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Date : 20121105

Dossier : IMM‑1498‑12

Référence : 2012 CF 1293

Toronto (Ontario), le 5 novembre 2012

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

 

 

ENTRE :

 

SAMUEL KITOMI

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Avant-propos

[1]        [TRADUCTION]

[1]        « [...] le critère effectif de la véracité de la version des faits donnée par un témoin dans une affaire de cette nature doit être son harmonie avec la prépondérance des probabilités qu’une personne pratique et informée estimerait d’emblée raisonnable dans le lieu et les conditions en question. »

 

Passage de Faryna c Chorny, [1952] 2 DLR 354 (CAC‑B), cité dans Froment c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1002, 299 FTR 70.

 

II. Introduction

[2]               Le demandeur est citoyen canadien. Sa femme et son beau-fils, qui sont citoyens de la République du Congo, ont demandé la résidence permanente au Canada, en vertu du paragraphe 12(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], en tant que membres de la catégorie « regroupement familial » tenant cette qualité de leur relation avec lui. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel de l’immigration [la SAI] à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que son mariage n’était pas authentique et visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR.

 

III. Nature de l’instance

[3]               La présente instance est une demande de contrôle judiciaire formée en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR, ayant pour objet la décision susdite de la SAI en date du 28 novembre 2011.

 

IV. Le contexte

[4]               Le demandeur, M. Samuel Kitomi, est un citoyen canadien né en 1960 au Congo. Il s’est marié une première fois en 1993 pour ensuite divorcer en 1995.

 

[5]               La femme du demandeur, Mme Diane Sorelle Azam Mpono, est née en 1980 au Congo, où son fils est également né, en 2000.

 

[6]               Le demandeur et Mme Mpono se sont rencontrés en novembre 2004 au Gabon, où ils étaient tous deux réfugiés. Ils ont commencé à cohabiter en février 2005.

 

[7]               Le demandeur est de religion bahaïe, tandis que Mme Mpono est catholique romaine. Le demandeur a fait valoir dans son témoignage le point de vue universaliste de sa religion, qui reconnaît la valeur de toutes les confessions dans la conscience de l’unité qui les sous-tend.

 

[8]               Le demandeur est entré au Canada le 8 juin 2005 en tant que réfugié au sens de la Convention, pour y acquérir ensuite le statut de résident permanent.

 

[9]               Le 25 juin 2005, le demandeur, qui vivait au Canada, et Mme Mpono, qui habitait au Gabon, se sont mariés par procuration.

 

[10]           Le 10 septembre 2010, un agent d’immigration a rejeté la demande de Mme Mpono tendant à obtenir la résidence permanente au Canada en tant que membre de la catégorie « regroupement familial » au titre de sa relation avec le demandeur. Le demandeur a interjeté appel de cette décision devant la SAI en vertu du paragraphe 63(1) de la LIPR.

 

[11]           Le demandeur a rendu visite à sa femme au Gabon en octobre 2011.

 

[12]           Le demandeur a déposé les éléments de preuve documentaire suivants au soutien de son appel devant la SAI : des courriels et lettres échangés par lui et Mme Mpono, des courriels adressés à son député, des pièces justificatives de virements de fonds effectués de 2005 à 2011, des photographies attestant sa visite au Gabon et des cartes téléphoniques. Il a déclaré dans son témoignage devant la SAI qu’il avait envoyé un total de 25 000 $CAN à Mme Mpono, à raison de 300 $CAN par mois.

 

[13]           La SAI a rejeté l’appel du demandeur le 28 novembre 2011.

 

V. La décision contrôlée

[14]           La SAI a conclu que, suivant la prépondérance des probabilités, le mariage du demandeur n’était pas authentique et visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR [mariage de mauvaise foi]. Par conséquent, selon l’article 4 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement], Mme Mpono ne pouvait être considérée comme l’épouse du demandeur pour l’application des dispositions relatives au regroupement familial dudit Règlement et de la LIPR.

 

[15]           La SAI a pris acte du fait que l’article 4 avait été modifié le 30 septembre 2010, mais a conclu que cette modification n’avait aucun effet sur l’issue de l’appel.

 

[16]           La SAI a d’abord rappelé que le critère applicable au point de savoir si un mariage a été contracté de mauvaise foi comporte deux éléments : i) le mariage n’est pas authentique; et ii) il visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR. Le demandeur supportait la charge de prouver selon la prépondérance des probabilités que son mariage n’avait pas été contracté de mauvaise foi.

 

[17]           D’après la SAI, d’importantes lacunes, contradictions et divergences constatées dans la preuve établissaient que, selon la prépondérance des probabilités, le mariage du demandeur n’était pas authentique. Ce dernier et Mme Mpono ne prévoyaient pas une union durable puisqu’ils étaient restés six ans sans se voir et n’avaient « pas pris la peine d’apprendre, d’échanger ou de se rappeler les renseignements de base concernant l’un et l’autre » (décision de la SAI, paragraphe 12).

 

[18]           La SAI a relevé diverses incompatibilités entre le demandeur et Mme Mpono : quant à l’âge – le demandeur est l’aîné de sa femme de 20 ans –, quant aux antécédents conjugaux – il est divorcé –, quant aux croyances religieuses et du fait que Mme Mpono a un enfant. Bien que la SAI n’estimait pas ces incompatibilités décisives, elles lui semblaient gagner en importance à la lumière du développement rapide de la relation, ainsi que des contradictions et divergences caractérisant la connaissance mutuelle des conjoints.

 

[19]           La preuve documentaire ne rendait pas un compte précis de la durée de la relation entre le demandeur et Mme Mpono. Ils s’étaient rencontrés en novembre 2004 et avaient commencé à cohabiter en février 2005. Les conjoints n’avaient pas expliqué de manière satisfaisante comment, étant donné leurs incompatibilités, leur relation avait abouti si vite au mariage, ni pourquoi ils s’étaient mariés après que le demandeur eut quitté le Gabon.

 

[20]           La SAI a pris acte des éléments documentaires produits par le demandeur et Mme Mpono afin de prouver qu’ils communiquaient régulièrement. Elle a reconnu que les frais en cause et la nécessité pour le demandeur de conserver son statut de réfugié avaient empêché ce dernier de rendre visite à Mme Mpono et à son fils Christophe au Congo, mais elle a ajouté qu’ils auraient pu se rencontrer dans un autre pays. La SAI a noté que la visite d’octobre 2011 avait eu lieu après que le demandeur eut acquis la citoyenneté canadienne et qu’un agent d’immigration eut rejeté la demande de résidence permanente de Mme Mpono.

 

[21]           Néanmoins, toujours selon la SAI, le demandeur et Mme Mpono n’avaient pas démontré qu’ils se connussent assez bien pour qu’on puisse conclure à l’authenticité de leur mariage. La SAI a relevé d’importantes contradictions et divergences sur le plan de leur connaissance mutuelle, notamment le fait que Mme Mpono ignorait la durée des études du demandeur en Europe, le détail de sa demande d’asile et de son premier mariage, la liaison qu’il avait eue avec une autre femme après son divorce, ainsi que son appartenance religieuse. Quant au demandeur, il ignorait que Christophe suivait des leçons hebdomadaires de catéchisme et il a contredit le témoignage de Mme Mpono touchant l’éducation religieuse que le couple entendait donner à ses enfants éventuels. La SAI estimait ne pas disposer d’éléments établissant que les conjoints avaient des points communs ou démontrant une quelconque profondeur dans leur relation.

 

[22]           La SAI a inféré de l’incapacité du demandeur à établir l’authenticité de son mariage que celui‑ci visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR. Il était selon elle plus probable qu’improbable que le demandeur et Mme Mpono s’étaient mariés principalement dans le but de permettre à cette dernière et à son fils d’acquérir le statut de résidents permanents au Canada.

 

VI. La question en litige

[23]           La SAI a‑t‑elle rendu une décision fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire, ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait?

 

VII. Les dispositions applicables

[24]           Les dispositions suivantes de la LIPR sont applicables à la présente espèce :

12.      (1) La sélection des étrangers de la catégorie « regroupement familial » se fait en fonction de la relation qu’ils ont avec un citoyen canadien ou un résident permanent, à titre d’époux, de conjoint de fait, d’enfant ou de père ou mère ou à titre d’autre membre de la famille prévu par règlement.

 

[...]

 

63.      (1) Quiconque a déposé, conformément au règlement, une demande de parrainage au titre du regroupement familial peut interjeter appel du refus de délivrer le visa de résident permanent.

 

12.      (1) A foreign national may be selected as a member of the family class on the basis of their relationship as the spouse, common-law partner, child, parent or other prescribed family member of a Canadian citizen or permanent resident.

 

 

 

 

63.      (1) A person who has filed in the prescribed manner an application to sponsor a foreign national as a member of the family class may appeal to the Immigration Appeal Division against a decision not to issue the foreign national a permanent resident visa.

 

[25]           Sont également applicables à la présente espèce les dispositions qui suivent du Règlement :

4.      (1) Pour l’application du présent règlement, l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux, le conjoint de fait ou le partenaire conjugal d’une personne si le mariage ou la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux, selon le cas :

 

a) visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi;

 

b) n’est pas authentique.

 

[...]

 

116. Pour l’application du paragraphe 12(1) de la Loi, la catégorie du regroupement familial est une catégorie réglementaire de personnes qui peuvent devenir résidents permanents sur le fondement des exigences prévues à la présente section.

 

117.      (1) Appartiennent à la catégorie du regroupement familial du fait de la relation qu’ils ont avec le répondant les étrangers suivants :

 

a) son époux, conjoint de fait ou partenaire conjugal;

 

b) ses enfants à charge;

 

 

c) ses parents;

 

 

d) les parents de l’un ou l’autre de ses parents;

 

 

e) [Abrogé, DORS/2005-61, art. 3]

 

f) s’ils sont âgés de moins de dix-huit ans, si leurs parents sont décédés et s’ils n’ont pas d’époux ni de conjoint de fait :

 

(i) les enfants de l’un ou l’autre des parents du répondant,

 

(ii) les enfants des enfants de l’un ou l’autre de ses parents,

 

(iii) les enfants de ses enfants;

 

g) la personne âgée de moins de dix-huit ans que le répondant veut adopter au Canada, si les conditions suivantes sont réunies :

 

(i) l’adoption ne vise pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège aux termes de la Loi,

 

(ii) s’il s’agit d’une adoption internationale et que le pays où la personne réside et la province de destination sont parties à la Convention sur l’adoption, les autorités compétentes de ce pays et celles de cette province ont déclaré, par écrit, qu’elles estimaient que l’adoption était conforme à cette convention,

 

(iii) s’il s’agit d’une adoption internationale et que le pays où la personne réside ou la province de destination n’est pas partie à la Convention sur l’adoption :

 

(A) la personne a été placée en vue de son adoption dans ce pays ou peut par ailleurs y être légitimement adoptée et rien n’indique que l’adoption projetée a pour objet la traite de l’enfant ou la réalisation d’un gain indu au sens de cette convention,

 

 

 

 

(B) les autorités compétentes de la province de destination ont déclaré, par écrit, qu’elles ne s’opposaient pas à l’adoption;

 

h) tout autre membre de sa parenté, sans égard à son âge, à défaut d’époux, de conjoint de fait, de partenaire conjugal, d’enfant, de parents, de membre de sa famille qui est l’enfant de l’un ou l’autre de ses parents, de membre de sa famille qui est l’enfant d’un enfant de l’un ou l’autre de ses parents, de parents de l’un ou l’autre de ses parents ou de membre de sa famille qui est l’enfant de l’un ou l’autre des parents de l’un ou l’autre de ses parents, qui est :

 

(i) soit un citoyen canadien, un Indien ou un résident permanent,

 

(ii) soit une personne susceptible de voir sa demande d’entrée et de séjour au Canada à titre de résident permanent par ailleurs parrainée par le répondant

 

4.      (1) For the purposes of these Regulations, a foreign national shall not be considered a spouse, a common-law partner or a conjugal partner of a person if the marriage, common-law partnership or conjugal partnership

 

(a) was entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act; or

 

(b) is not genuine.

 

 

116. For the purposes of subsection 12(1) of the Act, the family class is hereby prescribed as a class of persons who may become permanent residents on the basis of the requirements of this Division.

 

 

 

117.      (1) A foreign national is a member of the family class if, with respect to a sponsor, the foreign national is

 

 

(a) the sponsor’s spouse, common-law partner or conjugal partner;

(b) a dependent child of the sponsor;

 

(c) the sponsor’s mother or father;

 

(d) the mother or father of the sponsor’s mother or father;

 

(e) [Repealed, SOR/2005-61, s. 3]

 

(f) a person whose parents are deceased, who is under 18 years of age, who is not a spouse or common-law partner and who is

 

(i) a child of the sponsor’s mother or father,

 

(ii) a child of a child of the sponsor’s mother or father, or

 

(iii) a child of the sponsor’s child;

 

(g) a person under 18 years of age whom the sponsor intends to adopt in Canada if

 

 

(i) the adoption is not being entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act,

 

(ii) where the adoption is an international adoption and the country in which the person resides and their province of intended destination are parties to the Hague Convention on Adoption, the competent authority of the country and of the province have approved the adoption in writing as conforming to that Convention, and

 

 

(iii) where the adoption is an international adoption and either the country in which the person resides or the person’s province of intended destination is not a party to the Hague Convention on Adoption

 

(A) the person has been placed for adoption in the country in which they reside or is otherwise legally available in that country for adoption and there is no evidence that the intended adoption is for the purpose of child trafficking or undue gain within the meaning of the Hague Convention on Adoption, and

 

(B) the competent authority of the person’s province of intended destination has stated in writing that it does not object to the adoption; or

 

(h) a relative of the sponsor, regardless of age, if the sponsor does not have a spouse, a common-law partner, a conjugal partner, a child, a mother or father, a relative who is a child of that mother or father, a relative who is a child of a child of that mother or father, a mother or father of that mother or father or a relative who is a child of the mother or father of that mother or father

 

(i) who is a Canadian citizen, Indian or permanent resident, or

 

(ii) whose application to enter and remain in Canada as a permanent resident the sponsor may otherwise sponsor.

.

 

VIII. Les thèses des parties

[26]           Le demandeur soutient que la SAI a omis de tenir compte d’éléments établissant, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’avait pas contracté son mariage de mauvaise foi. Il cite la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, au soutien du principe que « l’obligation [pour la SAI] de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés » (paragraphe 17), ainsi que Provost c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1310, 360 FTR 287, qui affirme que la SAI est tenue d’analyser les éléments de preuve qui contredisent sa conclusion selon laquelle le mariage en cause a été contracté de mauvaise foi.

 

[27]           Aux dires du demandeur, la SAI n’a fait référence à aucun des éléments de corroboration qu’il avait produits. Elle a notamment omis d’expliquer pourquoi elle n’avait pas tenu compte des éléments tendant à établir l’existence d’une communication constante et d’un soutien pécuniaire de longue durée. Il était loisible à la SAI de rejeter ces éléments de preuve, mais elle était tenue d’exposer les raisons de ce rejet, puisque ces éléments avaient une valeur probante à l’égard d’une question centrale et contredisaient ses conclusions.

 

[28]           Le demandeur soutient aussi que la SAI a tiré trois conclusions de fait déraisonnables. La première est que Mme Mpono et lui n’auraient pas expliqué de manière satisfaisante i) le développement rapide et la courte durée de leur relation, étant donné leurs incompatibilités, ni ii) le fait qu’ils ne se soient pas mariés avant son départ du Gabon. Le demandeur fait valoir que Mme Mpono et lui ont relaté de façon claire et cohérente la nature et l’évolution de leur relation. Tous deux ont expliqué que des raisons pécuniaires les avaient empêchés de se marier avant que le demandeur ne quitte le Gabon, que la famille de Mme Mpono ne vivait pas dans ce pays, qu’il était important pour les Africains que la famille assiste aux mariages, même si le demandeur ne pouvait être présent au sien, et que le droit congolais aussi bien que l’Église catholique reconnaissaient le mariage par procuration.

 

[29]           Deuxièmement, le demandeur estime mal fondée en raison la conclusion par laquelle la SAI a inféré l’inauthenticité de son mariage du fait qu’il n’ait pas rendu visite à Mme Mpono avant octobre 2011. Le demandeur affirme avoir fourni une explication convaincante de son incapacité à voyager : il ne pouvait rendre visite à sa femme au Congo parce que, en retournant dans ce pays, il aurait risqué d’être considéré comme se réclamant à nouveau de la protection de l’État congolais et aurait ainsi mis en péril son statut de réfugié. Qui plus est, il avait produit des éléments établissant qu’il avait rendu visite à sa femme immédiatement après avoir acquis sa citoyenneté et obtenu l’argent nécessaire pour le voyage.

 

[30]           La troisième conclusion déraisonnable que le demandeur attribue à la SAI est celle selon laquelle Mme Mpono et lui ne se connaissaient pas dans la mesure qu’on attendrait des contractants d’un mariage authentique. C’est à la SAI elle-même qu’il faut attribuer les contradictions et divergences qu’elle suppose dans la connaissance mutuelle des conjoints, puisqu’elle n’a pas apprécié la preuve globalement dans son contexte culturel pour ce qui concerne le témoignage téléphonique.

 

[31]           Le demandeur fait valoir que la connaissance mutuelle des conjoints n’était entachée d’aucune contradiction ou divergence touchant la durée de ses études en Europe, puisque Mme Mpono a déclaré dans son témoignage qu’il avait étudié la pharmacie en Europe durant de nombreuses années. La SAI a également eu tort de conclure que Mme Mpono n’était pas au courant du détail de son premier mariage et de son divorce, puisqu’elle avait déclaré que sa première femme l’avait quitté pour un autre homme, que le divorce avait été prononcé en 1995 et qu’il n’avait pas eu d’enfants de ce mariage. Le demandeur concède que Mme Mpono ignorait qu’il s’était converti au bahaïsme, mais réplique à cet argument qu’elle le savait chrétien non catholique de naissance.

 

[32]           Le défendeur soutient quant à lui que la SAI a pris en considération la totalité de la preuve, y compris les éléments relatifs à la communication entre les conjoints, à leur voyage d’octobre 2011 et aux virements de fonds, mais qu’elle a conclu que l’emportaient sur la valeur probante de ces éléments les contradictions et divergences caractérisant la connaissance mutuelle des conjoints, qui incitaient à mettre en doute leur crédibilité et l’authenticité de leur relation. Le défendeur invoque l’arrêt Lai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 125, au soutien de l’argument que la SAI est présumée avoir apprécié et pris en considération la totalité de la preuve. Il ajoute, s’appuyant cette fois sur Froment c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1002, 299 FTR 70, que le simple fait de ne pas avoir cité tous les éléments de preuve ne renverse pas cette présomption.

 

[33]           Le défendeur met en discussion la valeur probante de la preuve du demandeur. Les photographies produites confirment bien qu’il a rendu visite à Mme Mpono en octobre 2011, mais la SAI n’a jamais contesté ce fait. Pour celle‑ci, la question centrale était que ce voyage n’avait eu lieu que six ans après le mariage; or les photographies, qu’on les prenne ou non en considération, n’étaient pas pertinentes pour cette question. En outre, les éléments tendant à établir la communication entre les conjoints et les virements de fonds ne contribuaient pas à dissiper les doutes de la SAI concernant la connaissance qu’ils avaient du passé l’un de l’autre.

 

[34]           Selon le défendeur, l’argument du demandeur selon lequel la SAI n’a pas tenu compte de certains éléments de preuve équivaut en fait à un désaccord avec elle sur la manière dont elle a apprécié la preuve. La SAI, explique le défendeur, a étayé sa conclusion par l’analyse des éléments de preuve qu’elle jugeait les plus convaincants. Les éléments de preuve qu’elle n’a pas analysés n’infirment en rien les conclusions qu’elle estimait décisives, à savoir que le mariage du demandeur n’était pas authentique, aux motifs que la relation des conjoints avait évolué trop vite étant donné leurs incompatibilités, qu’ils ne s’étaient revus que six ans après s’être mariés et qu’ils n’avaient pas démontré se connaître suffisamment l’un l’autre.

 

[35]           Le défendeur soutient qu’il était raisonnable de la part de la SAI de conclure que l’absence de six ans du demandeur ne cadrait pas avec un mariage authentique. Le demandeur, comme la SAI l’a fait observer, aurait pu rencontrer Mme Mpono dans un autre pays et aurait pu demander plus tôt, comme il l’a fait pour sa visite d’octobre 2011, l’aide pécuniaire de parents.

 

[36]           D’après le défendeur, il était également raisonnable de conclure que le demandeur et Mme Mpono ne se connaissaient pas assez bien pour que leur mariage soit authentique. Premièrement, Mme Mpono, dans son témoignage, a pu dire seulement que le demandeur avait passé de nombreuses années à étudier en Europe, sans pouvoir préciser combien de temps il y était resté. Deuxièmement, elle ignorait les particularités du premier mariage du demandeur, notamment sa durée. Enfin, elle ne savait pas que ce dernier s’était converti au bahaïsme et elle s’est révélée incapable d’exposer le détail de sa demande d’asile.

 

IX. Analyse

[37]           Le point de savoir si la SAI a rendu sa décision selon laquelle le mariage du demandeur n’était pas authentique sans tenir compte des éléments dont elle disposait est une question mixte de fait et de droit, qui relève de la norme du caractère raisonnable : Wiesehahan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 656. La même norme de contrôle s’applique à la question de savoir si la SAI s’est fondée sur des conclusions de fait erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire : Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 347.

 

[38]           Étant donné que la norme du caractère raisonnable s’applique à la présente instance, la Cour ne peut intervenir que si la décision de la SAI est injustifiée, ou si le processus y ayant mené manque de transparence ou d’intelligibilité. Pour remplir cette norme, la décision de la SAI doit aussi appartenir « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, paragraphe 47.

 

[39]           La SAI a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée sans tenir compte des éléments dont elle disposait. Elle a conclu que le mariage du demandeur avait été contracté de mauvaise foi sans avoir analysé deux éléments de preuve d’une importance cruciale : les déclarations faites par le demandeur dans son témoignage selon lesquelles il avait envoyé 300 $ par mois à Mme Mpono et Christophe depuis son installation au Canada, et la preuve documentaire établissant certains des virements de fonds en question.

 

[40]           Ce motif particulier de contrôle, qui découle de l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, oblige le demandeur à convaincre notre Cour que i) la SAI a tiré sur des faits importants une conclusion manifestement erronée et que ii) elle a tiré cette conclusion sans tenir compte des éléments dont elle disposait : Cepeda‑Gutierrez, précitée, paragraphe 14. En outre, comme la SAI est particulièrement bien placée pour tirer des conclusions de fait, ce motif n’appelle pas l’appréciation de la preuve par la Cour sur de nouveaux frais : Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1370, paragraphe 14.

 

[41]           La SAI bénéficie de la présomption renversable d’avoir pris en considération la totalité de la preuve dans l’examen du point de savoir si un mariage a été contracté de mauvaise foi : Provost, précitée, paragraphe 31. Selon la jurisprudence de notre Cour, cette présomption peut être renversée si la SAI n’a pas analysé au minimum les éléments de preuve pertinents pour la question en litige qui contredisent sa conclusion sur celle‑ci. Rappelons à ce sujet l’observation suivante formulée par le juge John Maxwell Evans dans Cepeda‑Guttierez, précitée :

[17]      [...] plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » [...] Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés.

 

[42]           À l’audience de son appel, le demandeur (qui travaillait comme garde de sécurité au taux horaire de 12 $) a déclaré avoir envoyé chaque mois [TRADUCTION] « environ 300 $ » à Mme Mpono parce qu’elle est au chômage. Il a aussi déclaré que le total des fonds ainsi virés s’élevait à [TRADUCTION] « quelque 25 000 $ », que Mme Mpono n’avait pas fait sur cette somme d’économies à emporter au Canada et qu’il paie les frais de scolarité de Christophe. Voir le dossier du tribunal, pages 23, 24 et 53.

 

[43]           Le dossier du tribunal (pages 113 à 136) comprend 23 récépissés délivrés au titre de virements de fonds par Western Union et MoneyGram. Exception faite d’un virement de 100 $CAN fait par le demandeur à Romuald Pinda le 9 janvier 2007, ces récépissés se rapportent tous à des fonds virés par M. Kitomi à Mme Mpono. Le montant par virement se situe entre 80 et 350 $CAN, et le total des fonds virés s’élève à 4 236 $CAN. On trouve aussi dans le dossier du tribunal un document intitulé [TRADUCTION] « Exemplaire client », daté du 1er février 2006, relatif à un virement de 81,96 $ (page 114). Ce document donne Mme Mpono comme expéditrice et le demandeur comme destinataire, mais sans qu’on sache avec certitude si Mme Mpono a expédié cette somme au demandeur ou si elle lui en accuse réception.

 

[44]           La décision Khera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 632, propose une liste de facteurs que la SAI peut prendre en considération pour établir si un mariage a été contracté de mauvaise foi : la durée de la relation des partenaires avant leur mariage, leur différence d’âge, leur état matrimonial ou civil antérieur, leurs situations pécuniaires et professionnelles respectives, leurs antécédents familiaux, la connaissance qu’ils ont du passé l’un de l’autre, leur(s) langue(s) et leurs intérêts respectifs. Dans Glen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 488, le juge John O’Keefe a conclu que la SAI avait agi déraisonnablement en omettant de tenir compte de versements volontaires de soutien dans l’analyse de l’authenticité du mariage simplement parce que le demandeur était tenu par jugement de verser une pension alimentaire à une autre partenaire (paragraphe 47). On peut déduire de Glen le principe que, dans certains cas, les versements volontaires de soutien sont pertinents pour l’examen de la question de l’authenticité du mariage.

 

[45]           Par conséquent, la jurisprudence de notre Cour établit que les situations pécuniaires respectives des partenaires et la présence de versements volontaires de soutien sont pertinentes pour l’examen du point de savoir si un mariage est ou non authentique.

 

[46]           Les éléments tendant à prouver le versement volontaire d’un total de 25 000 $CAN sur six ans par le demandeur à Mme Mpono contredisent la conclusion de la SAI selon laquelle le mariage n’était pas authentique, surtout si l’on considère que le demandeur a produit des éléments documentaires relatifs à une tranche de 4 236 $ des paiements supposés. En outre, le demandeur a renoncé à faire les études supplémentaires qu’aurait exigées son agrément comme pharmacien au Canada parce qu’il ne pouvait à la fois financer cette formation professionnelle et envoyer des fonds à sa femme. Ces éléments d’appréciation revêtent une valeur probante à l’égard d’une question essentielle, et notre Cour, suivant en cela la décision Cepeda‑Guttierez, précitée, est disposée à inférer, du fait que la SAI ne les a pas analysés, qu’elle a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments dont elle disposait. Il est vrai que Cepeda‑Guttierez n’oblige pas les décideurs administratifs à « faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve » (paragraphe 16), mais le critère du caractère raisonnable obligeait la SAI à expliquer pourquoi elle avait écarté ces éléments précis.

 

[47]           Les éléments relatifs aux versements volontaires faits par le demandeur à Mme Mpono appartiennent à la catégorie d’éléments de preuve visée par Cepeda-Gutierrez. Dans Persaud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 274, notre Cour a distingué la preuve « concernant précisément » le demandeur en question, qui entre dans le champ d’application de Cepeda‑Guttierez, de la preuve générale, qui y échappe (paragraphe 15).

 

[48]           L’analyse détaillée effectuée par la SAI des contradictions et divergences qu’elle remarquait dans les réponses données par le demandeur et Mme Mpono relativement à la connaissance qu’ils avaient l’un de l’autre étaye la conclusion qu’elle aurait dû analyser les éléments de preuve relatifs aux versements volontaires de soutien. Selon Cepeda‑Guttierez, il peut être plus facile d’inférer que le décideur a négligé des éléments de preuve contradictoires quand il « fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais [...] passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire » (paragraphe 17).

[49]           Notre Cour est arrivée à sa conclusion malgré les contradictions et divergences relevées dans la manière dont le demandeur et Mme Mpono ont rendu compte de la connaissance qu’ils avaient l’un de l’autre, la rapidité avec laquelle leur relation a abouti au mariage, leurs incompatibilités supposées et le fait qu’ils ne se soient pas mariés avant que le demandeur ne quitte le Gabon.

 

[50]           Le juge Evans faisait observer au paragraphe 9 de l’arrêt Ozdemir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331, que, s’agissant d’appliquer Cepeda‑Guttierez, précitée, « [i]l faut considérer l’importance relative de cette preuve par rapport aux autres éléments sur lesquels est fondée la décision » [non souligné dans l’original]. Par conséquent, l’examen du point de savoir si la SAI aurait dû prendre en considération les éléments tendant à établir les versements volontaires de soutien implique aussi l’appréciation de l’importance de cette preuve par rapport aux autres éléments sur lesquels elle a fondé sa décision.

 

[51]           Dans la présente espèce, la preuve sur laquelle la SAI a fondé sa décision n’enlève rien à l’importance des éléments attestant les versements volontaires de soutien. Dans certains cas, de tels éléments peuvent établir l’existence d’une relation de soutien dont il se révèle possible d’inférer l’authenticité du mariage. Exception faite des éléments selon lesquels le demandeur et Mme Mpono ont vécu séparés durant six ans, la preuve analysée par la SAI ne concerne pas la question du soutien, pécuniaire ou affectif, si bien qu’on ne peut dire qu’elle diminue l’importance des versements volontaires de soutien.

 

[52]           Notre Cour ne remplissant pas ici la fonction de juge des faits ou de décideur de première instance, il ne lui appartient pas d’apprécier ces éléments de preuve contradictoires. Néanmoins, s’appuyant sur Cepeda‑Guttierez et Ozdemir, précités, la Cour conclut que la SAI n’a pas tenu compte comme elle l’aurait dû des versements volontaires de soutien, omission déraisonnable étant donné l’importance des éléments de preuve y afférents au regard des autres éléments sur lesquels elle s’est fondée.

 

[53]           Cette conclusion suffit à justifier l’annulation de la décision de la SAI et son renvoi devant cette dernière pour un nouvel examen. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de se demander si la SAI a fondé sa décision sur des conclusions de fait erronées qu’elle aurait tirées de façon abusive ou arbitraire.

 

X. Conclusion

[54]           Par tous les motifs dont l’exposé précède, la Cour fait droit à la demande de contrôle judiciaire de M. Kitomi et renvoie l’affaire devant la SAI pour instruction de novo par un tribunal différemment constitué.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée devant la Section d’appel de l’immigration pour instruction de novo par un tribunal différemment constitué. Aucune question n’est certifiée.

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑1498‑12

 

INTITULÉ :                                      SAMUEL KITOMI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 29 octobre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 5 novembre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Clare Crummey

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Julie Waldman

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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