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Date : 20130227

Dossier : IMM-844-13

Référence : 2013 CF 203

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 27 février 2013

En présence de monsieur le juge Martineau

 

 

ENTRE :

 

ARSHAD MUHAMMAD

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur est détenu par les autorités de l’immigration depuis son arrestation le 22 juillet 2011. Plusieurs contrôles des motifs de détention ont été effectués et de nombreux garants ont été proposés, mais à l’issue de chaque contrôle, il a été déterminé que le demandeur se soustrairait vraisemblablement au renvoi. Aujourd’hui, le demandeur conteste la légalité de la décision rendue le 31 janvier 2013 par laquelle la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a ordonné son maintien en détention, estimant encore une fois que le demandeur se soustraira vraisemblablement au renvoi.

 

[2]               Il s’agit d’un contrôle judiciaire accéléré, parce que la présente demande deviendra théorique si elle n’est pas entendue ou tranchée avant le prochain contrôle des motifs de détention, fixé au 1er mars 2013. Les faits pertinents ne sont pas contestés.

 

[3]               Le demandeur est un demandeur d’asile débouté du Pakistan exclu de la définition de réfugié au sens de la Convention en raison de son adhésion alléguée au groupe Sipah-e-Sahaba. Le défendeur tente depuis février 2002 de faire renvoyer le demandeur du Canada. Le demandeur a été arrêté en juillet 2011, quelques jours après que l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] eut publié le nom, la photo et la dernière adresse connue du demandeur sur son site Web à la rubrique « Personnes recherchées par l’ASFC ». Le demandeur craint maintenant d’être exposé, par son renvoi au Pakistan, au risque de subir des sévices extrêmes pendant sa détention, d’être détenu illégalement, d’être victime d’une exécution sommaire et d’être menacé par des groupes sectaires ou des justiciers. Le 16 février 2012, la déléguée du ministre a néanmoins rejeté la dernière demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] du demandeur, mais cette décision a été annulée le 18 décembre 2012, et l’affaire a été renvoyée à un autre délégué du ministre pour réexamen : Muhammad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1483 [Muhammad].

 

[4]               Devant la Cour, le demandeur affirme que la Commission a fait abstraction de l’incidence de la décision Muhammad et omis d’évaluer adéquatement aussi bien le temps déjà passé en détention que la durée prévue de la détention, et qu’elle a aussi rejeté arbitrairement les solutions de rechange à la détention qui avaient été proposées. Le défendeur soutient en revanche que la Commission a tenu compte de l’ensemble de la preuve et que, bien que le temps déjà passé en détention milite en faveur du demandeur, aucun motif clair et convaincant ne permet d’aller à l’encontre des décisions antérieures, étant donné que les solutions de rechange à la détention qui ont été proposées ne suffisent pas à dissiper les préoccupations légitimes exprimées par la Commission.

 

[5]               Les parties reconnaissent que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Malgré l’habile présentation de la savante et expérimentée conseil du demandeur, je ne peux déceler aucune erreur susceptible de révision commise par la Commission. Un décideur différent serait peut-être parvenu à un autre résultat, mais là n’est pas le critère et, somme toute, je dois conclure que la détention continue du demandeur, jusqu’au prochain contrôle des motifs de détention, est une issue acceptable au regard du droit et de la preuve au dossier.

 

[6]               Le droit et les principes juridiques applicables ne sont pas en litige en l’espèce. Il n’est pas contesté que, outre les critères devant être pris en compte énumérés à l’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement], la Commission peut aussi examiner d’autres critères pertinents lorsqu’elle doit mettre en balance les intérêts opposés d’une personne sous garde, laquelle ne doit pas être indûment privée de sa liberté, et l’intérêt public, qui consiste à appliquer la loi. En fait, la Commission a une lourde responsabilité, car elle doit prévoir un comportement futur à la lumière d’événements antérieurs. Par conséquent, il existe rarement une seule réponse satisfaisante dans les cas comme celui‑ci (voir B072 c Canada (MCI), 2012 CF 563, au paragraphe 34). Selon un autre principe reconnu, pour que la Commission puisse aller à l’encontre des décisions antérieures, il faut « que des motifs clairs et convaincants soient énoncés » : Thanabalasingham c Canada (MCI), 2004 CAF 4, aux paragraphes 6 et 10, 247 RCF 572, et B147 c Canada (MCI), 2012 CF 655, au paragraphe 38 [B147].

 

[7]               J’estime que la Commission a tenu compte de tous les critères pertinents. Ici, les motifs de la détention continue n’ont pas changé. Bien qu’aucun motif raisonnable ne donne à penser que le demandeur représente un danger pour le public, la Commission croit fortement qu’il se soustraira vraisemblablement à son renvoi, et que les garants proposés ne seront pas en mesure d’exercer une influence sur le demandeur, malgré le montant des cautionnements. De telles conclusions de fait s’inscrivent dans les fonctions exclusives et spécialisées de la Commission et ne doivent pas être modifiées, à moins que la Commission ne les ait tirées de façon abusive ou arbitraire, sans tenir compte des éléments dont elle disposait. Ce n’est pas le cas en l’espèce, et il n’appartient pas à la Cour de soupeser à nouveau la preuve et les divers critères énoncés à l’article 248 du Règlement.

 

[8]               À mon avis, le raisonnement de la Commission est bien exposé, et je rejette toute suggestion formulée par le demandeur selon laquelle la Commission n’aurait pas tenu compte de la totalité de la preuve, notamment les nouvelles caractéristiques des solutions proposées en remplacement de la détention. La Commission a également renvoyé aux motifs qui justifiaient le rejet des cautionnements dans le passé et ne voyait pas pourquoi elle parviendrait à une conclusion différente. Bien que la Commission souligne qu’elle a le loisir de jeter un regard neuf sur l’affaire, elle confirme qu’elle s’inquiète encore du fait que 1) les personnes qui ont proposé de déposer un cautionnement ne semblent pas avoir de lien avec le demandeur, et 2) le demandeur n’a pas respecté les procédures antérieures de l’ASFC, ce qui laisse croire à la Commission qu’il se soustraira à son renvoi. Là encore, cette conclusion est raisonnable dans les circonstances.

 

[9]               D’un côté, des éléments de preuve versés au dossier révèlent que le demandeur a menti aux autorités de l’immigration à propos de sa vraie identité en 1999, qu’il ne s’est pas présenté à son entrevue avant renvoi avec l’ASFC en janvier 2003, et qu’il a déménagé de Montréal à Toronto après avoir affirmé à son avocat qu’il quittait Montréal pour rentrer au Pakistan. Un mandat d’arrestation a été lancé contre lui en juillet 2003; le demandeur est demeuré illégalement au Canada par la suite. En décembre 2010, le demandeur a retenu les services d’un conseil, qui a fixé pour le demandeur une entrevue avec l’ASFC le 25 janvier 2011. Une fois encore, le demandeur ne s’est pas présenté à l’entrevue. La Commission pouvait raisonnablement conclure que le demandeur est quelqu’un « qui n’[a] pas la moindre intention de [se] présenter pour [son] renvoi » et que ses antécédents indiquent qu’il est « prêt à poser des gestes légaux ou illégaux afin de demeurer au Canada ».

 

[10]           De l’autre côté, si nous tenons compte de [traduction] « l’effet du cautionnement », pour reprendre une analogie criminelle, [traduction] « la vraie force opérante qu’il exerce, c’est qu’il peut inciter le contrevenant à assister à son procès plutôt que de causer indûment douleur et gène à ses proches qui répondent de lui » (Canada (Procureur général) c Horvath, 2009 ONCA 732, au paragraphe 40, citant avec approbation les propos tenus par Lord Widgery, juge en chef, dans R c Southampton Justices, ex parte Corker (1976), 120 SJ 214). En l’espèce, la Commission n’était tout simplement pas convaincue que « la confiance que [les garants proposés] placent en [le demandeur] soit bien fondée » étant donné que les « antécédents ont démontré que [le demandeur n’est] pas digne de confiance ». Ainsi, la Commission pouvait conclure raisonnablement que les cautionnements proposés étaient un facteur qui ne l’emportait pas suffisamment sur les autres considérations : « [C]omme vous vous êtes une personne qui croit essentiellement que sa vie est en jeu, j’ai beaucoup de difficulté à imaginer à quel montant d’argent vous évaluez votre vie. »

 

[11]           Le demandeur insiste aussi sur le refus allégué de la Commission de prendre en considération les quatre hommes qui se sont proposés comme garants et qui lui faisaient confiance, qui connaissaient sa situation et, en particulier, qui étaient prêts à déposer des cautionnements représentant d’importantes sommes d’argent, compte tenu de leur situation financière. Le demandeur affirme que la Commission n’a pas tenu compte de toutes ces nouvelles circonstances et qu’elle n’a pas examiné adéquatement l’influence que les quatre hommes, ensemble, auraient eue sur lui. La Commission a mis en doute l’opinion de ces hommes, qui croyaient que le demandeur respecterait les conditions qui lui seraient imposées, sans toutefois les contre-interroger. Le demandeur soutient donc qu’il s’agit d’une hypothèse non fondée sur les éléments de preuve présentés.

 

[12]           La Commission n’a pas dit qu’aucun cautionnement ne serait acceptable, mais qu’il faudrait un cautionnement « assez particulier » pour pallier à ses préoccupations. La Commission n’était pas convaincue que les quatre garants exerceraient collectivement plus d’influence sur le demandeur qu’un seul garant. Un autre décideur aurait pu parvenir à une conclusion différente, mais j’estime néanmoins qu’il était loisible à la Commission de juger que les solutions de rechange proposées étaient insuffisantes, compte tenu du comportement passé du demandeur et du fait que les garants n’étaient pas étroitement liés au demandeur. Une période de détention accrue « n’a pas pour effet de rendre appropriée une caution inappropriée. Cela n’a pas non plus pour effet de faire passer le risque que le défendeur s’enfuie du niveau extrêmement élevé à celui de la conformité certaine » (B147, au paragraphe 57).

 

[13]           La Commission n’a pas fait abstraction des autres critères mentionnés à l’article 248 du Règlement. En ce qui concerne le temps que le demandeur a déjà passé en détention et la durée prévue de la détention dans l’avenir, la Commission a fait remarquer qu’une année et demie représentait une longue période de détention, mais que d’autres critères pertinents l’emportaient sur cette durée. Se reportant à une partie des arguments antérieurs présentés par la conseil du demandeur, la Commission a aussi souligné que la détention ne constituait aucunement une punition, son but étant simplement de faire en sorte que le demandeur soit disponible lorsque viendra le temps de son renvoi.

 

[14]           Le temps qu’il faut à la Cour fédérale pour trancher une affaire est généralement un critère « neutre ». La Cour d’appel fédérale s’est exprimée ainsi, dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Li, 2009 CAF 85, au paragraphe 38, 308 DLR (4th) 314 :

De toute évidence, la multiplication des contestations augmente d’autant la durée de la détention du ressortissant étranger. Toutefois, dans la mesure où le détenu ou le gouvernement exerce diligemment les recours ouverts par la LIPR qui sont raisonnables dans les circonstances ou recourt aux contestations raisonnables permises par la Charte, on ne devrait pas reprocher au gouvernement ou au détenu les délais qui s’ensuivent (Charkaoui c. Canada, précité, au paragraphe 114).

 

[15]           Le demandeur s’appuie largement sur les déclarations faites en décembre 2012 par mon collègue le juge Boivin dans Muhammad, où la décision de la déléguée du ministre a été jugée déraisonnable. Le demandeur affirme qu’un tel comportement, de la part de la déléguée du ministre, équivaut à un manque de diligence, puisqu’il se trouve aujourd’hui dans la même position qu’il y a 18 mois, au moment où il a fait sa demande d’ERAR. Toutefois, le juge Boivin n’a pas conclu à la mauvaise foi de la déléguée du ministre, et rien ne m’indique que l’autre délégué du ministre qui sera appelé à réexaminer l’affaire fera preuve de fermeture d’esprit, ou encore qu’il se contentera de manifester un intérêt de pure forme pour la décision rendue par la Cour dans Muhammad tout en faisant fi de son contenu réel.

 

[16]           Bien que la Commission mentionne dans sa décision qu’il a fallu quatre mois à la déléguée du ministre pour rendre une décision la dernière fois, le demandeur soutient aussi que la Commission n’a pas tiré de conclusion explicite sur la question. Je ne suis pas d’accord avec le demandeur. La décision attaquée a été rendue de vive voix et n’a naturellement pas le même degré d’achèvement que des motifs écrits. Il faut la considérer dans son ensemble et de manière exhaustive pour lui donner effet (Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65, au paragraphe 3, 352 DLR (4th) 487; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708). De toute évidence, la Commission a estimé que la durée prévue de la détention future n’était pas indéfinie. La Commission n’avait pas obligation de déterminer avec précision le temps exact que le délégué du ministre prendra pour rendre une nouvelle décision.

 

[17]           Il est donc prématuré d’avancer, à ce moment‑ci, que l’autre délégué du ministre ne réexaminera pas l’affaire avec diligence. Si la situation changeait, des mesures correctives pourraient forcer le délégué du ministre à réexaminer promptement l’affaire (voir Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Lebon, 2013 CAF 18 (sursis) et Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Lebon, 2013 CAF 255 (mérite), confirmant Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Lebon, 2012 CF 1500).

 

[18]           Pour les motifs exposés ci‑dessus, la demande sera rejetée. La conseil convient que l’affaire ne soulève aucune question de portée générale.

 

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Luc Martineau »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.

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