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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20121213

Dossier: IMM-3304-12

Référence : 2012 CF 1470

Ottawa (Ontario), ce 13e jour de décembre 2012

En présence de madame la juge Gleason 

 

ENTRE :

 

KOUADIO MATHURI YAO

 

 

 

 

Partie demanderesse

 

et

 

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

Partie défenderesse

 

 

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 [LIPR] d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut du réfugié du Canada [CISR] rendue le 12 mars 2012 à l’égard de M. Kouadio Mathuri Yao (le demandeur). La SPR a déterminé que le demandeur n’avait « ni la qualité de réfugié au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger » selon les articles 96 et 97 de la LIPR.  

Le contexte

[2]               Le demandeur est un citoyen de la Côte d’Ivoire et était un membre des forces armées de ce pays. Il allègue craindre les Forces républicaines de la Côte d’Ivoire en raison de son appartenance à une division du Parti démocratique de la Côte d’Ivoire [PDCI]. Bien que le président actuel de la Côte d’Ivoire soit également affilié à ce parti politique, le demandeur  ne supporte pas les idées politiques prônées par la division à laquelle appartient le président. Plus précisément, cette division a été fusionnée avec le Rassemblement houphouétiste démocratique et de la paix [RHDP], un autre parti politique en Côte d’Ivoire. Le demandeur s’oppose au RHDP.

 

[3]               Entre le 30 septembre 2009 et le 9 décembre 2009, le demandeur aurait été la cible de son commandement d’unité ainsi que des membres des « Escadrons de la mort » de son pays. Les persécutions alléguées auraient pris la forme de menaces, notamment de menaces de mort. Le demandeur prétend qu’il aurait été ciblé en raison de son appartenance au PDCI qui, à l’époque, n’était pas le parti au pouvoir en Côte d’Ivoire.

 

[4]               Dans sa décision, la SPR a accepté que le demandeur est membre du PDCI, une carte de membre ayant été produite à cet effet, mais a néanmoins conclu que le demandeur n’était pas crédible étant donné le cumul d’omissions, de contradictions et d’invraisemblances contenues dans son récit écrit ainsi que dans son témoignage.

 

[5]               Le demandeur a d’abord omis de dévoiler son implication au sein du PDCI lors de son premier séjour au Canada entre le 5 juillet 2008 et le 20 septembre 2009 ainsi que depuis son retour au Canada le 9 décembre 2009. Lorsque confronté à ces omissions, le demandeur a déclaré qu’il ne savait pas pourquoi il avait omis ces faits et n’a fourni aucune autre explication.

 

[6]               Lorsqu’il fut interrogé à savoir pourquoi il avait choisi le Canada pour y demander l’asile, le demandeur a indiqué qu’il était employé à l’ambassade de son pays au Canada et qu’il avait reçu du ministre de la Défense de la Côte d’Ivoire un billet d’avion aller-retour. Afin d’appuyer ses dires, le demandeur a fourni un billet d’embarquement entre Abidjan-Paris et Montréal, en date du 9 décembre 2009, soit la date de son retour au Canada. Toutefois, en observant le billet, le tribunal a informé le demandeur que ce document n’indiquait qu’un aller. Le demandeur s’est alors cantonné dans ses affirmations sans pouvoir donner aucune autre explication.

 

[7]               De plus, à la question de savoir quand il avait pris la décision de quitter son pays, le demandeur a déclaré que l’événement déclencheur était survenu le 20 octobre 2009. Interrogé à savoir pourquoi il était demeuré dans son pays jusqu’au 10 décembre 2009, le demandeur a déclaré qu’il ne savait pas comment quitter son pays. Cette déclaration contredit ses allégations selon lesquelles il possédait un billet aller-retour vers le Canada.

 

[8]               La SPR a également trouvé invraisemblable que le gouvernement du demandeur, alors qu’il le rappelle dans son pays, lui aurait remis un billet aller-retour. La logique voudrait qu’un billet simple d’aller lui ait été délivré étant donné qu’il s’agissait d’un rappel.

 

[9]               La SPR a également donné peu de poids aux preuves documentaires déposées par le demandeur. Ce dernier a soumis deux lettres au soutien de sa revendication, soit l’une d’un sergent qui aurait eu le demandeur sous sa garde et l’autre de la mère d’un de ses amis. Il allègue que son ami aurait été assassiné en raison de son appartenance au PDCI. Le tribunal ne leur a accordé aucune valeur probante puisque le demandeur n’a pas conservé les enveloppes de ces lettres et était incapable d’établir leur authenticité. La SPR a également accordé peu de poids à l’avis de décès de l’ami du demandeur puisque les circonstances du décès n’y étaient pas spécifiées.

 

[10]           La SPR a noté également que le comportement du demandeur est incompatible avec sa crainte. Ainsi, même s’il est revenu au Canada le 9 décembre 2009, ce n’est que le 9 août 2010 qu’il a revendiqué le statut de réfugié. Interrogé à savoir pourquoi il avait attendu si longtemps, il a répondu qu’il avait un visa qui lui permettait de séjourner au Canada jusqu’en juin 2011 et que c’était suite à une consultation avec un avocat, en août 2010, qu’il avait demandé l’asile. Le tribunal était d’avis qu’une telle attitude n’était pas celle d’une personne craignant de retourner dans son pays d’origine et que l’explication du demandeur ne justifiait pas l’attente de neuf mois.

 

[11]           Enfin, la SPR a souligné que depuis la signature de son Formulaire de renseignements personnels [FRP] le 10 octobre 2010, la situation politique en Côte d’Ivoire avait changé et le PDCI faisait maintenant partie du gouvernement. Malgré cela, le demandeur allègue qu’il est toujours à risque puisque son parti est divisé et qu’il appartient à la division qui n’est pas au pouvoir. Toutefois, en s’appuyant sur les dires du demandeur selon lesquels il ne serait qu’un simple membre du PDCI sans responsabilité particulière, le tribunal était d’avis qu’il n’aurait pas raison de craindre ou ne serait pas à risque à cause de son appartenance politique en cas de renvoi dans son pays, selon la prépondérance des probabilités.

 

Arguments des parties

[12]           Le demandeur soutient que la décision de la SPR est déraisonnable, faisant essentiellement valoir qu’elle aurait tiré des conclusions généralisées et sans fondement au sujet de sa crédibilité et qu’elle aurait omis de tenir compte d’éléments de preuve fondamentaux. Plus particulièrement, le demandeur reproche à la SPR d’avoir ignoré la preuve soumise en lien avec son appartenance au PDCI et d’avoir écarté deux lettres crédibles et dignes de foi. De plus, il soumet que le tribunal a ignoré ses explications sur les motifs de sa persécution par les autorités ivoiriennes et a également écarté sans raison l’explication crédible qu’il a offerte par rapport à son billet d’avion pour revenir au Canada en décembre 2009.

 

[13]           S’appuyant sur les arrêts Owusu-Ansah c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 442 (QL) (CAF) et Basseghi c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] ACF no 1867 (QL) (CF, 1re inst), le demandeur soumet que la SPR ne peut faire des conclusions d’ordre général en matière de crédibilité et doit tirer des conclusions précises sur les faits. De plus, il souligne que la jurisprudence reconnaît que pour conclure à un manque de crédibilité, les divergences sur lesquelles s’appuie le tribunal doivent être réelles, sans faire preuve de zèle ni de vigilance excessive en examinant à la loupe tous les éléments de preuve.

 

[14]           Le défendeur, pour sa part, soumet que la décision de la SPR doit être maintenue sur la base de trois motifs, soit que ses conclusions en matière de crédibilité sont raisonnables, que sa détermination quant à l’absence de crainte subjective de persécution du demandeur est bien fondée et que l’inexistence d’un fondement objectif à la crainte de persécution alléguée justifie le rejet de la demande d’asile du demandeur. 

[15]           Sur le premier point, le défendeur note que le tribunal a soulevé plusieurs incohérences dans le témoignage et la preuve du demandeur, notamment l’omission dans son récit concernant son affiliation politique à son arrivée au Canada, le billet aller-retour, l’invraisemblance qu’il aurait reçu un tel billet et le délai d’attente avant de présenter sa demande d’asile. Compte tenu de ces nombreuses incohérences et s’appuyant sur les arrêts Onofre c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2010 CF 1219 aux para 21-22 [Onofre], Bunema c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CF 774 au para 1 [Bunema], Cienfuegos c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 1262 au para 1, Lawal c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2010 CF 558 au para 20 et Vybyrana c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CF 1279 au para 7, le défendeur soumet qu’il n’est pas surprenant que le tribunal ait conclu que le demandeur n’était pas crédible.

 

[16]           En ce qui a trait à la crainte subjective, le défendeur soumet que le comportement du demandeur est incompatible avec celui d’une personne craignant réellement pour sa vie. Le demandeur a attendu neuf mois avant de présenter une demande d’asile et il est bien établi en droit que le tribunal peut tenir compte d’un tel délai. Il ajoute que ce délai, couplé à l’absence d’une explication raisonnable le justifiant, joue un rôle déterminant quant à l’évaluation de la crainte subjective d’un demandeur d’asile.

 

[17]           Enfin, le défendeur soumet que la conclusion du tribunal quant à l’absence de risques de persécution pour le demandeur advenant son retour en Côte d’Ivoire est raisonnable, vu l’accès au pouvoir du PDCI et le manque de preuve objective quant aux risques que le demandeur pourrait subir de la division de ce parti qu’il prétend est au pouvoir.

Analyse

[18]           Malgré la multitude d’arguments soulevés par le demandeur, il est nécessaire en l’espèce d’évaluer seulement le caractère raisonnable des conclusions de la SPR en matière de crédibilité. Pour les motifs qui suivent, je conclus que ces conclusions sont raisonnables.

 

[19]           Il est indisputable que la norme à appliquer en matière de crédibilité est celle de la décision raisonnable (Cervenakova c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2012 CF 525; Pathmanathan c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2012 CF 519; Aguebor c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 (QL), 160 N.R. 315 (CAF) [Aguebor]; Elmi c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 773; Wu c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 929; Rahal c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2012 CF 319 [Rahal]).

 

[20]           Cette Cour doit donc faire preuve de déférence et exercer une grande retenue (Singh c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2006 CF 565 au para 11) en déterminant si les conclusions sont justifiées, transparentes et intelligibles de sorte qu’elles appartiennent « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 au para 47). Il ne revient pas à cette Cour de réévaluer la preuve qui était devant le tribunal (Zrig c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2003 CAF 178 au para 42). De fait, comme j’ai écrit dans l’affaire Rahal, ci-dessus, au paragraphe 42 :

[…] le rôle de la Cour est très limité, étant donné que le tribunal a eu l’occasion d'entendre les témoins, d’observer leur comportement et de relever toutes les nuances et contradictions factuelles contenues dans la preuve. Ajoutons à cela que, dans bien des cas, le tribunal possède une expertise reconnue dans le domaine qui fait défaut à la cour de révision. Le tribunal est donc bien mieux placé pour tirer des conclusions quant à la crédibilité, et notamment pour juger de la plausibilité de la preuve. En outre, le principe de l’administration efficace de la justice, sur lequel repose la notion de déférence, fait en sorte que l’examen de ce genre de questions doit demeurer l’exception plutôt que la règle. […]

 

 

[21]           Je suis d’avis que la SPR, contrairement à ce que prétend le demandeur, n’a pas tiré de conclusion généralisée en matière de crédibilité mais a plutôt bien analysé la preuve présentée. Les conclusions en matière de crédibilité, comme il ressort manifestement de l’analyse qui précède, étaient en l’espèce détaillées et fondées sur la preuve (ou sur l’absence de preuve) fournie par le demandeur. En outre, contrairement à ce que prétend le demandeur, son appartenance au PDCI n’a pas été remise en question par le tribunal. En réalité, la SPR n’a tout simplement pas cru que le demandeur avait reçu les menaces alléguées.

 

[22]           La preuve soumise à l’appréciation de la SPR suffisait amplement à étayer cette conclusion. Les divergences dans le récit du demandeur au sujet de la façon dont il a quitté la Côte d’Ivoire et les raisons qui l’auraient poussé à agir ainsi constituent un élément clé. L’affirmation qu’un billet de retour vers le Canada lui aurait été remis au préalable est incompatible avec l’affirmation qu’il aurait repoussé son départ parce qu’il ne savait pas comment s’y prendre pour quitter son pays. La nécessité de trouver un refuge se situe au cœur d’une demande d’asile : un manque fondamental de cohérence dans le récit relatif à sa recherche d’un refuge mine à juste titre la crédibilité d’un demandeur (Onofre, ci-dessus, aux para 21-22; Bunema, supra, au para 1).

 

[23]           Il était loisible à la SPR d’accorder un faible poids aux deux lettres fournies par le demandeur compte tenu du fait qu’il n’était pas en mesure d’en établir l’authenticité. Dans un même ordre d’idées, il était raisonnable que la SPR accorde un faible poids au certificat de décès, puisqu’il n’y figurait aucun renseignement concernant les circonstances entourant la mort de l’ami du demandeur. Outre ces éléments, le demandeur n’a soumis aucune autre preuve à l’appui de son récit des événements. (L’avis de convocation devant la cour martiale ne contient aucun renseignement relatif au motif de sa délivrance et ainsi n’atteste pas le récit du demandeur. Cet avis aurait tout aussi bien pu se rapporter à une infraction militaire qui n’est aucunement liée à sa demande d’asile.)

 

[24]           Compte tenu du manque de crédibilité du demandeur, « la Commission était en droit d’adopter une approche fondée sur le bon sens et de tenir compte des divergences et omissions évidentes » (Chandra c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2012 CF 751 au para 27; Shahamati c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 415 (QL) (CAF); Gill c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 34; Gudino c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 457; Aguebor, ci-dessus, au para 20). Il est bien établi que « l’évaluation des éléments de preuve et des témoignages, et la valeur probante qu’on leur assigne relèvent de la CISR » (Ortega c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2012 CF 573 au para 27 [Ortega] citant les affaires Aguebor, au para 20 et Romhaine c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2011 CF 534 au para 21). D’autant plus que le tribunal « peut tirer une inférence négative quant à la crédibilité du demandeur basé sur le fait qu’il n’a pas donné d’explication raisonnable pour expliquer son défaut de présenter des éléments de preuve pour corroborer ses allégations » (Soto c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2011 CF 360 au para 25 tel que cité dans Ortega, ci-dessus, au para 28). C’est précisément ce qu’a fait la SPR en l’espèce.

 

[25]           Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

[26]           Aucune question de portée générale n’a été soumise par les parties en vertu de l’article 74 de la LIPR et le présent dossier n’en soulève aucune.

 

 

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire visant la décision rendue le 12 mars 2012 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est rejetée.

2.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

3.                  Le tout sans dépens.

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 


 

 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3304-12

 

INTITULÉ :                                      KOUADIO MATHURI YAO c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L'AUDIENCE :             Le 21 novembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            La juge Gleason

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 13 décembre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Salif Sangaré                                 POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

Me Charles Junior Jean                                    POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Salif Sangaré                                                   POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Montréal (Québec)

 

William F. Pentney                                         POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

 

 

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