Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 


Date : 20121206

Dossier : IMM-1114-12

Référence : 2012 CF 1425

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 décembre 2012

En présence de monsieur le juge Simon Noël

 

ENTRE :

 

NOBLE AGGREY

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] de contrôle judiciaire de la décision datée du 7 octobre 2010 par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a rejeté la demande du demandeur, qui souhaitait, pour des considérations d’ordre humanitaire, être dispensé des exigences de la LIPR s’appliquant au parrainage de membres de la famille.

 

 

I.          Contexte

[2]               Le demandeur est citoyen du Libéria. Il est entré au Canada à titre de réfugié en provenance du Ghana et il est maintenant résident permanent. Il a présenté une demande de parrainage fondée sur des considérations d’ordre humanitaire pour sa femme et ses enfants qui vivent au Ghana, demande qui a été rejetée le 7 octobre 2010. Le demandeur avait auparavant porté en appel la décision de l’agent des visas, lequel avait refusé sa demande de parrainage en vertu de l’alinéa 117(9)d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement], mais la Section d’appel de l’immigration a rejeté l’appel dans une décision rendue le 13 janvier 2012. Le demandeur avait obtenu le statut de réfugié au Canada en 2005 sans avoir déclaré les membres de sa famille.

 

[3]               Les deux parties conviennent que la décision soumise au contrôle comprend la lettre envoyée le 7 octobre 2010 et les notes consignées par l’agent dans le Système de traitement informatisé des dossiers d’immigration (STIDI). L’agent a tenu compte du fait que, au moment de son arrivée au Canada, le demandeur n’avait pas déclaré l’existence de sa femme, laquelle était sa conjointe de fait à l’époque, et de ses enfants, situation qui correspond à l’exclusion visée à l’alinéa 117(9)d) du Règlement. L’agent a procédé à une entrevue avec la femme du demandeur et a examiné la preuve soumise par le demandeur. Il a tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur et de la possibilité de réunification de la famille. Il est parvenu à la conclusion que la demande présentée en vertu de l’article 25 de la LIPR n’était pas justifiée.

 

II.        Observations du demandeur

[4]               Le demandeur affirme que la décision rendue est déraisonnable, l’agent ayant insisté exagérément sur le fait qu’il n’avait pas déclaré auparavant l’existence des membres de sa famille à sa charge. De plus, selon le demandeur, l’agent n’a pas évalué de manière équitable les facteurs bien connus qui s’appliquent aux demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, entre autres l’intérêt supérieur des enfants.

 

III.       Observations du défendeur

[5]               Le défendeur soutient que l’agent a rendu une décision raisonnable, fondée sur la preuve qui avait été présentée. Il a apprécié la demande à la lumière des considérations pertinentes conformément à l’article 25 de la LIPR et a conclu à bon droit qu’aucune difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive ne justifiait que le demandeur soit dispensé de l’application de la loi.

 

IV.       Questions en litige

1. L’agent d’immigration a‑t‑il commis une erreur dans son interprétation et dans son application de l’article 25 de la LIPR?

 

2. Les motifs fournis par l’agent pour expliquer le rejet de la demande de parrainage fondée sur des considérations d’ordre humanitaire sont-ils suffisants?

 

V.        Norme de contrôle

[6]               Les décisions concernant les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire présentées au Canada sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 62, 174 DLR (4th) 193). La question du caractère adéquat des motifs donnés par un décideur est aussi contrôlée selon la norme de la décision raisonnable (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 22, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland and Labrador Nurses’ Union]).

VI.       Analyse

A.      L’agent d’immigration a‑t‑il commis une erreur dans son interprétation et dans son application de l’article 25 de la LIPR?

 

 

[7]               La Cour estime que l’agent a rendu une décision déraisonnable en ce qui concerne la demande au titre de l’article 25 de la LIPR, parce qu’il a accordé une importance exagérée au rejet de la demande de parrainage du demandeur en vertu de l’alinéa 117(9)d) du Règlement.

 

[8]               La lecture des notes consignées dans le STIDI et de la lettre adressée à la femme du demandeur révèle que la décision se fondait avant tout sur la fausse déclaration faite au départ. En effet, l’agent précise qu’un poids important a été accordé à l’objectif d’intérêt public qui consiste à préserver l’intégrité du système d’immigration. L’agent ajoute qu’il a accordé un poids important au fait que le demandeur n’avait pas donné de raisons adéquates pour justifier sa fausse déclaration. C’est dire que, pendant qu’il évaluait la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’agent a néanmoins accordé beaucoup de poids à la fausse déclaration du demandeur et à l’absence d’explication justifiant cette fausse déclaration.

 

[9]               Dans Sultana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 533, aux paragraphes 30 et 31, 80 Imm LR (3d) 214, la Cour a statué que, bien qu’il soit approprié que l’agent tienne compte de la raison donnée par le répondant pour expliquer pourquoi il n’a pas déclaré sa famille, l’agent ne doit pas pour autant passer outre aux facteurs d’ordre humanitaire qui doivent être examinés dans le contexte d’une demande présentée en application de l’article 25 de la LIPR :

 

[30] Cette fixation sur l’omission du répondant de déclarer des membres de sa famille a empêché l’agent d’immigration de véritablement évaluer les facteurs d’ordre humanitaire invoqués par les demandeurs. Je suis d’accord avec le défendeur qu’il ne s’agit pas d’une affaire, comme dans David c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) ou Hurtado c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précitées, où l’agent d’immigration n’a tiré aucune conclusion de fait ou n’a pas examiné les facteurs favorables. Dans la présente affaire, l’agent d’immigration a pris en compte les divers facteurs invoqués par les demandeurs. Néanmoins, au bout du compte, ses notes pouvaient être interprétées comme si l’omission de déclarer des membres de la famille était l’élément déterminant, et comme si le répondant avait lui-même attiré tous ses propres malheurs et ceux de sa famille. Cela a ensuite amené l’agent d’immigration à analyser les facteurs invoqués à l’appui de la demande de parrainage en fonction de la conduite du répondant à l’époque où il avait présenté sa propre demande en vue de devenir résident permanent, et à perdre de vue l’authenticité et la stabilité de sa relation avec son épouse et ses enfants, ses sincères regrets et l’incidence probable de la décision sur toute possibilité de réunification de cette famille, puisque Mme Sultana ne sera probablement pas admissible au statut de résidente permanente dans une autre catégorie en raison de ses études et de ses compétences linguistiques fortement insuffisantes et de l’absence de compétences ou d’expérience sur le plan professionnel.

 

[31]      En agissant ainsi, l’agent d’immigration a entravé l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 25(1) de la LIPR, et il a effectivement permis que l’exclusion des demandeurs en application de l’alinéa 117(9)d) influence indûment son opinion quant à savoir si la situation personnelle des demandeurs justifiait une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Par conséquent, je suis d’avis que l’agent d’immigration a commis une erreur susceptible de contrôle, pas tant parce qu’il a tiré des conclusions discutables dans son évaluation de la preuve, mais essentiellement parce qu’il a mal compris l’interaction entre l’article 25 de la LIPR et l’article 117 du Règlement.

 

[10]           En l’espèce, l’agent a expressément indiqué dans sa lettre qu’il avait examiné la demande au titre de l’article 25 de la LIPR présentée par le demandeur. Toutefois, il ressort des notes du STIDI et de la lettre que l’agent a accordé un poids substantiel à la fausse déclaration du demandeur dans son analyse.

 

B.       Les motifs fournis par l’agent pour expliquer le rejet de la demande de parrainage fondée sur des considérations d’ordre humanitaire sont-ils suffisants?

 

[11]           En ce qui concerne la possibilité de réunification de la famille, l’agent est parvenu à la conclusion que les considérations d’ordre humanitaire ne constituaient pas la seule solution raisonnable, sans toutefois donner de détails sur la nature des autres solutions raisonnables. En fait, à l’audience, l’avocat du défendeur a soutenu qu’une solution raisonnable pour le demandeur serait de retourner au Ghana. Il s’agit toutefois d’une seule solution de rechange pour le demandeur. De surcroît, une telle conclusion semble faire abstraction de la preuve concernant la possible difficulté pour le demandeur de trouver du travail dans l’éventualité d’un retour au Ghana en raison des obstacles qui se dressent devant les réfugiés libériens dans ce pays et du fait que le demandeur offre un important soutien financier à sa famille au Ghana. La Cour constate aussi que l’agent ne s’est pas penché sur ce problème de travail au Ghana, problème qui avait été porté à son attention par le demandeur.

 

[12]           Dans sa décision, l’agent a simplement déclaré que la famille avait d’autres solutions, sans donner de détails sur ces autres solutions, sans dire pourquoi elles seraient adéquates dans les circonstances et sans mentionner leurs possibles conséquences sur la réunification de la famille. Si l’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur parce que plusieurs solutions de rechange raisonnables s’offraient à lui et à sa famille, l’agent avait l’obligation d’expliquer ces solutions.

 

[13]           Ensuite, la décision semble comporter une contradiction, qui affaiblit le caractère suffisant des motifs. En effet, l’agent explique dans sa lettre qu’il a évalué l’incidence probable de la décision sur la possibilité de réunification de la famille du demandeur, mais qu’il s’est néanmoins fondé sur l’existence de solutions de rechange raisonnables pour rejeter la demande. Cette déclaration contredit la conclusion consignée auparavant par l’agent dans ses notes du STIDI selon laquelle l’agent avait tenu compte de l’incidence probable de la décision sur toute possibilité future qu’avait la famille d’être réunie au Canada, mais accordé beaucoup de poids aux problèmes de crédibilité entourant les solutions de rechange s’offrant au demandeur à ce stade‑là. Après la lecture de la décision et des notes du STIDI, une ambiguïté subsiste quant à la raison précise pour laquelle l’agent a estimé que la possibilité de réunification de la famille du demandeur ne suffisait pas pour qu’il accueille la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

 

[14]           L’extrait suivant de l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, précité, au paragraphe 14, est pertinent en l’espèce :

 

[14]      Je ne suis pas d’avis que, considéré dans son ensemble, l’arrêt Dunsmuir signifie que l’«  insuffisance  » des motifs permet à elle seule de casser une décision, ou que les cours de révision doivent effectuer deux analyses distinctes, l’une portant sur les motifs et l’autre, sur le résultat (Donald J. M. Brown et John M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), §§12:5330 et 12:5510). Il s’agit d’un exercice plus global : les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles. Il me semble que c’est ce que la Cour voulait dire dans Dunsmuir en invitant les cours de révision à se demander si « la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité » (par. 47).

 

 

[15]           De plus, la Cour suprême du Canada a établi que, dans le contexte d’un contrôle judiciaire, « le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190).

 

[16]           L’examen du résultat et des motifs donnés par l’agent ne permet pas de discerner clairement sur quoi l’agent s’est fondé pour conclure que l’incidence probable qu’une décision défavorable aurait sur la possibilité de réunification de la famille du demandeur n’équivaudrait pas à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. L’apparente contradiction entre les notes du STIDI et les motifs donnés dans la lettre est telle que la conclusion tirée par l’agent devient non intelligible, non transparente et non acceptable, étant donné que le motif principal du rejet de la demande demeure obscur. En outre, la conclusion consignée par l’agent dans les notes du STIDI semble sous-entendre que le demandeur et sa famille n’auraient aucune autre solution en vue de la réunification de la famille en cas de rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Cette conclusion ne concorde pas avec la lettre de l’agent, où ce dernier affirme que d’autres solutions de rechange raisonnables existent en vue de la possible réunification de la famille. Par conséquent, l’agent a rendu une décision qui ne respecte pas le critère de la raisonnabilité.

 

VII.     Conclusion

[17]           Compte tenu de la preuve présentée à l’agent et des motifs donnés, la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables.

 

[18]           Les parties ont été invitées à proposer une question susceptible d’être certifiée, mais aucune question n’a été proposée.


 

ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE :

 

            1.    La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

 

            2.    La décision rendue le 7 octobre 2010 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision.

 

            3.    Aucune question n’est certifiée.

 

 

                                                                                                    « Simon Noël »

                                                                                    ____________________________

                                                                                                            Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.



COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1114-12

 

INTITULÉ :                                      NOBLE AGGREY c LE MINISTRE DE

                                                            LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 19 novembre 2012

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LE JUGE NOËL

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 6 décembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Magdalene Baczynski

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Jamie Churchward

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Duncan & Craig LLP

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.