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Date : 20130123

Dossier : IMM‑4860‑12

Référence : 2013 CF 58

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 janvier 2013

En présence de monsieur le juge Manson

 

 

ENTRE :

 

CHRISTOPHER MIRAMBO ZABLON

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], visant la décision du 23 avril 2012 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a statué que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

 

I.          Contexte

[2]               Le demandeur est un citoyen du Kenya. Il fait valoir au soutien de sa demande les faits que je vais maintenant exposer. Il était chargé de cours au Kisii University College, au Kenya, en plus d’exploiter, à titre d’activité secondaire, une quincaillerie et une entreprise de microcrédit. En septembre 2010, le demandeur a communiqué avec la police parce qu’un de ses débiteurs n’avait pas remboursé un prêt. La police a inculpé ce débiteur d’obtention frauduleuse d’argent. Le débiteur a été libéré sous caution, mais il est tombé malade en octobre 2010 et est décédé le 8 avril 2011.

 

[3]               Le débiteur faisait partie du groupe d’autodéfense Sungu Sungu, qui a accusé le demandeur d’avoir recouru à la sorcellerie pour faire mourir un de ses membres. Le demandeur affirme que, le 9 avril 2011, un l’ami l’a informé par téléphone qu’il avait entendu dire que des gens projetaient de lui faire du mal. Le demandeur et sa famille ont pu trouver refuge le même jour, en versant un pot‑de‑vin, à un poste de police. Cette nuit‑là, des membres du groupe Sungu Sungu se sont rendus à la résidence du demandeur; ils y ont mis le feu puis ont assassiné un policier venu sur les lieux. Ils ont trouvé la trace du demandeur au poste de police, où ils ont lancé des pierres et d’autres objets dans sa direction et dans celle des membres de sa famille. L’épouse et les enfants du demandeur ont été blessés. La police a pu disperser les agresseurs en tirant des coups de feu dans les airs. Les membres du Sungu Sungu sont retournés à la maison du demandeur pour l’endommager encore davantage, puis ils se sont rendus à son magasin pour y mettre aussi le feu.

 

[4]               Le demandeur s’est enfui chez ses parents à Nairobi, et il est resté auprès d’eux pendant quatre mois. Il a commencé à perdre du poids, en plus de souffrir d’ulcères et de faire des cauchemars. Alors que le demandeur résidait chez ses parents, sa mère a reçu un appel d’un membre du Sungu Sungu, qui lui a dit que le groupe était à la recherche de son fils et savait où il se trouvait. Craignant le Sungu Sungu, le demandeur est venu au Canada muni d’un visa de résidence temporaire, et il a demandé l’asile deux jours après son arrivée.

 

II.        Décision faisant l’objet du contrôle

[5]               Pour ce qui est de la crédibilité du demandeur, la Commission a prêté foi à ce dernier lorsqu’il a affirmé que le groupe d’autodéfense Sungu Sungu l’avait pris pour cible dans sa province natale de Nyanza.

 

[6]               La Commission a toutefois conclu qu’il n’y avait aucun lien entre la crainte du demandeur et l’un des motifs énoncés à la Convention; le groupe Sungu Sungu était une organisation criminelle et les allégations du demandeur ne dénotaient l’existence d’aucun lien avec des opinions politiques, véritables ou imputées.

 

[7]               La Commission a également conclu que le demandeur ne satisfaisait pas aux exigences de l’alinéa 97(1)a) parce que, selon la prépondérance des probabilités, il n’était pas exposé à un risque de torture au Kenya; il ne satisfaisait pas non plus aux exigences de l’alinéa 97(1)b) parce la menace posée par le groupe Sungu Sungu pesait de façon générale sur les autres habitants de la province de Nyanza.

 

[8]               La Commission a en outre conclu que, même si la menace posée par le Sungu Sungu n’était pas généralisée, le demandeur disposait à Mombasa d’une possibilité de refuge intérieur [PRI]. La Commission a conclu qu’il était satisfait aux deux volets du critère d’une PRI, puisque rien dans la preuve ne laissait entendre que le Sungu Sungu sévissait à Mombasa, et qu’il serait raisonnable pour le demandeur de trouver du travail dans cette ville et d’y vivre avec sa famille.

 

III.       Questions en litige

[9]               Le demandeur soulève deux questions dans le cadre de la présente demande :

a.                   La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que les risques allégués par le demandeur étaient de ceux auxquels les habitants de la province de Nyanza sont généralement exposés?

b.                  La Commission a‑t‑elle conclu erronément que le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur?

 

 

IV. Norme de contrôle

[10]           Les deux questions à trancher appellent la norme de contrôle de la raisonnabilité (Guifarro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 182, au paragraphe 19 [Guifarro]; Vivero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 138, au paragraphe 12 [Vivero]; Pena c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 616, au paragraphe 13).

 

V.        Analyse

A.        La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que les risques allégués par le demandeur étaient de ceux auxquels les habitants de la province de Nyanza sont généralement exposés?

 

[11]           Pour tomber sous le coup de l’article 97, l’intéressé doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il serait exposé à l’un des risques visés aux alinéas 97(1)a) ou b) de la Loi (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1, au paragraphe 14).

 

[12]           Lorsqu’elle évalue une demande d’asile présentée en application de l’article 97, la Commission doit examiner à la fois si le demandeur est exposé personnellement à un risque et si d’autres personnes originaires de ce pays ne le sont généralement pas (Vivero, précitée, au paragraphe 29; Guifarro, précitée, au paragraphe 32).

 

[13]           En l’espèce, toutefois, l’analyse relative à l’article 97 de la Commission s’est restreinte à ce qui suit :

[10] Le demandeur d’asile prétend être personnellement pris pour cible par le groupe Sungu Sungu. Toutefois, selon la preuve présentée par le demandeur d’asile, le groupe Sungu Sungu prend pour cible la population en général à Gusiiland. Le tribunal a examiné la jurisprudence […]

 

[11] Selon la preuve documentaire, la province de Nyanza, d’où sont originaires le demandeur d’asile et le groupe Sungu Sungu, compte plus de 5 millions d’habitants. Le tribunal est convaincu que la menace représentée par le groupe Sungu Sungu est une menace à laquelle sont généralement exposés les autres habitants de la province de Nyanza.

 

 

[14]           La preuve documentaire traitant du groupe Sungu Sungu est fort restreinte. Pour étayer sa conclusion voulant que le groupe prenne la population en général pour cible à Gusiiland, la Commission a uniquement mentionné un article du 23 octobre 2011 de la Kenya Human Rights Commission intitulé « Sungusungu : Merchants of Terror and Death in Kisii ».

 

[15]           La Commission a fait abstraction en l’espèce de la situation individuelle du demandeur. Elle n’a pas tenu compte du fait que le demandeur n’avait pas été pris pour cible au hasard et sans distinction. Au contraire, le groupe Sungu Sungu recherchait précisément le demandeur pour venger la mort d’un de ses membres, car il lui en imputait la responsabilité (voir, pour un raisonnement analogue, Pineda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 365, aux paragraphes 13 et 15, citée dans Vivero, au paragraphe 16). Je souscris également au raisonnement exposé par la juge Mary J.L. Gleason dans Portillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678, aux paragraphes 40 et 41, et par le juge Luc Martineau dans Malvaez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1476, quant à l’interprétation à donner à l’article 97 de la Loi.

 

[16]           La Commission a donc commis une erreur en ne demandant pas si le risque couru par le demandeur différait du risque général occasionné par les activités criminelles du Sungu Sungu.

 

B.        La Commission a‑t‑elle conclu erronément que le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur?

 

[17]           Le demandeur soutient également que la Commission a commis une erreur en concluant qu’il disposait d’une possibilité de refuge intérieur à Mombasa. Quant au premier volet du critère applicable, le demandeur fait valoir que sa propre expérience révèle qu’il existe une possibilité sérieuse qu’un membre du Sungu Sungu se rende à Mombasa pour lui faire du mal, même si le groupe exerce ses activités dans le Nyanza, et que la Commission a commis une erreur en lui imposant de « présenter une preuve objective à cet effet ».

 

[18]           Pour ce qui est du deuxième volet du critère, le demandeur soutient que la Commission devait déterminer s’il était raisonnable pour lui de déménager à Mombasa, étant donné qu’il avait eu un ulcère d’estomac et des cauchemars et qu’il avait perdu du poids lorsqu’il vivait dans la crainte du Sungu Sungu au Kenya. Le demandeur affirme que son état psychologique était un facteur pertinent dans l’évaluation d’une PRI éventuelle et que son témoignage était crédible quant à sa santé mentale (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF 1425, aux paragraphes 15 à 17, 157 FTR 35 [Cepeda]).

 

[19]           D’après le défendeur, il était raisonnable pour la Commission de conclure que le demandeur disposait d’une PRI à Mombasa, puisque ce dernier n’avait présenté aucune preuve objective établissant que le Sungu Sungu était présent à Mombasa ou que cette ville ne constituait pas une PRI valable eu égard à sa situation. Le défendeur prétend qu’il était aussi raisonnable pour la Commission de relever que le demandeur avait exercé divers types de professions dans son pays et qu’il serait donc en mesure de trouver du travail à Mombasa.

 

[20]           Les avocats ont convenu que, malgré l’évaluation erronée faite par la Commission, la présente affaire serait réglée s’il existait une PRI valable. Le critère de la PRI valable comporte deux volets. Premièrement, la Commission doit être convaincue qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse que le demandeur d’asile soit persécuté dans la PRI envisagée. Deuxièmement, il doit être objectivement raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur cherche refuge dans la partie du pays jugée être une PRI (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF), aux pages 710 et 711). C’est au demandeur qu’il incombe de démontrer qu’une PRI n’est pas valable (voir Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (FCA), aux paragraphes 5 et 6).

 

[21]           Le demandeur a déclaré dans son exposé circonstancié ainsi que dans son témoignage de vive voix que le Sungu Sungu était toujours à sa recherche alors qu’il vivait chez ses parents à Nairobi, située hors de la province de Nyanza. Or, la Commission n’a pas dit qu’elle doutait de la crédibilité du témoignage du demandeur.

 

[22]           Comme la Commission n’a pas mis en doute la crédibilité du témoignage du demandeur selon lequel le Sungu Sungu était toujours à sa recherche après qu’il eut quitté la province de Nyanza, et qu’il y a très peu d’information sur ce groupe dans le dossier, je suis d’avis qu’il était déraisonnable pour la Commission, au vu de la preuve qui lui était présentée, de conclure qu’il avait été satisfait au premier volet du critère. Je conviens avec l’avocate du demandeur que, compte tenu de la preuve soumise à la Commission, il était déraisonnable pour celle‑ci de conclure que le rayon d’action du Sungu Sungu ne s’étendait pas au‑delà du Nyanza et qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse que ce groupe trouve le demandeur et le prenne pour cible à Mombasa.

 

[23]           Quant au deuxième volet du critère, le demandeur n’a pas cité de jurisprudence étayant son argument selon lequel la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle en ne mentionnant pas les souffrances physiques et psychologiques qu’il a subies alors qu’il vivait dans la crainte du Sungu Sungu au Kenya. Toutefois, si la Commission n’a pas tenu compte de cette preuve, qui figurait dans le dossier médical aux pages 183, 185 et 186 du dossier certifié du tribunal, elle a aussi commis une erreur à cet égard. Certes, il était raisonnable pour la Commission de conclure qu’en fonction de l’expérience professionnelle du demandeur et de la taille de la ville de Mombasa, il était raisonnable de s’attendre dans les circonstances à ce que celui‑ci y trouve du travail et y fasse sa vie avec sa famille, mais ne pas prendre en compte une preuve médicale pertinente constitue une erreur susceptible de contrôle (Cepeda, précitée, au paragraphe 28).

 

[24]           Je n’ai toutefois pas à déterminer si la Commission a fait abstraction de la preuve d’ordre médical du demandeur, puisque mon raisonnement à l’égard du premier volet du critère tranche la question de la PRI.

 

[25]           Compte tenu des motifs que j’ai exposés au regard du premier volet du critère d’une PRI valable et du risque couru par le demandeur en l’espèce, la demande est accueillie.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire du demandeur soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un autre commissaire pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

 

« Michael D. Manson »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑4860‑12

 

INITULÉ :                                                     CHRISTOPHER MIRAMBO ZABLON c. MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 22 janvier 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                 Le 23 janvier 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Maureen Silcoff

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Norah Dorcine

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Silcoff, Shacter

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada 

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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