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Date : 20121214

Dossier : IMM-2803-12

Référence : 2012 CF 1476

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2012

En présence de monsieur le juge Martineau

 

 

ENTRE :

 

ANGEL CASTANEDA MALVAEZ

MARIA ELIZABETH MENDOZA LUNA

LUIS ANGEL CASTANEDA MENDOZA ALEJANDRO CASTANEDA MENDOZA

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs contestent la légalité de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a rejeté, le 8 février 2012, leurs demandes d’asile tant au titre de l’article 96 que de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

 

[2]               Les demandeurs ne mettent pas en cause aujourd’hui la légalité de la conclusion de la Commission selon laquelle ils ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention parce qu’il n’existe pas de lien avec l’un des motifs énumérés à l’article 96 de la Loi. Reste donc la question de savoir si la conclusion de la Commission portant que le risque couru par les demandeurs en est un auquel la population en général fait face dans leur pays – de sorte qu’ils ne sont pas des « personnes à protéger » au sens du sous-alinéa 97(1)b)(ii) – appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]).

 

[3]               Le demandeur principal, Angel Castaneda Malvaez, son épouse ainsi que leurs deux fils [ensemble, les demandeurs] sont des citoyens du Mexique qui vivaient à Tultitlan, dans l’État de Mexico. Le 24 janvier 2011, les demandeurs se sont enfuis au Canada pour échapper à un cartel de la drogue criminel bien connu. Ils étaient personnellement pris pour cibles par La Familia Michoacana [La Familia]. Les demandeurs affirment avoir été victimes d’extorsion, de menaces de mort et d’agression physique de la part de La Familia et que celle‑ci, contre leur gré, s’est emparée de leur magasin et les a associés à un processus de distribution de drogues. Ils ont demandé l’asile le 26 janvier 2011, peu après leur arrivée au Canada. Bien qu’elle ait exprimé certains doutes, la Commission n’a pas sérieusement mis en question le récit général des faits exposé par les demandeurs.

 

[4]               Le récit des demandeurs débute en 2000, au moment de l’ouverture de leur quincaillerie, la Ferreteria ABC San Angel. Le magasin était bien situé dans la ville de Tultitlan, au Mexique, juste en face d’une grande école secondaire. Selon le demandeur principal, le magasin est devenu l’une des entreprises les plus florissantes de la rue. Dès l’ouverture, toutefois, le demandeur principal a été victime d’extorsion, de la part de [traduction] « criminels endurcis mais aussi de petits voleurs », ainsi que de demandes hebdomadaires de paiement faites par des policiers pour l’obtention de leur protection. Comme les demandeurs le mentionnent, pour de nombreux propriétaires d’entreprises au Mexique, ces demandes constantes d’argent font malheureusement [traduction] « tout simplement partie du “coût de la conduite des affaires” et ne constituent pas le motif de leur demande d’asile ».

 

[5]               En juin 2009, le demandeur principal a reçu l’appel anonyme d’un individu qui menaçait, s’il ne lui remettait pas d’argent, de s’en prendre à lui, à son entreprise et à ses enfants. Cet individu disait être le [traduction] « commandant des Zetas ». Les Zetas sont une organisation criminelle bien connue au Mexique. Contactée par le demandeur principal, la police a retracé l’appel et l’a assuré qu’il avait été fait au hasard depuis Mexico, loin de la ville où habitaient les demandeurs, et n’avait rien de très inquiétant. Puis, en avril 2010, des membres armés de La Familia sont entrés dans le magasin des demandeurs et ont déclaré que, désormais, ce commerce leur appartenait. Ils ont ensuite menacé le demandeur principal de détruire le magasin, l’ont averti de ne pas communiquer avec la police et lui ont dérobé 4 000 pesos. Cet événement a constitué, selon le demandeur, le tournant à partir duquel le risque généralisé couru au Mexique est devenu pour lui un risque personnalisé.

 

[6]               Une semaine après la première visite des membres de La Familia, trois hommes sont arrivés au magasin et ont dit au demandeur principal qu’ils venaient percevoir leur argent. Le demandeur principal ayant répondu qu’il n’y avait pas d’argent sur les lieux, les intrus sont devenus verbalement violents et ont averti que les problèmes n’allaient pas tarder. Le demandeur a reconnu les intrus : c’étaient des agents de la police judiciaire. Quelques jours plus tard, soit le 23 avril 2010, le fils du demandeur principal a été enlevé et battu pour bien faire comprendre à son père qu’il devait continuer de verser de l’argent à La Familia. Le même jour, une automobile ayant à son bord le fils en question ainsi que trois ou quatre hommes armés s’est arrêtée; on en a sorti le fils, à qui on a infligé une coupure au moyen d’une bouteille. Les agresseurs ont alors averti le demandeur principal de ne pas alerter la police, et ils lui ont déclaré qu’ils découperaient son fils en morceaux et lanceraient sa tête en direction de la porte s’il ne se conformait pas à leurs demandes. Le demandeur principal a fait part de l’incident à la police et a fait une dénonciation en bonne et due forme. Il n’a toutefois conservé aucune copie de la dénonciation et la police n’a rien fait.

 

[7]               Les visites de La Familia ont persisté et, chaque fois, le demandeur principal lui remettait au moins 10 000 pesos. À un certain moment, le demandeur principal a décidé de fermer le magasin pour mettre un terme aux menaces. Cela n’a toutefois pas empêché des membres de La Familia de venir à la maison des demandeurs, de frapper sévèrement le demandeur principal du revers d’un pistolet et de l’obliger à rouvrir le magasin. Par la suite, un soir, des marchandises ont été volées au magasin, et le demandeur principal a de nouveau communiqué avec la police pour lui signaler l’incident; il ne connaissait toutefois pas l’identité des cambrioleurs. Chaque fois que le demandeur principal a sollicité sa protection, la police a été inefficace. Elle n’a offert de le protéger que s’il versait un pot-de-vin, et elle l’a averti que des membres de sa famille risquaient de mourir si on allait de l’avant avec les plaintes déposées. La Familia a continué d’extorquer de l’argent au demandeur principal puis, un jour, des membres du cartel ont apporté deux paquets recouverts de ruban adhésif, qu’ils ont obligé le demandeur principal à conserver dans son magasin jusqu’à ce quelqu’un vienne les ramasser. Le demandeur principal n’a pas ouvert les paquets, mais il a supposé qu’ils contenaient de la drogue. Il a aussi reconnu des policiers, ou d’anciens policiers, parmi les personnes qui sont venues prendre les paquets. Il n’a pas parlé des paquets aux membres de sa famille, mais c’est à ce moment‑là qu’il a décidé de fuir le Mexique.

 

[8]               Le 20 janvier 2011, La Familia a exigé que le demandeur principal lui verse la somme de 50 000 pesos au plus tard le 29 janvier 2011. La famille du demandeur principal s’est toutefois vu délivrer le 11 janvier 2011 des visas de résidence temporaire au Canada qu’elle avait précédemment demandés. La famille a quitté le Mexique le 24 janvier 2011, avant l’échéance prévue de sa dernière dette. Après leur départ, un neveu a informé les demandeurs qu’on s’était introduit par effraction dans leur maison. Des voisins ont confirmé l’introduction par effraction d’hommes armés, qui n’avaient toutefois rien emporté – cela a conduit les demandeurs à croire que ces hommes ne voulaient rien voler, mais qu’ils étaient plutôt à leur recherche.

 

[9]               La Commission a établi que la question déterminante était celle du risque généralisé, et que le risque couru par les demandeurs – lié aux activités criminelles – n’était pas personnalisé mais bien subi par la population générale du Mexique. Les demandeurs estiment, pour trois motifs, que cette conclusion n’était pas raisonnable : (1) la Commission a mal interprété et mal appliqué le droit en matière de risque généralisé, (2) elle n’a pas procédé à une enquête individualisée et (3) elle a interprété le concept de risque généralisé d’une manière erronée contraire à l’objet de la loi. Le défendeur réplique que la décision, considérée globalement, était raisonnable dans les circonstances.

 

[10]           La question de savoir si un demandeur est exposé à un risque généralisé est normalement une question mixte de fait et de droit, qui est donc assujettie à la norme de contrôle de la raisonnabilité (voir Acosta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 213, aux paragraphes 9 à 11 [Acosta]; Portillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 678, au paragraphe 18, [2012] ACF n° 670 [Portillo]). Lorsqu’il s’agit plus particulièrement de savoir si le demandeur est membre d’un certain groupe social (les propriétaires d’entreprises en l’espèce), c’est là aussi une question mixte de fait et de droit susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité (Olvera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1048, au paragraphe 28, [2012] ACF n° 1128 [Olvera]; Samuel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 973). Appliquant la norme de la raisonnabilité, la Cour n’interviendra que si les motifs de la décision contestée ne possèdent pas les attributs de la « justification », de la « transparence » ou de l’« intelligibilité » [Dunsmuir].

 

[11]           Je conclus, au vu des faits et du droit, que la décision de la Commission n’est pas raisonnable. En particulier, j’estime comme les demandeurs que la Commission a mal appliqué et mal interprété le concept de « risque généralisé » aux fins de l’article 97 de la Loi : en plus de ne pas avoir pris en compte l’objet de l’analyse de ce risque, elle a effectué une évaluation individualisée déficiente : « Le risque doit être particulier à la personne qui prétend avoir besoin de protection, par opposition à un risque aléatoire auquel sont exposés le demandeur et d’autres habitants du pays » (Surajnarain c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1165, au paragraphe 20, 336 FTR 161 [Surajnarain]).

 

[12]           Bien que la Commission mentionne au paragraphe 21 de sa décision que le demandeur principal est « personnellement exposé au risque de subir un préjudice aux termes de l’article 97 impliquant l’extorsion et la violence des gangs », elle conclut néanmoins que le risque couru par lui à son retour est un « risque généralisé ». À mon humble avis, cette conclusion est arbitraire, n’est aucunement étayée par la preuve au dossier et est contraire à l’objet des dispositions d’exclusion (voir Surajnarain, aux paragraphes 17 à 21).

 

[13]           La Commission a aussi écrit, au paragraphe 28 de sa décision,

qu’il était bien établi en droit que les demandes d’asile fondées sur le fait qu’un demandeur d’asile soit pris pour cible en raison de son appartenance à un groupe dont les membres passent pour être riches et sont assez nombreux pour que le risque soit répandu, ne satisfait pas aux exigences du sous-alinéa 97(1)b)(ii). Bien qu’un groupe puisse représenter une petite partie de la population du pays de référence, c’est le caractère courant ou répandu du risque qui importe. La SPR estime que le fait qu’un propriétaire d’entreprise soit victime d’extorsion et pris pour cible pour servir les intérêts du cartel de la drogue constitue un risque répandu au Mexique.

 

De récentes décisions permettent toutefois de constater que l’analyse par la Commission de la jurisprudence est quelque peu incomplète. D’importantes réserves doivent ainsi être formulées compte tenu des faits d’espèce. La Cour est intervenue dans des situations similaires, particulièrement lorsque la décision attaquée faisait « complètement fi d’une situation où il est admis que l’intéressé est spécifiquement exposé à un risque, et cela simplement parce que les agissements qui sont la source du risque sont aussi de nature criminelle » (Lovato c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 143, au paragraphe 9, [2012] ACF n° 149 [Lovato]).

 

[14]           Il est d’ailleurs manifeste que la Commission a choisi de ne faire état que de décisions où la Cour a statué de manière générale que les demandeurs d’asile particulièrement ciblés sont néanmoins exposés à un risque généralisé si la majorité des citoyens du pays en cause, ou le sous-groupe auquel appartiennent ces demandeurs, courent aussi habituellement le même risque (voir, p. ex., Acosta; Guifarro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 182). Seule une partie de la jurisprudence, toutefois, va dans ce sens (Olvera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1048, au paragraphe 37, [2012] ACF n° 1128). Interpréter l’article 97 de la Loi de manière tellement large va à l’encontre du but initialement recherché puisqu’il devient alors pratiquement impossible de qualifier un risque de « personnalisé » lorsqu’il est lié à des activités criminelles qui visent le demandeur d’asile.

 

[15]           Dans Portillo, la juge Gleason a statué, au paragraphe 36, qu’il était déraisonnable de la part de la Commission de conclure que le demandeur n’était exposé qu’à un risque généralisé – même si le gang criminel Mara Salvatrucha l’avait menacé personnellement au Salvador – simplement parce que la violence liée aux gangs criminels était largement répandue dans ce pays. La juge Gleason a déclaré ceci : « Si le raisonnement de la Commission est juste, il est peu probable qu’il existe des situations dans lesquelles cet article permettrait à quiconque d’être protégé des risques liés à la criminalité » (Portillo, au paragraphe 36). La Cour a semblablement déclaré dans Lovato (au paragraphe 14) : « [L]’article 97 ne doit pas être interprété d’une manière qui le vide de son sens. Si un risque créé par une « activité criminelle » est toujours considéré comme un risque général, il est difficile de voir comment les exigences prévues à l’article 97 pourraient être satisfaites ».

 

[16]           La jurisprudence récente donne à entendre qu’il est déraisonnable de conclure qu’un demandeur d’asile a été pris particulièrement pour cible puis, malgré cela, de conclure qu’il n’y a pas de risque personnalisé parce que le même risque est répandu dans le pays en cause (voir, p. ex., Lovato, au paragraphe 7; Guerrero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1210, [2011] ACF n° 1477 [Guerrero]; Vasquez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 477, [2011] ACF n° 595; Uribe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1164, [2011] ACF n° 1431; Munoz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 238, [2010] ACF n° 268). Toujours dans le même ordre d’idées, dans Portillo, la juge Gleason énonce de manière succincte que « si une personne est exposée à une menace personnelle à sa vie ou au risque de subir des peines ou traitements cruels et inusités, ce risque n’est plus un risque général ». Après avoir cité la décision Portillo, le juge Shore a apporté la précision suivante : « même [si le risque] est largement répandu dans son pays d’origine […] [o]n ne peut dire du ciblage personnel qu’il est général ou impersonnel » (Olvera, au paragraphe 1).

 

[17]           Dans Guerrero, le juge Zinn formule à cet égard les commentaires suivants, aux paragraphes 28, 29, 33 et 34 :

Par ailleurs, trop de décideurs décrivent de manière inexacte le risque auquel le demandeur est exposé ou omettent totalement d’énoncer ce risque. Le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi est pourtant très clair : le risque auquel doit être personnellement exposé un demandeur d’asile est « une menace à sa vie ou [le] risque de traitements ou peines cruels et inusités ». Avant de déterminer si d’autres personnes se trouvant dans le pays sont généralement exposées au même risque que le demandeur d’asile, le décideur doit : (1) déterminer expressément le risque en question, (2) déterminer s’il s’agit d’une menace à la vie ou d’un risque de traitements ou peines cruels et inusités et (3) exposer clairement le fondement de ce risque.

 

La décision faisant l’objet du présent contrôle est un exemple du type de décision dont je parle. Dans l’affaire qui nous concerne, la décideuse s’est contentée de dire, au sujet du risque auquel le demandeur était exposé : « [L]e préjudice craint par le demandeur d’asile, c’est‑à‑dire la criminalité (recrutement pour faire passer de la drogue) […] » Or, il ne s’agit pas du risque auquel le demandeur était exposé, et même dans le cas contraire, la décideuse n’a pas expliqué de quelle façon ce risque satisfaisait au critère prévu au sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi. Tout au plus, le risque décrit fait partie du fondement de la menace à la vie du demandeur. Or, il ne faut pas, pour effectuer correctement l’examen personnalisé de la demande qui est exigé par l’article 97, amalgamer ce fondement et le risque lui‑même.

 

[…]

 

Au cours des plaidoiries, j’ai demandé au défendeur, vu son interprétation de Baires Sanchez, s’il pouvait me donner un exemple d’un cas où une personne exposée au risque d’être tuée par un gang dans l’un des pays envahis par les gangs pourrait obtenir la protection de l’article 97. Le défendeur a répondu en évoquant le cas où un gang a été chargé de tuer un demandeur d’asile. Il a soutenu que, dans un tel cas, le risque est personnel et la population n’y est généralement pas exposée. Cette situation est exactement celle du demandeur en l’espèce. La vie du demandeur était menacée par un gang chargé par une organisation criminelle de le tuer.

 

À mon avis, la protection offerte par la Loi n’est pas limitée de la manière décrite par le défendeur, ce qui ne veut pas dire que les personnes qui sont exposées au même risque ou à un risque plus grand de violence aveugle commise par des gangs que d’autres personnes ont droit à la protection. Cependant, lorsqu’une personne risque expressément et personnellement d’être tuée par un gang dans des circonstances où d’autres personnes ne sont généralement pas exposées à ce risque, elle a droit à la protection de l’article 97 de la Loi si les autres exigences légales sont remplies.

 

 

[18]           Dans Portillo (aux paragraphes 40 et 41), après avoir récapitulé le raisonnement qui a été élaboré dans la jurisprudence autour de cette interprétation de l’article 97 de la Loi, la juge Gleason propose un critère d’analyse du risque généralisé aux fins de cet article. Premièrement, on doit définir correctement la nature du risque auquel le demandeur d’asile est exposé. On le fait en établissant si ce dernier est exposé à un risque persistant ou à venir, c’est-à-dire s’il va continuer à être exposé à un risque personnalisé, quel est le risque en question, si celui‑ci consiste à être exposé à des traitements ou peines cruels et inusités et, enfin, quel est le fondement de ce risque. Deuxièmement, une fois que le risque a été correctement qualifié, on doit comparer le risque « auquel le demandeur d’asile est exposé, avec celui auquel est exposée une partie importante de la population de son pays pour déterminer si ces risques sont similaires de par leur nature et leur gravité » (Portillo, au paragraphe 41). Si le risque qu’il court est différent au regard du deuxième élément du critère, le demandeur d’asile a alors le droit de se réclamer de la protection de l’article 97 de la Loi.

 

[19]           Je relève ici que le défendeur n’a pas tenté de traiter sérieusement de cette évolution de la jurisprudence. À l’audience tenue devant moi, l’avocat du ministre a continué de soutenir que la Commission avait procédé à une évaluation individualisée, que ce qui distinguait le risque « généralisé » et le risque « personnalisé » était souvent assez « flou » et qu’en l’espèce, l’issue était acceptable compte tenu des faits et du droit. Or, la Commission me semble s’être trompée dans la présente affaire comme elle l’avait fait dans les affaires susmentionnées où la Cour est intervenue.

 

[20]           Comme je l’ai déjà mentionné, la Commission a conclu que le demandeur principal était « personnellement exposé au risque de subir un préjudice aux termes de l’article 97 impliquant l’extorsion et la violence des gangs », mais a ensuite conclu que le risque couru par le demandeur advenant son retour au Mexique était un « risque généralisé » (voir le paragraphe 21 de la décision de la Commission). Le demandeur principal a été pris personnellement pour cible pour la première fois lorsque La Familia s’est déclarée « propriétaire » de son magasin en avril 2010. Une fois ciblée par La Familia, la famille des demandeurs a fait l’objet de menaces de mort et le demandeur principal et l’un de ses fils ont été battus et grièvement blessés; on a obligé le demandeur principal à garder de la drogue dans son magasin et à permettre qu’on vienne la chercher, et même lorsqu’il a tenté de fermer le magasin dans l’espoir que La Familia cesse de terroriser sa famille, on l’a tout simplement forcé à rouvrir les portes. Jamais la Commission n’a fait état de la réouverture forcée du magasin. Il convient également de souligner que l’emplacement et le succès du magasin du demandeur principal sont des éléments propres à sa situation personnelle. Comme le demandeur l’a lui‑même mentionné, le succès de son entreprise conduit à un important achalandage, ce qui à son tour rend le magasin plus attrayant pour La Familia, tant à cause de son commerce de drogue que des grosses sommes pouvant alors être extorquées. L’emplacement juste en face d’une grande école secondaire est important puisqu’il offrait à La Familia l’accès, pour son commerce de drogue, à une clientèle éventuelle, et à un bassin pour l’expansion de ses autres activités illégales.

 

[21]           Quand il s’agit de comparer la situation des demandeurs avec celle d’un groupe important de la population de leur pays pour établir si les risques courus par les uns et les autres sont similaires de par leur nature et leur gravité, je relève que les demandeurs sont les premiers à reconnaître qu’avant avril 2010, moment où La Familia a commencé à les cibler, ils ne couraient aucun risque de nature ou de gravité différentes de celui auquel étaient exposés les autres propriétaires d’entreprises de la région. Les demandeurs eux‑mêmes considèrent que les extorsions commises par les criminels de rue et les pots-de-vin devant être versés pour obtenir la protection de la police constituent un risque généralisé. Cependant, une fois La Familia entrée en scène, la violence physique subie par leur famille est devenue personnalisée. Le demandeur principal affirme qu’il y avait dans les environs cinq ou six entreprises semblables à la sienne, mais que celles‑ci n’étaient pas confrontées aux mêmes problèmes que ceux subis par lui et sa famille. Compte tenu de la situation des demandeurs et du niveau des menaces et des préjudices dont ils ont fait l’objet, on peut manifestement distinguer la nature et la gravité des risques courus par eux et par les autres propriétaires d’entreprises de la région. La Commission aurait dû à tout le moins aborder la question dans ses motifs et parvenir à une conclusion à cet égard : « Les risques que courent les personnes qui vivent dans le même voisinage que l’homme armé ne peuvent être considérés comme étant les mêmes que ceux que courent les personnes qui se tiennent directement devant lui » (Olvera, au paragraphe 41).

 

 

[22]           La Commission n’a pas procédé à une évaluation individualisée qui tienne compte des faits particuliers d’espèce. Dans Gomez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1093, au paragraphe 38, [2011] ACF n° 1601, décision à laquelle il est aussi renvoyé au paragraphe 44 de Portillo, le juge O’Reilly, devant des faits semblables à ceux de la présente affaire, a annulé la décision de la Commission. Dans Gomez, les demandeurs d’asile avaient aussi été victimes d’extorsion, de menaces d’enlèvement et d’agression qui ne les ciblaient pas personnellement au départ, mais la situation avait ensuite empiré et le risque était devenu personnalisé :

Les demandeurs avaient d’abord reçu des menaces, qui sont répandues et fréquentes en El Salvador. Cependant, les événements ultérieurs ont montré que les demandeurs avaient été spécifiquement ciblés après avoir défié le gang. Le gang menaçait d’enlever l’épouse et la fille [du demandeur] et il semblait résolu à percevoir la « dette » de 40 000 $ des demandeurs. Le risque couru par les demandeurs allait dès lors au-delà des menaces et agressions de nature générale. Le gang les a ciblés personnellement.

 

 

[23]           En outre, dans une décision récente concernant le propriétaire d’un magasin en Jamaïque, Tomlinson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 822, [2012] ACF n° 955, la juge Mactavish, se ralliant aussi au raisonnement exposé dans Portillo, a écrit que le demandeur ne craignait « pas simplement un gang criminel en Jamaïque parce qu’il vit dans ce pays ou parce qu’il est propriétaire d’un petit commerce dans ce pays. Il s’agirait là d’un risque généralisé auquel est exposé une bonne partie de la population ». Comme dans le cas du demandeur principal en l’espèce, plutôt, la situation a empiré alors qu’auparavant le demandeur dans cette affaire « était sans doute exposé à des exactions ou à des violences comme plusieurs autres petits commerçants en Jamaïque. Cependant, contrairement à l’ensemble de la population, [le demandeur] est aujourd’hui exposé à un risque nettement plus élevé du fait que, pour reprendre les termes de la Commission, il était “précisément et personnellement ciblé par le gang” » (au paragraphe 19).

 

[24]           Pour ces motifs, la conclusion de la Commission selon laquelle les demandeurs ne sont pas des personnes à protéger au sens de l’article 97 de la Loi est déraisonnable et doit être annulée. L’affaire sera renvoyée à la Commission afin qu’un autre commissaire rende une nouvelle décision. Les avocats des parties n’ont pas proposé de question de portée générale à certifier, et la Cour n’en certifiera aucune.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie puisque la conclusion de la Commission selon laquelle les demandeurs ne sont pas des personnes à protéger est déraisonnable et doit être annulée. L’affaire est renvoyée à la Commission afin qu’un autre commissaire rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Luc Martineau »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2803-12

 

INTITULÉ :                                      ANGEL CASTANEDA MALVAEZ

                                                            MARIA ELIZABETH MENDOZA LUNA

                                                            LUIS ANGEL CASTANEDA MENDOZA ALEJANDRO CASTANEDA MENDOZA c

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 5 décembre 2012

 

 

MOTIF DU JUGEMENT :             Le juge Martineau

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 14 décembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Meera Budovitch

 

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Brad Gotkin

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Patricia Wells, Immigration Lawyers

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney,

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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