Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20121109

Dossiers : T-988-11
T-992-11

 

Référence : 2012 CF 1307

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2012

En présence de monsieur le juge Rennie

 

 

ENTRE :

 

ANITA MEMNOOK, RICHARD STARR, BERNARD AWASIS et MARILYN WAPASS

 

T-988-11

 

demandeurs

et

 

 

DELBERT WAPASS, HAROLD JIMMY, NORMAN MOYAH, DOLORAS THUNDERCHILD, JAMES SNAKESKIN, ARNOLD WAPASS, GERALD OKANEE,

BILL (WAPASS) YELLOWHEAD

et ERNIE JIMMY

 

 

 

défendeurs

ET :

 

 

 

RICHARD STARR, BERNARD AWASIS et MARILYN WAPASS

 

T-992-11

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

DELBERT WAPASS, HAROLD JIMMY, NORMAN MOYAH, DOLORAS THUNDERCHILD, JAMES SNAKESKIN, ARNOLD WAPASS, GERALD OKANEE,

BILL (WAPASS) YELLOWHEAD

et ERNIE JIMMY

 

 

 

 

défendeurs

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Les parties appartiennent à la Première Nation Thunderchild, une bande régie par la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de deux décisions, toutes deux datées du 16 mai 2011, par lesquelles le Tribunal d’appel de la Première Nation Thunderchild (le Tribunal d’appel) a rejeté la demande d’ordonnance pour cause d’inobservation présentée par les demandeurs, dont l’importance sera soulignée plus loin, et rejeté l’appel qu’ils ont interjeté à l’encontre des résultats d’une élection en vertu de l’article 14.02 de la Thunderchild First Nation Election Act (la Loi électorale). Pour les motifs qui suivent, les demandes sont accueillies.

 

[2]               Le Tribunal d’appel est constitué conformément à la Thunderchild First Nation Appeal Tribunal Act (la Loi sur le Tribunal d’appel) pour entendre et régler les différends concernant toute question relevant de la compétence de la bande, y compris les différends en matière électorale.

 

Contexte

 

[3]               Les mandats du chef et du conseil de bande en poste de la Première Nation Thunderchild ont expiré le 18 octobre 2010. Une élection pour élire le chef et le conseil était prévue pour le 18 octobre 2010, mais le 15 octobre 2010, celle-ci a été reportée. Afin de prévenir une interruption en matière de gouvernance, le conseil de bande a adopté une résolution constituant un comité de gestion provisoire (le CGP). La légitimité et le pouvoir du CGP ne sont pas mis en cause. Le préambule de la résolution constituant le CGP prévoit ce qui suit :

 

[traduction]

 

Et attendu que la Première Nation Thunderchild élit son chef et son conseil conformément à la Thunderchild First Nation Election Act;

 

Et attendu que le mandat du chef et du conseil actuels expire le 18 octobre 2010 et qu’il n’y aura pas de chef ni de conseil à compter du 19 octobre 2010 et ce, pendant une période d’au moins 60 jours ou jusqu’à ce qu’un nouveau chef et un nouveau conseil soient élus (la période de transition);

 

Et attendu qu’il est dans l’intérêt de la Première Nation de veiller à ce que pendant cette période de transition les services essentiels soient fournis et que les obligations contractuelles soient remplies et qu’à ces fins il est nécessaire qu’un comité de gestion provisoire soit constitué;

 

[...].

 

 

[4]               En vertu de la résolution, le CGP avait le pouvoir de continuer à assurer les affaires financières et administratives de la bande, y compris le pouvoir de conclure des contrats, d’instituer des actions en justice et de les poursuivre et d’imposer des mesures disciplinaires aux employés de la bande, mais non de mettre fin à leur emploi.

 

[5]               Malgré le report de l’élection, dont la validité n’est pas non plus en cause, la directrice générale des élections et son adjoint ont entrepris de tenir une élection dans une résidence privée. Selon les résultats de cette élection putative, le défendeur Delbert Wapass a été élu chef et les autres défendeurs ont été élus et ont été déclarés chef et membres du conseil.

 

[6]               Le Tribunal d’appel a par la suite déterminé que cette élection était nulle et non avenue et a prononcé une ordonnance en ce sens le 19 octobre 2010. Le Tribunal d’appel a également ordonné que l’élection de la Première Nation Thunderchild ait lieu le 20 décembre 2010 et qu’elle se déroule dans le respect des devoirs et obligations prescrits par la Loi électorale. 

 

[7]               Les demandeurs soutiennent que M. Wapass et d’autres défendeurs ont néanmoins décidé d’agir comme chef et conseil, ont signé des résolutions du conseil et envoyé de la correspondance dans laquelle ils se déclaraient chef et conseil. Pour leur part, les défendeurs font valoir qu’ils ont agi validement comme chef et conseil pendant cette période, puisque les aînés de la Première Nation Thunderchild avaient voté en faveur du respect des résultats de l’élection du 18 octobre 2010. 

 

[8]               En réponse à cette situation où deux parties semblent se proclamer dirigeants de la bande ou où l’une conteste la légitimité de l’autre, un membre de la bande, Jerry Okanee, a présenté un avis de demande au Tribunal d’appel conformément à l’article 12.01 de la Loi sur le Tribunal d’appel, alléguant que les défendeurs n’avaient respecté ni l’ordonnance du 19 octobre 2010 qui déclarait l’élection nulle et non avenue, ni la résolution de la bande conférant des pouvoirs provisoires au CGP. Cette demande est à l’origine de l’ordonnance pour cause d’inobservation.

 

[9]               L’élection a eu lieu le 20 décembre 2010, comme l’avait ordonné le Tribunal d’appel. Monsieur Wapass a été élu chef et quelques-uns des mêmes défendeurs ont été élus comme membres du conseil. Monsieur Okanee a ensuite déposé un avis d’appel au Tribunal d’appel conformément à l’article 14 de la Loi électorale, alléguant les défendeurs s’étaient livrés à un certain nombre de pratiques inappropriées et interdites à l’occasion de l’élection.

 

[10]           Les demandeurs, qui n’étaient pas des parties désignées dans l’appel au Tribunal d’appel, soutiennent qu’ils ont au départ été tenus informés de la procédure d’appel. Ils ont cependant appris qu’en avril 2011, M. Okanee avait rencontré un représentant des défendeurs et qu’il s’était désisté de l’avis de demande et de l’avis d’appel. Les demandeurs insistent sur le fait que le désistement de M. Okanee était unilatéral et qu’il a pris cette décision sans les consulter. En conséquence, le 12 avril 2011, les demandeurs ont déposé un avis de demande pratiquement identique à celui de M. Okanee. Il est important de souligner que les demandeurs ont également déposé un avis d’appel le 20 avril 2011. Ils demandaient également dans leur avis d’appel que le Tribunal d’appel exerce son pouvoir discrétionnaire de proroger le délai pour déposer l’avis d’appel, conformément à l’article 14.04 de la Loi sur le Tribunal d’appel.

 

[11]           Dans des lettres datées du 16 mai 2011, le Tribunal d’appel a rejeté la demande de prorogation du délai d’appel et de l’avis d’appel, sans frais. Le Tribunal d’appel a aussi rejeté la demande sollicitant une ordonnance pour cause d’inobservation. Les lettres déclaraient toutes deux ce qui suit : [traduction] « L’article 14.02 de la Thunderchild First Nation Election Act rend votre demande irrecevable. »

 

[12]           Pour des motifs qui ressortiront clairement plus loin, je tiens à attirer l’attention sur le renvoi à [traduction] « l’article 14.02 », qui concerne la compétence du Tribunal d’appel relativement aux appels en matière électorale.

 

La norme de contrôle et les questions en litige

 

[13]           Ces demandes soulèvent deux questions. La première question est celle de savoir si le Tribunal d’appel a commis une erreur en statuant sur la procédure sollicitant l’ordonnance pour cause d’inobservation instituée par M. Okanee à l’égard de l’usurpation alléguée de la décision de constituer le CGP, et à l’égard de la décision du Tribunal d’appel de rejeter l’appel institué à l’égard de l’élection du 20 décembre 2010. La deuxième question comprend celle de savoir si le Tribunal d’appel a examiné adéquatement la demande de prorogation du délai à l’intérieur duquel un appel pouvait être interjeté. Les parties conviennent qu’il s’agit de véritables questions de compétence (concernant la mauvaise disposition législative et l’équité procédurale) et que ces questions sont examinées en fonction de la norme de la décision correcte (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9; Shotclose c Première Nation Stoney, 2011 CF 750, au paragraphe 57).

 

[14]           Bien que les parties aient présenté plusieurs arguments concernant l’équité procédurale et concernant les litiges sous‑jacents relativement à l’équité de l’élection, la question déterminante dans les présentes demandes est celle de savoir si le Tribunal d’appel a conclu à tort qu’il n’était pas compétent pour entendre la demande et l’appel en raison d’un délai de prescription. 

 

[15]           Malgré que les deux demandes découlent d’un ensemble de faits communs et interreliés et que les mêmes principes régissent la façon d’en disposer, elles doivent être examinées séparément. J’aborderai chaque question séparément, puisque les délais de prescription sont prévus dans des articles distincts de la Loi sur le Tribunal d’appel.

 

            La preuve

 

[16]           L’avocat du défendeur s’est opposé au contenu de plusieurs affidavits présentés en preuve. Les affidavits soumis à la Cour contiennent une quantité considérable d’éléments de preuve dont le Tribunal d’appel ne disposait pas lorsqu’il a rendu les deux décisions en cause. D’autre part, les affidavits visaient également le bien-fondé des arguments relatifs à l’appel et aux questions concernant l’inobservation.

 

[17]           Comme les affidavits contenaient certains éléments non contestés de l’historique procédural nécessaires pour cerner les questions en litige, ils ne seront pas radiés dans leur totalité. Cependant, au‑delà de ces éléments, la Cour ne tiendra pas compte des affidavits. Les deux avocats se sont dits d’accord avec cette approche, ce à quoi j’ajoute que l’avocat inscrit au dossier au moment de la demande n’était pas celui qui a déposé les affidavits.

 

            Demande sollicitant une ordonnance pour cause d’inobservation (T‑988‑11)

 

[18]           Comme nous l’avons déjà indiqué, le 12 avril 2011, les demandeurs ont déposé au Tribunal d’appel l’avis de demande sollicitant une ordonnance pour cause d’inobservation. Les demandeurs allèguent que les défendeurs, en se déclarant chef et conseil dûment élus, ont violé l’ordonnance du Tribunal d’appel reportant l’élection d’octobre à décembre 2010.

 

[19]           Une [traduction] « ordonnance pour cause d’inobservation » est une expression définie en ces termes à l’article 1.01 de la Loi sur le Tribunal d’appel :

 

[traduction] « ordonnance pour cause d’inobservation » Ordonnance portant sur le refus, prononcé sans justification raisonnable par une personne ou par le gouvernement, de se conformer à une décision du Tribunal d’appel ou à une ordonnance

 

 

[20]           L’article 12 de la Loi sur le Tribunal d’appel concerne les procédures en matière d’inobservation. Cet article se distingue de l’article 14 qui porte sur les appels en matière électorale.

 

[21]           L’article 12 prévoit que le Tribunal d’appel peut, après avoir conclu à une inobservation, prononcer les ordonnances suivantes :

 

[traduction]

[…]

 

a)   ordonner que la personne employée auprès de la Première Nation Thunderchild ou d’une entité mandatée soit congédiée pour un motif valable ou que le contrat entre la personne et la Première Nation Thunderchild ou une entité mandatée soit résilié;

 

b)   ordonner que la personne ne soit pas engagée comme employée auprès de la Première Nation Thunderchild ou d’une entité mandatée ou qu’un contrat avec la Première Nation Thunderchild ou une entité mandatée ne lui soit pas accordé pendant une période pouvant atteindre dix (10) ans;

 

c)   ordonner que la personne soit inhabile à occuper une fonction officielle auprès de la Première Nation Thunderchild ou d’une entité mandatée pendant une période pouvant atteindre dix (10) ans;

 

[…]

 

 

[22]           L’article 7 de la Loi sur le Tribunal d’appel confère au Tribunal d’appel la compétence pour connaître des demandes à l’égard de décisions du [traduction] « gouvernement » et prescrit un délai de soixante (60) jours pour interjeter appel.

 

[traduction] 7.08     Sous réserve des dispositions précises de la loi régissant les délais de prescription applicables aux demandes présentées à l’encontre du gouvernement, le Tribunal d’appel n’est pas compétent pour entendre une demande sollicitant l’examen d’une décision du gouvernement, d’une entité mandatée ou d’une personne mandatée, à moins de recevoir cet appel dans les soixante (60) jours suivant la date à laquelle la décision visée du gouvernement, de l’entité mandatée ou de la personne mandatée a été rendue.

 

 

[23]           Par contraste, dans le cas d’un litige entre personnes [traduction] « autres que le gouvernement », la demande doit être présentée dans les deux ans.

 

[traduction] 7.09     Le Tribunal d’appel n’est pas compétent pour entendre une demande visant à résoudre un conflit entre des personnes autres que le gouvernement, une entité mandatée ou une personne mandatée, à moins de recevoir la demande dans le délai précisé dans la loi; si aucun délai n’est précisé, le délai est alors de deux (2) ans suivant la survenance de la cause d’action.

 

 

 

[24]           L’essentiel de l’argumentation des demandeurs devant le Tribunal d’appel était que les défendeurs prétendaient illégalement être le chef et conseil et par conséquent, n’étaient pas le [traduction] « gouvernement » à la période pertinente. Il s’agissait donc de conflit [traduction] « entre des personnes » et la période de prescription de deux ans n’était pas écoulée. Les défendeurs soutiennent qu’ils agissaient clairement à titre de gouvernement et, subsidiairement, même s’ils n’étaient pas le [traduction] « gouvernement », au moment du dépôt de la demande, ils avaient été dûment élus à titre de gouvernement. Par conséquent, la période de prescription (60 jours) était écoulée et le Tribunal d’appel n’était pas compétent.

 

[25]           À mon avis, cet argument n’est pas du tout pertinent. Le Tribunal d’appel a conclu qu’il n’était pas compétent pour entendre la demande suivant l’article 14.02 de la Loi électorale. Cette disposition n’était d’aucune pertinence pour la demande en cause. Il s’agissait d’une demande sollicitant une ordonnance pour cause d’inobservation en vertu de la Loi sur le Tribunal d’appel et régie par l’article 12. Il ne s’agissait pas d’un appel à l’encontre de l’élection. L’article 14.02 n’est d’aucune utilité pour examiner la demande pour cause d’inobservation.

 

[26]           Les défendeurs soutiennent qu’il s’agissait tout simplement d’une inadvertance. Ils reconnaissent que même si le raisonnement était incorrect, l’issue était correcte, et ne devrait pas entraîner l’annulation de la décision. Toutefois, sans motif supplémentaire de la part du Tribunal d’appel, la Cour ne dispose d’aucun fondement pour inférer, comme le souhaiteraient les défendeurs, que le Tribunal d’appel a bien interprété sa compétence et bien compris la question qui lui était soumise. Compte tenu du CGP et de la validité de l’élection présumée, le Tribunal d’appel n’a aucunement examiné la question de savoir si les défendeurs constituaient ou prétendaient constituer le [traduction] « gouvernement » à la période pertinente. Ainsi, le Tribunal d’appel n’a jamais précisé le délai de prescription pertinent en vertu de la Loi sur le Tribunal d’appel. Il est possible de soutenir de façon convaincante que les défendeurs n’étaient, compte tenu de l’ordonnance déclarant la nullité de l’élection, ni le [traduction] « gouvernement » tel que défini, ni une [traduction] « personne mandatée » telle que définie. Si c’est le cas, le litige est entre des personnes et est assujetti au délai de prescription de deux ans.

 

[27]           La décision du Tribunal d’appel sur cette question était une condition préalable essentielle à l’exercice de sa compétence. Il ne pouvait pas rendre une décision juridiquement éclairée de rejeter la demande pour cause d’inobservation présentée par les défendeurs en se fondant sur le délai de prescription, à moins d’examiner les questions liées à l’article 7.08 et à l’article 7.09. En effet, compte tenu du fait que les défendeurs prétendaient exercer un pouvoir électoral pendant l’interruption entre les élections, période au cours de laquelle le pouvoir de gouvernance était clairement conféré au CGP, le fait pour le Tribunal d’appel de ne pas avoir examiné l’applicabilité de l’article 7.09 constituait une erreur de droit. 

 

[28]           Les défendeurs soulignent que la norme d’appréciation du caractère adéquat des motifs n’est pas la perfection, mais que celle‑ci doit tenir compte de la nature du décideur et de la décision elle‑même. Les demandeurs ne le contestent pas. La Cour est disposée à donner à la décision l’interprétation la plus libérale qui soit, mais elle ne peut valider la décision en cause. En renvoyant à l’article 14.02, le Tribunal d’appel n’a pas mentionné la disposition pertinente et rien n’indique qu’il se soit penché sur la bonne disposition, soit l’article 7.09. La latitude dans l’appréciation du raisonnement auquel la jurisprudence renvoie vise les situations où, dans une tentative d’appuyer les motifs, la cour examine le dossier afin de mieux évaluer si les décisions, lues dans leur contexte, répondent à la norme de la raisonnabilité (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 12; Dunsmuir, précité, au paragraphe 48).

 

 

[29]           Cette jurisprudence ne s’applique pas dans les cas où le Tribunal d’appel n’a tout simplement pas abordé la question même qui lui était présentée. Aucune interprétation large, aucun complément ni aucune mise en contexte ne peuvent valider la décision. Par conséquent, le Tribunal d’appel a commis une erreur dans sa décision et la demande doit être accueillie.

 

 

            Appel à l’encontre des résultats électoraux (T‑992‑11)

 

[30]           Les demandeurs ont déposé l’avis d’appel le 20 avril 2011. L’élection a eu lieu le 20 décembre 2010. Les demandeurs reconnaissent que leur appel a été déposé en dehors du délai de prescription de 30 jours, tel que le prescrit l’article 14.02 de la Loi électorale. Lors du dépôt de l’appel, ils ont demandé expressément au Tribunal d’appel d’exercer son pouvoir discrétionnaire de proroger le délai de production de l’appel en vertu de l’article 14.04 de la Loi sur le Tribunal d’appel. Cette disposition dispose :

 

[traduction] 14.04   Le comité du Tribunal d’appel ou, en l’absence de comité, le greffier, peut proroger ou raccourcir un délai prévu par la loi ou fixé par une ordonnance.

 

 

[31]           Selon la définition prévue à l’article 1.01 de la Loi sur le Tribunal d’appel, le mot « loi » désigne une [traduction] « loi de la Première Nation Thunderchild, et ses modifications, adoptée en vertu de la constitution, y compris la constitution elle-même ». Par conséquent, selon le sens ordinaire et manifeste de la disposition, le mot « loi » comprend la Loi électorale. Les défendeurs soutiennent cependant que cette disposition ne devrait pas être interprétée comme s’appliquant au délai prévu dans la Loi électorale, parce que cette loi exige également que l’avis d’appel soit déposé auprès du directeur général des élections. Comme le directeur général des élections cesse d’être en fonction 30 jours après une élection, les législateurs ne doivent pas avoir envisagé, selon les défendeurs, que des appels soient entendus après l’échéance.

 

[32]           À mon avis, il s’agit d’une interprétation trop formaliste qui va à l’encontre de l’exigence selon laquelle les lois doivent être lues en corrélation pour créer une interprétation harmonieuse, compatible avec leur but et leur objectif. L’article 14.04 de la Loi sur le Tribunal d’appel confère au Tribunal d’appel un large pouvoir discrétionnaire pour proroger les délais prévus dans toutes les lois de la Première Nation Thunderchild. La disposition ne contient ni exception ni limite. D’autre part, il serait absurde de donner à cette disposition une interprétation atténuée en fonction d’une disposition procédurale de la Loi électorale ou des dispositions visant le mandat du directeur général des élections. Selon cette interprétation, il n’y aurait aucun recours pour interjeter appel ou annuler un résultat électoral dans des circonstances où la fraude ou des pratiques inéquitables étaient découvertes après le délai de 30 jours. L’interprétation à retenir de cette disposition, compatible avec le but et l’objectif de la loi, est qu’elle est destinée à assurer l’administration du processus électoral lui-même en temps opportun et à veiller à ce que le directeur général des élections s’acquitte de ses responsabilités avec diligence.

 

[33]           Quant au bien-fondé de la demande concernant la prorogation du délai, le Tribunal d’appel n’a aucunement abordé dans sa décision la question de savoir si l’article 14.04 de la Loi sur le Tribunal d’appel s’applique, ni n’a-t-il reconnu l’existence même de la disposition. Par conséquent, je conclus que le Tribunal d’appel n’a pas exercé sa compétence et la demande peut être accueillie sur ce seul fondement.

 

[34]           J’annule également la décision pour cause de manquement à l’équité procédurale. Le Tribunal d’appel a reçu une lettre datée du 28 avril 2011 de la part de l’avocat des défendeurs, le pressant de rejeter l’appel puisqu’il était interjeté au-delà du délai de 30 jours. L’avocat a soulevé les objections suivantes :

         Monsieur Gerald Okanee, l’appelant initial, s’était désisté de son appel. Les [traduction] « nouveaux » appelants, qui ont traité l’appel de M. Okanee comme s’il s’agissait de [traduction] « leur » appel, n’avaient pas le droit d’interjeter appel.

         En s’appuyant sur l’appel de M. Okanee, les demandeurs pouvaient contrevenir aux règles régissant le soutien illicite et la champartie.

         Des [traduction] « étrangers » sont nommés et ils s’immisceraient dans les affaires de Thunderchild; il est [traduction] « absolument inacceptable » que cela se soit produit.

         La situation est [traduction] « ridicule et choquante » « [...] et toute la Première Nation Thunderchild est prise en otage par une poignée de personnes mécontentes [...] ».

 

 

[35]           L’avocat n’a pas envoyé une copie de cette lettre aux demandeurs, bien qu’il eût évidemment connu leur identité et leur adresse. Le Tribunal d’appel n’a pas diffusé une copie de la lettre aux demandeurs. En conséquence, les demandeurs ne connaissaient aucunement les arguments qu’examinait le Tribunal d’appel et que les défendeurs présentaient à leur encontre.

 

[36]           Le 16 mai 2011, les demandeurs ont été avisés par leur avocate que leur demande d’autorisation d’interjeter appel était rejetée. La lettre de décision prévoyait ce qui suit :

 

[traduction]

En consultation avec le Tribunal d’appel le 16 mai 2011, je vous informe que votre demande d’autorisation d’interjeter appel datée du 20 avril 2011 est rejetée sans frais. Votre demande est prescrite en application de l’article 14.02 de la Thunderchild First Nation Election Act.

 

 

[37]           La jurisprudence est sans équivoque en ce qui concerne l’importance fondamentale de la justice naturelle et de l’équité procédurale quant aux questions relatives à l’administration des bandes (Bruno c Canada (Commission d’appel en matière électorale de la Nation crie de Samson, 2006 CAF 249). Ce principe est intégré dans la Loi sur le Tribunal d’appel, bien que cela ne soit pas nécessaire. L’article 5.05 dispose :

 

[traduction]

Dans l’exercice de ses pouvoirs, le Tribunal d’appel :

 

a)   respecte tous les principes de justice naturelle, d’équité procédurale ou toute autre procédure que la loi l’oblige à respecter;

 

[…]

 

 

[38]           Il est évident pour un observateur impartial que les défendeurs auraient dû obtenir la possibilité de présenter des observations sur les raisons pour lesquelles ils pouvaient maintenir l’appel existant ou, subsidiairement, bénéficier d’une prorogation du délai pendant lequel ils pouvaient déposer un nouvel appel pour répondre aux allégations énoncées dans la lettre de l’avocat. Le dossier indique qu’ils ont des arguments valables à faire valoir en réponse à certaines des allégations.

 

[39]           Les affidavits indiquent que les demandeurs avaient compris que l’appel les représentait et qu’ils avaient compté sur M. Okanee pour aller de l’avant. Que cela soit ou non établi au bout du compte et, dans l’affirmative, qu’il s’agisse d’un élément convaincant dans l’appréciation des facteurs relatifs à la question de savoir si le Tribunal d’appel devait exercer son pouvoir discrétionnaire pour proroger le délai n’est pas important à ce stade-ci. Ce qui est important est que les demandeurs avaient, en vertu de la Loi sur le Tribunal d’appel et des règles d’équité procédurale, le droit de présenter des observations, d’être avisés de ce qui était présenté contre eux et d’avoir la possibilité de répondre. Du point de vue de la justice naturelle, les demandeurs avaient également le droit à ce que le Tribunal d’appel examine leur demande de prorogation du délai à l’intérieur duquel ils pouvaient interjeter appel. Le Tribunal d’appel n’a pas abordé la question qui lui était présentée, et s’il l’a fait, il n’a fourni aucun motif à l’appui de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, si tant est qu’il ait réellement examiné la demande. Dans les deux cas, la décision ne peut être maintenue.

 

[40]           Reste la question de la partialité. Bien que je m’inquiète de la précipitation avec laquelle le Tribunal d’appel a rendu sa décision, du fait qu’il n’a pas fourni la possibilité de répondre à la lettre de l’avocat ni la possibilité de tenir une audience sur le fond de la demande, il n’est pas nécessaire d’aborder cette question compte tenu de mes conclusions. 

 

Dépens

 

[41]           Les parties ont été invitées à présenter des observations sur les dépens. Dans leurs observations, les demandeurs ont indiqué qu’ils sollicitaient des dépens contre la Première Nation Thunderchild, qui n’était pas une partie à la demande. La Cour a ordonné que les observations soient signifiées à la Première Nation Thunderchild et que celle-ci ait la possibilité d’y répondre (au plus tard le 12 octobre 2012). Aucune observation n’a été soumise.

 

[42]           Les défendeurs s’opposent au paiement de dépens, soutenant que chaque partie devrait assumer ses propres dépens. Ils font valoir qu’il n’y avait pas de question générale concernant l’administration des bandes ni de question de droit importante, qui justifieraient l’adjudication de dépens.

 

[43]           Habituellement, les dépens suivent l’issue de la cause, à moins que dans la conduite de la partie qui a gain de cause ou dans le déroulement de l’instance, des raisons particulières puissent être démontrées qui justifient de s’écarter de la règle générale. Aucun argument de cette nature n’a été invoqué en l’espèce. Les défendeurs soutiennent que la décision en cause était celle du Tribunal d’appel et qu’il ne devrait pas assumer les conséquences de l’erreur du Tribunal d’appel. Cet argument est sans fondement. Éviter le paiement des dépens en indiquant qu’il s’agissait de l’erreur ou de la responsabilité du Tribunal d’appel ou de la cour protégerait dans les faits les parties à une instance qui n’ont pas eu gain de cause. En ce qui concerne l’argument selon lequel les demandeurs sont effectivement la cause du problème puisqu’ils ont tardé à déposer leur appel, qu’il suffise de noter le rôle des défendeurs dans les faits sous-jacents qui ont donné lieu à l’instance devant le Tribunal d’appel. De plus, les défendeurs se sont opposés à la demande des demandeurs sollicitant la prorogation du délai, alors qu’ils auraient pu y consentir. Vraisemblablement, une copie de la lettre de leur avocat au Tribunal d’appel n’a pas été transmise aux demandeurs, provoquant le manquement à l’équité procédurale. Enfin, la thèse des défendeurs concernant les dépens est incompatible avec leur plaidoyer sur le fond de la demande de contrôle judiciaire, dans lequel ils soutiennent que même s’il y avait des problèmes liés à la l’élection putative, ceux-ci ont été régularisés par l’élection du 18 décembre, moment où ils sont devenus le [traduction] « gouvernement ». Les défendeurs ne peuvent pas à la fois soutenir qu’ils ne font pas partie du gouvernement et chercher à réfuter la présomption selon laquelle la bande les indemnisera en tant que gouvernement (Bellegarde c Poitras, 2009 CF 1212).

 

[44]           En conclusion, pour les motifs invoqués par les demandeurs, j’estime que l’espèce est un cas approprié pour adjuger les dépens contre des tiers. Les questions soulevées visent des questions importantes relatives à l’administration des bandes, touchant des intérêts qui vont au-delà de ceux de la présente affaire. Compte tenu de la longueur des procédures préalables au procès, j’estime également que les dépens demandés selon la colonne III sont justifiés. Les défendeurs reconnaissent eux-mêmes que la demande n’est pas excessive.

 

 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.             Les demandes de contrôle judiciaire sont accueillies.

2.             La décision du Tribunal d’appel de la Première Nation Thunderchild, datée du 16 mai 2011, rejetant la demande pour cause d’inobservation est annulée.

3.             La demande pour cause d’inobservation est renvoyée au Tribunal d’appel de la Première Nation Thunderchild enjoignant au Tribunal d’appel de la Première Nation Thunderchild d’accepter la demande pour cause d’inobservation et de fixer une date d’audience comme le prévoit la Thunderchild First Nation Election Act.

4.             La décision du Tribunal d’appel de la Première Nation Thunderchild, datée du 16 mai 2011, rejetant l’avis d’appel présenté par les demandeurs est annulée.

5.             L’avis d’appel préexistant est rétabli et il est enjoint au Tribunal de procéder à l’examen de la demande des demandeurs sollicitant l’autorisation de proroger le délai pendant lequel un avis d’appel peut être déposé en vertu de la Thunderchild First Nation Election Act.

6.             Des dépens d’une somme de 8 923 $ sont adjugés aux demandeurs et sont payables par la Première Nation Thunderchild.

 

« Donald J. Rennie »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-988-11

INTITULÉ :                                      ANITA MEMNOOK et autres c

                                                            DELBERT WAPASS et autres

 

 

DOSSIER :                                        T-992-11

INTITULÉ :                                      RICHARD STARR et autres c

                                                            DELBERT WAPASS et autres

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Saskatoon (Saskatchewan)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 23 août 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT:                             Le juge Rennie

 

DATE DES MOTIFS:                      Le 9 novembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Kimberly D. Clark

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Christopher Boychuk

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stevenson Hood Thornton Beaubier LLP
Avocats

Saskatoon (Saskatchewan)

 

POUR LES DEMANDEURS

McDougall Gauley LLP
Avocats

Saskatoon (Saskatchewan)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.