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Date : 20130124

Dossier : IMM-3767-12

Référence : 2013 CF 65

Ottawa (Ontario), le 24 janvier 2013

En présence de monsieur le juge Martineau

 

ENTRE :

 

LUIS ANGEL PARRA

GLADYS FRANCISCA BELTRAN URREA LILIANA PATRICIA PARRA BELTRAN

IVON LORENA PARRA BELTRAN

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs contestent la légalité d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [tribunal] rejetant leur demande d’asile présentée en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et de la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (tel que modifiée) [Loi].

 

[2]               Le demandeur principal, son épouse et leurs deux enfants majeurs, sont des citoyens de la Colombie. Les demandes des enfants et de l’épouse se fondent sur les allégations du demandeur principal. Sa crédibilité n’est pas sérieusement remise en question par le tribunal qui a rejeté les demandes d’asile tout simplement parce qu’il existe une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Bogota, Guaviare et Santander.

 

[3]               Le demandeur principal a travaillé à Bogota pour une caisse de compensation familiale [CAFAM] pendant dix huit ans. Suite à l’échec d’une première tentative de former un syndicat local, le demandeur principal et une vingtaine de collègues réussissent en 1993 à contourner la loi colombienne en formant un syndicat national qui sera connu sous le nom de SINALTRACAF [syndicat]. Son succès dans la défense des 5 000 travailleurs de la CAFAM dérange beaucoup les patrons et causera maintes difficultés au demandeur principal. Comme militant syndical, son nom apparaît sur une liste noire. Il sera harcelé et menacé à plusieurs reprises par des patrons et des paramilitaires à cause de ses activités syndicales.

 

[4]               De fait, le 28 décembre 1998, le demandeur principal est agressé par trois hommes qui le battent sévèrement à titre de dernier avertissement. Parmi les agresseurs, on retrouve le chef de la sécurité de la CAFAM, un paramilitaire et un ex-membre de la police nationale. C’est alors que le demandeur principal quitte son emploi et va se cacher chez ses beaux-parents dans la ville de Gacheta, à cinq heures de Bogota. Il prend beaucoup de précautions pour ne pas être retracé, alors qu’il prépare son départ de la Colombie et qu’il est toujours recherché par les paramilitaires « qui sont ses ennemis ».

 

[5]               En mars 1999, le demandeur principal arrive aux États-Unis; le reste de la famille viendra le rejoindre plus tard. Leur demande d’asile est rejetée par les autorités américaines, et le 19 octobre 2008, la famille traverse la frontière des États-Unis en automobile. Dès le lendemain, ils demandent l’asile au Canada. Plus de treize ans se sont écoulés depuis le départ du demandeur principal de la Colombie. Il n’empêche que, dans son témoignage, le demandeur principal affirme : « Je suis resté marqué à vie pour être le fondateur d’un syndicat. Je suis sur la liste noire des paramilitaires en tant qu’objectif militaire et je ne veux pas encourir le risque avec ma famille et la mienne [sic] ».

 

[6]               Le tribunal reconnaît d’emblée qu’il existe effectivement un lien entre les demandes d’asile et deux des cinq motifs de la Convention, ici l’appartenance à un groupe social particulier et les opinions politiques du demandeur principal. Le tribunal ne conteste pas non plus le fait que le demandeur principal a été persécuté et qu’il peut exister un risque personnalisé au sens de l’alinéa 97(1)b) de la Loi, tout en excluant cependant l’application de l’alinéa 97(1)a) de la Loi (car aucun agent de l’État ne serait impliqué). Enfin, bien que le tribunal puisse avoir certains doutes concernant la crédibilité du demandeur principal, il se garde bien de faire reposer le rejet de la demande d’asile sur cet aspect, préférant se fonder exclusivement sur l’existence d’une PRI.

 

[7]               L’existence d’une PRI fait appel à deux composantes distinctes : (1) le tribunal doit être convaincu que les circonstances dans la partie du pays où le demandeur d’asile aurait pu se réfugier sont suffisamment sécuritaires pour lui permettre de jouir des droits fondamentaux de la personne; et (2) la situation dans cette partie du pays doit être telle qu'il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile, compte tenu de toutes les circonstances, de s'y réfugier. Voir Rasaratnam c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] CF 706, 140 NR 138 (CAF).

 

[8]               Voici comment le tribunal s’exprime à ce sujet aux paragraphes 21 et 22 de sa décision :

[...] Dans le cas qui nous occupe, le tribunal détermine que les demandeurs n’ont pas présenté une preuve démontrant que leurs agresseurs ont la volonté ou les moyens de les retrouver partout en Colombie. En conséquence, compte tenu des témoignages et de la preuve au dossier, le tribunal conclut que les demandeurs n’ont pas établi qu’il existe à leur encontre une possibilité sérieuse de persécution peu importe où ils iraient s’installer dans leur [sic] pays.

 

Concernant le deuxième volet, invités tour à tour à dire si, selon eux, il existe des obstacles dans les régions suggérées qui feraient en sorte qu’il serait déraisonnable pour eux d’y chercher refuge, ils n’ont pas soulevé d’autres obstacles à leur établissement aux endroits suggérés.

 

 

[9]               Le procureur du défendeur a reconnu à l’audition que les quelques commentaires du tribunal que l’on retrouve ailleurs dans la décision contestée (paragraphes 10 à 12) sur la façon dont les demandeurs ont pu traverser la frontière américaine et sur la sévérité de l’agression du 26 décembre 1999 (coups de pied et/ou de pistolet), n’étaient pas déterminants en l’espèce. C’est plutôt aux paragraphes 16 à 20 où le tribunal explique pourquoi il est d’avis que Bogota, Guaviare et Santander sont des endroits sûrs, qu’il faut chercher le fondement du raisonnement du tribunal à l’effet qu’il existe une PRI.

 

[10]           D’une part, plus de treize ans se sont écoulés depuis que le demandeur principal a quitté son entreprise. Aussi, le tribunal « ne croit pas possible que ces mêmes individus que la direction de la CAFAM dressait contre lui et ses compagnons seraient encore assez motivés, après tant d’années, à vouloir dépenser de l’argent et mettre du temps pour se lancer à sa recherche à travers la Colombie dans le but de lui faire du mal » (paragraphe 17).

 

[11]           D’autre part, notant qu’« aucune preuve au dossier indique que ses persécuteurs sont encore actifs au sein de la CAFAM » (paragraphe 18), le tribunal diminue le rôle que le demandeur principal a pu jouer au sein du syndicat. Il note que ce dernier « n’est plus membre du syndicat depuis décembre 1998 » (paragraphe 16), ajoutant « qu’il n’était pas un dirigeant du syndicat national et qu’il était membre d’un comité national » (paragraphe 18). Le tribunal présume que le demandeur principal pourra retourner à Bogota, qui continue un lieu sûr, et qu’il pourra reprendre sans danger ses activités antérieures.

 

[12]           À ce chapitre, le demandeur principal a témoigné qu’il se remettrait à ses activités de syndicaliste ou de militant, advenant un retour en Colombie, ce qui est corroboré par le témoignage de sa fille et le rapport psychologique au dossier. D’ailleurs, après avoir quitté la Colombie en 1999, le demandeur principal a continué de s’impliquer activement pour la justice, mais cette fois-ci dans le cadre de son travail auprès des arbitres sportifs. Dans sa décision, le tribunal se borne à souligner au passage que s’il « retourne en Colombie, rien n’empêche qu’il demeure avec sa conviction d’être un syndicaliste » (paragraphe 17).

 

[13]           Or, il est très dangereux pour le tribunal de faire reposer l’existence d’une PRI en se basant uniquement sur des vraisemblances, car cela ne permet pas au tribunal d’être convaincu que les circonstances dans la partie du pays où le demandeur d’asile aurait pu se réfugier sont suffisamment sécuritaires pour lui permettre de jouir des droits fondamentaux de la personne. Sans un examen minutieux de la preuve documentaire disponible, il n’y a qu’un pas à franchir pour conclure que la conclusion du tribunal est gratuite ou spéculative. Voir, par exemple, Sabogal Riveros v Canada (Citizenship and Immigration), 2012 FC 547 aux para 32, 35 et 44 à 49, 215 ACWS (3d) 188.

 

[14]           Pourtant, si le tribunal avait attentivement examiné les témoignages et les preuves documentaires au dossier, il aurait constaté que la situation en Colombie ne s’est pas améliorée depuis 1998 pour les militants des droits de la personne et les activistes syndicaux. C’est pour cela que l’approche restrictive du tribunal, qui fonde l’existence d’une PRI sur la vraisemblance que le demandeur principal n’est plus recherché par les paramilitaires ou que ceux-ci n’ont pas les moyens de le retrouver à Bogota, Guaviare et Santander, m’apparaît ici problématique.

 

[15]           Selon la preuve au dossier, depuis son départ de la Colombie en 1999, le demandeur principal est demeuré en contact avec le syndicat, alors qu’il s’est fait déjà plusieurs ennemis parmi les patrons et les paramilitaires. Au passage, le tribunal erre lorsqu’il affirme que le demandeur ne fait plus partie du syndicat. Selon la lettre du 16 décembre 2010 du syndicat, le demandeur principal est un membre honoraire et il continue de fournir des conseils au syndicat.

 

[16]           Le demandeur principal est ce qu’il est : un militant engagé à cause de ses convictions politiques. De plus, le demandeur principal n’a pas simplement été un membre actif du syndicat en Colombie; au contraire, il est l’un des fondateurs d’un syndicat national, lequel est présent sur l’ensemble du territoire de la Colombie. Le nom du demandeur principal, si l’on croit celui-ci, apparaît sur une liste noire.

 

[17]           Il est pour le moins curieux que le tribunal puisse affirmer que le demandeur principal aurait une PRI à Bogota, puisque c’est l’endroit même où le syndicat national a été fondé, là où il est connu et a travaillé pendant dix huit ans, et là où il a été persécuté en 1998, alors qu’il a dû se réfugier dans un endroit situé à cinq heures de Bogota. D’un autre côté, le tribunal n’évalue pas non plus la volumineuse preuve documentaire de la Colombie et qui est directement reliée à la situation courante des syndicalistes et des défendeurs des droits humains.

 

[18]           Que l’on soit clair, il ne s’agit pas ici de se substituer au tribunal, mais il reste que « l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés » (Cepeda-Gutierrez c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 157 FTR 35 au para 17, [1998] ACF no 1425). En l’espèce, la conclusion de rejet actuelle des demandes d’asile ne pouvait raisonnablement se justifier sans une véritable analyse contextuelle par le tribunal des risques prospectifs auxquels les demandeurs sont exposés. C’est bien là où le bât blesse, ce qui rend la conclusion du tribunal déraisonnable (Delgado Ruiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 163, 211 ACWS (3d) 175).

 

[19]           Selon l’organisme Human Rights Watch : « Colombia remains the country with the most murders of trade unionists to register more than 175 in the last three years and only a handful of these crimes have been solved … ». Selon la Commission colombienne de juristes, les groupes paramilitaires sont de connivence avec les forces de sécurité de l’État dans les départements d’Antioquia, d’Arauca, de Bolivar, de Choco, de Cordoba, de Cundinamarca, de Veta, Norte de Santander, de Santander, de Sucre, de Tolima et de Valle (Cartable national de documentation sur la Colombie; Colombie : Protection offerte par l’État). Enfin, selon une autre analyse indépendante de la situation, « il est probable que les FARC et les groupes ayant succédé à l’ancienne milice AUC arrivent à retrouver leurs victimes, même si elles ont passé de nombreuses années à l’étranger » (réponse aux demandes d’information COL103286.EF, en date du 23 février 2010) [nos soulignés].

 

[20]           La présente demande de contrôle judiciaire entre donc dans ces cas où le tribunal a mal compris ou décrit trop limitativement le profil d’un demandeur d’asile par rapport à son profil de risque particulier. Voir, par exemple : Olivares c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1010 au para 6, [2012] ACF no 1116; Arias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 FC 322, [2012] FCJ no 1105; et Walcott c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 415 au para 44, [2011] ACF no 540.

 

[21]           Je note que dans l’affaire Garcia c Canada (Ministre de Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 366, [2012] ACF no 431 [Garcia], la Cour a décidé d’intervenir dans un cas présentant des similitudes à cette affaire. Bien que la demanderesse dans Garcia avait quitté la Colombie depuis treize ans déjà, celle-ci avait cependant été très engagée en 1997 et 1998 dans le mouvement syndical, alors qu’elle comptait reprendre ses activités advenant son retour en Colombie. Or, le tribunal avait décidé que les personnes qui la menaçaient il n’y a treize ans auparavant n’auraient pas la capacité de la trouver même s’ils cherchaient toujours à la localiser. En concluant que la décision était déraisonnable, la Cour a jugé que le tribunal devait notamment considérer le lien entre la preuve documentaire relative à la situation courante en Colombie et la situation dans laquelle la demanderesse principale allait se trouver si elle retournait là-bas.

 

[22]           Ainsi, on peut dire aux paragraphes 9, 10, 13 et 14 du jugement rendu dans Garcia par mon collègue le juge Barnes :

Le point problématique réside toutefois dans l’appréciation de la preuve relative au nouveau risque auquel Mme Osorio serait exposée si elle retournait en Colombie et reprenait ses activités politiques et son militantisme en faveur du progrès social, comme elle dit vouloir le faire. La Commission semble avoir accepté son témoignage sur ce point, mais elle n’a pas effectué d’analyse réelle de la preuve portant sur le risque actuel qu’elle courrait. 

 

Dans son appréciation de la PRI, la Commission s’est bornée à répéter la conclusion qu’elle avait tirée à l’égard de la protection de l’État, selon lequel le risque qui existait en 1997 et 1998 ne se posait plus. Le seul autre point évalué relativement au risque actuel a uniquement donné lieu à l’observation voulant que la preuve à cet égard était « partagée », ainsi que l’indiquaient quelques passages des rapports relatifs à la situation dans le pays. On cherche en vain dans les motifs de la Commission une tentative de concilier la preuve relative à la situation dans le pays et d’établir un lien entre cette preuve et la situation dans laquelle se trouverait Mme Osorio si elle retournait en Colombie et recommençait à défendre des causes politiques réprouvées par le régime en place ou contraires aux intérêts des AUC ou des groupes militaires qui ont pris sa succession.

 

[…]

 

Le dossier indique très clairement que les liens historiques existant entre des forces de sécurité de l’État, des représentants du gouvernement et des groupes paramilitaires n’ont pas disparu et que les défenseurs des droits de la personne et les chefs syndicaux continuent de courir un risque alors que la protection qu’ils peuvent recevoir de l’État est discutable.

 

Je ne suis pas convaincu que les motifs formulés par la Commission justifient la décision qu’elle a rendue. Il y a donc lieu de faire réexaminer la demande par un décideur différent.

 

 

[23]           Il incombe non seulement que justice soit faite, mais il doit apparaître à tous que est justice est faite. En décidant ici de casser la décision contestée, je ne dis pas que la demande d’asile doit réussir, mais ce dont je suis certain, c’est qu’une nouvelle évaluation est nécessaire. Cette fois-ci, le tribunal devra faire une lecture plus ciblée de la preuve documentaire pertinente à la lumière de tout risque prospectif, voire procéder à une redétermination de la crédibilité du demandeur principal et des allégations à l’effet qu’il recommencera à s’impliquer dans des causes sociales en Colombie, le cas échéant.

 

[24]           Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision du tribunal sera cassée et l’affaire sera renvoyée au tribunal afin d’être réexaminée par un décideur différent. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du tribunal est cassée et l’affaire doit faire l’objet d’un nouvel examen au mérite par un décideur différent. Aucune question n’est certifiée.

 

« Luc Martineau »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3767-12

 

INTITULÉ :                                      LUIS ANGEL PARRA

                                                            GLADYS FRANCISCA BELTRAN URREA

                                                            LILIANA PATRICIA PARRA BELTRAN

                                                            IVON LORENA PARRA BELTRAN c

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE    L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             15 janvier 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :                     24 janvier 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Cristina Marinelli

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Me Catherine Brisebois

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Nexus Services Juridiques

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

 

 

William F. Pentney,

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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