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Date : 20121130

Dossier : IMM-4241-12

Référence : 2012 CF 1401

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 30 novembre 2012

En présence de monsieur le juge Shore

 

ENTRE :

 

FARID KAAKER

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Introduction

[1]               Le demandeur, qui est Afghan, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, qui lui a refusé la qualité de réfugié au sens de la Convention et la qualité de personne à protéger, aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Selon le demandeur, la SPR a eu tort : (i) de dire qu’un document qu’il avait produit n’était pas crédible; (ii) de conclure qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention du fait d’opinions politiques imputables à son emploi antérieur; et (iii) d’appliquer l’exception du risque généralisé.

 

II. La procédure judiciaire

[2]               Le demandeur sollicite, en application du paragraphe 72(1) de la LIPR, le contrôle judiciaire de la décision de la SPR datée du 6 février 2012.

 

III. Le contexte

[3]               Le demandeur, M. Farid Kaaker, un citoyen afghan, a travaillé à partir de 1989 auprès d’organisations non gouvernementales [les ONG] ayant vocation à apporter une aide humanitaire.

 

[4]               En 1998, il a commencé à travailler auprès d’une ONG appelée Sanayee Institute of Education and Learning [le SIEAL], au Pakistan et à Harat, en Afghanistan.

 

[5]               En 2001, les autorités talibanes l’ont interrogé, menacé et battu et ont exigé que le SIEAL cesse ses activités. Le demandeur fut secrètement évacué par pont aérien hors du Pakistan.

 

[6]               En mars 2002, le demandeur et sa famille sont retournés en Afghanistan, où il a travaillé pour le SIEAL en appliquant des programmes pour le nouveau gouvernement.

 

[7]               En 2007, le demandeur est intervenu dans la mise sur pied et l’application d’un programme de micro-crédit qui a soulevé une controverse parce que beaucoup de gens le considéraient contraire à l’interdiction islamique du prêt à intérêt.

 

[8]               Le 14 août 2008, il s’est démis de ses fonctions en raison de cette controverse et d’un différend portant sur les salaires versés au personnel de nettoyage et s’est essayé à gérer une petite entreprise.

 

[9]               En décembre 2009, il a commencé à recevoir des menaces par téléphone où on l’accusait de travailler avec des étrangers et d’enfreindre l’interdiction islamique du prêt à intérêt.

 

[10]           Le 8 janvier 2010, des coups de feu ont été tirés sur son véhicule et un passager, le fils de son beau-frère, a été tué.

 

[11]           Le demandeur affirme que, le 18 janvier 2010, il a reçu un shabnameh [une lettre de nuit] l’avertissant qu’il serait tué pour avoir perçu des intérêts et propagé le christianisme.

 

[12]           Le 25 février 2010, le demandeur est arrivé au Canada et y a demandé l’asile.

 

IV. La décision contestée

[13]           La SPR a jugé que : (i) le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention parce que la lettre de nuit n’était pas crédible et que son statut d’ancien employé d’une ONG devait être distingué de celui d’un employé actuel; et (ii) le fait qu’il soit propriétaire d’une entreprise et qu’il soit vu comme nanti ne constituait pas un risque personnalisé aux termes de l’article 97 de la LIPR.

 

[14]           La SPR a admis que le demandeur était Afghan et qu’il avait travaillé, de février 1999 à août 2008, pour le SIEAL et les organismes qui lui avaient succédé, qu’il avait reçu des menaces par téléphone en décembre 2009 et que le fils de son beau-frère avait été tué le 8 janvier 2010.

 

[15]           La SPR n’a pas admis que le demandeur était un réfugié au sens de la Convention du fait de ses opinions politiques selon les termes de l’article 96 de la LIPR. Le demandeur n’avait pu établir non plus que son profil d’ancien employé d’une ONG constituait un motif prévu par la Convention. La SPR a admis que les personnes travaillant actuellement pour des ONG étaient exposées à un risque en Afghanistan, mais la situation du demandeur était différente parce qu’il avait anciennement travaillé pour une ONG. La SPR n’a pas retenu le fait qu’il avait été fiché par les Talibans pour avoir participé au programme de micro-crédit du SIEAL. Selon la SPR, les menaces proférées contre lui avaient débuté en décembre 2009, plus d’un an après son départ du SIEAL, et il n’avait pas reçu de menaces des Talibans lorsqu’il s’occupait du programme de micro-crédit. La lettre de nuit ne rattachait pas les menaces à son emploi parce que la SPR n’a pas trouvé la lettre digne de foi. La SPR a aussi pris note de la preuve documentaire montrant que les lettres de nuit visent généralement à forcer les employés d’ONG à se démettre de leurs fonctions et, selon elle, puisque le demandeur avait déjà quitté le SIEAL, il était moins susceptible de recevoir une lettre de nuit.

 

[16]           La SPR a mis en doute la crédibilité de la lettre de nuit parce que, d’après les notes consignées par le préposé de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] qui avait interrogé le demandeur à son arrivée [les entrevues initiales], le demandeur n’avait pas fait état de la lettre de nuit ni désigné les Talibans comme ses persécuteurs. La SPR a trouvé que c’étaient là des omissions importantes.

 

[17]           La SPR a résumé ainsi le déroulement des entrevues initiales : (i) le 25 février 2010, le demandeur affirmait qu’il était exposé à des dangers, comme tous les Afghans; (ii) le 26 février 2010, il affirmait ne pas savoir qui l’avait ciblé, mais faisait état du décès et des funérailles de son neveu; (iii) le 27 février 2010, il affirmait ne pas savoir qui le surveillait, mais supposait que c’était le gouvernement ou les Talibans.

 

[18]           La SPR a trouvé que les notes des entrevues initiales contredisaient le Formulaire de renseignements personnels [le FRP] du demandeur ainsi que la lettre de nuit, deux documents qui disaient clairement que c’étaient les Talibans qui le pistaient. Son agacement au cours des entrevues initiales n’expliquait pas d’une manière satisfaisante la contradiction; son ignorance des noms précis des gens qui le pistaient n’expliquait pas non plus pourquoi il n’avait pas pointé du doigt les Talibans durant les entrevues initiales. Malgré sa nervosité au cours des entrevues initiales, « il [était] insensé qu’[il] ne mentionne pas le dernier contact qu’[il] [avait] eu avec ses agresseurs, surtout s’il s’agi[ssait] de la raison qui l’avait amené à fuir » (décision de la SPR, paragraphe 21). La crédibilité de la lettre de nuit était aussi mise en doute parce que le demandeur avait, durant les entrevues initiales, évoqué les appels téléphonique de décembre 2009, mais non la lettre de nuit.

 

[19]           La SPR a rejeté les arguments selon lesquels : (i) les notes prises durant les entrevues initiales ne constituaient pas nécessairement un compte rendu complet de ces entrevues; et (ii) une conclusion défavorable ne devrait pas être tirée du seul fait que la lettre de nuit n’avait pas été évoquée durant les entrevues initiales, puisque le demandeur avait peu de temps après donné des indications détaillées sur la lettre de nuit dans son FRP. S’agissant du premier argument, la SPR a estimé que les notes des entrevues initiales paraissaient complètes, et que, si elles faisaient état des appels téléphoniques de décembre 2009, mais non de la lettre de nuit, c’était probablement parce que le demandeur n’avait pas évoqué la lettre de nuit au cours des entrevues initiales. En réponse au deuxième argument, la SPR expliquait que le FRP avait été rempli près de deux mois après les entrevues initiales.

 

[20]           La SPR n’a pas ajouté foi à la prétendue lettre de nuit qui lui avait été soumise, et cela parce qu’il existait une preuve documentaire montrant que de fausses lettres de nuit peuvent être achetées à Kaboul et que la lettre produite semblait être une photocopie.

 

[21]           La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il était une personne à protéger aux termes de l’article 97 de la LIPR, et cela parce qu’il était exposé à un risque généralisé. Citant la décision Guifarro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 182, elle a estimé que la demande d'asile déposée par une personne qui a été ciblée précisément peut être rejetée si cette personne est exposée à un risque qui « est partagé par un sous-groupe de personnes suffisamment important pour que le risque puisse être raisonnablement qualifié de répandu ou de courant dans le pays en cause » (paragraphe 32).

 

[22]           Appliquant la décision Guifarro, la SPR a estimé que le demandeur avait été victime d’extorsion et d’enlèvement à cause de son aisance supposée. Selon la SPR, l’extorsion était le mobile probable des appels téléphoniques de décembre 2009 et le demandeur « est donc exposé à une menace à sa vie » (décision, paragraphe 29). La SPR faisait observer que le demandeur avait déclaré, lors des entrevues initiales et durant son témoignage, qu’il avait été victime d’extorsion en raison de sa fortune supposée.

 

V. Les points litigieux

[23]           (1) La SPR a-t-elle à tort appliqué au demandeur l’exception du risque généralisé?

(2) La SPR a-t-elle à tort conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention du fait de ses opinions politiques imputables à son emploi antérieur dans une ONG?

(3) La SPR a-t-elle à tort refusé d’ajouter foi à la lettre de nuit?

 

VI. Les dispositions applicables

[24]           Les dispositions suivantes de la LIPR sont applicables :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

Personne à protéger

 

97.      (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97.      (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

VII. Les positions des parties

[25]           Le demandeur affirme qu’il est une personne à protéger aux termes de l’article 97 de la LIPR et que l’exception du risque généralisé ne s’applique pas à son cas.

 

[26]           Le demandeur dit qu’un demandeur d’asile qui a été ciblé explicitement n’entre pas dans l’exception du risque généralisé, même s’il est exposé à des risques partagés par tout un sous-groupe. Le demandeur, citant la décision Guerrero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1210, soutient que la SPR aurait dû se poser les questions suivantes au moment d’appliquer l’exception du risque généralisé : (i) Quel est véritablement le risque auquel est exposé le demandeur d’asile? (ii) Ce risque est-il une menace pour sa vie, ou un risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités? et (iii) Quel est le fondement du risque? Pour évaluer correctement le risque personnalisé couru par le demandeur d’asile, on ne doit pas « amalgamer le fondement du risque et le risque lui-même » (paragraphes 28 et 29).

 

[27]           Selon le demandeur, la SPR n’a pas évalué son risque personnalisé parce qu’elle s’est attardée sur la raison pour laquelle le demandeur avait été persécuté et avait été victime d’extorsion, et non sur le risque même auquel il était exposé, à savoir les appels téléphoniques de décembre 2009 et les coups de feu tirés sur son véhicule.

 

[28]           Le demandeur affirme aussi qu’il est un réfugié au sens de la Convention du fait de ses opinions politiques et que la SPR n’aurait pas dû faire la distinction entre les employés actuels et les anciens employés d’ONG pour savoir s’il était de ce fait un réfugié au sens de la Convention.

 

[29]           D’abord, le demandeur soutient que la distinction conduit à un résultat absurde parce qu’un employé actuel d’ONG qui demande l’asile au Canada mais retourne sans avoir été employé par une ONG dans l’intervalle est lui aussi un ancien employé d’ONG.

 

[30]           Deuxièmement, la distinction requiert aussi la preuve documentaire d’un contexte factuel très particulier, à savoir le ciblage d’anciens employés d’ONG en Afghanistan. Citant la décision Khodabakhsh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1340, 382 FTR 105, et la décision King c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1120, 240 FTR 8, le demandeur affirme que la tâche de produire une preuve documentaire correspondant exactement à son propre cas est déraisonnable et excessive.

 

[31]           Troisièmement, le demandeur fait valoir que la distinction suppose que les Talibans persécutent les employés d’ONG uniquement pour les contraindre à cesser de travailler pour des ONG. La SPR aurait dû plutôt se demander si des opinions politiques (alignant le demandeur sur le régime actuel et sur la communauté internationale, et/ou contre les pratiques islamiques) pouvaient lui être imputées, compte tenu de son passé professionnel. Selon le demandeur, supposer que les Talibans persécutent les employés d’ONG uniquement pour les contraindre à cesser leur travail, c’est présumer que les Talibans agissent toujours d’une manière rationnelle. Citant la décision Yoosuff c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1116, le demandeur affirme que la SPR a eu tort d’attribuer un comportement rationnel à un groupe terroriste tel que les Talibans.

 

[32]           Finalement, le demandeur soutient que la conclusion de non-crédibilité tirée par la SPR à propos de la lettre de nuit est déraisonnable parce que les notes des entrevues initiales ne sont pas fidèles. La crédibilité de la lettre de nuit était mise en doute non pas à cause d’une contradiction interne de son témoignage, mais à cause d’une contradiction avec des preuves extrinsèques (les notes des entrevues initiales). Citant la décision Cooper c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 118, le demandeur affirme que la preuve qui est contredite par des éléments extrinsèques « doit être reconnue comme digne de foi » (paragraphe 4).

 

[33]           Selon le demandeur, les notes issues des entrevues initiales ne sont pas dignes de foi parce que : (i) les demandeurs d’asile (comme la Cour l’a reconnu dans la décision Cooper) se défient en général des autorités lorsqu’ils arrivent et ne sont pas toujours d’une totale franchise; (ii) le demandeur avait plusieurs fois montré son embarras au cours des entrevues initiales; (iii) il n’existe aucun enregistrement sonore des entrevues initiales pouvant attester la fidélité des notes; (iv) un interprète était présent lors des entrevues initiales, et l’absence d’enregistrement sonore fait qu’il est difficile de vérifier son travail d’interprétation; (v) les entrevues initiales se sont déroulées deux ans avant l’audience tenue devant la SPR, au cours de laquelle il avait affirmé ne pas se souvenir s’il avait ou non évoqué la lettre de nuit; (vi) la déclaration solennelle dans laquelle sont reproduites les notes issues des entrevues initiales n’est pas conforme aux règles établies pour les déclarations sous serment.

 

[34]           Finalement, le demandeur soutient qu’il était déraisonnable pour la SPR de dire que la lettre de nuit n’était pas crédible parce qu’il est possible d’acheter ce genre de document en Afghanistan. Citant la décision Leon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 290, le demandeur affirme que la SPR ne peut tirer une conclusion de non-crédibilité à propos de documents du seul fait qu’il est facile, d’après la preuve, de se procurer de faux documents dans le pays d’origine du demandeur d’asile.

 

[35]           Le défendeur dit que la SPR a eu raison d’appliquer l’exception du risque généralisé. Citant la décision Guifarro, précitée, la décision Prophète c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331, conf. par : 2009 CAF 31; la décision Sanchez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 993, la décision Mancia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 949, ainsi que d’autres jugements rendus par la Cour, le défendeur soutient qu’un demandeur d’asile auparavant ciblé et craignant de l’être plus tard est exposé à un risque généralisé si tout un sous-groupe est lui aussi exposé à ce risque.

 

[36]           Selon le défendeur, l’espèce Guerrero, précitée, se distingue de la présente affaire parce que, dans ce précédent, le décideur n’avait pas fidèlement et précisément défini le prétendu risque avant de conclure que c’était un risque généralisé. Le défendeur dit que la décision de la SPR est en accord avec l’idée générale de la décision Guerrero parce qu’elle a mené une analyse personnalisée, en définissant le risque comme un risque d’extorsion accompagné de menaces d’enlèvement, c’est‑à‑dire comme un risque pour sa vie fondé sur sa richesse supposée.

 

[37]           Le défendeur affirme aussi que la SPR a eu raison de faire la distinction entre les employés actuels et les anciens employés d’ONG pour savoir si le demandeur était un réfugié au sens de la Convention. Elle n’a pas imposé un fardeau excessif au demandeur en exigeant la preuve du ciblage d’anciens employés d’ONG : (i) c’est au demandeur qu’il appartient d’établir l’existence d’une persécution; et (ii) la SPR n’est pas tenue de conjecturer sur cet aspect. Le défendeur dit que l’espèce Khodabakhsh, précitée, n’est pas assimilable à la présente affaire parce que le décideur, dans ce précédent, avait requis une preuve beaucoup plus précise que celle exigée dans la présente affaire, et il juge non pertinente également l’espèce King, précitée, au motif que, dans ce précédent, le décideur avait exigé que soient corroborées des preuves par ailleurs présumées crédibles.

 

[38]           Le défendeur soutient que la SPR a eu raison de conclure, au vu de la preuve documentaire, que les Talibans ciblaient les employés d’ONG pour les contraindre à la démission et que le demandeur (ayant déjà cessé de travailler pour une ONG) ne correspondait donc pas au profil de risque d’un employé d’ONG. Selon le défendeur, l’argument du demandeur pour qui les groupes terroristes ne devraient pas systématiquement être présumés agir d’une manière rationnelle est sans rapport avec le point de savoir si un ancien employé d’ONG présente le même profil de risque qu’un employé actuel.

 

[39]           Le défendeur dit qu’il était raisonnable pour la SPR de conclure que la lettre de nuit n’était pas un document digne de foi parce que, selon les notes issues des entrevues initiales, le demandeur n’avait pas fait état de la lettre lors des entrevues initiales et n’avait pas désigné les Talibans comme ses persécuteurs. Citant la décision Chen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 767, et la décision Moscol c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 657, le défendeur fait valoir que la SPR peut arriver à une conclusion de non-crédibilité si elle constate une contradiction entre le témoignage d’un demandeur et les déclarations qu’il a faites à son arrivée au Canada. Le défendeur juge non pertinente l’espèce Leon, précitée, parce que, dans ce précédent, le décideur avait récusé les documents frauduleux uniquement sur la foi d’une preuve démontrant qu’il était facile d’obtenir de faux documents dans le pays d’origine du demandeur d’asile. Ici au contraire, la SPR a tenu compte de facteurs additionnels.

 

[40]           Selon le défendeur, si le demandeur conteste les conclusions tirées par la SPR à propos de la lettre de nuit, c’est tout simplement parce qu’il n’accepte pas le poids que la SPR a accordé à ce document.

 

[41]           Le demandeur répond que, si la SPR a conclu à la non-crédibilité de la lettre de nuit, c’est parce que la lettre de nuit n’était pas évoquée dans les notes issues des entrevues initiales et parce que, selon la preuve documentaire, il était possible d’acheter de telles lettres en Afghanistan. Le demandeur affirme que l’espèce Leon, précitée, n’est pas différente de la présente affaire parce que, dans ce précédent, le décideur avait également tiré une conclusion de non-crédibilité en se fondant sur une contradiction entre le témoignage du demandeur d’asile et les déclarations qu’il avait faites à son arrivée au Canada.

 

VIII. Analyse

La norme de contrôle

[42]           La question de savoir si la SPR a eu tort d’appliquer l’exception du risque généralisé est une question mixte de droit et de fait, qui doit être revue selon la norme de la décision raisonnable (décision Olvera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1048. Cette norme s’applique aussi à la question de savoir si le demandeur était un réfugié au sens de la Convention du fait de ses opinions politiques (décision Beltran (représenté par sa tutrice à l’instance) c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 275), ainsi qu’à la conclusion de non-crédibilité tirée par la SPR (décision Masango c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 563).

 

[43]           Puisque c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique, la Cour ne pourra intervenir que si les motifs exposés par la SPR ne sont pas « justifiables, transparents ou intelligibles ». Pour satisfaire à cette norme, la décision doit aussi appartenir « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

 

(1) La SPR a-t-elle à tort appliqué au cas du demandeur l’exception du risque généralisé?

[44]           Le demandeur affirme être une personne à protéger aux termes de l’article 97 de la LIPR. Il doit donc démontrer que, selon toute vraisemblance, son renvoi en Afghanistan l’exposerait, lui personnellement, et dans toutes les régions de l’Afghanistan, à une menace pour sa vie ou au risque de subir des traitements cruels et inusités. Selon l’exception du risque généralisé, l’article 97 de la LIPR ne s’appliquera pas au demandeur s’il est exposé à un risque auquel sont exposés généralement les autres personnes qui sont en Afghanistan ou qui viennent d’Afghanistan.

 

[45]           Selon la jurisprudence constante de la Cour, un risque peut demeurer un risque généralisé même s’il est ressenti d’une manière disproportionnée par un important sous-groupe d’une population (décision Prophète, précitée, aux paragraphes 3 et 10). La SPR a eu raison de dire que, parce qu’on la suppose riche ou parce qu’elle est propriétaire d’une entreprise, une personne peut appartenir à un sous-groupe qui est généralement la cible privilégiée d’actes d’extorsion et de menaces d’enlèvement (décision Prophète, précitée, au paragraphe 13).

 

[46]           On peut lire toutefois dans la décision Olvera, précitée, que la jurisprudence de la Cour est « moins établie » sur la question de savoir si une personne qui a déjà été personnellement la victime d’actes d’extorsion est exposée à un risque généralisé (paragraphe 37). Il ressort de ce précédent que, selon un courant jurisprudentiel, un demandeur d’asile qui a été expressément ciblé peut néanmoins être exposé à un risque généralisé s’il appartient à un sous-groupe qui est généralement exposé à ce risque selon un degré plus élevé (décision Acosta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 213. En revanche, selon un autre courant jurisprudentiel, il serait déraisonnable d’admettre qu’un demandeur d’asile a été expressément ciblé « et opiner du même souffle » que ce même demandeur d’asile ne serait pas exposé à un risque personnalisé (décision Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 365, au paragraphe 15).

 

[47]           Dans la décision Olvera, la Cour a suivi la décision Portillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 678, où la juge Mary Gleason écrivait qu’il était déraisonnable pour la SPR de dire qu’un demandeur d’asile qui avait été personnellement menacé par un gang criminel était exposé à un risque de criminalité générale du seul fait que la violence criminelle sévissait partout dans le pays d’origine du demandeur. Dans la décision Portillo, la juge Gleason écrivait que les deux affirmations suivantes de la SPR étaient « tout simplement incompatibles » : admettre qu’un demandeur d’asile a été ciblé personnellement, et affirmer simultanément que le risque couru par ce demandeur d’asile n’est pas un risque personnalisé. La juge Gleason concluait que « si une personne est exposée à une menace personnelle à sa vie ou au risque de subir des peines ou traitements cruels et inusités, ce risque n’est plus un risque général » (paragraphe 36).

 

[48]           Dans la décision Portillo, la juge Gleason proposait le critère suivant pour savoir si un demandeur d’asile est exposé à un risque personnalisé ou généralisé. D’abord, le décideur doit déterminer si le demandeur d’asile « est exposé à un risque persistant ou à venir […], quel est le risque en question et s’il consiste à être exposé à des traitements ou à des peines cruels et inusités et, enfin, le fondement de ce risque ». Deuxièmement, le risque doit être comparé « avec celui auquel est exposée une partie importante de la population de son pays pour déterminer si ces risques sont similaires de par leur nature et leur gravité » (paragraphes 40 et 41).

 

[49]           Continuant de suivre l’approche adoptée dans la décision Portillo, la Cour fait sienne la justification donnée dans la décision Olvera, précitée, au soutien de cette approche :

[40]      […] Premièrement, il est problématique d’accepter qu’une personne qui a été expressément ciblée soit exposée à un risque auquel sont généralement exposées d’autres personnes. Le risque auquel est exposée une personne qui a été ciblée est qualitativement différent du risque auquel est exposée une personne soumise à une forte probabilité d’être ciblée. Ainsi, le premier risque ne peut être considéré comme un risque général. Deuxièmement, l’approche prise par la Commission semble évider l’article 97 de la LIPR de toute application dans le contexte criminel. Comme l’a écrit la Cour dans Lovato c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 143, 2012 CF 143, « l’article 97 ne doit pas être interprété d’une manière qui le vide de son sens. Si un risque créé par une “activité criminelle” est toujours considéré comme un risque général, il est difficile de voir comment les exigences prévues à l’article 97 pourraient être satisfaites » (paragraphe 14).

 

[50]           En l’espèce, la SPR a admis que le demandeur est « exposé à une menace à sa vie » parce qu’il avait été ciblé pour des actes d’extorsion (décision de la SPR, au paragraphe 10). La SPR a admis que lors des appels téléphoniques reçus en décembre 2009, « ses interlocuteurs lui [avaient] dit qu’il pourrait être enlevé parce qu’il avait gagné beaucoup d’argent » et « que, puisqu’il était riche, ils lui extorqueraient de l’argent » (au paragraphe 29). Finalement, la SPR a admis que des coups de feu avaient été tirés sur le véhicule du demandeur alors qu’il était au volant et que cette agression avait entraîné le décès du fils de son beau-frère.

 

[51]           La SPR a eu tort d’appliquer au demandeur l’exception du risque généralisé alors qu’elle avait admis qu’il avait été personnellement ciblé pour des actes d’extorsion et d’enlèvement. La SPR ne saurait conclure qu’un demandeur d’asile est exposé à une menace pour sa vie et simultanément dire que ce risque était généralisé au motif que les actes d’extorsion et d’enlèvement sont monnaie courante en Afghanistan.

 

(2) La SPR a-t-elle à tort conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention du fait de ses opinions politiques imputables à son emploi antérieur dans une ONG?

 

[52]           Puisque la Cour a décidé ce point selon l’article 97 de la LIPR, il n’est pas nécessaire de se demander si la SPR a eu tort de conclure que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention selon l’article 96 de la LIPR du fait de ses opinions politiques imputables au fait qu’il avait travaillé pour une ONG.

 

(3) La SPR a-t-elle à tort refusé d’ajouter foi à la lettre de nuit?

 

[53]           La SPR n’a contesté la crédibilité du demandeur que sur la lettre de nuit. La lettre de nuit répond à la question de savoir si le demandeur était un réfugié au sens de la Convention du fait de ses opinions politiques. La lettre de nuit aurait pu avoir un rapport avec le point de savoir si le demandeur était une personne à protéger aux termes de l’article 97 de la LIPR, mais la SPR a sans équivoque admis que le demandeur était exposé à une menace pour sa vie. Il n’est donc pas nécessaire, pour décider ce point selon l’article 97 de la LIPR, de se demander si la conclusion de non-crédibilité tirée par la SPR à propos de la lettre de nuit était raisonnable.

 

IX. Conclusion

[54]           Pour tous les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE : la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4241-12

 

 

INTITULÉ :                                      FARID KAAKER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Vancouver (Colombie-Britannique)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 29 novembre 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE SHORE

 

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 30 novembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Peter Edelmann

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Jennifer Dagsvik

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Peter Edelmann Law Office

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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