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Dossier : 20121102

Dossier : IMM‑5699‑11

Référence : 2012 CF 1283

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 novembre 2012

En présence de monsieur le juge Mosley

 

 

ENTRE :

BETHANY LANAE SMITH

 

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse, Mme Bethany Smith, est une citoyenne américaine lesbienne de 23 ans, membre de l’armée des États‑Unis. Elle a sollicité la protection du Canada contre la persécution et les menaces de préjudice physique de ses pairs et supérieurs militaires qu’elle prétend subir en raison de son orientation sexuelle. Dans deux décisions, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que la demanderesse n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. La présente demande de contrôle judiciaire, présentée conformément à l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (ci‑après la LIPR), vise la seconde décision.

 

CONTEXTE

 

[2]               La demanderesse a révélé son orientation sexuelle pendant ses études secondaires. En octobre 2006, à l’âge de 18 ans, elle a été recrutée dans l’armée américaine comme mécanicienne. Elle n’a pas divulgué ses tendances à ce moment‑là et affirme qu’elle ignorait quel traitement l’armée réservait aux gais et lesbiennes avant de joindre ses rangs. Mme Smith prétend avoir fait l’objet de harcèlement, de violences physiques et mentales et de menaces durant son instruction avancée et après avoir rejoint son unité à Fort Campbell, au Kentucky.

 

[3]               La situation s’est aggravée lorsqu’elle a été aperçue tenant la main d’une autre femme à l’extérieur de la base. Elle affirme avoir reçu des messages de menace (plus de cent en cinq mois), mais ne les a montrés à personne, car elle était convaincue qu’elle ne pouvait faire confiance à personne, y compris ses supérieurs qu’elle considérait comme complices de sa persécution.

 

[4]               La demanderesse prétend avoir révélé son orientation sexuelle à ses supérieurs, dans l’espoir d’obtenir sa libération, mais en vain. Lorsqu’ils ont été mis au courant, ces derniers auraient commencé à la traiter durement et à lui confier des tâches incompatibles avec ses aptitudes physiques. Elle allègue qu’un de ses supérieurs lui a conseillé de mettre sa vie personnelle en sourdine et de cesser de se faire remarquer. Ses supérieurs ne voulaient pas la libérer tant qu’elle n’aurait pas été déployée et qu’elle n’aurait pas effectué une période de service en Afghanistan. La demanderesse ne fait pas valoir qu’elle est un objecteur de conscience, mais dit qu’elle ne voulait pas être envoyée dans une zone de combat.

 

[5]               Mme Smith affirme qu’elle s’est enfuie de la base avec un autre soldat le 9 septembre 2007, car elle craignait pour sa vie. Elle prétend avoir reçu, après son départ, l’appel de quelqu’un qui la menaçait de lui [traduction] « trouer la face », ainsi qu’un message texte selon lequel elle méritait le peloton d’exécution pour avoir déserté.

 

[6]               La demanderesse est entrée au Canada le 11 septembre 2007 et a déposé sa demande d’asile le 16 octobre suivant. La Section de la protection des réfugiés (ci‑après la Commission) a rejeté cette demande en février 2009, ayant conclu que la demanderesse n’avait ni établi un risque sérieux de persécution ni réfuté la présomption touchant la protection de l’État. Le juge de Montigny a fait droit à une demande de contrôle judiciaire de cette décision dans Smith c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1194 (décision Smith) : il a conclu que le commissaire avait commis plusieurs erreurs lorsqu’il a cherché à savoir si la crainte de persécution de la demanderesse avait un fondement objectif et si cette dernière pouvait se prévaloir de la protection de l’État.

 

[7]               Dans le cadre du réexamen, la Commission a tenu de nouvelles audiences les 11 et 12 août ainsi que le 8 octobre 2010. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est intervenu pour produire des éléments de preuve, interroger la demandeure d’asile et présenter des observations. Dans une décision rendue le 6 juin 2011, la Commission a de nouveau rejeté la demande d’asile. C’est cette décision qui est visée par la présente demande.

 

[8]               La demanderesse affirme que si elle retournait aux États‑Unis, elle serait jugée en cour martiale, n’aurait pas droit à un procès équitable et serait punie pour avoir cherché à fuir un environnement où sa vie était en danger. Elle ajoute que les procédures qui seraient suivies pour la poursuivre et la sanctionner ne relèvent pas d’un processus judiciaire indépendant et impartial et qu’elle serait donc privée de la protection de l’État.

 

DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

 

[9]               Au début des motifs détaillés de sa décision, le commissaire traite des dispositions prises à l’audience pour s’assurer que la demandeure d’asile puisse présenter toute sa preuve dans une atmosphère calme et rassurante. Il signale qu’il a lu et examiné attentivement les Directives no 4 du président intitulées Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe (ci‑après les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe), la Note d’orientation du Haut‑Commissariat pour les réfugiés sur les demandes de reconnaissance du statut de réfugié relatives à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre (ci‑après la Note d’orientation de l’UNHCR), ainsi qu’une présentation et un article de la professeure Nicole Laviolette : Sexual Orientation, Gender Identity and the Refugee Determination Process (L’orientation sexuelle, l’identité sexuelle et le processus de détermination du statut de réfugié), (Ottawa, Commission de l’immigration et du statut de réfugié, mars 2010) [LaViolette 2010], et « Independent human rights documentation and sexual minorities: an ongoing challenge for the Canadian refugee determination process » (Documentation indépendante sur les droits de la personne et minorités sexuelles : un défi constant pour le processus canadien de détermination du statut de réfugié), (2009) 13 Int’l JHR 437 [LaViolette 2009].

 

[10]           La Commission a rejeté la demande d’asile pour deux motifs : la crédibilité et la protection de l’État. Les conclusions relatives à la crédibilité reposaient sur de présumées contradictions entre le témoignage de la demanderesse et son FRP, le caractère vague de certaines de ses réponses, l’absence de preuve à l’appui de sa demande, l’insuffisance des explications concernant certains faits, notamment la raison pour laquelle elle n’a pas cherché à obtenir de l’aide.

 

[11]           Les contradictions entre le formulaire de renseignements personnels (FRP) de la demanderesse et son témoignage ont amené la Commission à conclure que sa crédibilité était entachée en ce qui a trait à la réalité du harcèlement dont elle aurait été victime durant son instruction individuelle avancée. D’autres disparités dans son témoignage touchant à son expérience à Fort Campbell ont miné sa crédibilité relativement aux questions suivantes : quand et comment ses pairs ont appris son orientation sexuelle; les déclarations qu’elle peut ou non avoir faites à une femme médecin de la base au sujet des agressions commises contre sa personne; si elle a effectivement été harcelée; si ses supérieurs étaient au courant; si elle a demandé à être libérée en raison de son orientation sexuelle; ce qui lui a fait quitter Fort Campbell. La Commission a également estimé que la demanderesse aurait pu, après son arrivée au Canada, demander et obtenir sa libération militaire sur la base de son orientation sexuelle.

 

[12]           La Commission a résumé le droit applicable en matière de protection de l’État. Ayant noté que les États‑Unis étaient une démocratie constitutionnelle dotée d’institutions stables, elle a tenu compte de ses conclusions sur la crédibilité de la demanderesse pour se prononcer sur l’existence de la protection de l’État. D’après la Commission, le témoignage de la demanderesse de même que la preuve d’expert et documentaire qu’elle a soumise n’étaient ni dignes de foi ni convaincants. La Commission a accordé préséance à la preuve de l’expert présenté par l’avocat du ministre, et estimé qu’il n’aurait pas été déraisonnable que la demanderesse prenne des mesures additionnelles pour se prévaloir de la protection de son pays.

 

[13]           La Commission a jugé que la demanderesse aurait pu chercher à obtenir une aide supplémentaire de l’armée américaine (vu la politique contre le harcèlement et le Code unifié de justice militaire des États‑Unis, 10 USC, Ch. 47 (ci‑après le CUJM), et prendre d’autres mesures pour être libérée en raison de son orientation. La Commission a également estimé qu’elle aurait pu déménager dans une autre ville et tenter de clarifier la situation avec l’armée américaine, avec l’aide d’une organisation non gouvernementale ou d’un avocat si nécessaire. La Commission a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption touchant la protection de l’État et qu’elle n’avait pas fait tous les efforts raisonnables pour l’obtenir.

 

[14]           La Commission a conclu que si la demanderesse devait être arrêtée à son retour aux États‑Unis, la poursuite dont elle ferait l’objet n’équivaudrait pas à de la persécution puisque sa situation ne serait en rien différente de celle de tout militaire accusé d’absence sans permission et/ou de désertion. La Commission a jugé que le système de justice militaire des États‑Unis était adéquat. Elle a refusé de tenir compte de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 (ci‑après la Charte) et de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 UNTS p. 221 à 223, Eur TS 5, STCE no 5 [Convention européenne des droits de l’homme] dans son analyse sur la protection de l’État, puisque ces instruments ne sont pas applicables aux lois américaines.

 

[15]           La Commission a également estimé que l’abrogation de la politique du « Don’t Tell, Don’t Ask », survenue pendant que la décision était en délibéré, changeait la donne et sapait la preuve sous forme d’opinion présentée par la demanderesse. L’armée américaine était soumise à cette politique, promulguée en loi fédérale, de 1993 à septembre 2011 : la discrimination et le harcèlement fondés sur l’orientation sexuelle étaient interdits, mais les gais et lesbiennes ou bisexuels qui s’affichaient ouvertement étaient libérés de l’armée au motif que de telles relations étaient incompatibles avec le service militaire. La loi prohibait les enquêtes (la partie « don’t tell ») ou les divulgations (« don’t ask ») touchant l’orientation et les relations homosexuelles ou bisexuelles. En septembre 2010, la loi (10 USC § 654) a été jugée inconstitutionnelle par la Cour de district américaine. En décembre 2010, le Congrès a promulgué un projet de loi visant à abroger la politique; il est entré en vigueur en septembre 2011.

 

[16]           La demanderesse affirme que, pour parvenir à sa décision, le commissaire a commis les erreurs suivantes : il a tiré des conclusions défavorables déraisonnables concernant sa crédibilité, lesquelles conclusions ne tenaient pas compte du contexte dans lequel elle était placée; il n’a pas fourni d’analyse ou de motifs adéquats; il a formulé des conclusions de fait erronées qui n’étaient pas étayées par la preuve; il n’a pas correctement examiné la preuve.

 

Questions EN litige

 

[17]           Les questions soulevées dans le cadre de la présente demande sont les suivantes :

1. La Commission a‑t‑elle tiré des conclusions déraisonnables au sujet de la crédibilité?

 

2. La Commission a‑t‑elle eu tort de ne pas tenir compte de la Charte et des instruments internationaux en matière de droits de la personne dans son analyse relative à la protection de l’État?

 

3. La Commission a‑t‑elle écarté d’importants éléments de la preuve d’expert?

 

4. La Commission a‑t‑elle tiré des conclusions déraisonnables en ce qui a trait à la protection de l’État?

 

 

ANALYSE

 

Norme de contrôle

 

[18]           La jurisprudence a établi de manière satisfaisante la norme à appliquer aux questions qui nous occupent, à savoir des questions de fait ou mixtes de fait et de droit. De telles questions commandent généralement l’application de la norme de la raisonnabilité : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 51. La disponibilité de la protection de l’État est une question mixte de fait et de droit soumise à la même norme : Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, au paragraphe 38. Les questions de crédibilité, qui se rapportent aussi aux faits, appellent également la norme de la raisonnabilité : Berhane c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 510, au paragraphe 24.

 

[19]           Le caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59.

 

La Commission a‑t‑elle tiré des conclusions déraisonnables au sujet de la crédibilité?

 

[20]           La Commission a fondé ses principales conclusions défavorables quant à la crédibilité sur trois éléments : les contradictions entre le précédent témoignage de la demanderesse (livré en 2008), le récit figurant dans son FRP et le témoignage présenté lors des audiences de 2010; les invraisemblances de sa preuve; l’incapacité de répondre à certaines questions mise sur le compte de problèmes de mémoire.

 

[21]           La demanderesse fait valoir que les conclusions de la Commission touchant sa crédibilité sont erronées pour plusieurs raisons : elles contredisent celles qu’a formulées la Commission dans sa décision de 2009, qui a été rendue à une époque moins éloignée des incidents sur lesquels est fondée la demande d’asile, et dans laquelle la Commission n’a pas tiré de conclusion défavorable quant à la crédibilité; elles reposent sur des problèmes de mémoire courants, comme l’incapacité de se souvenir du nom de certaines personnes; les contradictions invoquées ne sont ni graves ni significatives; elles mélangent les souvenirs se rapportant à plusieurs événements; différentes descriptions de harcèlement ont été abusivement qualifiées d’incohérentes; la Commission a soumis sa preuve à un examen microscopique.

 

[22]           La demanderesse soutient que la Commission n’a pas évalué la vraisemblance de son récit à la lumière de la preuve considérable sur la situation des homosexuels dans l’armée américaine présentée sous forme d’opinion et de documents. Elle fait valoir que la Commission n’a pas appliqué correctement les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe et la Note d’orientation de l’UNHCR dans son analyse. Il n’y avait pas lieu de s’attendre à ce qu’elle révèle son orientation sexuelle et la persécution qui en a découlé dans un environnement largement reconnu comme étant hostile aux homosexuels. Elle ajoute que la Commission a eu tort de déclarer qu’elle aurait dû contacter les autorités militaires pour obtenir une preuve de la persécution dont elle était victime, étant donné que ses persécuteurs étaient des militaires.

 

[23]           Comme l’indique le défendeur, les conclusions touchant la crédibilité reposent largement sur les faits et le contexte de l’affaire, et dépendent notamment de facteurs qu’une cour de révision n’est pas en mesure d’évaluer, tels que le comportement d’un témoin. La Commission a le droit de tirer des inférences en se fondant sur l’invraisemblance, le bon sens et la raison (Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 (CAF), au paragraphe 4. Il n’appartient pas à la cour de révision de substituer son opinion en de telles matières à celle de la Commission. Cependant, si la preuve dont dispose la Commission n’étaye pas les conclusions touchant la crédibilité, ou si les contradictions ou invraisemblances sur lesquelles la Commission s’est fondée sont insignifiantes et ne concernent pas la demande d’asile, la Cour doit intervenir. Il m’est impossible de parvenir à de telles conclusions en l’espèce.

 

[24]           Dans la présente affaire, certaines des prétendues incohérences relevées par la Commission se rapportent à des événements que la demanderesse a décrits dans son FRP dont elle s’est souvenue dans le menu détail lors de la première audience (en novembre 2008) et qu’elle n’a pas réussi à se remémorer lorsqu’elle a témoigné dans le cadre de la deuxième série d’audiences (en août et novembre 2010). Des disparités mineures dans des dépositions faites par le même témoin dans des audiences menées à deux ans d’intervalle sont prévisibles. En l’espèce cependant, les différences étaient plus prononcées.

 

[25]           Par exemple, la demanderesse a écrit dans son FRP qu’elle avait été continuellement harcelée après que son identité sexuelle a été indirectement révélée durant son instruction individuelle avancée. Elle a aussi décrit un incident durant lequel elle avait été frappée à la tête alors qu’elle retournait seule dans sa chambre. Interrogée à ce sujet lors de la seconde audience, elle a déclaré que c’était le seul épisode de ce genre à s’être produit durant son instruction. Elle n’en a rien dit à personne parce qu’il ne lui restait qu’une semaine à endurer et qu’il était improbable que quelque chose arrive avant son départ. Lorsqu’on lui a signalé la contradiction avec le récit rapporté dans son FRP, la demanderesse n’a offert aucune explication. Il était loisible à la Commission de tenir compte de cette incohérence pour l’évaluation de sa crédibilité.

 

[26]           Le commissaire a attentivement examiné plusieurs autres aspects problématiques de la preuve de la demanderesse. Interrogée sur les circonstances dans lesquelles son orientation avait été révélée à ses collègues de Fort Campbell, la demanderesse a offert des réponses qui ont été jugées évasives. Elle ne se rappelait pas le nom de la femme avec qui elle était ni de celui des deux soldats qui les ont vues ensemble. Elle a expliqué qu’elle préférait ne pas se souvenir du nom des soldats parce qu’il s’agissait d’une période pénible de sa vie. Dans son analyse, le commissaire s’est demandé si cette réponse était raisonnable, eu égard aux Directives du président concernant la persécution fondée sur le sexe, étant donné qu’aucune preuve n’avait établi que la demanderesse souffrait d’un trouble psychologique ou qu’elle avait été victime de sévices sexuels. Ayant conclu par la négative, le commissaire a estimé que la crédibilité de la demanderesse était entachée en ce qui a trait à la question des conséquences de la révélation de son orientation sexuelle. Encore une fois, j’estime qu’il était loisible au commissaire de parvenir à cette conclusion.

 

[27]           La demanderesse a indiqué dans son témoignage qu’elle se faisait souvent agripper et jeter au sol par un compagnon d’armes. Elle ne se rappelait pas s’il l’avait insultée, mais présumait qu’il l’avait agressée physiquement parce qu’il avait découvert qu’elle était lesbienne. À la deuxième audience, elle a ajouté que l’un de ses supérieurs avait assisté à la scène sans rien faire, détail qui n’a été mentionné ni dans son FRP ni à la première audience. Elle ne se souvenait pas du nom du supérieur. Elle a rapporté ces incidents à une femme médecin affectée à la base, mais celle‑ci ne l’a pas prise au sérieux et a insinué que le soldat plaisantait simplement avec elle. La demanderesse n’a cherché d’aucune manière à identifier la médecin ou à la joindre pour tâcher de corroborer son histoire, et ce, à ses dires, parce qu’elle ne voulait pas contacter l’armée américaine ni lui laisser savoir où elle se trouvait. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi elle ne s’était pas mise en rapport avec l’armée depuis le Canada pour demander à être libérée en vertu de la politique toujours en vigueur du « Don’t Tell, Don’t Ask », en raison de son orientation sexuelle, la demanderesse a donné la même raison. Le commissaire a jugé cette explication déraisonnable parce qu’il était alors évident qu’elle se trouvait au Canada et qu’elle demandait la protection de ce pays.

 

[28]           Quant aux messages de menace, le commissaire a reconnu qu’il était normal que la demanderesse ne les conserve pas pour les besoins d’une audience imprévue devant un tribunal au Canada. Cependant, il n’a pas compris pourquoi elle ne s’en était pas servi pour s’adresser à un représentant de la hiérarchie dans sa base et l’informer de la situation. Elle a déclaré durant son témoignage qu’elle savait qu’elle pouvait rapporter les menaces et les agressions aux autorités. Elle a expliqué qu’elle était terrorisée, qu’elle ne faisait confiance à personne et qu’elle ne savait pas qui pouvait prendre le parti de ceux qui écrivaient ces menaces. Voilà l’explication qu’elle donnait le plus souvent lorsqu’on lui demandait pourquoi elle n’avait informé personne de ce qui se serait passé à ce moment‑là – pas même un ami d’avant l’armée qui se trouvait aussi sur la base, un parent ou un quelconque représentant de la hiérarchie.

 

[29]           On a attiré l’attention de la demanderesse sur la preuve d’expert sous forme d’opinion concernant les recours alors ouverts au personnel militaire américain – politiques de tolérance zéro à l’égard du harcèlement, dispositions du CUJM contre les agressions, services de représentation juridique dans l’armée, possibilité de déclarer son homosexualité, mesures de protection pour les dénonciateurs qui présentent une plainte à l’Inspecteur général, possibilité de contacter un membre du Congrès; elle a répondu qu’en tant que soldate de dix‑neuf ans, elle n’en savait rien. La Cour aurait pu parvenir à une autre conclusion, mais c’était à la Commission qu’il revenait de se prononcer sur le caractère raisonnable de cette explication. Compte tenu de la preuve, la conclusion retenue appartenait aux issues possibles acceptables.

 

[30]           Le commissaire a offert à la demandeure d’asile la possibilité d’expliquer les déclarations contradictoires concernant les raisons qui l’ont finalement poussée à quitter la base. Elle a indiqué dans son FRP qu’elle avait reçu une menace de mort écrite au début de juillet 2007, mais elle a déclaré à l’audience que la menace de mort écrite reçue le jour de son départ était la première reçue. Elle n’a pas été en mesure d’expliquer cette incohérence. Le commissaire a conclu que cela portait atteinte à sa crédibilité. Il lui était loisible de parvenir à cette conclusion sur le fondement de la preuve contradictoire qui lui a été soumise.

 

[31]           Avant d’arriver à la conclusion générale que le témoignage de la demandeure d’asile n’était pas plausible, le commissaire a indiqué qu’il avait tenu compte de la recommandation de LaViolette 2009 et LaViolette 2010, qui appelle à la prudence lorsqu’il s’agit de se prononcer sur la crédibilité dans le cadre de demandes d’asile touchant à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre. Il a également reconnu que la jurisprudence avait clairement établi qu’on ne pouvait tirer des conclusions négatives concernant la crédibilité que dans les cas les plus manifestes, et à condition d’avoir envisagé les événements du point de vue de la demandeure d’asile à l’époque pertinente. Le commissaire a néanmoins estimé que la somme des disparités dans le témoignage ôtait toute crédibilité à la demandeure d’asile au regard de ses allégations de menace et d’agression et des mesures qu’elle a prises pour informer les autorités. Le fait qu’elle n’ait présenté aucun document ni preuve factuelle corroborante à l’appui de son propre témoignage n’a pas servi sa cause. L’absence de tels éléments de preuve lorsqu’il est raisonnable d’en attendre peut avoir un impact sur la crédibilité d’un demandeur d’asile : Mercado c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 289, au paragraphe 32.

 

[32]           Comme le déclarait la Cour suprême au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, « il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables ». Les incohérences relevées dans la preuve de la demanderesse suffisent à confirmer qu’elle n’est pas crédible, comme l’a conclu le commissaire, suivant la marge d’appréciation dont il disposait. Il n’appartient pas à la Cour de pondérer à nouveau la preuve soumise à la Commission, même si elle aurait pu tirer d’autres inférences ou estimer que la preuve et les explications offertes par la demanderesse étaient vraisemblables.

 

 

2. La Commission a‑t‑elle eu tort de ne pas tenir compte de la Charte et des instruments internationaux en matière de droits de la personne dans son analyse relative à la protection de l’État?

 

[33]           La demanderesse fait valoir que le commissaire a commis une erreur de droit en refusant de considérer la Charte canadienne des droits et libertés et les instruments légaux internationaux comme des fondements juridiques pour évaluer la disponibilité de la protection de l’État pour elle et ceux qui sont dans une situation similaire à la sienne aux États‑Unis. Le commissaire a noté que la preuve sous forme d’opinion soumise par la demanderesse indiquait que le système de justice militaire américain ne respecte ni la Convention européenne des droits de l’homme ni la Charte. Il a conclu qu’il ne voyait pas comment les instruments canadiens et européens auraient force de loi dans ce pays si les incidents évoqués par la demanderesse dans sa demande d’asile n’avaient, selon cette dernière, eu lieu qu’en sol américain. C’est pour cette raison, soutient la demanderesse, que le commissaire ne s’est pas appuyé sur la preuve d’expert touchant la protection de l’État dans le système américain.

 

[34]           La demanderesse prétend que l’analyse du commissaire est erronée compte tenu de la directive de l’article 3 de la LIPR selon laquelle la Loi doit être interprétée et appliquée d’une manière qui favorise les intérêts domestiques et internationaux. Cela implique notamment que les décisions prises en vertu de la Loi soient conformes à la Charte et aux instruments internationaux portant sur les droits de la personne dont le Canada est signataire.

 

[35]           Lors du premier contrôle judiciaire se rapportant à la demanderesse, la décision Smith, précitée, le juge de Montigny a estimé, aux paragraphes 84 à 86, que le commissaire qui avait rendu la première décision avait commis l’erreur de ne pas se demander si la demanderesse, en tant qu’homosexuelle, allait bénéficier d’un traitement égal au titre du CUJM. S’appuyant sur Hunt c T&N plc, [1993] 4 RCS 289, aux paragraphes 28 à 32 (arrêt Hunt), le juge a signalé qu’une cour canadienne pouvait formuler des conclusions de fait concernant la constitutionnalité d’une loi étrangère.

 

[36]           D’après ma lecture, ces paragraphes et les autres décisions citées dans l’arrêt Hunt signifient que la Cour peut recevoir des éléments de preuve et entendre des observations sur le statut constitutionnel d’une loi étrangère, si la question est incidente au litige à l’égard duquel la Cour jouit d’une compétence indéniable. Le cas de figure envisagé dans l’arrêt Hunt est celui d’une loi canadienne provinciale ayant une application extraterritoriale. À mon avis, l’article 3 de la LIPR n’oblige pas la Cour à se prononcer sur les lois d’un autre pays qui n’ont pas d’effet extraterritorial au Canada, agissement qui contreviendrait d’ailleurs au principe de courtoisie judiciaire et de souveraineté. La disposition exige plutôt que la mise en œuvre intérieure de la LIPR soit conforme aux instruments portant sur les droits de la personne dont le Canada est signataire.

 

[37]           Dans Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 70, la Cour suprême a souligné le « rôle important du droit international des droits de la personne dans l’interprétation du droit interne » (non souligné dans l’original). Dans R c Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 RCS 292 [R c Hape], la Cour suprême du Canada a précisé que les examens fondés sur la Charte ne s’appliquaient pas aux lois d’autres États. Dans Amnistie Internationale Canada c Canada (Chef d’état‑major de la Défense), 2008 CAF 401, au paragraphe 14, la Cour d’appel fédérale a convenu que la Charte ne s’appliquait pas aux « étrangers n’ayant aucune espèce d’attache avec le Canada ou ses lois ».

 

[38]           Lors du premier contrôle judiciaire, le juge de Montigny n’a pas jugé nécessaire de se prononcer sur la constitutionnalité des dispositions pertinentes du CUJM, puisque cette question n’avait pas été débattue par les parties dans le dossier qui lui a été présenté. Il a estimé que la Commission avait l’obligation d’établir si ce code était appliqué de manière non discriminatoire au personnel militaire des États‑Unis, tant du point de vue du fond que de la forme.

 

[39]           Dans la décision soumise au contrôle de la Cour dans la présente instance, le commissaire a examiné les arguments selon lesquels il était possible de tenir compte de la Charte et des instruments internationaux portant sur les droits de la personne pour déterminer si le système de justice militaire américain offrait une protection adéquate à la demandeure d’asile. À mon avis, il n’a pas eu tort de refuser d’envisager l’application de la Charte à la question de la validité de la législation militaire américaine au regard de la constitution de ce pays. Il n’était pas davantage tenu d’analyser le droit américain à la lumière des instruments internationaux. Il lui incombait d’appliquer la LIPR aux faits présents d’une manière qui soit conforme à la Charte et aux instruments internationaux en matière de droits de la personne auxquels le Canada a adhéré. Les questions en litige étaient de savoir si la demanderesse avait établi par une preuve pertinente, fiable et convaincante que la protection de l’État aux États‑Unis était inadéquate ou inexistante, et si elle avait épuisé tous les recours possibles avant de fuir au Canada pour demander une protection. En l’absence de preuve confirmant de tels efforts, la Commission n’était pas du tout en mesure d’évaluer la protection qui lui était offerte : Hinzman, Re, 2007 CAF 171, au paragraphe 62.

 

[40]           Le commissaire a tenu compte du fait que le CUJM avait été jugé constitutionnellement conforme au droit américain. Il a également signalé que les tribunaux américains, quoique pleinement conscients des normes internationales, considéraient toujours comme adéquates l’indépendance et l’impartialité structurelles de leur système de justice militaire. Même si celui‑ci était différent du système de justice civile canadien, le commissaire a conclu que les personnes qui estimaient avoir été lésées dans l’armée américaine disposaient de recours suffisants aux États‑Unis, et que la demanderesse ne les avait pas épuisés. Nonobstant la preuve sous forme d’opinion à l’effet contraire soumise par cette dernière, il était raisonnablement loisible au commissaire de tirer cette conclusion de l’ensemble de la preuve.

 

 

3. La Commission a‑t‑elle écarté d’importants éléments de preuve d’expert?

 

[41]           Après examen de la preuve d’expert et documentaire, le commissaire a conclu que les documents concernant la discrimination visant les gais et les lesbiennes dans l’armée américaine et les déficiences du système de justice militaire ne constituaient pas une preuve pertinente, fiable et convaincante de l’insuffisance de la protection de l’État. Il a indiqué que les opinions d’expert soumises par la demanderesse sur ces sujets reposaient sur la théorie qu’elle serait punie pour avoir quitté les États‑Unis parce que sa vie était menacée en raison de son orientation sexuelle. À ce stade de son analyse, le commissaire avait déjà conclu que les allégations de harcèlement et de menace n’étaient pas crédibles. Il ne s’est donc aidé que du rapport du professeur Hansen sur le droit militaire américain pour évaluer la situation de la demanderesse.

 

[42]           Dans Judicial Review of Administrative Action in Canada, feuilles mobiles (consulté le 4 octobre 2012), (Toronto, Canvasback Publishing, 2012), §10:5450 « Expert and Opinion Evidence », aux pages 10‑69 et 10‑70, Donald JM Brown et John M Evans déclarent que [traduction] « la décision d’admettre ou non une preuve d’expert et le poids qui lui sera accordé relèvent du pouvoir discrétionnaire des tribunaux administratifs. [...] Même s’il n’est pas forcément lié par la preuve d’expert, le tribunal doit néanmoins avoir des motifs valides pour la rejeter ou ne pas en tenir compte : il ne saurait agir arbitrairement en cette matière. [...] Cependant, il n’est pas nécessaire qu’un tribunal tire une conclusion défavorable quant à la crédibilité d’un expert avant de pouvoir rejeter la preuve, particulièrement lorsque la politique est élaborée par un intermédiaire ». En l’occurrence, la politique en cause est en pleine évolution, puisque l’administration, l’armée et le Congrès américains sont en train de reconnaître que la perception du rôle des gais et des lesbiennes a changé dans la société américaine.

 

[43]           On ne peut substituer les opinions d’expert à l’évaluation de la crédibilité d’un demandeur par un commissaire. Dans R c Marquard, [1993] 4 RCS 223, [1993] ACS no 119 (QL), la Cour suprême déclarait au paragraphe 49 : « Le juge ou jury qui se contente d’accepter une opinion d’expert sur la crédibilité d’un témoin ne respecterait pas son devoir d’établir lui‑même la crédibilité du témoin. La crédibilité doit toujours être le résultat de l’opinion du juge ou du jury sur les divers éléments perçus au procès, de son expérience, de sa logique et de son intuition à l’égard de l’affaire ».

 

[44]           En l’espèce, le commissaire a établi que la demanderesse n’était pas crédible lorsqu’elle a affirmé qu’elle serait punie pour avoir fui la persécution découlant de son orientation sexuelle. Il a pris note de l’avis du juge de Montigny selon lequel la situation de cette demandeure d’asile en tant que lesbienne était bien différente de celle d’un objecteur de conscience de sexe masculin, par exemple, car sa demande d’asile reposait sur le fait qu’elle s’exposait à un châtiment non seulement pour avoir déserté, mais aussi à cause de son orientation sexuelle. C’est une erreur que la Commission a commise dans la première décision, et que le commissaire a évitée dans la seconde.

 

[45]           Ayant estimé que l’allégation selon laquelle elle avait été persécutée en raison de son orientation sexuelle n’était pas crédible, le commissaire a conclu que les opinions qui expliquaient dans quel environnement ces expériences étaient possibles n’étaient pas pertinentes. Il n’a donc pas reconnu que les rapports concernant la discrimination et les déficiences du système militaire américain prouvaient l’existence de facteurs ayant poussé la demandeure d’asile à s’enfuir. La Cour aurait pu parvenir à une conclusion différente en partant de la même preuve, mais elle ne peut pas simplement substituer son appréciation du poids à lui accorder à celle de la Commission.

 

[46]           Le commissaire n’a pas admis non plus que les rapports d’avis d’expert établissaient l’absence de protection de l’État. Dans son analyse subséquente, il a estimé que même si les événements s’étaient déroulés de la manière dont la demandeure d’asile les a décrits, elle n’avait pas suffisamment fait la preuve de ses efforts en vue d’obtenir la protection de l’État. Par conséquent, les opinions d’expert ayant trait à la question de savoir si cette protection aurait été disponible si elle l’avait recherchée, ou si elle le sera à l’avenir, n’étaient pas pertinentes.

 

[47]           Les conclusions du commissaire à cet égard se distinguent de celles d’autres affaires comme Unal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2004 CF 518, où il a été établi que la Commission avait eu tort d’écarter les rapports d’expert parce qu’ils reposaient en partie sur des renseignements fournis par le demandeur d’asile, sans évaluer ni pondérer leurs conclusions objectives se rapportant expressément à ce demandeur. Dans Unal, par exemple, des éléments de preuve objectifs et indépendants, incluant les résultats d’un examen médical, étayaient le compte‑rendu personnel du demandeur et les opinions soumises.

 

[48]           Le commissaire n’a retenu que la preuve d’expert sous forme d’opinion qui décrivait en détail les recours offerts à la demandeure d’asile dans l’armée américaine, et il s’en est servi pour appuyer sa décision relative à la crédibilité selon laquelle il était invraisemblable que la demandeure d’asile n’en connaisse aucun.

 

[49]           Il appert de la décision que le commissaire a lu et examiné tous les avis d’expert présentés. Il avait le pouvoir discrétionnaire de rejeter certains ou l’ensemble de ces éléments de preuve. La Cour reconnaît que le commissaire aurait pu parvenir à une conclusion différente à partir de l’ample documentation soumise par la demanderesse relativement aux expériences des gais et des lesbiennes dans l’armée américaine. La Cour n’a pas à réévaluer cette preuve, mais plutôt à déterminer si la Commission en a fait un usage déraisonnable. Que le commissaire ait sommairement récapitulé les documents et les raisons qui l’ont amené à les écarter ne suffit pas à invalider son choix. Comme l’expliquait la Cour suprême dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] RCS 708 :

[16] Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale (Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Assn., [1975] 1 R.C.S. 382, p. 391). En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

 

 

4. La Commission a‑t‑elle tiré des conclusions déraisonnables en ce qui a trait à la protection de l’État?

 

[50]           Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans Carillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, au paragraphe 38, le demandeur d’asile qui soutient que la protection de l’État est inadéquate ou inexistante dans son pays d’origine doit s’acquitter du fardeau de présentation en produisant une preuve à cet effet, de même que du fardeau ultime de convaincre le juge des faits que la demande d’asile est, à cet égard, fondée.

 

[51]           La norme de preuve applicable est la prépondérance des probabilités, et la présomption voulant que la demandeure d’asile puisse se prévaloir de la protection de l’État peut être réfutée par une preuve claire et convaincante. Le simple fait de soumettre une preuve abondante sous forme d’opinion, ou le sentiment de la demandeure d’asile que de la protection de l’État lui est refusée,  ne suffiront pas : Judge c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1089, aux paragraphes 8 à 10. En l’absence de preuve montrant qu’elle a cherché à obtenir ladite protection, il est impossible de savoir si elle aurait obtenu quelque chose. Spéculer sur le caractère inadéquat de la protection de l’État ne suffit pas : Hinzman, Re, 2007 CAF 171, aux paragraphes 57 et 58.

 

[52]           Les demandeurs d’asile sont tenus de chercher à obtenir la protection adéquate que l’État peut leur offrir, même si elle n’est ni parfaite ni toujours efficace. Il est déraisonnable d’attendre d’une demandeure d’asile qu’elle mette sa vie en danger pour démontrer que cette protection échoue, mais les actes d’oppression commis par certaines personnes en position d’autorité en un lieu et à un moment précis ne permettent pas forcément de conclure que l’État, dans son ensemble, est un agent de persécution, ou qu’il n’offre aucune protection. Quelle que soit sa crainte subjective de persécution, la demanderesse doit réfuter la présomption objective voulant que l’État soit en mesure de la protéger. Ce fardeau est encore plus lourd lorsqu’il s’agit d’un pays qui reconnaît la primauté du droit, comme les États‑Unis : arrêt Hinzman, précité, au paragraphe 46. La protection d’un autre pays ne doit être demandée qu’en dernier recours, et non comme une solution de rechange commode ou préférable.

 

[53]           La Commission est tenue d’examiner la preuve et d’en retenir les éléments pertinents au regard de l’affaire dont elle est saisie. Le commissaire n’a pas reconnu que la demanderesse avait épuisé toutes les mesures de protection que lui offrait le système militaire américain. Elle n’avait pas non plus usé de tous les autres recours dans ce pays, par exemple déménager et tenter de trouver de l’aide dans son nouveau lieu de résidence, possiblement avec l’aide de tierces parties non gouvernementales ou d’un avocat.

 

[54]           Les observations du commissaire à cet égard n’étaient pas formulées de façon à constituer une conclusion selon laquelle la demanderesse avait une possibilité de refuge intérieur (PRI), comme on l’a prétendu, mais visaient à chercher à savoir si elle avait tenté d’obtenir la protection à l’extérieur de sa base. Le commissaire n’insinuait pas que la demanderesse pouvait ainsi échapper aux prétendus agents persécuteurs, mais plutôt qu’elle aurait pu chercher à être libérée à partir d’un autre endroit. Pour cette raison, je ne juge pas nécessaire de décider si une conclusion touchant la PRI était raisonnable, étant donné que les présumés persécuteurs sont par nature des acteurs étatiques et que leur pouvoir s’étend à tout le pays.

 

[55]           La demanderesse fait valoir que le commissaire n’a pas correctement analysé sa situation à la lumière des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, compte tenu du fait qu’elle était une lesbienne dans l’armée américaine. D’après les Directives, lorsque le demandeur d’asile ne peut s’appuyer sur des éléments plus classiques pour établir de manière « claire et convaincante » l’incapacité de l’État à assurer une protection, il peut être nécessaire de s’en remettre à d’autres formes de preuve : Evans c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 444, aux paragraphes 14 et 15. De plus, la Note d’orientation de l’UNHCR prévoit que le fait de contraindre une personne à renoncer à son orientation sexuelle peut équivaloir à de la persécution lorsque l’État est à l’origine de cet agissement ou le tolère. Cela ne veut pas dire que tous les membres gais ou lesbiennes de l’armée américaine éventuellement soumis à la politique du « Don’t Tell, Don’t Ask » ont été persécutés en choisissant de s’enrôler ou de rester dans les rangs. Comme nous l’avons indiqué précédemment, cette politique interdisait le harcèlement lorsqu’elle était vigueur, et depuis elle a été abrogée.

 

[56]           À mon avis, il ressort clairement des motifs de la décision que le commissaire était attentif et sensible au contexte dans lequel la demanderesse a présenté sa demande d’asile – son expérience comme lesbienne dans un environnement décrit par la preuve comme sexiste et homophobe. Le commissaire ne s’est pas contenté de mentionner les Directives pour la forme, comme le prétend la demanderesse, mais il a cherché à savoir comment elles s’appliquaient au cas d’espèce. Il n’a pas rejeté l’affirmation de la demanderesse selon laquelle elle était exposée à de la discrimination dans cet environnement, mais il n’était pas convaincu que cela équivalait à de la persécution.

 

[57]           La demanderesse n’a présenté aucune preuve qui établisse qu’elle ne pouvait pas essayer de chercher à obtenir la protection de l’État dans son pays avant de fuir au Canada. La preuve documentaire dont disposait le commissaire appuyait sa conclusion selon laquelle le système de justice militaire américain prévoyait des recours dont la demanderesse aurait pu se prévaloir si elle l’avait voulu. Dans ces circonstances, il était raisonnable qu’il conclue que la présomption touchant la protection de l’État n’avait pas été réfutée.

 

CONCLUSION

 

[58]           En l’occurrence, la décision de la Commission était détaillée et circonspecte. La différence capitale avec la première décision est que la Commission a bien veillé ici à évaluer la crédibilité de la demanderesse. Cet examen n’était ni microscopique ni trop zélé, mais détaillé et méthodique. Le témoignage de la demanderesse était le seul élément de preuve se rapportant aux faits particuliers évoqués dans sa demande d’asile. Le commissaire a eu la possibilité de la voir et de l’entendre témoigner. Pour évaluer le caractère raisonnable de l’évaluation factuelle de la Commission, la Cour doit faire preuve d’une grande retenue et ne peut intervenir simplement pour y substituer sa propre interprétation de la preuve.

 

[59]           Eu égard à l’ensemble de la preuve, la Commission a estimé qu’aucun élément pertinent, fiable et convaincant n’établissait que la protection de l’État était refusée à la demanderesse aux États‑Unis. Elle n’a donc pas pu démontrer que sa crainte de persécution était objectivement fondée. La Commission a par ailleurs analysé les recours qui s’offriraient à elle si elle retournait aux États‑Unis pour y faire face aux accusations d’absence sans permission, et conclu qu’elle n’avait pas établi qu’elle serait persécutée parce qu’elle était lesbienne ou parce qu’elle avait fui la base en craignant, selon ses dires, pour ses jours. La décision du commissaire selon laquelle elle se serait retrouvée dans la même situation que ceux qui, comme elle, étaient en absence sans permission, et que la peine qui lui serait imposée n’équivaudrait pas à de la persécution, n’était pas déraisonnable compte tenu de la preuve.

 

[60]           Dans l’ensemble, la décision de la Commission est justifiée, transparente et intelligible. Elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Pour ce motif, la demande est rejetée.

 

QUESTIONS CERTIFIÉES :

 

[61]           Le critère relatif à la certification est énoncé à l’alinéa 74d) de la LIPR et au paragraphe 18(1) des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, modifiées (les Règles). Dans Zazai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89, au paragraphe 11, l’exigence préliminaire à la certification d’une question a été formulée ainsi : « y a‑t‑il une question grave de portée générale qui permettrait de régler un appel? » Dans Boni c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 68, la Cour d’appel a conclu qu’une question certifiée devait pouvoir être abordée d’une manière générale pour mener à une réponse d’application générale. Ainsi, la question doit transcender le contexte particulier dont elle émerge.

 

[62]           La demanderesse a proposé à la Cour les questions suivantes comme des questions graves de portée générale aux fins de certification :

[traduction]

 

1. Un commissaire qui se prononce sur la protection de l’État peut‑il entraver son pouvoir discrétionnaire en refusant de considérer la Charte et le droit international comme des fondements juridiques?

 

2. Un commissaire peut‑il écarter une preuve d’expert au motif qu’elle pouvait se rapporter à des renseignements fournis par le demandeur?

3. Est‑ce une erreur de droit que d’exiger d’un demandeur qu’il épuise tous les recours si l’État est l’agent de la persécution?

 

 

[63]           La première question ne permettrait pas de régler un appel puisque la Commission n’a pas entravé son pouvoir discrétionnaire en l’espèce. Elle a refusé, eu égard aux circonstances factuelles de la présente affaire, d’examiner l’application de la Charte et d’instruments internationaux à un code de justice militaire étranger régissant les ressortissants d’un État étranger.

 

[64]           La seconde question dépend également des faits. La décision en l’espèce reposait sur l’analyse touchant la crédibilité qui a conduit la Commission à écarter, non pas les avis d’expert, mais les fondements factuels qu’ils supposaient. La question n’aurait pas une portée générale qui déborderait le contexte et les conclusions factuelles de la présente affaire.

 

[65]           La troisième question a été tranchée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Hinzman, précité.

 

[66]           Par conséquent, je ne juge opportun de certifier aucune des questions proposées.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

    1. La demande est rejetée;
    2. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


Cour fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑5699‑11

 

INTITULÉ :                                                  BETHANY LANAE SMITH

 

                                                                        et

 

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 24 avril 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 2 novembre 2012

 

 

 

Comparutions :

 

Jamie Liew

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Craig Collins‑Williams

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jamie Liew

Avocat

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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