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Date : 20130124

Dossier : IMM-3505-12

Référence : 2013 CF 67

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 janvier 2013

En présence de monsieur le juge Manson

 

 

ENTRE :

 

NADIR ALI ISMAILZADA ET SHAH WALI AZRATI

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], de deux décisions d’un agent d’immigration [l’agent] du Haut-commissariat du Canada à Islamabad, datées du 12 janvier 2012, aux termes desquelles l’agent a rejeté les demandes de résidence permanente des demandeurs faites au titre de la « catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières » et de la « catégorie de personnes de pays d’accueil ».

 

I.          Contexte

[2]                Les demandeurs sont des citoyens de l’Afghanistan. M. Nadir Ali Ismailzada [le demandeur principal] est le père de neuf enfants adultes. M. Shah Wali Azrati [le deuxième demandeur] est le père de trois enfants mineurs. La sœur du deuxième demandeur est une des belles-filles du demandeur principal. Les deux demandeurs et leurs familles ont déménagé au Pakistan en 1996 après plusieurs années de guerre civile en Afghanistan.

 

[3]               En 2000, un des fils du demandeur principal et l’épouse de ce fils, qui est la sœur du deuxième demandeur, ont déménagé au Canada avec leurs enfants. En 2008, ils ont fait une demande avec trois amis pour parrainer les demandeurs et leurs personnes à charge respectives au titre de la catégorie de personnes de pays d’accueil. Ils ont affirmé dans leurs demandes qu’ils avaient quitté l’Afghanistan à cause de la guerre. Ils ont dit que beaucoup de gens avaient perdu des membres de leurs familles et leurs biens et qu’il n’y avait pas de paix ni de sécurité du tout au pays. Ils ont affirmé que, pour leur sécurité, ils n’avaient eu d’autre choix que de quitter l’Afghanistan.

 

[4]               Par courrier régulier et par courriel, les demandeurs ont été convoqués à une entrevue le 14 juillet 2011 au bureau des visas à Islamabad. À l’entrevue, le demandeur principal a affirmé qu’il avait été emprisonné, battu, torturé et extorqué par les talibans et que les talibans avaient tué son fils. L’agent a interrogé la fille du demandeur principal Seleha Ismailzada. Il a souligné que le demandeur principal n’avait rien mentionné dans son formulaire de demande au sujet de son passage à tabac ni de son emprisonnement ni du décès de son fils en Afghanistan. La fille du demandeur principal a répondu que son père avait signé un formulaire vierge et que le formulaire avait été rempli par téléphone par les amis pakistanais de son frère au Canada qui coparrainaient sa famille. Les notes consignées au Système de traitement informatisé des dossiers d’immigration [STIDI] indiquent également que l’épouse du deuxième demandeur était présente à l’entrevue et qu’elle a confirmé ce que le demandeur principal avait dit à l’agent.

 

[5]               Un fait litigieux important tient à la question de savoir si le deuxième demandeur et les autres personnes à charge sont venus à l’entrevue le 14 juillet 2011. Le défendeur affirme que non. Les demandeurs soutiennent cependant qu’étant donné qu’il n’y a aucun élément de preuve qui démontre que les trois personnes dont les réponses sont consignées au STIDI étaient les seules personnes présentes, il semblerait que le deuxième demandeur et les autres personnes à charge ont effectivement assisté à l’entrevue tel que requis, mais que l’agent des visas a simplement choisi d’interroger seulement trois des personnes.

 

II.        Questions en litige

[6]               Les demandeurs soulèvent plusieurs questions dans la présente demande :

A.                L’agent a-t-il commis un manquement à l’équité procédurale envers les demandeurs en omettant d’interroger séparément les autres demandeurs et personnes à charge?

B.                 L’agent a-t-il commis un manquement à l’équité procédurale envers les demandeurs en omettant de leur donner la possibilité de répondre à ses doutes particuliers?

C.                 L’agent a-t-il commis un manquement à l’équité procédurale envers les demandeurs en omettant de leur donner la possibilité de confirmer la véracité de leur récit?

D.                L’agent a-t-il tiré des conclusions déraisonnables concernant la crédibilité?

E.                 L’agent a-t-il commis une erreur de droit en omettant d’examiner les faits constatés à la lumière des définitions légales?

F.                  Des dépens devraient-ils être adjugés?

 

[7]               J’ai légèrement reformulé les questions en litige dans l’analyse qui suit.

 

III.       Norme de contrôle

[8]               La décision d’un agent quant à savoir si un demandeur appartient à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou à la catégorie de personnes de pays d’accueil est une question de fait et une question mixte de fait et de droit qui est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Qarizada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1310, au paragraphe 15; Adan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 655, au paragraphe 23; Karimzada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 152, au paragraphe 10 [Karimzada].

 

[9]               Il est également bien établi en droit que les questions d’équité procédurale doivent être contrôlées selon la norme de la décision correcte (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 55; Karimzada, précitée, au paragraphe 10).

 

IV.       Analyse

A.        L’agent a-t-il manqué à l’obligation d’équité procédurale en omettant d’interroger le deuxième demandeur?

[10]           Les demandeurs soutiennent que l’agent a manqué à l’obligation d’équité procédurale en omettant d’interroger tous les demandeurs. Ils soutiennent qu’il est bien établi en droit qu’à la lumière de l’arrêt de la Cour suprême Singh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 1 RCS 177, [1985] ACS no 11 [Singh], un demandeur d’asile doit être interrogé ou se voir accorder une audience afin de pouvoir répondre à tout doute lié à la crédibilité, et que la jurisprudence relative aux cas de réfugiés au Canada s’applique aux demandes d’asile présentées à l’étranger.

 

[11]           En outre, les demandeurs affirment qu’il était inéquitable que l’agent s’appuie sur les éléments de preuve présentés par trois personnes pour rejeter les deux demandes. Les demandeurs soutiennent également qu’il n’aurait été que logique que l’agent interroge également le deuxième demandeur et les autres personnes à charge, afin de vérifier la véracité des affirmations des trois personnes que l’agent a interrogées et qu’il a jugées non crédibles.

 

[12]           Le défendeur soutient que rien dans les précédents jurisprudentiels invoqués par les demandeurs n’indique que demandeurs appartenant à la catégorie des réfugiés outre-frontières ou à la catégorie de personnes de pays d’accueil, sans parler de leurs personnes à charge, doivent être interrogés avant le prononcé d’une décision définitive. Le défendeur affirme que la Cour fédérale a expressément rejeté l’idée que l’arrêt Singh, précité, conférerait aux demandeurs de la catégorie des réfugiés outre‑frontières le droit à une entrevue (Oraha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] ACF no 788, aux paragraphes 8 à 11 [Oraha]). Le défendeur soutient que d’autres précédents jurisprudentiels indiquent que la Cour a admis l’absence d’entrevue des demandeurs appartenant aux catégories des réfugiés outre-frontières et de personnes de pays d’accueil (Sutharsan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 226, au paragraphe 18; Atahi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 753, aux paragraphes 29 à 31 [Atahi]). Puisque les demandeurs n’ont pas d’entrevue automatique, le défendeur soutient que leurs personnes à charge déclarées ne devraient pas en avoir non plus.

 

[13]           Le défendeur admet que les demandeurs méritaient d’avoir la possibilité de répondre aux doutes de l’agent concernant la crédibilité, mais puisque le demandeur principal a profité de la possibilité de répondre à l’entrevue, il n’a aucune raison de se plaindre. Pour ce qui est du deuxième demandeur, le défendeur soutient qu’il a été invité à l’entrevue, mais n’y a pas assisté, de sorte qu’il a perdu sa chance de répondre aux doutes de l’agent. Cependant, bien que l’épouse du deuxième demandeur, Rahela, ait été présente, je ne vois nulle part au dossier qu’elle a été envoyée par le deuxième demandeur pour le remplacer. Pour ce qui concerne l’affirmation des demandeurs selon laquelle le deuxième demandeur [traduction] « semble » ne pas avoir assisté à l’entrevue, le défendeur soutient qu’il incombe aux demandeurs d’établir le bien‑fondé de cet argument et non au défendeur de le réfuter, surtout lorsque l’argument repose sur des conjectures (Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] ACF no 248, aux paragraphes 31 à 33 [Wang]). Le défendeur dit que l’affidavit souscrit par la sœur du deuxième demandeur qui vit au Canada n’étaye pas la prétention selon laquelle le deuxième demandeur était présent à l’entrevue et qu’en l’absence de tout élément de preuve au dossier susceptible d’étayer l’allégation selon laquelle le deuxième demandeur était présent à l’entrevue, l’argument de l’avocat des demandeurs repose sur de simples conjectures.

 

[14]           Le défendeur affirme que l’agent n’était pas tenu de donner une autre occasion au deuxième demandeur de répondre. Le défendeur note que, dans tous les cas, ni le deuxième demandeur ni aucune des autres personnes à charge n’ont jamais demandé à l’agent d’avoir leur propre entrevue ni n’ont jamais avisé l’agent que leur absence était inévitable, et que les parties « ne peuvent généralement pas se plaindre d’un manquement à l’obligation d’équité procédurale par un tribunal administratif si elles n’en ont rien dit à la première occasion raisonnable » (Geza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 124, au paragraphe 66 [Geza]). Le défendeur affirme que les demandeurs ont renoncé en fait à leur droit de se plaindre en ne le faisant pas lors de l’entrevue ni tout de suite après (Shimokawa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 445, au paragraphe 32 [Shimokawa]).

 

[15]           Pour ce qui concerne l’argument des demandeurs selon lequel il était inéquitable que l’agent s’appuie sur les éléments de preuve présentés par trois personnes pour rejeter les deux demandes, le défendeur soutient que les demandeurs ont tort de citer les propos du juge John A O’Keefe dans la décision Mushimiyimana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1124 [Mushimiyimana], qui ont été formulés dans un contexte où il était question d’éléments de preuve extrinsèques. Le défendeur soutient que les actes de l’agent en l’espèce sont conformes aux positions exprimées par le juge O’Keefe dans la décision Mushimiyimana, précitée. En outre, le défendeur affirme que l’agent n’a rien fait de mal en s’appuyant sur les affirmations des trois personnes interrogées pour décider du sort de ceux qui n’étaient pas présents à l’entrevue, puisque les personnes à charge ne peuvent pas isoler leur version des événements de celle des autres.

 

[16]           Les demandeurs soutiennent que le deuxième demandeur était présent au Haut-commissariat du Canada le 14 juillet 2011, mais que l’agent ne l’a pas interrogé. Le défendeur soutient qu’il n’y a aucun élément de preuve qui démontre que le deuxième demandeur était présent ce jour-là, et le défendeur allègue que le deuxième demandeur ne s’est jamais présenté à l’entrevue. Bien qu’il incombe au demandeur de démontrer qu’il y a un motif qui justifie l’intervention de la Cour (Wang, précitée, aux paragraphes 31 à 33), il est surprenant que le défendeur n’ait pas produit au soutien de cette prétention un affidavit souscrit par l’agent qui a mené l’entrevue. Par exemple, dans la décision récente Atahi, précitée, aux paragraphes 29 à 31, l’affidavit de l’agent a aidé à convaincre la Cour que l’agent n’avait pas manqué à l’obligation d’équité procédurale malgré les allégations des demandeurs selon lesquelles ceux-ci n’avaient pas eu la possibilité de répondre entièrement aux questions relatives à leur demande dans la catégorie des réfugiés outre-frontières.

 

[17]           Néanmoins, la Cour a statué dans la décision Wang, au paragraphe 31, que « [l]’agent des visas n’était pas obligé de déposer et de signifier un affidavit; c’est à lui de décider. En ne déposant pas d’affidavit, le défendeur n’a rien admis. Le dossier certifié du tribunal est une preuve à l’appui de la décision de l’agent des visas. » [Non souligné dans l’original.]

 

[18]           Comme le fait remarquer le défendeur, la preuve par affidavit produite par les demandeurs n’établit pas clairement que le deuxième demandeur était présent à l’entrevue. Les demandeurs ont seulement produit un affidavit et celui-ci a été souscrit par la sœur du deuxième demandeur qui vit au Canada. Dans cet affidavit, elle affirme que seules trois des personnes qui avaient fait une demande ont été interrogées, mais elle ne dit rien quant à savoir si le deuxième demandeur était présent à l’entrevue (voir la page 23 du dossier du demandeur).

 

[19]           En revanche, dans la lettre de refus qu’il a envoyée au deuxième demandeur, l’agent écrit : [traduction] « Vous avez été interrogé le 14 juillet 2011 à Islamabad. » Le défendeur ne fournit aucune explication quant à savoir pourquoi la lettre comporte cette affirmation qui contredit l’allégation du défendeur selon laquelle le deuxième demandeur n’était pas présent à l’entrevue.

 

[20]           Par conséquent, selon la prépondérance des éléments de preuve dont dispose la Cour quant à la question de savoir si le deuxième demandeur s’est présenté à l’entrevue, dont le seul document pertinent est la lettre de refus postée au deuxième demandeur, il semble que le deuxième demandeur ait été présent à l’entrevue. La décision du juge Mosley dans Hassani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1283, au paragraphe 24, est instructive quant à la manière dont la Cour devrait aborder la question du droit à une entrevue ou de l’obligation d’accorder une entrevue lorsque la crédibilité est clairement mise en doute :

Il ressort clairement de l’examen du contexte factuel des décisions mentionnées ci‑dessus que, lorsque les réserves découlent directement des exigences de la loi ou d’un règlement connexe, l’agent des visas n’a pas l’obligation de donner au demandeur la possibilité d’y répondre. Lorsque, par contre, des réserves surgissent dans un autre contexte, une telle obligation peut exister. C’est souvent le cas lorsque l’agent des visas a des doutes sur la crédibilité, l’exactitude ou l’authenticité de renseignements fournis par le demandeur au soutien de sa demande […]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[21]           L’obligation d’équité envers les demandeurs d’asile qui présentent une demande au Canada est différente de l’obligation envers ceux qui présentent une demande à l’étranger. La Cour suprême dans l’arrêt Singh n’a pas formulé de critiques au sujet de la procédure suivie pour statuer sur les demandes d’asile présentées à l’étranger (Oraha, précitée, aux paragraphes 8 à 11). Le défendeur admet que les demandeurs méritaient d’avoir la possibilité de répondre aux doutes de l’agent concernant la crédibilité, mais il affirme que le deuxième demandeur a perdu la chance de le faire lorsqu’il ne s’est pas présenté à l’entrevue. Étant donné que, compte tenu des éléments de preuve dont je disposais, j’ai accepté que le deuxième demandeur était présent à l’entrevue, celui-ci aurait également dû se voir accorder la possibilité de répondre aux doutes de l’agent concernant la crédibilité. L’agent a donc manqué à l’obligation d’équité procédurale en ne lui donnant pas cette chance. Ce point, à lui seul, justifie l’intervention de la Cour.

 

[22]           Pour ce qui est de la prétention du défendeur selon laquelle, dans tous les cas, les demandeurs auraient dû soulever la préoccupation relative à l’équité procédurale à la première occasion, les précédents jurisprudentiels cités par le défendeur s’inscrivent dans le contexte de demandes d’asile présentées au Canada (Geza et Shimokawa, précités), de sorte qu’ils peuvent être distingués de la présente affaire. Je note également que les demandeurs n’étaient pas accompagnés par un avocat lors de leur entrevue (et d’ailleurs, la lettre qui les invitait à l’entrevue leur indiquait expressément de venir à l’entrevue en compagnie de leurs seules personnes à charge adultes et de personne d’autre).

 

B.        L’agent a-t-il manqué à l’obligation d’équité procédurale en omettant d’informer les demandeurs de ses doutes particuliers et de leur donner la possibilité d’y répondre?

 

[23]           Les demandeurs soutiennent que l’agent a manqué à l’obligation d’équité procédurale en omettant d’aviser directement les demandeurs qu’il les soupçonnait d’avoir inventé le récit de l’incident de la mort du fils du demandeur principal parce qu’ils avaient récemment appris qu’un risque général constituait un motif moins convaincant au soutien d’une demande d’asile.

 

[24]           Le défendeur soutient qu’il est bien établi en droit que les agents des visas n’ont aucune obligation d’aviser les demandeurs de doutes découlant directement de la Loi, de sorte que l’agent n’avait aucune obligation d’aviser les demandeurs de ses doutes quant aux explications relatives aux nouveaux renseignements au sujet d’un risque personnalisé.

 

[25]           Les demandeurs citent une seule décision au soutien de cet argument, et elle peut être distinguée de la présente affaire parce qu’elle s’inscrivait dans le contexte d’une demande d’asile présentée au Canada et non d’une demande d’asile présentée à l’étranger (Akhtar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] ACF no 730). L’argument des demandeurs ne me convainc donc pas sur cette question.

 

C.        L’agent a-t-il tiré une conclusion erronée concernant la crédibilité?

[26]           Les demandeurs soutiennent en outre que la décision est déraisonnable, puisque l’agent a omis d’expliquer pourquoi il avait rejeté des éléments de preuve vraisemblables et cohérents indiquant que le fils du demandeur principal avait été tué par les talibans et que le demandeur principal lui-même avait été fait prisonnier, de même que l’explication quant à savoir pourquoi ces renseignements ne figuraient pas dans leurs formulaires. Les demandeurs affirment que, mis à part le fait que les éléments de preuve relatifs au fils du demandeur principal ne figuraient pas dans les formulaires de demande, il n’y a aucune raison apparente de ne pas croire l’allégation puisque chacune des personnes interrogées a confirmé qu’il s’agissait véritablement de ce qui était arrivé et cette allégation n’était pas incompatible avec les autres éléments de preuve produits.

 

[27]           Le défendeur soutient que l’affirmation claire de l’agent dans les lettres de refus selon laquelle il n’avait pas trouvé crédible le décès du fils du demandeur principal démontre le caractère adéquat des motifs de l’agent. En outre, le défendeur soutient que les explications des demandeurs quant à savoir pourquoi ils n’avaient pas inclus ces renseignements dans leurs formulaires n’étaient pas raisonnables, et que c’était la crédibilité des demandeurs qui était mise en doute et non la vraisemblance des allégations. Quant à la conclusion de l’agent quant à savoir pourquoi les nouveaux renseignements relatifs au risque personnalisé avaient été dévoilés à l’entrevue, le défendeur affirme qu’il s’agissait [traduction] « simplement de l’enrobage d’une pilule amère » et qu’en outre, la conclusion de l’agent est étayée par sa conclusion de non-crédibilité.

 

[28]           La conclusion défavorable de l’agent concernant la crédibilité est, à première vue, raisonnable, étant donné le fait que le demandeur principal a formulé pour la première fois à l’entrevue les allégations portant qu’il avait été emprisonné, battu, torturé et extorqué par les talibans et que les talibans avaient tué son fils, alors qu’il n’avait pas formulé ces allégations graves dans son formulaire de demande de résidence permanente. Il semblait raisonnable que l’agent rejette l’explication du demandeur principal et des personnes à charge selon laquelle le demandeur principal avait signé un formulaire vierge et que le formulaire avait été rempli au téléphone par des amis au Canada qui coparrainaient la famille. Le juge Luc Martineau a conclu qu’une inférence défavorable similaire concernant la crédibilité était raisonnable dans la décision Karimzada, précitée, au paragraphe 20. Cependant, et surtout, étant donné que l’agent n’a pas mentionné l’explication des personnes interrogées portant que le demandeur principal est analphabète et que son fils au Canada est analphabète, il était déraisonnable que l’agent méconnaisse cette partie de l’explication. L’agent a commis une erreur à cet égard.

 

D.        L’agent a-t-il commis une erreur dans son appréciation de la question de savoir si les demandeurs cadraient avec les définitions de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières et de la catégorie de personnes de pays d’accueil?

[29]           Les demandeurs soutiennent qu’indépendamment du fait que l’agent a trouvé non crédibles certains des renseignements qu’ils avaient communiqués, l’agent a commis une erreur en omettant d’examiner à la lumière des définitions légales de la catégorie des réfugiés outre-frontières et de la catégorie de personnes de pays d’accueil les éléments de preuve qu’il avait admis. Les demandeurs soutiennent que le récit de l’expérience qu’ils avaient vécue en Afghanistan que l’agent a trouvé crédible démontre qu’ils cadraient avec la définition légale de la catégorie de personnes de pays d’accueil.

 

[30]           Le défendeur soutient que l’agent a effectivement apprécié les éléments de preuve crédibles des demandeurs au regard des exigences liées aux deux catégories et qu’il n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle lorsqu’il a conclu que les demandeurs ne cadraient pas avec ces définitions.

 

[31]           Dans la décision Adan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 655, au paragraphe 33 [Adan], la Cour a conclu :

La Cour conclut que l’agent n’a pas commis d’erreur à cet égard. Celui-ci a en effet déclaré que les critères pertinents de l’appartenance à cette catégorie étaient les suivants :

 

[traduction] 

J’ai évalué en deuxième lieu si votre dossier pouvait être pris en considération en fonction de la catégorie des personnes de pays d’accueil, et si vous aviez ainsi démontré que la violence et l’insécurité dans votre pays de nationalité continueraient d’avoir pour vous des conséquences graves et personnelles […]

 

[32]           L’agent en l’espèce a énoncé la définition de la catégorie de personnes de pays d’accueil en des termes très semblables : si une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne dans le pays de leur nationalité aurait pour les demandeurs des conséquences graves et personnelles. Compte tenu de la décision Adan, précitée, je conclus que l’agent n’a commis aucune erreur lorsqu’il a appliqué le droit relatif à la catégorie de personnes de pays d’accueil, parce que l’agent énonce correctement les critères de la définition et que les demandeurs ne satisfaisaient pas à ces critères selon les renseignements que l’agent a trouvés crédibles.

 

[33]           Cependant, l’appréciation que l’agent a faite de la question de savoir si les demandeurs cadraient avec la définition de personnes appartenant à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières appelle des considérations différentes. Sur ce point, la Cour a jugé dans la décision Adan au paragraphe 39 qu’il incombait à l’agent chargé d’évaluer une demande de résidence permanente au Canada au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières ou de la catégorie de personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières de s’acquitter de son obligation juridique d’examiner si la demande d’asile pouvait étayer une conclusion de persécution du demandeur comme membre d’un clan minoritaire, et ce, même si ce dernier n’avait pas lui-même soulevé ce motif expressément, et que l’agent avait commis une erreur en omettant de ce faire. La Cour a affirmé que l’agent avait l’obligation de scruter les réponses du demandeur afin de discerner si la preuve permettait de faire valoir ce motif.

 

[34]           De même, en l’espèce, l’agent a omis d’évaluer la demande de protection des demandeurs en qualité de réfugiés au sens de la Convention. L’agent se contente d’affirmer ce qui suit à la fin de la décision, après avoir conclu que les demandeurs n’appartenaient pas à la catégorie de personnes de pays d’accueil :

[traduction] Je ne suis pas non plus convaincu, compte tenu de ces renseignements, que vous ou les membres de votre famille avez une crainte fondée de persécution pour un des motifs énumérés à la Convention de 1951 sur les réfugiés.

 

[35]           Pour ces motifs, la demande sera accueillie.

 

E.         Des dépens devraient-ils être adjugés en faveur des demandeurs?

[36]           Les demandeurs soutiennent qu’une adjudication de dépens en leur faveur est justifiée en l’espèce parce que l’agent a commis des erreurs flagrantes et qu’ils ont attendu une longue période de six ans avant d’avoir une entrevue.

 

[37]           Le défendeur affirme qu’aucune erreur n’a été commise et que le fait d’avoir attendu six ans avant d’avoir une entrevue ne justifie pas une adjudication de dépens, même si la décision de l’agent comportait une erreur susceptible de contrôle.

 

[38]           Les Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, énoncent ce qui suit au sujet des dépens :

22. Sauf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, la demande d’autorisation, la demande de contrôle judiciaire ou l’appel introduit en application des présentes règles ne donnent pas lieu à des dépens.

 

[39]           Dans la décision Ndererehe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 880 [Ndererehe], aux paragraphes 28 et 29, citée par les demandeurs, la Cour a entériné l’affirmation suivante de la juge Eleanor R. Dawson dans Johnson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1262, au paragraphe 26 :

On peut conclure à des raisons spéciales si une partie a inutilement ou de façon déraisonnable prolongé l’instance ou lorsqu’une partie a agi d’une manière qui peut être qualifiée d’inéquitable, d’oppressive, d’inappropriée ou de mauvaise foi.

 

[40]           Dans la décision Ndererehe, précitée, la Cour a également affirmé que « raisons spéciales » dans les Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés signifie « quelque chose qui s’écarte considérablement des failles ou lenteurs administratives ordinaires dont peut souffrir le traitement de demandes d’asile ou de demandes de visa ».

 

[41]           Je ne crois pas que les circonstances de la présente affaire justifient une adjudication de dépens.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.)                La demande est accueillie, les décisions sont annulées, et les demandes de résidence permanente des demandeurs sont renvoyées à un autre agent pour nouvel examen;

2.)                Il n’y aura aucune adjudication de dépens.

3.)                Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Michael D. Manson »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3505-12

 

INTITULÉ :                                      ISMAILZAKA ET AL. C. MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 23 janvier 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 24 janvier 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Matthew Jeffery

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Stephen Jarvis

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Matthew Jeffery

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

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