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Date : 20121115

Dossier : IMM-2520-12

Référence : 2012 CF 1326

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 novembre 2012

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

 

ENTRE :

 

PIROSKA KATINSZKI

 JANOS BARI

VIRGINIA KATINSZKI

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LRC 2001, ch 27 (la LIPR ou la Loi), visant la décision datée du 16 février 2012 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés (la Commission) a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention, ni des personnes à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi, respectivement.

 

[2]               Il y a trois demandeurs en l’espèce : Piroska Katinszki (la demanderesse principale), sa fille Virginia Katinszki et son conjoint de fait Janos Bari (le demandeur). Ils sont tous les trois de citoyenneté hongroise. La demanderesse principale n’est pas rom, mais sa fille est moitié rom (le père de Virginia, l’ancien conjoint de fait de la demanderesse principale, était rom) et le conjoint de fait actuel de la demanderesse principale est rom. Les trois demandeurs ont fait l’objet de persécutions en Hongrie à cause de cette origine ethnique rom.

 

[3]               Dans son formulaire de renseignements personnels (FRP), la demanderesse principale a décrit les agressions physiques subies par les demandeurs. En 2000, Virginia (qui avait trois ans à l’époque) se trouvait sur une structure de terrain de jeux quand la mère d’un autre enfant l’a poussée et fait tomber parce qu’elle ne voulait pas qu’une Rom joue avec ses enfants. Virginia a subi une commotion cérébrale. La demanderesse principale s’est rendue au poste de police pour signaler l’incident, mais on lui a dit de rentrer chez elle et aucune plainte n’a été déposée. Le policier lui aurait dit : [traduction] « Pourquoi ne comprenez-vous pas que les gens détestent les Roms, parce qu’ils sont sales, ils puent et ils vivent comme des animaux ».

 

[4]               En 2003, Virginia a de nouveau été agressée par une femme à la maternelle qu’elle fréquentait : elle est tombée par terre, s’est mise à saigner et avait des contusions. L’infirmière de l’école a été témoin de l’incident, mais n’est pas intervenue; quant à la directrice, elle a suggéré que Virginia soit retirée de l’école parce qu’elle dérangeait les mères « blanches ».

 

[5]               Selon son témoignage, le demandeur a aussi subi des agressions à Budapest, où il habitait avant de rencontrer la demanderesse principale en 2006. Le demandeur dit avoir été poignardé par des néonazis qui l’attendaient à la sortie de son lieu de travail à Budapest; toutefois, il n’a pas signalé l’incident à la police pour éviter d’aggraver la situation, car les autorités policières exercent de la discrimination contre les Roms.

 

[6]               En 2006, les demandeurs ont été agressés à trois reprises par des néonazis, subissant des blessures chaque fois. Après une de ces agressions, ils sont allés au poste de police, mais les policiers ont refusé d’enregistrer leur plainte et ont plutôt menacé de les arrêter s’ils ne quittaient pas les lieux. En juin 2007, la demanderesse principale a encore une fois été agressée par un groupe de néonazis, subissant des ecchymoses et des contusions. En janvier 2008, le demandeur a été victime à son tour d’une agression et a subi une fracture du crâne; il a fourni une description de ses agresseurs à la police, mais rien n’a été fait. En février 2008, la demanderesse principale et sa fille ont été agressées en allant à l’école, mais on a refusé de les soigner à l’hôpital.

 

[7]               Les agressions contre la communauté rom se sont poursuivies en 2009 et 2010, dont des meurtres en série. Les demandeurs ont fait appel à des organisations de défense des droits de la personne et de protection des droits des minorités, qui leur ont apparemment conseillé de quitter la Hongrie. Craignant pour leurs vies, ils ont quitté la Hongrie et sont arrivés au Canada le 2 février 2011, déposant leurs demandes d’asile dès leur arrivée à l’aéroport.

 

[8]               La Commission a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention, ni des personnes à protéger parce qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable, soit à Budapest. Elle a signalé que les demandeurs vivaient dans un petit village et que Budapest est une grande ville, où se trouvent diverses organisations et divers services gouvernementaux pouvant venir en aide aux Roms qui sont victimes de persécution. La Commission a conclu que ces organisations ou services aideraient les demandeurs à obtenir la protection de l’État. La Commission a également noté que le demandeur n’avait pas demandé la protection de l’État après son agression à Budapest.

 

[9]               La Commission a signalé que le gouvernement hongrois avait pris des mesures pour réduire la persécution raciale et améliorer la situation de la minorité rom, et qu’il n’admet pas les comportements discriminatoires de la police. Elle a également conclu que le gouvernement hongrois avait pris des mesures pour améliorer la situation des jeunes Roms dans les écoles. Enfin, la Commission a reconnu le problème de la corruption policière et de l’utilisation d’une force excessive contre les Roms, mais a noté qu’il ressort de la preuve que l’État réagit aux plaintes déposées et que les Roms ont accès à des mesures de protection et à des recours si on leur refuse des services de sécurité en raison de leur origine ethnique.

 

[10]           Ayant examiné attentivement le dossier et les observations écrites et orales des parties, je suis d’avis que la décision de la Commission doit être annulée. Pour en arriver à cette conclusion, j’ai appliqué la norme de la décision raisonnable, étant donné qu’il s’agissait essentiellement de décider si la Commission avait commis une erreur en concluant que les demandeurs disposaient d’une PRI à Budapest.

 

[11]           Il est bien établi que le concept de la PRI est inhérent à la définition donnée au terme « réfugié » par la Convention. Dans Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 1 CF 706, [1991] ACF no 1256 (CAF), le juge Mahoney explique que l’analyse de la PRI se fait à l’aide d’un critère à deux volets : la Commission doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté à l’endroit proposé comme PRI et, compte tenu de toutes les circonstances, la situation à l’endroit proposé est telle qu’il n’est pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge. Voir également l’arrêt Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, [1993] ACF no 1172 (CAF).

 

[12]           L’avocat des demandeurs soutient que la Commission a commis une erreur en affirmant que la question clé était la PRI, puis en faisant une digression sur l’analyse de la protection de l’État. D’un point de vue purement logique, il est vrai qu’une conclusion concernant la protection de l’État précède normalement à une analyse se rapportant à la PRI. Si l’État a la capacité et la volonté de protéger un demandeur d’asile, il n’est pas nécessaire d’examiner la question de savoir s’il y a une région du pays dans laquelle le demandeur d’asile serait en sécurité. Cela étant dit, pour satisfaire au premier volet du critère, un demandeur d’asile doit réussir à démontrer que l’État ne peut pas le protéger dans la PRI et, dans cette mesure, il y a un certain chevauchement entre les deux analyses. Comme mon collègue le juge O’Reilly l’a affirmé dans la décision Velasquez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1201, [2010] ACF no 1496, au paragraphe 16 :

Il peut toutefois y avoir chevauchement entre l’examen de la PRI invoquée par la Commission et l’analyse que fait cette dernière de la protection de l’État. La première étape du critère relatif à la PRI est satisfaite s’il n’existe aucun risque sérieux de persécution à l’endroit proposé. Cette conclusion peut se fonder sur le faible risque de persécution ou sur la présence de ressources de l’État qui peuvent protéger le demandeur, ou sur les deux éléments. Dans l’un ou l’autre cas, cependant, l’analyse ne peut être effectuée si la Commission n’a pas déterminé le risque particulier auquel le demandeur s’expose.

 

[13]           Toutefois, je conviens avec les demandeurs que l’analyse de la Commission concernant la protection de l’État – qui est, implicitement, le premier volet du critère se rapportant à la PRI – comporte plusieurs lacunes. Tout d’abord, la Commission semble croire que la protection policière est meilleure à Budapest qu’ailleurs dans le pays, mais elle ne fait renvoi à aucun élément de preuve à l’appui de cette hypothèse. D’après la preuve, le demandeur a subi des agressions verbales et physiques à de multiples reprises à Budapest par des néonazis qui l’attendaient à la sortie de son lieu de travail. Il a été poignardé durant une de ces agressions. La Commission n’a pas tiré de conclusion défavorable concernant la crédibilité du demandeur, mais elle a noté qu’il n’avait pas tenté d’obtenir la protection de la police à la suite de ces agressions à Budapest. Cela ne peut pas, en soi, mener à la conclusion qu’il existe une protection policière adéquate à Budapest. 

 

[14]           La Commission a également mentionné diverses organisations qui pourraient assurer une protection aux demandeurs et, encore une fois, semble supposer que ces organisations seraient mieux en mesure de leur fournir une telle protection à Budapest, étant donné que leurs administrations centrales se trouvent dans cette ville. Le problème avec cette supposition est qu’il n’y a pas de preuve au dossier attestant que ces organisations seraient mieux en mesure de « protéger » les demandeurs à Budapest qu’ailleurs dans le pays. Qui plus est, assurer une protection ne fait pas partie du rôle des organisations mentionnées par la Commission (soit la Commission indépendante chargée de traiter les plaines contre la police, le Bureau des commissaires parlementaires, l’Autorité pour l’égalité de traitement, l’Association des agents de police roms, ainsi que le Bureau des plaintes au Bureau de la Police nationale) – leur rôle est de formuler des recommandations et, au mieux, de faire enquête sur l’inaction de la police après les incidents.

 

[15]           La jurisprudence de la Cour établit très clairement que la police est présumée être la principale institution chargée d’assurer la protection des citoyens et que les autres institutions publiques ou privées sont présumées n’avoir ni les moyens ni le rôle d’assumer une telle responsabilité. Comme la juge Tremblay-Lamer l’a si justement affirmé dans Zepeda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 491, [2009] 1 RCF 237, aux paragraphes 24 et 25 :

En l’espèce, la Commission a fait état de divers autres organismes auprès desquels les demandeurs, se disant insatisfaits des efforts de la police et croyant celle-ci corrompue, auraient pu s’adresser, comme la Commission nationale des droits de la personne, la Commission des droits de la personne d’un État, le Secrétariat de l’administration publique, le Programme de lutte contre l’impunité, la Direction d’aide du contrôleur général, ou encore le Bureau du procureur général de la République au moyen de sa procédure de plainte.

 

Or, j’estime que ces autres institutions ne constituent pas, en soi, des voies de recours. Sauf preuve du contraire, la police est la seule institution chargée d’assurer la protection des citoyens d’un pays et disposant, pour ce faire, des pouvoirs de contrainte appropriés. Ainsi, par exemple, il est expressément mentionné dans la preuve documentaire que la loi ne confère à la Commission nationale des droits de la personne aucun pouvoir de contrainte (« Mexique : Situation des témoins des crimes et de la corruption, des femmes victimes de violences et des victimes de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle » [Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Recherche sur les pays d’origine : Exposé]).

 

Voir également : Risak c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 1581, 25 Imm LR (2d) 267, au paragraphe 11.

 

[16]           Par conséquent, je conclus qu’il n’était pas loisible à la Commission de conclure selon la prépondérance des probabilités qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse que les demandeurs soient persécutés à Budapest. Le demandeur a subi des agressions à Budapest en raison de son origine ethnique rom. Il n’y a rien dans l’analyse de la Commission se rapportant à la PRI et il n’y a rien dans la preuve qui suggère que Budapest est plus sûre que tout autre endroit au pays, à part le fait que « Budapest est une grande ville » et qu’elle « héberge diverses organisations, et le gouvernement hongrois y offre des services gouvernementaux aux Roms qui sont victimes de discrimination […] » Ni la taille de la ville, ni les organisations énumérées n’offrent une protection efficace contre la persécution à Budapest.

 

[17]           La Commission a également commis une erreur en se fondant sur les efforts déployés par l’État pour répondre aux problèmes auxquelles font face les Roms. Au paragraphe 15 de ses motifs, la Commission a écrit : « Le tribunal reconnaît que des crimes violents visant les Roms sont encore commis. Cependant, il est raisonnable de s’attendre à ce que les autorités prennent des mesures à la suite de signalements. » C’est au niveau opérationnel qu’il faut évaluer la protection. Cela s’avère d’autant plus exact dans un État où le niveau de démocratie est à son niveau le plus bas de l’histoire récente, d’après la preuve documentaire versée au dossier. De plus, le 2010 Human Rights Report: Hungary (rapport de 2010 sur les droits de la personne en Hongrie) du Département d’État américain, daté du 8 avril 2011, sur lequel se fonde la Commission pour étayer sa conclusion que les Roms peuvent compter sur la protection de l’État, contredit expressément cette conclusion. Dans l’aperçu (à la page 1), les auteurs du rapport font valoir ce qui suit :

[traduction]

Parmi les atteintes aux droits de la personne, il y a l’usage d’une force excessive par la police contre les suspects, particulièrement les suspects roms, la corruption au sein du gouvernement, la violence sociétale envers les femmes et les enfants, le harcèlement sexuel des femmes ainsi que la traite de personnes. D’autres problèmes ont pris de l’ampleur, comme la violence d’extrémistes et le discours antagoniste contre les minorités ethniques et religieuses, ainsi que la discrimination envers les Roms dans les domaines de l’éducation, du logement, de l’emploi et de l’accès aux services sociaux.

 

[18]           Il n’y a rien dans ce rapport qui laisse croire qu’il est raisonnable de s’attendre à ce que les autorités prennent des mesures à la suite de signalements. En fait, le rapport du Département d’État américain étaye la conclusion contraire.

 

[19]           Par conséquent, je conclus que l’analyse de la protection de l’État effectuée par la Commission est lacunaire. De toute manière, les demandeurs ont réfuté la présomption de la protection de l’État : ils ont fait appel à la protection de la police à plusieurs reprises, mais en vain. De plus, rien ne permet de conclure que leurs tentatives auraient été mieux accueillies s’ils s’étaient installés à Budapest.

 

[20]           Pour les motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question n’est certifiée.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Leclerc-Sirois, LL.B, M.A.Trad.Jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2520-12

 

INTITULÉ :                                      PIROSKA KATINSZKI ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 24 septembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            Le juge de Montigny

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 15 novembre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jeffrey Goldman

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Amy King

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jeffrey L. Goldman

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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