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Date : 20121105

Dossier : IMM-986-12

Référence : 2012 CF 1291

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 5 novembre 2012

En présence de monsieur le juge Shore

 

 

ENTRE :

 

MARI ILDA AVILA RODRIGUEZ

JOSE ANICETO ELIAS COTLAME TEPOLE

(aussi appelé JOSE ANICETO E

COTLAME TEPOLE)

JOSE OMAR EDUARDO

COTLAME ZEPAHUA

(aussi appelé JOSE OMAR EDUAR

COTLAME ZEPAHUA)

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Introduction

[1]               La demanderesse principale, son conjoint de fait et le fils de celui‑ci demandent l’asile en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La demanderesse principale craint d’être persécutée par les forces paramilitaires en Colombie; son conjoint de fait et le fils de celui-ci craignent d’être persécutés en raison de la criminalité qui sévit au Mexique. Tous trois sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile de la demanderesse principale au motif que cette dernière pouvait bénéficier de la protection de l’État, ainsi que la demande d’asile du conjoint de fait de la demanderesse et du fils de celui‑ci au motif qu’elle n’était fondée sur aucun des motifs prévus à l’article 96 de la LIPR et qu’elle reposait sur l’existence d’un risque généralisé au Mexique.

 

III. Contrôle judiciaire

[2]               La Cour est saisie d’une demande présentée en application du paragraphe 72(1) de la LIPR sollicitant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR, datée du 11 janvier 2012.

 

IV. Contexte

[3]               Née en 1960, la demanderesse principale, Mme Maria Ilda Avila Rodriguez, est citoyenne de la Colombie. Son conjoint, M. Jose Aniceto Elias Cotlame Tepole, et le fils de celui‑ci, Jose Omar Eduardo Cotlame Zepahua, nés en 1965 et en 1991, respectivement, sont citoyens du Mexique.

 

[4]               Le frère de la demanderesse principale et son associé en affaires étaient propriétaires d’un restaurant en Colombie et versaient de l’argent à des guérilleros des Forces armées révolutionnaires de Colombie [les FARC] qui les extorquaient.

 

[5]               La demanderesse principale prétend qu’en 1999, les forces paramilitaires ont attaqué la ville et détruit le restaurant. Elle allègue que sa famille et elle ont commencé à recevoir des appels de menaces de la part des forces paramilitaires qui les accusaient de collaborer avec les FARC. Elle affirme que son frère s’est plaint au procureur du ministère public et à la Croix‑Rouge. Ceux-ci l’ont informé [traduction] « qu’il était très difficile de faire quoi que ce soit parce que rien ne leur était encore arrivé » et [traduction] « ils lui ont dit de prendre des mesures de sécurité privées » (Formulaire de renseignements personnels [FRP] de la demanderesse principale, par 14).

 

[6]               La demanderesse principale s’est enfuie aux États-Unis le 26 avril 1999. Elle est retournée en Colombie le 2 octobre 1999 et est revenue aux États-Unis le 16 mai 2000. 

 

[7]               La demanderesse principale allègue qu’elle est demeurée aux États-Unis en attendant que sa mère, sa sœur et son fils obtiennent des visas américains. Elle déclare que les membres de sa famille avaient l’intention de demander l’asile au Canada, qu’elle avait travaillé aux États‑Unis pour subvenir à leurs besoins et qu’elle s’était renseignée sur la possibilité de demander l’asile aux États-Unis auprès d’un avocat, qui lui aurait dit qu’il était trop tard et qu’elle serait vraisemblablement expulsée.

 

[8]               Le frère de la demanderesse principale a obtenu le statut de réfugié au Canada en 2001.

 

[9]               La demanderesse principale allègue qu’en 2001, les forces paramilitaires ont tué trois des frères et sœurs de l’associé de son frère et qu’elles ont laissé un message indiquant que « c’est ce qui arrive aux complices des guérilléros [des FARC] » (paragraphe 9 de la décision); deux enfants des frères et sœurs assassinés ont disparu en 2003. En 2008, les forces paramilitaires, qui recherchaient alors la demanderesse principale et son frère, ont menacé leur mère et les acheteurs de la maison familiale. En 2009, les forces paramilitaires ont tué l’oncle de l’associé parce qu’il avait dénoncé la corruption. Elles ont également menacé le père de la demanderesse principale et la fille du cousin de celle‑ci, alors qu’elles recherchaient le frère de la demanderesse principale et son associé.

 

[10]           Le conjoint de la demanderesse principale s’est rendu aux États‑Unis en 2001 et est revenu au Mexique en 2005. Là-bas, il s’est fait agresser à trois reprises. Son fils et lui se sont rendus aux États-Unis le 17 septembre 2006.

 

[11]           La demanderesse principale et son conjoint ont commencé à faire vie commune le 3 mars 2008. Ils sont entrés au Canada, avec le fils du conjoint, le 30 septembre 2009.

 

V. Décision contrôlée

[12]           La SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse principale pour trois motifs : (i) elle n’a pas demandé l’asile aux États-Unis; (ii) elle s’est réclamée de nouveau de la protection de la Colombie; (iii) elle n’a pas réfuté la présomption de protection de l’État. La demande d’asile de son conjoint et du fils de celui‑ci a été rejetée parce qu’aucun lien avec l’un des motifs prévus par la Convention n’avait été établi et que le risque auquel ceux‑ci étaient exposés était un risque général.

 

[13]           La SPR a conclu que l’omission de la demanderesse principale de demander l’asile aux États‑Unis, malgré les neuf années où elle y est demeurée, témoignait d’une absence de crainte subjective de persécution. Elle a précisé que les réfugiés « sont censés demander la protection dès qu’il est possible de le faire et qu’ils se trouvent hors de portée de leurs oppresseurs » (Décision, par 16). La SPR a rejeté l’allégation de la demanderesse principale selon laquelle elle n’a pas demandé l’asile parce qu’au moment de présenter sa demande, « il était trop tard ». La SPR a conclu que si sa crainte avait été réelle, elle aurait tenté de régulariser son statut.

 

[14]           La SPR a estimé que le retour de la demanderesse principale en Colombie était incompatible avec une crainte subjective d’être persécutée, s’appuyant à cet égard sur l’arrêt Caballero c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 154 NR 345 (CAF). La SPR a rejeté l’allégation de la demanderesse principale selon laquelle elle était retournée pour aider sa famille à se réinstaller et à se protéger au motif qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve crédibles suffisants pour convaincre la SPR que la famille de la demanderesse principale ne pouvait pas se réinstaller sans elle.

 

[15]           La SPR a conclu que la demanderesse principale n’a pas fourni de preuve claire et convaincante pour réfuter la présomption de protection de l’État. S’appuyant sur l’arrêt Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, [2008] 4 RCF 636, la SPR a conclu que la preuve de l’insuffisance de la protection de l’État doit être digne de foi et probante, et montrer, selon la prépondérance des probabilités, que la protection de l’État est insuffisante. La SPR a également cité l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca (1992), 99 DLR (4th) 334 (CAF), dans lequel la Cour d’appel a statué que la présomption n’est pas réfutée simplement parce que les efforts d’un État ne connaissent pas toujours du succès, plus particulièrement si l’État a le contrôle efficient de son territoire, qu’il possède des autorités militaires et civiles et une force policière et qu’il fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens.

 

[16]           Après avoir cité l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, la SPR a conclu que les demandeurs d’asile doivent s’adresser à l’État pour obtenir sa protection dans les cas où la protection de l’État aurait pu raisonnablement être assurée. Renvoyant à Camacho c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 830, elle a précisé qu’en l’absence d’une explication convaincante, le fait de ne pas solliciter la protection de l’État est souvent fatale si, dans l’État en question, le fonctionnement de la démocratie n’est pas remis en question et si cet État est disposé à assurer un certain degré de protection à ses citoyens et possède les ressources nécessaires pour le faire. La SPR a renvoyé à Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Kadenko (1996), 124 FTR 160, par 5, pour énoncer le principe que ce fardeau est « proportionnel au degré de démocratie atteint chez l’État en cause : plus les institutions de l’État seront démocratiques, plus le revendicateur devra avoir cherché à épuiser les recours qui s’offrent à lui ».

 

[17]           La SPR n’était pas convaincue que la police n’aurait pas enquêté sur les actions des paramilitaires si la demanderesse principale les avait signalées, ni qu’elle n’aurait pas arrêté et poursuivi les agresseurs si la preuve avait été suffisante. La SPR n’a pas reconnu que la disparition des enfants en 2003, après que leur mère eut tenté d’obtenir de la protection, démontrait que la demanderesse ne pouvait compter sur l’aide de la police. Elle n’a pas non plus reconnu que la police aidait les forces paramilitaires à rechercher leurs victimes. La demanderesse principale n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour démontrer que la police ne donnait pas suite aux signalements faits par sa famille.

 

[18]           La SPR a paru douter de la possibilité que les forces paramilitaires s’intéressent à la demanderesse principale alors que (i) l’exposé circonstancié du FPR de la demanderesse portait surtout sur l’expérience de son frère avec les forces paramilitaires; (ii) plusieurs années s’étaient écoulées depuis que les forces paramilitaires avaient ciblé son frère. La SPR a néanmoins reconnu que les forces paramilitaires s’étaient rendues à la maison de la demanderesse principale à Bogotá après avoir attaqué le restaurant de son frère, qu’elles recherchaient la demanderesse principale en 2008 à son ancienne résidence et qu’elles se renseignaient encore à son sujet et au sujet de son frère parce qu’elles croyaient qu’ils soutenaient tous deux activement les FARC et refusaient de collaboraient avec elles.

 

[19]           La SPR a conclu que la Colombie faisait des efforts importants pour lutter contre la criminalité et la corruption et que ces efforts l’emportaient sur la preuve des violations des droits de la personne commises par les forces paramilitaires. Reconnaissant les incohérences entre les sources constituant la preuve documentaire, elle a conclu que la preuve objective démontrait qu’en Colombie, la protection offerte par l’État aux victimes d’actes criminels était adéquate, bien qu’imparfaite. Pour appuyer sa conclusion, la SPR a nommé quelques organismes colombiens de lutte contre l’extorsion et les enlèvements. Elle a conclu que la preuve documentaire établissait que ces efforts s’étaient révélés efficaces.

 

[20]           La SPR a conclu que la demande du conjoint de la demanderesse principale et du fils de celui‑ci n’avait aucun lien avec l’un des motifs prévus par la Convention. Après avoir cité quelques décisions de la Cour, elle a conclu que la crainte des actes criminels ne permettait pas d’établir un tel lien.

 

[21]           La SPR a conclu que le risque auquel le conjoint de la demanderesse principale et du fils de celui-ci étaient exposés était trop général pour qu’ils soient considérés comme des personnes à protéger en vertu de l’article 97 de la LIPR. Elle s’est arrêtée au témoignage du conjoint de la demanderesse principale qui a affirmé que « tout le monde risque de subir un préjudice » et que, s’agissant des agressions et des vols au Mexique, « tout le monde est exposé à ce risque », de même qu’elle a cité le témoignage du fils du conjoint, selon qui « les membres des cartels de la drogue s’en prennent à n’importe qui » (aux paragraphes 49 et 50 de la décision). Faisant remarquer que la preuve indiquait que plusieurs Mexicains étaient exposés à un risque de violence criminelle, la SPR a conclu que le conjoint de la demanderesse principale et le fils de celui‑ci étaient exposés « au risque généralisé d’être victimes de vol, d’activités liées aux stupéfiants et de violence, un risque auquel tout le monde est exposé au Mexique » (par 51).

 

VI. Les questions en litige

[22]           (1)  La conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse principale avait accès à une protection de l’État adéquate et efficace en Colombie était‑elle raisonnable?

(2)  La conclusion de la SPR selon laquelle la crainte de demanderesse principale n’avait pas de fondement subjectif parce qu’elle n’avait pas demandé l’asile aux États-Unis et s’était réclamée à nouveau de la protection de l’État en Colombie était‑elle raisonnable?

(3)  La conclusion de la SPR selon laquelle le conjoint de la demanderesse principale et le fils de celui‑ci étaient exposés à un risque généralisé au Mexique était‑elle raisonnable?

 

VII. Dispositions législatives pertinentes

[23]           Les dispositions législatives suivantes de la LIPR sont pertinentes :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

Personne à protéger

 

97.      (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

 

 

Person in need of protection

 

97.      (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

VIII. Position des parties

[24]           La demanderesse principale soutient qu’il était déraisonnable pour la SPR de conclure que sa crainte n’avait pas de fondement subjectif parce qu’elle n’avait pas demandé l’asile aux États-Unis et qu’elle était retournée en Colombie. Elle reconnaît que la SPR pouvait tirer une conclusion défavorable de son omission de demander l’asile dans le premier pays sûr où elle est arrivée, mais elle fait valoir que ce fait ne saurait être déterminant. La demanderesse principale renvoie à la décision Gonzalez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1292, selon laquelle la SPR doit « évaluer la raison pour laquelle il y a eu un retard à présenter une demande d’asile et la raison pour laquelle l’asile n’a pas été demandé à la première occasion » (par 13). La demanderesse principale prétend c’est à cause de son inquiétude au sujet des membres de sa famille, ainsi que de son incapacité à faire confiance à quiconque pour les réinstaller qu’elle s’est réclamée de nouveau de la protection de la Colombie. Elle cite l’arrêt Yusuf c Canada (Ministre de l’emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 629, par 5, 133 NR 391 (CAF), dans lequel la Cour d’appel fédérale a statué que le régime de protection des réfugiés n’excluait pas « les personnes courageuses ou simplement stupides au profit de celles qui sont plus timides ou plus intelligentes ».

 

[25]           Selon la demanderesse principale, la conclusion suivant laquelle elle n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État était déraisonnable. Elle soutient qu’un gouvernement démocratique n’offre pas nécessairement une protection de l’État adéquate.

 

[26]           La demanderesse principale fait valoir que la conclusion de SPR au sujet de la protection de l’État a été tirée de façon arbitraire et abusive. Elle allègue que la SPR n’a pas examiné certains éléments de preuve tendant à démontrer que la Colombie ne peut protéger les citoyens qui sont personnellement ciblés. La demanderesse principale fait état d’un rapport rédigé par M. Marc Chernick, professeur agrégé invité au centre des études latino-américaines de l’université de Georgetown, qui indique que la Colombie, malgré des politiques énergiques, ne peut pas protéger les personnes ciblées [le rapport Chernick], ainsi que d’une lettre d’Amnistie internationale qui va dans le même sens.

 

[27]           La demanderesse principale reconnaît que la SPR n’est pas obligée de mentionner chaque élément de preuve, mais elle estime que, dans les circonstances, la SPR devait analyser ces éléments de preuve. Elle soutient que la SPR n’a pas expliqué comment elle avait apprécié la preuve ni pourquoi les initiatives de l’État pour lutter contre les forces paramilitaires et les guérilleros établissent que l’État protège ses citoyens. La demanderesse principale cite la décision Cetinkaya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 8, dans laquelle la Cour déclare que « plus un élément de preuve est important, plus il est probable que l’on conclura du fait que le tribunal n’en a pas fait mention que sa décision est déraisonnable, en particulier lorsqu’il y a une contradiction marquée avec l’une de ses conclusions » (par 66).

 

[28]           La demanderesse principale allègue que dans l’analyse relative à la protection de l’État, le décideur ne doit pas seulement se demander si l’État dispose d’un cadre législatif et procédural qui lui permet de lutter contre les abus. Le décideur doit également vérifier si l’État a la capacité et la volonté d’en mettre les dispositions en œuvre.

 

[29]           Citant Gonsalves c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 844, par 16, la demanderesse principale ajoute que le demandeur d’asile « ne doit pas mettre sa vie en danger en sollicitant la protection [de l’État] simplement pour démontrer son inefficacité ».

 

[30]           En ce qui a trait à la demande d’asile de son conjoint et du fils de celui‑ci, la demanderesse principale soutient que la SPR n’a pas procédé à un examen individualisé pour deux raisons. Premièrement, la SPR ne s’est pas demandé si le risque auquel son conjoint était exposé était personnalisé, et ce, à cause du temps que celui‑ci a passé à l’étranger. Deuxièmement, la SPR ne s’est pas demandé si la nationalité étrangère de la demanderesse principale, sa conjointe, avait pour effet de personnaliser le risque.

 

[31]           La demanderesse principale fait également valoir que la SPR a commis une erreur de droit dans son interprétation du paragraphe 97(1) de la LIPR en se concentrant sur les motifs liés à la persécution. Elle s’appuie sur la décision Zacarias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 62, dans laquelle la Cour n’a pas retenu l’argument voulant qu’un demandeur expressément et fréquemment pris pour cible était exposé à un risque généralisé. Selon elle, le risque généralisé n’existe que dans les cas extrêmes, p. ex. lorsqu’une catastrophe touche tous les habitants d’un pays.

 

[32]           Selon le défendeur, l’un des principaux éléments de la conclusion de la SPR quant à la protection de l’État est que la demanderesse principale n’a pas établi que les forces paramilitaires la ciblaient directement ou personnellement. Il affirme que la SPR a de ce fait conclu que la demanderesse principale bénéficierait d’une protection de l’État adéquate. Il s’appuie sur la décision Castro Nino c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 506, pour faire valoir qu’il est raisonnable pour la SPR d’établir une distinction entre les victimes de violence directement et indirectement prises pour cibles lorsqu’elle tire une conclusion relative à la protection de l’État. Ainsi, la cible directe serait la personne visée personnellement par un groupe violent (en l’espèce, le frère de la demanderesse principale) et la cible indirecte serait visée en raison de la relation qu’elle pourrait avoir avec la cible directe.

 

[33]           Le défendeur soutient que la SPR n’était pas tenue de mentionner expressément les éléments de preuve documentaire présentés par la demanderesse principale, et plus particulièrement, le rapport Chernick. Le défendeur fait valoir que le rapport Chernick aborde la question des risques auxquels sont exposées les personnes directement ciblées par les forces paramilitaires. Puisque la SPR a estimé que la demanderesse principale n’était qu’une cible indirecte des forces paramilitaires, le rapport Chernick ne concernait pas sa situation personnelle et la SPR n’était pas tenue de l’analyser. Le défendeur cite la décision Serda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 356, à l’appui de la proposition suivant laquelle l’obligation de la SPR d’analyser un élément de preuve en particulier est proportionnelle à la mesure dans laquelle cet élément est directement lié à la situation personnelle du demandeur.

 

[34]           Le défendeur soutient que l’analyse de la SPR relative au retard de la demanderesse principale à demander l’asile et au fait de s’être réclamée de nouveau de la protection de l’État en Colombie était raisonnable. Citant la décision Ortiz Garcia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1346, il fait valoir qu’en l’absence de circonstances impérieuses, le fait de solliciter à nouveau la protection de l’État « tend habituellement à indiquer une absence de risque ou une absence de crainte subjective de persécution » (au paragraphe 7). Il était aussi raisonnable pour la SPR de conclure que les neuf années que la demanderesse principale a passées aux États‑Unis discréditaient sa crainte subjective. Il cite également la décision Garavito Olaya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 913, pour affirmer que (i) lorsqu’une personne n’est pas en mesure d’expliquer sa lenteur à présenter une demande d’asile, « celle-ci peut être déclarée irrecevable », et que (ii) le simple fait que les demandeurs aient un parent installé au Canada ne permet pas de passer sur le fait qu’ils n’ont pas demandé l’asile plutôt dans un autre pays (par 53 et 54).

 

[35]           Le défendeur fait valoir que le risque auquel le conjoint de la demanderesse principale et le fils de celui-ci sont exposés est un risque généralisé qui échappe à l’application de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR. Le défendeur soutient que ces derniers n’ont pas démontré qu’ils avaient été ciblés ou qu’ils étaient exposés à un risque prospectif plus grand que celui auquel les Mexicains sont exposés en général. Le défendeur renvoie à la décision Ayala c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 183, pour illustrer le principe selon lequel « [l]orsqu’une partie de la population ‑ et non pas nécessairement la majorité ‑ est victime de menaces d’extorsion et de violence, la preuve doit démontrer que les demandeurs ont été victimes de gestes plus graves que les menaces auxquelles la population en général est par ailleurs exposée » (par 8).

 

[36]           En réponse à l’argument voulant que le risque en l’espèce soit plus élevé parce que le conjoint de la demanderesse principale et le fils de celui‑ci ont quitté le Mexique depuis longtemps et que la demanderesse principale est une étrangère, le défendeur prétend qu’il ressort des témoignages que ceux‑ci ont offert que leur crainte est fondée sur un risque généralisé.

 

IX. Analyse

[37]           La question de savoir si la demanderesse principale peut se prévaloir d’une protection de l’État adéquate en Colombie est une question de fait susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité (Yang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 930). Cette norme s’applique également aux conclusions de la SPR au sujet de la crainte subjective (Fonnoll c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1461) et du risque généralisé (Samuel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 973).

 

[38]           Suivant cette norme, la Cour peut uniquement intervenir si les motifs de la SPR ne sont pas justifiés, transparents ou intelligibles. Pour qu’une décision soit raisonnable, elle doit appartenir « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, par 47, [2008] 1 RCS 190).

 

(1)   La conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse principale avait accès à une protection de l’État adéquate et efficace en Colombie était‑elle raisonnable?

 

[39]           Pour réfuter la présomption de la protection de l’État, le demandeur d’asile doit, par une preuve claire, convaincante, digne de foi et probante, démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que la Colombie ne peut assurer une protection adéquate (Carrillo, précité, par 30). 

 

[40]           Le décideur qui procède à une évaluation raisonnable de la protection de l’État établit une distinction entre la volonté d’assurer une protection et la capacité de le faire. Dans la décision Kovacs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1003, la Cour a statué que la preuve de l’amélioration de la situation et des progrès réalisés par l’État ne veut pas nécessairement dire qu’il existe une protection efficace et que « les changements [devaient avoir été] mis en œuvre de façon efficace dans la pratique » (par 64 et 66).

 

[41]           La demanderesse principale a présenté des rapports clairs et convaincants provenant de sources dignes de foi, lesquels semblent démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que la Colombie ne peut protéger les personnes ciblées par les forces paramilitaires. Selon un rapport du Conseil canadien pour les réfugiés [CCR], les forces paramilitaires sont capables de [traduction] « retracer quelqu’un » partout en Colombie, les [traduction] « citoyens forcés d’y retourner risquent d’être immédiatement repérés par le système d’information et la société civile du pays », et il n’existe [traduction] « aucun programme de protection fiable » destiné [traduction] « aux citoyens ordinaires » (dossier du tribunal [DT], p 600 et 611). Dans son rapport, M. Chernick traite du réarmement des forces paramilitaires et affirme sans équivoque que, malgré ses politiques gouvernementales, la Colombie ne peut protéger les [traduction] « personnes menacées d’enlèvement, d’extorsion ou d’assassinat extrajudiciaire » (DT, par 8 à la p 551). Amnistie Internationale [AI] affirme quant à elle que, même si [traduction] « les autorités tentent toujours de décrire la situation de façon favorable », les groupes qui succèdent aux forces paramilitaires peuvent [traduction] « poursuivent leurs victimes partout [en Colombie], surtout s’ils sont particulièrement intéressés par la personne », et que ces groupes sont [traduction] « étroitement liés à la police et aux forces de sécurité » (DT, p 574, 580 et 576). AI souligne que [traduction] « de façon générale, la grande majorité des violations des droits de la personne sont commises en toute impunité » (DT, p 580).

 

[42]           Suivant un rapport de Human Rights Watch non versé au dossier du tribunal, mais faisant partie du Cartable national de documentation [CND] examiné par la SPR, la Colombie protège certains groupes vulnérables, mais non [traduction] « les anciennes victimes [des forces paramilitaires] cherchant à faire valoir leurs droits. La Colombie n’offre pas non plus de protection ou d’assistance aux nombreux Colombiens ordinaires qui sont maintenant menacés ou attaqués par les groupes qui ont remplacé les forces paramilitaires » (Human Rights Watch, Paramilitaries’ Heirs : The New Face of Violence in Colombia, New York, Human Rights Watch, 2010, p 107). Une Réponse à la demande d’information, COL103286.EF, datée du 23 février 2010 et contenue au CDN, témoigne de l’insuffisance de la protection de l’État contre les forces paramilitaires. Un seul des experts cités dans le document COL103286.EF a indiqué que cette protection était suffisante. À l’occasion d’une entrevue ultérieure avec le CCR, cet expert a reconnu qu’il n’était pas [traduction] « une source digne de foi [au sujet du conflit interne, un point qu’il a fait valoir] de façon claire à la CISR » (DT, p 613).

 

[43]           Il n’était pas raisonnable pour la SPR de conclure que les efforts de la Colombie pour lutter contre la criminalité l’emportaient sur la preuve des violations des droits de la personne commises par les forces paramilitaires. La SPR soutient qu’elle a apprécié la preuve sur la situation du pays avant de conclure à l’existence d’une protection de l’État adéquate et efficace :

[32]      […] La Commission reconnaît que la preuve documentaire, constituée à partir de différentes sources, comporte certaines incohérences; toutefois, la prépondérance des éléments de preuve objectifs qui traitent des conditions actuelles en Colombie donne à penser que la protection offerte par l’État aux victimes d’actes criminels y est adéquate, même si elle n’est pas parfaite, que la Colombie s’efforce sérieusement d’enrayer les problèmes de criminalité et que les policiers sont prêts à aider les victimes et capables de le faire. En outre, il ressort de la preuve que les efforts faits par l’État pour s’attaquer aux problèmes de criminalité se sont avérés efficaces.

 

[44]           La preuve prépondérante versée au dossier et le CND tendent à indiquer le contraire : la Colombie ne peut pas protéger de façon efficace les personnes ciblées par les forces paramilitaires. 

 

[45]           Certains éléments de preuve indiquent que des paramilitaires ayant participé à des enlèvements et à des activités d’extorsion ont été arrêtés, que le nombre de cas d’enlèvement et d’extorsion a diminué et que la démobilisation des forces paramilitaires a progressé. Dans un rapport mitigé du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [UNHCR], il appert que [traduction] « les efforts du gouvernement pour lutter contre les forces paramilitaires se sont soldés par des résultats positifs », mais que la Colombie [traduction] « doit multiplier les mécanismes de prévention pour la population à risque » (DT, p 529).

 

[46]           La preuve relative à l’amélioration de la situation citée par la SPR ne vise pas vraiment la situation particulière dans laquelle se trouve la demanderesse principale. Les documents faisant état de la démobilisation et de la diminution des cas d’extorsion et d’enlèvement démontrent que l’État a réussi à freiner les forces paramilitaires, mais ils ne portent pas expressément sur la question de savoir si les personnes ciblées par les forces paramilitaires bénéficient d’une protection efficace. Cependant, les documents mentionnés aux paragraphes 41 et 42 ci‑dessus portent précisément sur cette question et ils donnent fortement à penser que la Colombie ne peut protéger les personnes ciblées par les forces paramilitaires.

 

[47]           En l’espèce, la conclusion tirée par la SPR relativement à la protection de l’État est déraisonnable parce que la SPR n’a pas apprécié la preuve documentaire en fonction de la situation particulière de la demanderesse principale. Certes, la preuve relative au succès des efforts entrepris par le gouvernement colombien pour démobiliser les forces paramilitaires comportait certaines incohérences, mais la preuve portant sur la question qu’aurait dû poser la SPR dans son analyse : « La Colombie peut‑elle protéger une personne qui a été ciblée par les forces paramilitaires? » était quant à elle cohérente.

 

[48]           La SPR a plutôt inféré de la preuve relative aux efforts entrepris pour freiner les forces paramilitaires en général que la demanderesse principale pouvait se prévaloir de la protection de l’État. Cette façon de faire rappelle la décision Cervenakova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 525, dans laquelle la Cour a conclu que la SPR avait apprécié les éléments de preuve de façon déraisonnable en « cherch[ant] désespérément le moindre signe de caractère satisfaisant des efforts concrets dans le contexte d’une situation très sombre et [en] appel[ant] cela ‘de réels progrès’, ‘des progrès’ et ‘des mesures rigoureuses’ » (par 74).

 

[49]           Le dossier indique que la famille de la demanderesse principale a sollicité la protection de l’État. La SPR n’a pas mis en doute la crédibilité de la déclaration de la demanderesse principale selon laquelle son frère s’est plaint au procureur du ministère public.

 

[50]           Selon le défendeur, la SPR a raisonnablement conclu que la demanderesse principale avait accès à une protection de l’État adéquate et efficace, étant donné qu’elle n’était pas directement ciblée par les forces paramilitaires :

[traduction] [4]       L’élément principal de la conclusion de la Commission relativement à la protection de l’État était que, puisque la demanderesse n’avait pas établi que les forces paramilitaires la ciblaient personnellement, elle pourrait bénéficier d’une protection de l’État suffisante, à l’instar de sa mère, de son fils et de sa sœur. Bien que la question soit très différente dans le cas d’une personne ciblée personnellement, la conclusion de la Commission était fondée sur les faits précis dont elle disposait et n’était pas déraisonnable. (Mémoire des arguments supplémentaires du défendeur dans le cadre du contrôle judiciaire)

 

 

[51]           En toute déférence, cette interprétation invite la Cour à adopter une approche digne de Procuste à l’égard des motifs de la SPR, car elle force le sens de ce que la SPR a réellement dit pour que les motifs qu’elle a exposés soient conformes à la position adoptée par la Cour dans Castro Nino, précité. En l’espèce, l’approche préconisée par le défendeur forcerait le sens des motifs de la SPR au point de les dénaturer. 

 

[52]           Il ressort d’un examen attentif de la décision que la SPR celle‑ci s’est demandé si les forces paramilitaires avaient directement ciblé la demanderesse principale, mais qu’elle a finalement conclu que celle‑ci avait été ciblée personnellement et que la Colombie pouvait lui offrir sa protection dans les circonstances :

[29] [...] Questionnée à savoir pourquoi un groupe paramilitaire s’intéresserait à elle alors que dans l’exposé circonstancié contenu dans son FRP, il est surtout question des problèmes que son frère a connus en Colombie, XXX a indiqué qu’elle fait partie de la famille de son frère et que, si elle n’avait pas fui la Colombie, elle aurait pu avoir des problèmes. XXX a ajouté que les groupes paramilitaires n’ont pas été démobilisés en Colombie. Tenue d’expliquer pourquoi un groupe paramilitaire s’intéresserait à elle aujourd’hui, nombre d’années après les incidents de 1999, XXX a répondu que les forces paramilitaires n’oublient pas : elles ont des listes des personnes qu’elles recherchent et elles croient que les membres de sa famille et elle soutiennent activement les guérilléros. XXX a expliqué que des membres des forces paramilitaires s’informent encore à son sujet et au sujet de son frère parce que son frère et elle ne leur ont pas obéi et ont refusé de traiter avec eux et que les forces paramilitaires veulent une plus grande place sur la scène politique. XXX a affirmé qu’elle ne croit pas que la police l’aiderait si elle retournait à XXX et que les forces paramilitaires lui causaient des ennuis, parce que la mère de XXX a demandé l’aide de la police pendant des années et que des membres de leur famille ont disparu. XXX a ajouté qu’elle croit que la police facilite la tâche des forces paramilitaires quand elles recherchent leurs victimes

 

[30]      J’estime que XXX n’a pas réfuté la présomption de protection de l’État au moyen d’éléments de preuve clairs et convaincants. Je ne suis pas convaincue que la police n’enquêterait pas sur l’ensemble des allégations de XXX si cette dernière lui signalait les incidents. Je ne suis pas non plus convaincue que la police n’arrêterait pas les agresseurs de XXX et ne les poursuivrait pas si la preuve était suffisante. (Décision de la SPR précitée.)

[Non souligné dans l’original.]

 

[53]           Le passage qui précède démontre que la SPR a conclu que (i) les groupes paramilitaires étaient les « agresseurs » de la demanderesse principale, et que, (ii) malgré cela, la demanderesse principale pouvait se prévaloir d’une protection de l’État efficace et adéquate.

 

[54]           L’argument du défendeur repose sur une interprétation erronée des motifs de la SPR. La conclusion de la SPR suivant laquelle la Colombie pouvait offrir une protection adéquate et efficace à la demanderesse principale, malgré le fait que les forces paramilitaires l’avaient personnellement ciblée, est incompatible avec l’interprétation avancée par le défendeur selon laquelle la demanderesse pouvait se prévaloir de la protection de l’État parce qu’elle n’était pas une cible indirecte.

 

[55]           Le défendeur demande à la Cour d’adopter cette dernière interprétation parce que la SPR s’est demandé pourquoi la demanderesse principale croyait que les forces paramilitaires s’intéresseraient à elle alors qu’il était surtout question dans son FRP des problèmes de son frère. Or, la SPR n’a pas mis en doute les éléments de preuve de la demanderesse principale selon lesquels elle était personnellement ciblée et elle a conclu en définitive que la demanderesse principale pouvait se prévaloir d’une protection de l’État adéquate et efficace même si elle avait été ciblée personnellement. Par conséquent, les motifs de la SPR ne sauraient étayer cette conclusion et l’argument du défendeur fondé sur ce motif est rejeté.

 

[56]           Je reconnais qu’« [i]l se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, par 16, [2011] 3 RCS 708). En l’espèce, toutefois, la SPR a non seulement omis de tirer une conclusion répondant à l’argument du défendeur, mais elle est arrivée à une conclusion qui est essentiellement incompatible avec l’idée que la demanderesse principale n’était pas directement ciblée.

 

(2)   La conclusion de la SPR selon laquelle la crainte de la demanderesse principale n’avait pas de fondement subjectif parce qu’elle n’avait pas demandé l’asile aux États-Unis et s’était réclamée à nouveau de la protection de l’État en Colombie était‑elle raisonnable?

 

[57]           Le retard à présenter une demande d’asile n’est pas en soi un « facteur déterminant », mais il s’agit d’un élément dont le décideur « peut tenir compte pour apprécier les dires ainsi que les faits et gestes d’un revendicateur » (Huerta c Canada (Ministre de l’Emploi et l’Immigration), [1993] ACF no 271 (QL/Lexis) (CAF), par 4). Le décideur « doit tenir compte des explications données par le défendeur du retard du dépôt d’une demande d’asile » (Ruiz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 258, par 57).

 

[58]           Dans son analyse de la crainte de persécution, le décideur peut tenir compte du fait que le demandeur d’asile s’est réclamé à nouveau de la protection de l’État, mais il doit tenir compte de l’explication donnée par le demandeur d’asile à cet égard (Hernandez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 197, par 21).

 

[59]           La SPR a rejeté la prétention de la demanderesse principale voulant qu’elle n’ait pas demandé l’asile aux États-Unis parce qu’il était trop tard lorsqu’elle s’est décidée à présenter sa demande. Selon la SPR, si la demanderesse principale « avait vraiment craint de retourner en Colombie, elle aurait tenté de régulariser son titre » (par 18). Quant à sa prétention selon laquelle elle était retournée en Colombie pour réinstaller sa famille, la SPR a conclu qu’« [i]l n’a pas été établi au moyen d’éléments de preuve crédibles suffisants que les membres de la famille de [Maria] n’auraient pas pu se réinstaller en Colombie sans que [Maria] n’y retourne » (Décision, par 21).

 

[60]           Dans l’arrêt Shanmugarajah c Canada (Ministre de l’Emploi et l’Immigration), [1992] ACF no 583 (QL/Lexis), la Cour d’appel fédérale a déclaré qu’« il est presque toujours téméraire pour une Commission, dans une affaire de réfugié où aucune question générale de crédibilité ne se pose, d’affirmer qu’il n’existe aucun élément subjectif de crainte de la part du demandeur ». Notre Cour a tiré une conclusion semblable dans Camargo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1434, et dans Sukhu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 427.

 

[61]           Il est certes troublant que la demanderesse principale n’ait pas demandé l’asile aux États-Unis, bien qu’elle y ait vécu pendant neuf ans, mais la SPR n’a pas mis en doute sa crédibilité générale. Par conséquent, la Cour présume que le témoignage de la demanderesse principale était crédible (Sukhu, précité, par 26).

 

[62]           Étant donné que la SPR n’a pas tiré de conclusion défavorable quant à la crédibilité générale de la demanderesse principale, il n’est pas raisonnable qu’elle ait conclu que sa crainte n’avait pas de fondement subjectif. Dans Sukhu, précité, le juge Yves de Montigny a décrit le problème cognitif qui se pose lorsqu’un décideur accepte le témoignage d’un demandeur au sujet de la persécution à laquelle celui‑ci est exposé tout en concluant que sa crainte n’a pas de fondement subjectif :

[27]      Si le commissaire voulait mettre en doute la crédibilité des demandeurs, il devait le dire explicitement et s’en expliquer. En l’absence d’une telle conclusion, il est difficile de comprendre pourquoi il a fini par conclure que les craintes des demandeurs n’avaient pas de fondement subjectif. S’il admet que la demanderesse a été deux fois victime d’une agression sexuelle, comment ne pouvait‑elle pas avoir une crainte subjective de retourner vers l’endroit où vivent ses agresseurs, dans un pays où les autorités ne veulent pas et/ou ne peuvent pas la protéger? […]

 

[63]           La SPR n’a pas mis en doute la crédibilité de la demanderesse principale quant à savoir si les forces paramilitaires avaient attaqué sa famille et continué de la menacer. Il est donc « difficile de comprendre » comment la SPR a pu conclure que la crainte de la demanderesse principale n’avait pas de fondement subjectif (Sukhu, précité, par 27).

 

(3)  La conclusion de la SPR selon laquelle le conjoint de la demanderesse principale et le fils de celui‑ci étaient exposés à un risque généralisé au Mexique était‑elle raisonnable?

 

[64]           Pour être considérés comme des personnes à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR, le conjoint de la demanderesse principale et le fils de celui-ci doivent démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que par leur renvoi vers le Mexique ils seraient personnellement exposés en tout lieu de ce pays à une menace à leur vie ou au risque de traitements cruels et inusités alors que d’autres personnes originaires du Mexique ou s’y trouvant ne le sont généralement pas.

 

[65]           La SPR a conclu de façon raisonnable que le conjoint de la demanderesse principale et le fils de celui‑ci étaient exposés à un risque généralisé au Mexique. À l’audience, le conjoint de la demanderesse principale et le fils de celui-ci ont affirmé craindre la criminalité au Mexique, mais ils ont tous les deux reconnu que cette crainte était ressentie par l’ensemble de la population (DT, p 806 et 815). Dans la décision Prophète c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331, confirmée par 2009 CAF 31, la Cour a statué que le risque associé à la violence criminelle dans un pays où celle‑ci est très présente est un risque général plutôt qu’un risque personnel, même si le demandeur appartient à un sous-groupe susceptible de devenir victime (par 23).

 

[66]           Il n’est pas déraisonnable de considérer les Mexicains qui ont vécu à l’étranger ou qui ont un conjoint non Mexicain comme étant l’un des sous-groupes décrits dans la décision Prophète, précitée. La SPR n’a pas expressément conclu que le conjoint de la demanderesse principale et le fils de celui-ci appartenaient à un sous-groupe. La déférence exige toutefois que la Cour fasse preuve d’une « [traduction] ’attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision’ » [souligné dans l’original] (Alliance de la fonction publique du Canada c Société canadienne des postes, 2011 CSC 57, [2011] 3 RCS 572, confirmant les motifs dissidents du juge John Maxwell Evans, 2010 CAF 56, par 164, citant le professeur Dyzenhaus, « The Politics of Deference: Judicial Review and Democracy », dans M Taggart, dir, The Province of Administrative Law, Oxford, Hart Publishing, 1997, 279, p 286).

 

[67]           La situation du conjoint de la demanderesse principale et du fils de celui-ci se distingue de celle décrite dans Zacarias, précité. Dans cette affaire, le risque auquel le demandeur était exposé était plus important que celui auquel l’était la population en général parce qu’il était personnellement et constamment ciblé par un gang criminel. La preuve ne démontre pas que le conjoint de la demanderesse principale et le fils de celui‑ci sont exposés à des menaces individuelles et continues de violence criminelle au Mexique.

 

X. Conclusion

[68]           Pour tous les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse principale est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour une nouvelle audience (de novo). La demande de contrôle judiciaire du conjoint de la demanderesse principale et du fils de celui-ci est rejetée.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.      La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse principale est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour une nouvelle audience (de novo).

2.      La demande de contrôle judiciaire du conjoint de la demanderesse principale et du fils de celui‑ci est rejetée.

3.      Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


Cour fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-986-12

 

INTITULÉ :                                                  MARI ILDA AVILA RODRIGUEZ

JOSE ANICETO ELIAS COTLAME TEPOLE

(aussi appelé JOSE ANICETO E COTLAME TEPOLE)

JOSE OMAR EDUARDO COTLAME ZEPAHUA

(aussi appelé JOSE OMAR EDUAR COTLAME ZEPAHUA) c le ministre de la citoyenneté et de l’immigration

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 31 octobre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 5 novembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Alla Kikinova

 

Pour leS demandeurS

 

Christopher Ezrin

Pour le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Michael Loebach

Avocat

London (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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