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Date : 20130124

Dossier : IMM-3484-12

Référence : 2013 CF 66

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 janvier 2013

En présence de monsieur le juge Manson

 

 

ENTRE :

 

FELIX LEONARDO HERDOIZA MANCHENO

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur sollicite, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le contrôle judiciaire d’une décision après réexamen confirmant le rejet de sa demande de dispense de l’obligation de solliciter la résidence permanente depuis l’étranger, demande qu’il fondait sur des considérations humanitaires [la demande CH].

 

I.          Contexte

[2]               Le demandeur est né en 1963 en Équateur. Il a travaillé comme soudeur jusqu’en 1999 et il avait quatre filles, toutes âgées de plus de 18 ans à la date de la demande CH comme à la date du réexamen. Son épouse, Patricia Pinta, et lui se sont séparés après 14 années de mariage, vers 1997. Il a ouvert un restaurant en juillet 1999, puis s’est établi aux États-Unis en mars 2000, où il a vécu sans statut. En 2002, il a reçu avis que son épouse avait introduit une procédure en divorce. Elle s’est alors remariée avec un citoyen canadien et elle est partie vivre avec lui au Canada en novembre 2005. Au bout de deux années, ce deuxième mariage a pris fin. M. Herdoiza a alors décidé de retrouver sa famille et les deux ex-conjoints ont décidé de faire vie commune et d’exercer leur rôle de parents pour leurs filles, auxquelles s’est jointe plus tard une petite-fille. En 2008, M. Herdoiza a présenté une demande CH.

 

[3]               Au cours des six dernières années, M. Herdoiza a travaillé au noir dans le bâtiment, le jardinage et le nettoyage et a subvenu aux besoins des membres de sa famille, qui sont tous aujourd’hui citoyens canadiens sauf lui. Il affirme avoir versé un apport de 20 000 $ pour l’acquisition de la maison familiale actuelle à Toronto, mais il n’existe aucune preuve pour le confirmer. Il est le principal responsable du soin de sa petite-fille, encore en bas âge. Aucune de ses filles n’est, ou n’était, à une date quelconque intéressant la présente affaire, un enfant âgé de moins de 18 ans, et aucune n’était non plus en mesure financièrement de parrainer leur père pour qu’il obtienne un visa de résident permanent du Canada.

 

[4]               L’ex-épouse et les filles du demandeur ont toutes produit des lettres de soutien. Elles disent toutes que M. Herdoiza est allé aux États-Unis pour gagner de l’argent et subvenir à leurs besoins, qu’il leur apporte un soutien affectif indispensable et qu’il fait office de père pour sa petite-fille. Le demandeur écrivait dans une lettre datée du 18 novembre 2008 à propos de sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires : [traduction] « IL NE S’AGIT ICI NULLEMENT d’un cas de divorce, de remariage, de parrainage ou de divorce suivi d’une réconciliation avec le premier mari aux fins d’immigration au Canada ».

 

[5]               Quelques jours après que M. Herdoiza eut reçu le 27 octobre 2011 la décision de rejet de sa demande CH, CIC a suspendu l’acceptation des demandes de parrainage visant des parents. La suspension, qui a débuté le 5 novembre 2011, doit s’étendre sur deux ans. L’avocate du demandeur a donc sollicité le réexamen de la décision de rejet de la demande CH. Le 21 mars 2012, l’agente a informé M. Herdoiza que sa décision initiale de rejeter la demande CH restait inchangée.

 

[6]               Le défendeur fait valoir que la seule décision soumise à l’examen de la Cour devrait être celle du 21 mars 2012 faisant suite au réexamen de la demande CH, et non la décision initiale du 27 octobre 2011 rejetant la demande CH, mais il convient de prendre note des motifs de la décision d’octobre 2011. L’agente y écrivait que le demandeur sollicitait la résidence permanente en alléguant son niveau d’établissement, ses liens familiaux au Canada et l’intérêt supérieur de l’enfant. Elle reconnaissait l’avoir entendu dire qu’il avait vécu au Canada durant cinq ans et demi, qu’il avait versé un apport de 20 000 $ pour l’achat de la maison familiale, qu’il exerçait, conjointement avec son ex-épouse, son rôle de parent envers ses filles et qu’il s’occupait de sa petite-fille.

 

[7]               Rejetant la demande CH, l’agente avait fait observer ce qui suit : 1) le demandeur n’avait produit aucun document montrant qu’il avait travaillé contre paiement en argent comptant; 2) il avait produit une preuve insuffisante de l’apport qu’il avait versé pour l’achat de la maison familiale; 3) il n’avait pas véritablement prouvé son rôle dans la collectivité ou ses activités de bénévolat; 4) il n’avait pas véritablement prouvé sa présence auprès de sa petite-fille; 5) ses autres filles étaient assez âgées pour pouvoir présenter des demandes de parrainage de la catégorie de la famille, mais elles ne l’avaient pas fait; 6) les lettres de soutien produites par la famille étaient très subjectives et l’agente leur avait accordé peu de poids. Elle avait conclu que les éventuelles difficultés résultant de la séparation du demandeur d’avec les membres de sa famille ne seraient pas inhabituelles, injustifiées ou démesurées même si elle était par ailleurs convaincue qu’il était étroitement lié à sa famille.

 

[8]               Après réexamen de sa décision initiale, l’agente écrivait, dans sa lettre du 21 mars 2012, que la demande CH avait été examinée au fond et que le rejet de la demande était confirmé. Elle estimait que, bien que la suspension de l’acceptation de nouvelles demandes de parrainage visant des parents ne fût pas en vigueur lorsqu’elle avait rendu sa décision initiale sur la demande CH, cette suspension était de toute façon temporaire et n’empêchait pas la présentation d’une demande dans l’avenir, une fois la suspension levée. Elle considérait aussi que le demandeur pouvait solliciter, comme solution intérimaire, un « super visa » d’une durée de deux ans.

 

II.        Questions en litige

[9]               Le demandeur soulève deux questions dans la présente demande de contrôle judiciaire :

A.                L’agente a-t-elle commis une erreur de droit dans sa décision issue du réexamen parce qu’elle a fait l’impasse sur la question des difficultés soulevée dans la demande de réexamen et parce qu’elle a tiré des conclusions de fait non étayées par la preuve?

B.                 L’agente a-t-elle commis une erreur en oubliant l’intérêt des enfants de même que les difficultés démesurées qu’entraînerait la séparation du demandeur d’avec ses quatre filles canadiennes, en accordant peu de poids à la preuve qui lui avait été soumise, et surtout en s’abstenant de prendre en considération l’intérêt supérieur de la petite-fille du demandeur?

 

III.       Norme de contrôle

[10]           La norme de contrôle applicable aux questions litigieuses susmentionnées est celle de la décision raisonnable. Dans la décision Fernandez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1131, aux paragraphes 40 et 42, le juge John A. O’Keefe écrivait ce qui suit :

40     Lorsque la jurisprudence a établi la norme de contrôle applicable à une question particulière dont la Cour est saisie, le tribunal de révision peut l’adopter (voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 57).

 

[. . .]

 

42     Pour contrôler la décision de l’agent selon la norme de la raisonnabilité, la Cour ne devrait intervenir que si l’agent est parvenu à une conclusion qui n’est pas transparente, justifiable et intelligible et qui n’appartient pas aux issues acceptables au regard de la preuve dont il disposait (voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59). Il ne lui appartient pas d’y substituer ce qu’elle estime être une issue préférable, pas plus que de réévaluer la preuve (voir l’arrêt Khosa, précité, aux paragraphes 59 et 61).

 

En outre, dans la décision Bhattal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 989, au paragraphe 3, le juge Luc Martineau, réfléchissant à la norme de contrôle applicable dans les affaires portant sur des considérations humanitaires, s’exprimait ainsi :

3     La décision prise par l’agent concernant la question de savoir s’il existe des motifs d’ordre humanitaire est essentiellement de nature factuelle. Depuis Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], les tribunaux ont constamment statué que la norme de contrôle qui s’applique aux décisions de ce type est celle de la raisonnabilité, alors que la norme de la décision correcte s’applique aux questions d’équité procédurale. Il faut faire preuve d’une retenue considérable envers les conclusions de l’agent (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 62) et la Cour doit s’abstenir de procéder à un nouvel examen du poids accordé aux différents facteurs par l’agent, notamment à l’intérêt supérieur de tout enfant directement touché (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 11).

 

IV.       Analyse

A.        L’agente a-t-elle commis une erreur dans sa décision issue du réexamen?

[11]           Le demandeur fait valoir que, en confirmant le rejet de la demande CH sans se soucier du facteur de la suspension des parrainages parentaux, l’agente n’a pas compris l’objet de la demande de réexamen. La demande CH avait été rejetée au motif que le demandeur ne serait pas mis en difficulté par le fait de devoir présenter sa demande de résidence permanente depuis l’extérieur du pays. Cependant, il se trouvait que le demandeur n’aurait aucune possibilité de présenter une demande pour une durée indéfinie, qui pourrait aller jusqu’à deux ans, voire davantage.

 

[12]           L’agente avait aussi proposé comme solution de remplacement la présentation d’une demande de super visa, mais le demandeur fait valoir qu’il n’était pas recevable à présenter une telle demande puisqu’il avait clairement manifesté l’intention d’immigrer au Canada, et pas seulement d’y faire des visites. Je reconnais l’objectif à long terme du demandeur d’obtenir la résidence permanente, mais je reconnais aussi comme solution provisoire possible la procédure de demande d’un super visa.

 

[13]           Le demandeur ajoute que l’observation de l’agente pour qui aucune des filles n’avait parrainé leur père avant le 4 novembre 2011 n’avait aucune justification. Je partage son avis. Aucune des filles n’était en mesure financièrement de parrainer leur père.

 

[14]           Le demandeur soutient que l’agente était tenue de prendre en considération l’intérêt de ses filles même si elles sont aujourd’hui de jeunes adultes. Il fait valoir que l’exclusion de leurs lettres de soutien, qualifiées de subjectives, était injustifiée et que ces lettres avaient pour objet de montrer leur attachement à leur père et les difficultés démesurées qu’elles connaîtraient si elles devaient se séparer de lui.

 

[15]           Le demandeur, se fondant sur la décision Naredo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF n° 1250, 187 FTR 47, au paragraphe 20, affirme que l’existence du lien de parenté ne doit pas être écartée même si les enfants ne sont plus mineurs (voir aussi l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACS n° 39, [1999] 2 RCS 817) :

20  Sans aller plus loin, je conclus, compte tenu des exigences énoncées dans l’arrêt Baker, que l’analyse qui se reflète dans les motifs de décision de l’agente d’immigration est tout à fait insuffisante, dans la mesure où ces motifs ont trait à l’intérêt des enfants des demandeurs; je tire cette conclusion en ayant à l’esprit l’âge des enfants des demandeurs, dont un seul avait 18 ans ou moins à la date de la décision qui fait l’objet du présent contrôle. En effet, à cette époque, il avait presque 19 ans. Les deux fils des demandeurs, quel que soit leur âge, étaient toujours des « enfants » des demandeurs dont on pouvait raisonnablement s’attendre qu’ils soient considérablement ébranlés par le renvoi de leurs parents du Canada.

 

[16]           Finalement, le demandeur affirme que l’agente a fait l’impasse sur la preuve se rapportant à l’intérêt supérieur de sa petite-fille. Elle avait insisté sur le fait qu’il n’avait pas précisé combien d’heures par semaine il passait à s’occuper de cette enfant et qu’il n’avait pas expliqué pourquoi il lui serait impossible de préserver depuis l’Équateur ses liens avec elle malgré la distance. Le demandeur soutient que l’agente a laissé de côté la preuve de l’existence de liens étroits et tendres avec sa petite-fille envers qui il joue un rôle de père. L’agente n’a donc pas véritablement été « attentive, réceptive et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant.

 

[17]           L’avocate du demandeur a reconnu que le demandeur ne peut pas contester la décision initiale, uniquement le refus de la réformer, mais que, dans la mesure où le raisonnement initial de l’agente est repris dans son refus de la réformer, ce raisonnement initial est susceptible d’examen et de contrôle.

 

[18]           Selon le défendeur, l’agente était uniquement tenue de décider si elle devait ou non exercer son pouvoir discrétionnaire de réexaminer sa décision initiale (Kurrukal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CAF 230, au paragraphe 5) :

[…] La juge a conclu à juste titre que le principe du functus officio n’empêchait pas le réexamen de la décision négative concernant la demande fondée sur l’article 25, mais à cette étape-là, l’obligation de l’agent d’immigration était de décider, compte tenu de l’ensemble des circonstances pertinentes, s’il y avait lieu d’exercer le pouvoir discrétionnaire de réexaminer sa décision.

 

[19]           Le défendeur affirme aussi que le demandeur ne devrait pas être autorisé à contester le rejet initial de sa demande CH (Medina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 504, au paragraphe 32) :

Je suis d’accord avec le ministre qu’un refus de rouvrir une demande CH constitue une décision distincte de la décision sur la demande CH, et peut donc être contestée à titre de décision distincte dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. En l’espèce, la demanderesse a seulement demandé une autorisation en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi en ce qui concerne la décision du 11 mai 2009, et l’autorisation a été accordée uniquement à l’égard de cette décision. Par conséquent, je ne suis pas tenu de procéder au contrôle judiciaire du refus ultérieur de rouvrir le dossier.

 

[20]           Dans son mémoire additionnel déposé le 3 janvier 2013, le défendeur invoque une décision rendue par la juge Marie-Josée Bédard, Garas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1247, au paragraphe 64, appuyant l’idée selon laquelle l’agent n’est pas tenu d’analyser les chances de succès d’un autre mode d’obtention de la résidence permanente pour être fondé à considérer cet autre mode d’obtention :

La demanderesse n’a cité aucune jurisprudence à l’appui de sa prétention portant que, pour que la décision d’un agent d’immigration à l’égard d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit raisonnable, l’agent doit analyser le fait qu’une demande ultérieure de résidence permanente de la personne en cause depuis l’étranger serait vraisemblablement refusée.

 

[21]           L’avocat du défendeur estime aussi, se fondant sur l’arrêt R c Wilson, [1983] 2 RCS 594, à la page 599, qu’il y a lieu de rejeter toute attaque indirecte dirigée contre la décision de l’agente issue du réexamen; « une […] ordonnance ne peut faire l’objet d’une attaque indirecte; l’attaque indirecte peut être décrite comme une attaque dans le cadre de procédures autres que celles visant précisément à obtenir l’infirmation, la modification ou l’annulation de l’ordonnance ou du jugement ».

 

[22]           En outre, dans la décision Mpampas c Schwartz Levitsky Feldman Inc, [2007] OJ No 3105, au paragraphe 16, la Cour supérieure de justice de l’Ontario écrivait que [traduction] « la partie intimée a décidé de ne pas faire appel de la décision du registraire Nettie ou de la contester d’une autre manière, et elle n’est pas recevable aujourd’hui à attaquer cette décision indirectement ».

 

[23]           Subsidiairement, le défendeur fait valoir que, si la Cour estime que c’est la décision initiale de rejet de la demande CH qui est en litige ici, alors cette décision était elle aussi raisonnable. Le décideur qui statue sur une demande CH dispose d’un large pouvoir discrétionnaire (Gautam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF n° 686, aux paragraphes 13 à 15, 167 FTR 124) :

13     Le large pouvoir discrétionnaire que confère cette disposition n’a pas été limité par l’édiction dans la loi d’une définition du terme « raisons d’ordre humanitaire ». Toutefois, afin de réduire les contradictions chez les décideurs et de fournir une aide aux demandeurs lorsqu’ils présentent leurs observations, Immigration Canada a publié des lignes directrices qui structurent l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 114(2).

 

14     Comme les lignes directrices l’indiquent elles-mêmes clairement, elles n’ont pas force obligatoire et n’énoncent pas de façon exhaustive les faits qu’un agent peut prendre en considération lorsqu’il s’acquitte de l’obligation que la loi lui impose d’examiner l’ensemble de la demande par référence au critère prévu par la loi, à savoir « [l’existence] de raisons d’ordre humanitaire ».

 

15     À l’inverse, les lignes directrices ne créent directement aucun droit pour les demandeurs qui croient qu’ils y ont satisfait, bien que la décision de rejeter une demande puisse être annulée au motif qu’elle constitue un abus de pouvoir discrétionnaire si elle est fondée soit sur une interprétation ou sur une application manifestement déraisonnable d’une disposition applicable prévue dans les lignes directrices, soit sur une disposition des lignes directrices qui était clairement non pertinente.

 

[24]           Le défendeur soutient aussi que l’agente n’était pas tenue de considérer comme l’intérêt d’enfants l’intérêt des filles du demandeur puisqu’elles sont en réalité de jeunes adultes. Voir Citoyenneté et Immigration Canada, Guide IP5 sur le traitement des demandes au Canada; Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire (page web mise à jour le 8 février 2012), accessible en ligne à l’adresse suivante : http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/guides/ip/ip05-fra.pdf [le Guide IP5], où l’on peut lire, au paragraphe 5.12, que seuls les enfants âgés de moins de 18 ans sont pris en compte :

5.12. Enfants – Intérêt supérieur de l’enfant

Dans l’étude du cas d’un étranger en vertu du L25(1), la LIPR introduit l’obligation de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché par une décision prise en vertu de ce paragraphe. Ainsi, la pratique ministérielle est codifiée dans la législation, ce qui élimine tout doute sur la prise en considération de l’intérêt supérieur de l’enfant. Cette norme s’applique aux enfants âgés de moins de 18 ans selon la Convention relative aux droits de l’enfant.

 

[. . .]

 

Enfants âgés de 18 ans et plus

Il faut tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant pour toute demande impliquant un enfant âgé de moins de 18 ans au moment de la réception de la demande. Il peut toutefois arriver que la situation d’enfants plus âgés soit pertinente et doive être prise en considération dans l’examen d’une demande CH. Si, toutefois, l’enfant a plus de 18 ans, il ne s’agit pas d’un cas où l’intérêt supérieur de l’enfant entre en ligne de compte.

 

[25]           Voir aussi l’arrêt Cha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126, au paragraphe 15 :

15     Le droit est bien fixé : ces débats, témoignages et lignes directrices du gouvernement ne lient pas les entités gouvernementales et encore moins les tribunaux, mais il est par ailleurs reconnu que ceux‑ci peuvent s’avérer utiles pour mieux comprendre le contexte, l’objet et le sens des textes légaux concernés (Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 C.A.F. 270, au paragraphe 37; Hernandez, aux paragraphes 34 et 35).

 

[26]           La Cour a jugé à maintes reprises que les enfants âgés de 18 ans et plus ne sont pas admis au bénéfice d’une évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant (Leobrera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 587, au paragraphe 63) :

63     Ces motifs étayent la proposition selon laquelle l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant est intimement liée à la Convention relative aux droits de l’enfant et, en raison de ce lien, l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant ne peut être effectuée pour une personne de 18 ans ou plus, car telle est la limite prévue par cet instrument.

 

 

Voir aussi la décision Massey c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1382, au paragraphe 48 :

48     De plus, selon la jurisprudence récente de notre Cour, il n’est pas nécessaire d’examiner l’intérêt supérieur d’une personne âgée de plus de 18 ans à titre d’ « enfant directement touché » dans une demande fondée sur l’art. 25 de la LIPR. Dans Leobrera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 587, le juge Michel Shore s’est rapporté à la législation nationale, aux instruments internationaux et à la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale et de la Cour suprême pour arriver à la conclusion selon laquelle « l’enfance constitue une période temporaire qui est délimitée par l’âge de la personne, et non par des caractéristiques personnelles » (au par. 72).

 

[27]           À mon avis, c’est la décision Ramsawak c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 636, aux paragraphes 17 à 23, qui pose la question dans son véritable contexte :

17     Tous les arguments présentés par le défendeur ont récemment été examinés par mon collègue le juge Mandamin dans l’affaire Yoo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 343. Soulignant que le juge Gibson avait déjà conclu, dans Naredo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. n1250, au droit pour les enfants d’âge adulte de bénéficier de l’analyse de l’« intérêt supérieur de l’enfant », le juge Mandamin s’est senti tenu d’appliquer le même raisonnement, par courtoisie judiciaire. Par souci d’exhaustivité, j’ajouterais également que le juge MacKay a appliqué la décision Naredo dans Swartz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 268, [2002] A.C.F. n340.

 

18     Malgré mes réserves à l’égard de ces décisions, j’estime qu’il serait mal venu de rendre le droit incertain. À l’exception d’une décision contraire invoquée par le défendeur, laquelle avait elle‑même été rendue dans le cadre d’une requête visant l’obtention d’un sursis à une mesure de renvoi (Hunte c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), IMM-3538-03), la jurisprudence ne semble pas contradictoire sur cette question. On ne saurait affirmer non plus que les dispositions législatives pertinentes ou la jurisprudence ayant force obligatoire ont été négligé par l’agent qui a tiré la conclusion. Je suis donc disposé à admettre que le simple fait qu’un « enfant » soit âgé de plus de 18 ans ne devrait pas automatiquement dispenser un agent de prendre en compte son « intérêt supérieur », selon la ligne de conduite proposée dans Baker.

 

19     Ceci étant dit, l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants doit prendre en compte les faits pertinents dans chacun des cas. Ainsi, l’intérêt supérieur d’un enfant âgée de deux ans, par exemple, ne sera certainement pas identique à celui d’un jeune adulte de 21 ans. À titre d’exemple, la lecture de la décision de la juge L’Heureux-Dubé dans Baker montre clairement qu’elle avait à l’esprit l’intérêt des enfants (voir, par exemple, les par. 71 et 73, où elle renvoie à la Convention relative aux droits des enfants de l’ONU ainsi qu’à l’importance et à l’attention qu’il convient de porter aux enfants et à l’« enfance »).

 

20     De façon similaire, s’il fallait tenir compte des difficultés qu’une décision défavorable imposerait aux enfants de l’auteur d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, l’autonomie de ces enfants, ou à l’inverse, leur état de dépendance à l’égard de leurs parents, doit constituer un facteur pertinent. À cet égard, il est intéressant de souligner la conclusion du juge MacKay selon laquelle l’enfant de 19 ans du demandeur était encore un « enfant » pour les besoins de l’analyse fondée sur l’arrêt Baker, parce qu’il était toujours dépendant et qu’il n’était pas autorisé à travailler ou à continuer ses études au Canada. De même, le juge Mandamin a estimé que les fils du demandeur avaient droit à une analyse fondée sur l’intérêt supérieur en raison du fait qu’ils étaient financièrement dépendants de leur père car ils poursuivaient leurs études.

 

21     En l’espèce, à la date de la demande, les deux jeunes demandeurs occupaient des emplois réguliers ou à temps plein. Selon le dossier du demandeur, ils avaient tous deux obtenu leur diplôme d’études secondaires et avaient un emploi permanent. Il est évident qu’ils ne vivaient pas une relation de dépendance parentale identique à celle des enfants visés dans les affaires précédentes.

 

22     Mais il y a plus. L’agent n’a pas du tout été négligent : il a bien au contraire tenu compte des observations relatives aux deux jeunes enfants du demandeur. En dépit du fait que l’agent a déclaré que Deevin Randy et Annalisa Nirmala [traduction] « ne feraient pas l’objet d’une évaluation fondée sur l’intérêt supérieur de l’enfant » en raison de leur âge, il a néanmoins examiné leurs circonstances dans le cadre de l’analyse des questions relatives à l’établissement et aux difficultés. Sous la rubrique [traduction] « Relations sociales au Canada », l’agent de l’ERAR a écrit ce qui suit :

 

      [traduction] 

Deevin Randy et Annalisa Nirmala ont terminé leurs études au Canada, qu’ils avaient commencées dans leur pays d’origine. Les deux jeunes demandeurs sont de jeunes adultes et, avec leur niveau de scolarité, ils pourraient se trouver du travail dans leur propre pays d’origine, comme ils l’ont fait au Canada. Rien n’indique au dossier qu’ils ne pourraient surmonter l’obstacle de la langue, ou d’autres obstacles majeurs, d’une manière qui les empêcherait de se trouver un emploi dans leur pays d’origine. Malgré les quelques années cruciales de leur développement passées au Canada, je ne crois pas que les relations sociales créées les exposeraient à des difficultés excessives à leur retour dans leur pays d’origine.

 

23     Il ne me semble pas que l’on puisse dire de cette analyse qu’elle ne tient pas compte de l’intérêt supérieur des enfants. Naturellement, elle n’est pas exprimée de la même manière qu’elle aurait été si les enfants avaient été encore dépendants de leurs parents, peu importe leur âge. En raison du fait qu’ils sont maintenant autonomes, les effets d’une décision défavorable portant sur des motifs d’ordre humanitaire ne sont pas évalués indirectement pour ce qui est des conséquences à leur égard du retour possible de leurs parents au Guyana; de façon plus appropriée, l’agent tente de voir les chances qui pourraient s’offrir à eux, en se plaçant de leur propre perspective, pour établir les probabilités de réintégration ou d’emploi à leur retour dans leur pays d’origine. Cette démarche ne me semble pas incompatible ou contraire à l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant fondée sur l’arrêt Baker; il s’agit plutôt d’une façon plus appropriée d’être « réceptif, attentif ou sensible » à leurs besoins et intérêts compte tenu de leur situation propre. En conséquence, je suis d’avis que l’agent n’a pas omis de prendre en compte et d’apprécier les facteurs pertinents aux deux plus jeunes demandeurs, en dépit du fait qu’il n’a pas entrepris d’analyse distincte sous une rubrique intitulée « intérêt supérieur des enfants ».

 

Voir aussi la décision Moya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 971, aux paragraphes 17 et 18.

 

[28]           En l’espèce, le demandeur faisait valoir que, malgré la limite d’âge, l’agente aurait dû tenir compte des difficultés que subiraient ses enfants, mais le défendeur soutient que, en fait, l’agente a effectivement tenu compte de leur intérêt, puisqu’elle a conclu qu’elle [traduction] « n’était pas convaincue que les difficultés que la famille rencontrerait » seraient démesurées. [Non souligné dans l’original.]

 

[29]           Le défendeur affirme aussi que le demandeur ne s’était guère étendu sur les difficultés que connaîtrait sa petite-fille s’ils devaient se séparer, et la décision de l’agente résistera à l’examen si l’agente a été sensible à l’intérêt de l’enfant (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 12; Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475 [Hawthorne], aux paragraphes 5 et 6).

 

[30]           Finalement, le défendeur fait valoir que l’agente n’a pas fait l’impasse sur d’autres éléments de preuve. Elle a pris en compte l’engagement de parrainage donné par la fille du demandeur, Tannia, mais elle lui a accordé peu de poids. Elle fait observer que le demandeur n’avait été un soutien pour ses enfants que depuis que la famille s’était réunie en 2006, car il n’était pas établi qu’il leur avait apporté un soutien financier entre 2000 et 2006. L’agente a aussi constaté que le demandeur avait été séparé de ses enfants durant la majeure partie de leur éducation et que les facteurs, considérés séparément ou globalement, n’appuyaient pas la demande CH.

 

[31]           La Cour d’appel fédérale a jugé, dans l’arrêt Hawthorne, précité, au paragraphe 41, que, lorsqu’il considère l’intérêt supérieur de l’enfant concerné, l’agent devrait prendre acte que le renvoi de parents ou de grands-parents sera presque certainement permanent :

41     Premièrement, les observations soumises à l’agente d’immigration pour le compte de Mme Hawthorne mettaient l’accent sur le fait que son renvoi serait très préjudiciable à l’intérêt supérieur de Suzette, qui pourrait penser qu’elle n’aurait d’autre choix réel que de retourner en Jamaïque avec sa mère. L’agente a conclu que cela ne constituerait pas une difficulté particulière justifiant l’exercice favorable de son pouvoir discrétionnaire, car Suzette avait vécu en Jamaïque presque toute sa vie, n’ayant demeuré au Canada que pendant moins d’un an. Toutefois, si l’agente avait commencé par déterminer que l’intérêt supérieur de Suzette, aujourd’hui résidente permanente, consistait en la possibilité pour elle de continuer à demeurer au Canada, le renvoi de Mme Hawthorne ne pourrait qu’être raisonnablement considéré comme étant hautement préjudiciable à l’intérêt supérieur de Suzette si, de ce fait, celle-ci avait effectivement été obligée de retourner en Jamaïque avec sa mère. Dans le cadre de l’analyse de l’intérêt supérieur, le point de comparaison pertinent est la vie que Suzette mène actuellement au Canada, et non sa résidence antérieure en Jamaïque : voir Koud c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2001), 18 Imm. L.R. (3d) (C.F. 1re inst.), au paragraphe 18.

 

[32]           Comme dans l’affaire Hawthorne, l’agente en l’espèce doit accorder une certaine importance au résultat probable d’une solution suggérée, sans qu’elle doive pour autant analyser ses chances de succès, dans la mesure où la solution suggérée est tant soit peu réaliste. L’agente ne l’a pas fait en l’espèce.

 

[33]           En outre, dans la décision Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 166 [Williams], au paragraphe 64, la Cour a jugé qu’il n’existe pas de « critère minimal en matière de difficultés » devant être satisfait, mais que l’intérêt supérieur de l’enfant est vraiment le point de départ de l’analyse :

64     Il n’existe pas de norme minimale en matière de besoins fondamentaux qui satisferait au critère de l’intérêt supérieur. De plus, il n’existe pas de critère minimal en matière de difficultés suivant lequel à un certain point dans l’échelle des difficultés et seulement à ce point pourrait‑on considérer que l’intérêt supérieur de l’enfant est « compromis » au point de justifier une décision favorable. La question n’est pas celle de savoir si l’enfant « souffre assez » pour que l’on considère que son « intérêt supérieur » ne sera pas « respecté ». À cette étape initiale de l’analyse, la question à laquelle il faut répondre est la suivante : « en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant? »

 

[34]           Dans la décision Williams, précitée, la Cour énonçait aussi une approche en trois étapes que les décideurs se doivent d’observer lorsqu’ils évaluent l’intérêt supérieur de l’enfant :

63     Lorsqu’il analyse l’intérêt supérieur d’un enfant, l’agent doit d’abord déterminer en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant, en deuxième lieu, jusqu’à quel point l’intérêt de l’enfant est compromis par une décision éventuelle par rapport à une autre et, enfin, à la lumière de l’analyse susmentionnée, le poids que ce facteur joue lorsqu’il s’agit de trouver un équilibre entre les facteurs positifs et les facteurs négatifs dont il a été tenu compte lors de l’examen de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire.

 

[35]           La Cour soulignait plus récemment que la formule établie dans l’affaire Williams ne saurait s’appliquer dans tous les cas, mais qu’elle « peut être utile » pour les décideurs.

 

[36]           Par ailleurs, bien que le défendeur soutienne que les filles du demandeur avaient [traduction] « décidé » de ne pas le parrainer avant la suspension des parrainages parentaux, la preuve soumise à l’agente montre en réalité qu’elles ne pouvaient pas se permettre de le parrainer. L’agente a commis une erreur dans sa conclusion sur ce point et sa décision était déraisonnable.

 

[37]           Il m’apparaît que le demandeur a raison de dire que le rejet de sa demande CH entraîne des difficultés beaucoup plus grandes depuis le 5 novembre 2011; or l’agente n’a pas suffisamment évalué ce surcroît de difficultés démesurées. Je crois que sa décision était donc déraisonnable.

 

 

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.)        La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision.

2.)        Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Michael D. Manson »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3484-12

 

 

INTITULÉ :                                      Mancheno c MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 22 janvier 2013

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE MANSON

 

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 24 janvier 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Mary Joseph

 

POUR LE DEMANDEUR

 

David Cranton

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Mary Joseph

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada 

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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