuffisance de la protection de l’État : Cueto c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 805, 347 FTR 151. Malgré l’absence d’arrestation, il n’y avait aucune preuve convaincante que la police n’est pas intervenue ou qu’elle n’a pas mené d’enquêtes appropriées. Le défendeur ajoute que le demandeur a agi déraisonnablement en ne faisant pas de suivi auprès de la police après des incidents aussi violents, et que ce dernier avait omis de prendre [traduction] « toutes les mesures raisonnables en vue d’obtenir une protection ».

 

[40]           Le fait que la Commission n’a pas fait référence à la totalité des éléments de preuve n’est pas une erreur susceptible de contrôle : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 16.

 

[41]           Selon le défendeur, la Commission a pris en considération la totalité des preuves documentaires, y compris les rapports contradictoires, et elle a pris acte de la discrimination dont les Roms sont victimes, mais elle a toutefois conclu que ces preuves ne réfutaient pas la présomption de l’existence d’une protection de l’État.

 

[42]           Comme il a été indiqué ci‑dessus, le principal point en litige consiste à savoir si le demandeur a réfuté la présomption de l’existence d’une protection de l’État. La Commission était au fait des principes jurisprudentiels et elle a cherché à les appliquer à la demande d’asile du demandeur.

 

[43]           En premier lieu, il faut rappeler que l’on présume qu’un État est capable de protéger ses citoyens. Pour réfuter cette présomption, il faut des éléments qui prouvent de manière claire et convaincante que la protection de l’État est inadéquate ou inexistante : Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, [2009] 4 RCF 636 [Carrillo]. La preuve doit être fiable et avoir une valeur probante; les demandeurs d’asile sont tenus de « produire une preuve pertinente, digne de foi et convaincante qui démontre au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État en question est insuffisante » : Carrillo, précité, au paragraphe 30.

 

[44]           Le critère n’est pas une protection de l’État « parfaite », mais adéquate. Là encore, la simple volonté de protéger ne suffit pas; la protection de l’État doit présenter un certain niveau d’efficacité : Bledy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 210, 97 Imm LR (3d) 243 [Bledy], au paragraphe 47.

 

[45]           L’incapacité de l’État à assurer une protection est un point dont il est essentiel de tenir compte au moment de décider si la crainte du demandeur est fondée – c’est-à-dire, au moment de décider si ce dernier a des motifs objectifs pour ne pas vouloir solliciter la protection de l’État.

 

[46]           À mon avis, la Commission a rendu une décision déraisonnable en concluant que le demandeur n’avait pas pris toutes les mesures raisonnables pour se prévaloir de la protection de l’État et qu’il n’était pas parvenu à réfuter la présomption de l’existence de cette protection.

 

[47]           Pour établir l’existence d’une crainte de persécution, il faut que le demandeur craigne subjectivement d’être persécuté et que cette crainte soit fondée, d’un point de vue objectif (voir l’arrêt Ward, précité, au paragraphe 54). À l’évidence, dans le cas présent, le demandeur éprouvait une crainte subjective de persécution, ce que la Commission a reconnu à maintes reprises.

 

[48]           La conclusion de la Commission selon laquelle cette crainte était compréhensible et raisonnable dans les circonstances, mais ne constituait pas une justification ou une excuse légitime ou suffisante pour ne pas avoir fait un suivi auprès de la police – autrement dit, cette crainte n’était pas objectivement fondée – est illogique. Il est impossible de concilier la conclusion selon laquelle la crainte était compréhensible et raisonnable avec la conclusion selon laquelle cette crainte ne justifiait pas que le demandeur n’ait pas fait de suivi auprès de la police et n’ait pas fait davantage pour solliciter la protection de l’État, au vu des circonstances dans lesquelles il se trouvait.

 

[49]           Le demandeur a signalé chaque incident violent à la police, mais sa famille et lui ont continué d’être victimes de violence dans chacun des endroits où ils ont déménagé. La Commission a admis que les déclarations faites par le demandeur à la police n’avaient mené à l’arrestation d’aucun suspect. Même si cela avait été le cas, cette mesure ne se serait pas forcément soldée par une protection future pour la famille du demandeur, car rien ne donne à penser que cette dernière avait été prise pour cible à maintes reprises par le ou les mêmes individus. Le demandeur et sa famille ont plutôt été victimes d’un climat plus général de violence de la part de « skinheads » à l’encontre des Roms. Le but pour lequel le demandeur aurait continué de s’enquérir auprès de la police de la situation des incidents signalés n’est donc pas évident, pas plus qu’en quoi cela aurait rehaussé la protection de l’État envers sa famille et lui.

 

[50]           La Commission a fait remarquer avec raison que l’on ne peut pas s’attendre à ce que la police arrête tous les auteurs d’actes criminels dans le cadre de chacune de ses enquêtes, mais il était déraisonnable, dans les circonstances propres à l’espèce, que la Commission fonde sa conclusion relative à la protection de l’État sur le fait que le demandeur n’avait fait aucun suivi auprès de la police au sujet de l’avancement des enquêtes. Il convient également de signaler que, même s’il a semblé n’y avoir aucune arrestation à la suite de chacun des incidents, et même s’il a continué d’avoir peur, le demandeur a demandé l’aide de la police après chaque nouvel incident.

 

[51]           À part la mention selon laquelle « les membres du public sont tenus de […] demander des comptes [à la police] en faisant un suivi auprès d’elle », la Commission n’a fait état d’aucune autre raison pour laquelle on pouvait s’attendre à ce que le demandeur en fasse davantage.

 

[52]           Par ailleurs, ce commentaire soulève la question de savoir en quoi les demandes de renseignements additionnels du demandeur à la police auraient amené la police à agir de manière plus responsable. La Commission cite maintes fois les « efforts sérieux » des autorités tchèques, dont la police, et elle fait mention des enquêtes et des poursuites ainsi que d’autres initiatives gouvernementales sur lesquelles elle se fonde pour conclure que la protection de l’État est adéquate. La Commission ne laisse pas entendre que la police doit être plus responsable, sauf pour dire qu’elle se serait attendue à ce que le demandeur en fasse davantage en s’informant à plusieurs reprises de la situation auprès de la police. Si la protection de l’État était adéquate, les victimes telles que le demandeur ne devraient pas supporter le fardeau d’avoir à tenir la police davantage responsable.

 

[53]           Pour ce qui est du caractère adéquat de la protection de l’État, la Cour applique toujours le même critère, lequel a mené à des résultats différents dans des affaires différentes à cause de circonstances différentes. Chaque affaire doit être tranchée en fonction des faits qui lui sont propres. Le demandeur et le défendeur ont tous deux invoqué des décisions qui donnent à penser qu’une protection de l’État adéquate va du déploiement de sérieux efforts à une efficacité opérationnelle ou « sur le terrain ».

 

[54]           La Commission a analysé en détail la preuve documentaire et a noté à plusieurs reprises que la République tchèque faisait des « efforts sérieux ». Cependant, ces efforts sérieux n’ont pas amélioré le sort du demandeur et de sa famille, car ils ont continué d’être victimes de violence dans les endroits où ils ont vécu.

 

[55]           Dans la décision Bledy, précitée, le juge André Scott a évalué si l’analyse relative à la protection de l’État était raisonnable et il a fait remarquer que, dans cette affaire, la Commission n’avait pas tenu compte d’éléments de preuve qui contredisaient ceux qui faisaient état d’« efforts sérieux » de la part de la République tchèque. Le juge Scott a réitéré que la volonté et les efforts sérieux ne suffisent pas :

[46]      La Commission a axé son analyse de la protection offerte par l’État sur l’examen de la situation dans le pays décrite dans l’exposé de la CISR intitulé « Protection offerte par l’État : Rapport de la mission d’enquête en République tchèque » (juin 2009). Comme je l’ai souligné précédemment, la Commission a signalé l’existence de lois interdisant la discrimination ainsi que la mise en œuvre de mesures destinées à réformer les forces policières du pays et à offrir une protection accrue aux populations roms. La Commission a conclu que « [l]a prépondérance de la preuve documentaire » montrait que le gouvernement tchèque faisait « des efforts très sérieux » pour protéger les Roms.

 

[47]      Cependant, comme notre Cour l’a fait observer à maintes occasions, la simple volonté d’un État d’assurer la protection de ses citoyens ne suffit pas en soi à établir sa capacité de les protéger. La protection doit présenter un certain niveau d’efficacité : voir Burgos c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1537, 160 ACWS (3d) 696; Soto c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1183, paragraphe 32. Un demandeur peut donc réfuter la présomption d’existence d’une protection de l’État en démontrant soit qu’un État n’est pas disposé à lui offrir une protection suffisante, soit qu’il en est incapable : voir Cosgun c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 400, paragraphe 52.

 

 

[56]           Dans la décision Koky c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1407, [2011] ACF no 1715 [Koky], le juge contrôlé une décision par laquelle la Commission avait rejeté des demandes d’asile présentées en vertu des articles 96 et 97 par des demandeurs roms, qui décrivaient des incidents de violence semblables à ceux dont il est question en l’espèce. Dans cette affaire-là, comme dans celle-ci, la Commission a fait état des efforts sérieux que faisaient les autorités en République tchèque. Le juge Russell a passé en revue une série de décisions qui commentaient toutes la notion de l’existence d’une protection de l’État adéquate et qui concluaient que des efforts sérieux n’étaient pas nécessairement synonymes d’une protection de l’État adéquate. La Commission est tenue d’établir si, dans la pratique, les efforts sérieux ont donné lieu à une protection adéquate pour les demandeurs :

[60]      À mon avis, la SPR a commis une erreur de droit lorsqu’elle a conclu que de « sérieux efforts » pouvaient être assimilés à une protection suffisante de l’État. En raison de cette erreur, sa conclusion sur l’existence d’une protection suffisante de la part de l’État pour les demandeurs est déraisonnable.

 

[61]      Il est bien établi que, depuis l’arrêt Carillo de la Cour d’appel fédérale, précité, le critère approprié concernant la protection de l’État ne relève pas uniquement d’une question d’efficacité. Le critère consiste plutôt à déterminer si l’État est en mesure de protéger de façon adéquate ses citoyens contre les risques allégués. Il n’est pas nécessaire que la protection de l’État soit parfaite. Il suffit qu’elle soit adéquate. Comme l’a clairement déclaré la Cour d’appel fédérale dans Carillo, au paragraphe 30 :

 

[…] le demandeur d’asile qui veut réfuter la présomption de la protection de l’État doit produire une preuve pertinente, digne de foi et convaincante qui démontre au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État en question est insuffisante.

 

[62]      Il est bien établi que, s’il n’est pas nécessaire que la protection accordée par l’État soit parfaite, celui‑ci doit néanmoins être disposé à protéger ses citoyens et en mesure de le faire (voir Ward, précité, aux paragraphes 55 à 57, et Villafranca, précité, au paragraphe 7).

 

[57]           Je conviens aussi avec les demandeurs qu’il y a lieu de procéder à une analyse contextuelle. L’évaluation du caractère adéquat de la protection de l’État doit tenir compte de la situation du demandeur. Comme il a été mentionné ci‑dessus, l’effet de la peur sur le demandeur ne faisait aucun doute, et la violence que sa famille et lui avaient subie durant de nombreuses années ou le fait qu’il avait signalé chaque incident à la police n’en faisait pas non plus.

 

[58]           Dans la décision Codogan, précitée, le juge Teitlebaum a fait droit à une demande de contrôle judiciaire concernant une décision fondée uniquement sur l’existence de la protection de l’État pour une victime de violence conjugale (une affaire qui comportait également l’application des lignes directrices fondées sur le sexe) et il a fait remarquer, au paragraphe 32 :

La SPR n’a pas tenu compte des craintes particulières de la demanderesse en l’espèce. […] À mon avis, la SPR ne pouvait se contenter de citer des éléments de preuve documentaires pour conclure que la demanderesse pouvait se prévaloir de la protection de l’État. Cette façon de procéder ne tenait pas compte de la situation particulière de l’intéressée. À mon avis, la SPR aurait dû tenir compte de la situation de la demanderesse et, à l’aide de la preuve documentaire, déterminer si la demanderesse pouvait se prévaloir de la protection de l’État compte tenu du fait que son ex-petit ami violent était encore à sa recherche. Le défaut des commissaires saisis de l’affaire de tenir compte de la situation de la demanderesse équivaut selon moi à une erreur justifiant l’annulation de leur décision.

 

[59]           Compte tenu des circonstances particulières, le fait que le demandeur n’ait pas fait un suivi auprès de la police, ou qu’il ait hésité à le faire, ne doit pas être considéré comme « objectivement déraisonnable », comme l’a dit la Commission, vu que cette dernière reconnaissait la crainte que le demandeur avait éprouvée après les incidents traumatisants et que la crédibilité n’était pas un point litigieux. Le demandeur n’était pas [traduction] « subjectivement réticent à solliciter la protection de l’État »; il a communiqué avec la police et rempli un rapport après chacun des incidents.

 

[60]           Bien sûr, on ne peut s’attendre à ce que le dépôt d’une plainte à la police mène nécessairement à des arrestations et à des déclarations de culpabilité, mais il était déraisonnable de la part de la Commission de s’étendre sur le manque de suivi du demandeur, puisque ce dernier avait systématiquement porté plainte à la police.

 

[61]           Les agressions commises contre le demandeur et sa famille n’étaient pas des actes isolés ou aléatoires; elles avaient un caractère raciste et avaient eu lieu au fil de nombreuses années, dans des contextes différents et dans des villes différentes. La famille a été agressée chez elle, dans la rue ainsi que dans une gare. Elle a déménagé dans d’autres villes, mais a malgré tout été victime d’actes de violence. Elle a porté plainte à la police à la suite de chacun des incidents. L’effet cumulatif de ces circonstances fait que la conclusion tirée par la Commission au sujet du caractère adéquat de la protection de l’État envers le demandeur est déraisonnable.

 

Conclusion

 

[62]           Pour les motifs qui précèdent, la décision de la Commission selon laquelle la protection de l’État était adéquate n’a pas tenu compte de la situation du demandeur et de sa famille et de ce qu’ils ont vécu. La Commission a commis une erreur susceptible de contrôle en assimilant les efforts sérieux qui étaient faits et le caractère adéquat de la protection de l’État pour le demandeur, compte tenu de la situation de ce dernier et de ce qu’il avait vécu. Il est déraisonnable de conclure que le demandeur n’a pas réfuté la présomption de l’existence d’une protection de l’État.

 


JUGEMENT

 

LA COUR statue que :

 

1.                  La demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire renvoyée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en vue d’être réexaminée par un tribunal différemment.

 

2.                  Aucune question n’est certifiée.

 

 

 

« Catherine M. Kane »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Leclerc-Sirois, LL.B, M.A.Trad.Jur.

 

 



COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1201-12

 

INTITULÉ :                                      JAROMIR FERKO ET AL c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 11 octobre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 2 novembre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Aurina Chatterji

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Me Rachel Hepburn Craig

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

MAX BERGER PROFESSIONAL LAW CORPORATION

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

MYLES J. KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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