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Date : 20130305

Dossier : T‑1226‑10

Référence : 2013 CF 221

[TRADUCTION CERTIFIÉE CONFORME, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 5 mars 2013

En présence de maître Roger R. Lafrenière, juge responsable de la gestion de l’instance

 

 

ACTION RÉELLE ET PERSONNELLE EN MATIÈRE D’AMIRAUTÉ

CONTRE LE NAVIRE « QE014226C010 »

 

ENTRE :

 

 

OFFSHORE INTERIORS INC.

 

 

demanderesse

et

 

 

WORLDSPAN MARINE INC.,

CRESCENT CUSTOM YACHTS INC.,

LES PROPRIÉTAIRES DU NAVIRE « QE014226C010 » ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR CE NAVIRE, AINSI QUE SUR LE NAVIRE « QE014226C010 »

 

 

défendeurs

 

et

 

 

 

WOLRIGE MAHON LIMITED, EN SA QUALITÉ D’AGENT DÉSIGNÉ POUR LA CONSTRUCTION DU NAVIRE DÉFENDEUR « QE014226C010 »,

HARRY SARGEANT III ET

MOHAMMAD ANWAR FARID AL‑SALEH

 

 

 

intervenants

 

 

 

 

          MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Ainsi que l’a déclaré le regretté protonotaire John Hargrave dans Striebel c Chairman (Le), 2002 CFPI 545, [2002] 4 CF 377, (au paragraphe 19) : « Les différends opposant les propriétaires et les constructeurs de navires soulèvent toujours des questions complexes et, s’ils occasionnent un litige, les procédures sont extrêmement longues et compliquées. » On peut en dire autant des affrontements entre les créanciers dans une action réelle qui cherchent à se tailler une place avantageuse dans le cadre de l’audience sur l’ordre de priorité.

 

[2]               La demanderesse, Offshore Interiors Inc. (Offshore), sollicite un jugement déclaratoire portant que l’hypothèque consentie à l’intervenant Harry Sargeant III (M. Sargeant) aux termes du contrat de construction de navire ne crée aucun privilège ni aucune garantie sur le navire, si ce n’est pour en garantir la livraison.

 

[3]               La présente requête porte sur l’interprétation à donner à une hypothèque du constructeur grevant le navire défendeur « QE014226C010 » (le navire) et accordée à M. Sargeant (l’hypothèque) en vertu d’un contrat de construction de navire conclu le 29 février 2008 (le contrat de construction) entre M. Sargeant et la défenderesse Worldspan Marine Inc. (Worldspan).

 

[4]               Offshore soutient que l’hypothèque ne crée aucun privilège ni aucune garantie sur le navire si ce n’est pour en garantir la livraison. Les créanciers Raider‑Hansen Inc. et Capri Insurance Services Ltd. et l’intervenant Mohammad Anwar Farid Al‑Saleh se rallient à ce point de vue. Monsieur Sargeant et l’intervenante la Banque Comerica (Comerica) s’opposent à la requête, faisant valoir que l’hypothèque a pour objet et pour effet de garantir le remboursement des sommes avancées par M. Sargeant ou pour son compte.

 

[5]               Il sera utile que je résume les dispositions pertinentes du contrat de construction et de l’hypothèque, avant de me pencher sur les faits ayant donné lieu à la présente requête et d’examiner les arguments des parties.

 

Dispositions pertinentes du contrat de construction et de l’hypothèque

 

[6]               Aux termes du contrat de construction, Worldspan s’est engagée à concevoir, à construire, à équiper et à mettre à l’eau le navire défendeur, un yacht sur mesure de luxe de 142 pieds, et à le vendre et à le livrer à M. Sargeant. Les parties ont convenu en résumé de ce qui suit :

 

a)                  Worldspan conserverait la propriété du navire jusqu’à ce qu’il soit livré à M. Sargeant (article 12.1);

 

b)                  le prix estimatif du navire était de 15 M$ US, sous réserve de toutes modifications convenues (article 4.2);

 

c)                  pendant la construction du navire, M. Sargeant devait verser chaque mois des arriérés de paiement servant à couvrir les dépenses engagées par Worldspan au cours du mois précédent (alinéa 4.3a));

 

d)                 chaque mois, Worldspan devait présenter à M. Sargeant un certificat de réclamation faisant état des dépenses du mois (alinéa 4.3c));

 

e)                  Worldspan a convenu qu’une fois les travaux achevés, elle livrerait le navire à M. Sargeant (article 2.1) et remettrait un acte de vente ainsi qu’un affidavit confirmant que les matériaux fournis par elle et toutes les personnes ayant procuré de la main‑d’œuvre ou des matériaux pour le navire avaient été intégralement payés (article 2.5).

 

[7]               L’article 2.3 prévoit ce qui suit :

[traduction]

2.3       Le navire sera livré […] franc et quitte des privilèges, hypothèques et charges (à l’exception des privilèges et charges approuvés par le propriétaire et accordés au prêteur finançant la construction, le cas échéant) […] existant avant la livraison du navire au propriétaire, qui grèvent le navire ou qui se rattachent aux matériaux, à la main‑d’œuvre, aux fournitures ou à l’équipement procurés par le constructeur dans l’exécution du présent contrat.

 

[8]               Selon l’article 4.1, les paiements versés par M. Sargeant à Worldspan pendant la construction sont de la nature d’avances :

[traduction]

4.1       Le coût du navire et le prix d’acquisition final payable par le propriétaire (le prix d’acquisition final) seront établis à la fin en fonction du temps et des matériaux requis, sous réserve d’une vérification raisonnable […] Pendant la construction du navire, le propriétaire versera des paiements décomptés du prix d’acquisition final, de la manière prévue ci‑après; ces paiements seront de la nature d’avances faites au constructeur, et le constructeur n’acquerra le droit au prix d’acquisition final qu’une fois le navire livré et accepté conformément au présent contrat.   

 

[9]               Selon l’alinéa 4.3a), Worldspan accorde à M. Sargeant, une garantie permanente de rang prioritaire sur le navire pour garantir les sommes qu’il lui avance ou verse. L’article 8.1 autorise également M. Sargeant à céder librement le bénéfice du contrat de construction, en garantie, à toute institution bancaire ou financière pouvant financer la construction du navire.   

 

[10]           Selon l’article 12.1, Worldspan accorde à M. Sargeant une garantie permanente de rang prioritaire pour garantir les sommes qu’il lui avance :

[traduction]

12.1     Le constructeur accorde au propriétaire une garantie permanente de rang prioritaire sur le navire, notamment sur l’ensemble des travaux, des matériaux, de la machinerie et de l’équipement liés au navire, pour garantir les sommes qu’il avance ou verse au constructeur dans le cadre du présent contrat [...] Le constructeur consent, à l’appui de la garantie du propriétaire grevant le navire, à enregistrer une hypothèque maritime en faveur du propriétaire ou de son prêteur aux fins de la construction (les parties, agissant de façon raisonnable, devant s’entendre sur la teneur du document hypothécaire) […]

 

[11]           L’article 13.1 confère à M. Sargeant [traduction] « le droit et le pouvoir, sous réserve de tout autre recours, » de résilier le contrat de construction si surviennent certains cas de défaut, notamment si Worldspan n’acquitte plus ses dettes, cesse d’exploiter son entreprise ou de prendre des arrangements ou de conclure des transactions avec ses créanciers. Quant à l’article 13.2, il permet à M. Sargeant, s’il résilie le contrat de construction, de s’approprier le navire et d’en achever ailleurs la construction.  

 

[12]           L’article 13.3 confère à M. Sargeant le droit subsidiaire d’exiger, sur préavis de 30 jours, la coopération de Worldspan en vue de la vente sans délai du navire, conformément à l’article 24 du contrat de construction. À l’article 24, on énonce la formule applicable en cas de vente du navire par M. Sargeant, en fonction de laquelle Worldspan est tenue de payer à ce dernier une certaine somme établie par calcul si le produit de la vente est inférieur aux avances qu’il lui a versées; si par contre le produit de la vente est supérieur aux avances, M. Sargeant doit verser une partie du produit à Worldspan.

 

[13]           L’article 13.5 prévoit que Worldspan a le droit de résilier le contrat de construction si M. Sargeant ne fait pas les paiements qui y sont prévus; Woodspan peut vendre le navire dans un tel cas, puis elle doit rembourser à M. Sargeant, par prélèvement sur le produit de la vente, les avances qu’il lui a versées dans le cadre du contrat, déduction faite des frais d’entreposage et de revente qu’elle aura engagés.

 

[14]           Le 14 mai 2008, une hypothèque du constructeur sur le navire a été inscrite en faveur de M. Sargeant au registre maritime de Vancouver. On déclare uniquement ce qui suit dans l’hypothèque, rédigée en la forme prescrite :

[traduction]

Un compte courant est établi en vertu du contrat de construction de navire conclu le 29 février 2008 entre le débiteur hypothécaire et le créancier hypothécaire, et ce contrat précise les obligations garanties par les présentes.

 

Contexte factuel

 

[15]           Les faits qui sous‑tendent la présente requête ne sont pas contestés. La construction du navire a débuté en mars 2008 et, en août 2009, le montant total des paiements versés par M. Sargeant ou pour son compte était de 11 064 525,38 $ US.

 

[16]           En août 2009, M. Sargeant a convenu avec la Banque Comerica d’un prêt de construction de 9 400 000 $ US, pour financer l’achèvement de la construction du navire (le prêt). Des dispositions du contrat de prêt à la construction conclu le 14 août 2009 entre Comerica, M. Sargeant et d’autres parties (le contrat de prêt) portent sur la garantie du prêt : M. Sargeant a cédé ses droits à l’égard du contrat de construction, du navire et de l’hypothèque à Comerica, en contrepartie des fonds avancés par celle‑ci.

 

[17]           D’août 2009 à mars 2010, Comerica a versé la somme de 9 387 398,67 $ US à Worldspan, pour le compte de M. Sargeant, sur présentation de certificats de réclamation soumis par celle‑ci aux termes du contrat de construction.

 

[18]           Un différend a opposé M. Sargeant et Worldspan au sujet des coûts du projet, et la construction du navire a pris fin en avril ou en mai 2010.

 

[19]           Le 20 juillet 2010, Offshore a intenté l’action sous‑jacente contre Worldspan, Crescent Custom Yachts Inc. (Crescent), les propriétaires du navire et toutes les autres personnes ayant un droit sur celui‑ci ainsi que le navire lui‑même, pour défaut de paiement de factures pour des services et des matériaux fournis en lien avec la construction du navire. Le navire a été saisi le 29 juillet 2010 et il est demeuré saisi depuis lors.

 

[20]           Par requête présentée à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique le 27 mai 2011, Worldspan et des entreprises liées ont demandé à se prévaloir du régime prévu par la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, LRC 1985, c C‑36.

 

[21]           Par ordonnance datée du 29 août 2011, on a établi une procédure de réclamation visant tous les créanciers disposant d’une réclamation de nature réelle à l’égard du navire. L’ordonnance prescrivait que tous les créanciers soient avisés de l’obligation de produire un affidavit donnant des précisions au soutien de leur réclamation et quant à la nature de celle‑ci, pour permettre à la cour d’établir s’il s’agit d’une réclamation de nature réelle et, le cas échéant, de fixer son rang dans l’ordre de priorité.

 

[22]           Le 14 octobre 2011, M. Sargeant a produit un affidavit au soutien de sa réclamation à l’égard du navire. Il prétend que sa réclamation est fondée sur des paiements de plus de 21 M$ qu’il a versés à Worldspan ou qui ont été faits en son nom pour la construction du navire, et sur la garantie grevant le navire que Worldspan lui a accordée pour garantir ces paiements.

 

Question à trancher

 

[23]           Pour pouvoir participer à une distribution fondée sur le rang prioritaire, un créancier doit disposer d’une réclamation de nature réelle existante, valide et exécutoire à l’égard du navire. En plus de présenter sa propre réclamation, chaque créancier peut contester les réclamations des autres créanciers, y compris le rang qui leur est accordé dans l’ordre de priorité.   

 

[24]           Par la présente requête, Offshore sollicite un jugement déclaratoire portant que l’hypothèque consentie à M. Sargeant aux termes du contrat de construction ne crée aucun privilège ni aucune garantie sur le navire, si ce n’est pour en garantir la livraison.

 

[25]           Offshore ne vise pas, en sollicitant cette réparation, à empêcher M. Sargeant ou Comerica de participer à l’audience à venir relative à l’ordre de priorité. Elle reconnaît que ceux‑ci ont pleinement le droit de tenter de prouver l’existence de leurs réclamations de nature réelle. Offshore soutient toutefois, en invoquant le libellé de l’hypothèque et du contrat de construction, que les réclamations de M. Sargeant et de Comerica ne peuvent viser le remboursement des sommes avancées.   

 

[26]           Monsieur Sargeant et Comerica invoquent chacun des arguments semblables pour faire opposition à la présente requête. Ils soutiennent que l’hypothèque, implicitement si ce n’est explicitement, garantit le remboursement des sommes avancées dans le cadre du contrat de construction, ainsi que chacun le précise dans son affidavit de réclamation. Le contrat de construction prévoit expressément que Worldspan n’acquiert le droit aux avances consenties par M. Sargeant qu’à une date ultérieure : lors de la livraison et de l’acceptation du navire. Monsieur Sargeant et Comerica affirment ainsi que, le navire n’ayant jamais été remis, les avances sont recouvrables à titre d’argent prêté. Ils soutiennent subsidiairement que M. Sargeant dispose d’une hypothèque en equity sur le navire, ou qu’ils peuvent faire valoir à l’encontre du navire, en application de l’alinéa 22(2)n) de la Loi sur les Cours fédérales, une demande visant les sommes avancées aux fins de sa construction.  

 

[27]           Pour les motifs énoncés aux paragraphes 60 à 64 des observations écrites supplémentaires de la demanderesse, auxquels je souscris et que je fais miens, j’estime de nulle importance l’argument selon lequel M. Sargeant peut faire valoir une hypothèque en equity ou une demande visée à l’alinéa 22(2)n). C’est plutôt en interprétant les modalités contractuelles qu’on pourra établir s’il découlait de l’hypothèque ou du contrat de construction l’obligation de remboursement par Worldspan des sommes avancées par M. Sargeant.

 

Analyse

 

[28]           L’interprétation contractuelle vise à dégager l’intention des parties du texte employé dans les documents, tout en tenant compte du contexte de la conclusion du contrat. Dans Salah c Timothy’s Coffees of the World Inc., 2010 ONCA 673 (CanLII), 2010 ONCA 673, 268 OAC 673, le juge en chef Winkler a offert une vue d’ensemble instructive des principes applicables en la matière (au paragraphe 16) :

[traduction]

Lorsqu’elle interprète un contrat, la cour vise à dégager l’intention des parties du texte employé dans le document, en présumant que les parties voulaient vraiment dire ce qu’elles ont dit. La cour interprète le contrat globalement, d’une manière qui donne un sens à tous ses termes, et elle évite toute interprétation privant d’effet une ou plusieurs de ses dispositions. La cour doit tenir compte dans son interprétation de la preuve objective du « fondement factuel », ou du contexte dans lequel s’est inscrite la négociation du contrat, mais non d’éléments de preuve subjectifs quant à l’intention des parties. L’interprétation du contrat par la cour doit être en accord avec les principes de saine gestion commerciale et le bon sens des affaires, tout en évitant d’être absurde au plan commercial. Si la cour estime le contrat ambigu, elle peut recourir à des éléments de preuve extrinsèque pour lever l’ambiguïté. Lorsqu’une transaction nécessite la signature de plusieurs documents faisant partie d’un ensemble complet plus large – dans le cas par exemple d’une transaction commerciale complexe – et que chaque entente est conclue en supposant la conclusion des autres, on peut pour interpréter une entente avoir recours aux ententes connexes.

 

[29]           En l’espèce, l’acte d’hypothèque est en réalité une formule type (la formule 16) sur laquelle ne sont offertes que deux options : un montant en capital avec taux d’intérêt fixe, ou un « compte courant ». Edgar Gold explique la différence entre l’un et l’autre dans son ouvrage Essentials of Canadian Maritime Law (Toronto : Irwin Law, 1993), à la page 246 :

[traduction]

Au moyen des formules prescrites, une hypothèque peut garantir un montant en capital, avec taux d’intérêt fixe, ou un compte courant, c’est‑à‑dire une garantie permanente pour un solde et à un taux d’intérêt qui peuvent varier. L’hypothèque compte courant est la plus souple des deux hypothèques parce qu’elle permet les avances futures, pour couvrir par exemple des opérations ou des travaux de réparation sur le navire une fois consenti le prêt initial pour son acquisition; elle permet aussi de disposer de crédits renouvelables comme source de financement.

 

[30]           Aux termes de la formule prescrite, le débiteur hypothécaire doit [traduction] « décrire la nature de l’opération d’une manière permettant d’établir à tout moment le montant en capital et les intérêts exigibles, ainsi que le mode et les délais de paiement ». L’hypothèque fait état, sans plus, d’un [traduction] « compte courant » visé au contrat de construction, tout en renvoyant aux [traduction] « obligations garanties » par ce contrat. Il faut donc examiner le contrat de construction afin d’établir les droits de M. Sargeant et de son cessionnaire, Comerica, ainsi que les obligations de Worldspan.

 

[31]           L’article 12.1 du contrat de construction confère expressément à M. Sargeant une garantie de rang prioritaire sur le navire pour garantir ses avances en faveur de Worldspan. L’article 4.1 prévoit aussi expressément que Worldspan n’acquerra le droit aux avances qu’une fois le navire livré et accepté.

 

[32]           Selon M. Sargeant et Comerica, ces dispositions du contrat de construction révèlent clairement que les parties voulaient que, tant que le navire ne serait pas livré et accepté, les avances versées à Worldspan soient de la nature d’un prêt consenti à celle‑ci par M. Sargeant et garanti par l’hypothèque. Monsieur Sargeant et Comerica font ainsi valoir que, comme le navire n’a jamais été livré et accepté, Worldspan n’a jamais acquis le droit aux avances reçues, qui sont par conséquent exigibles.

 

[33]           Après avoir examiné l’ensemble des circonstances, je ne suis pas convaincu que la preuve démontre l’existence d’une telle dette.

 

[34]           Tout d’abord, on exige dans la formule d’hypothèque des précisions sur l’opération qui permettent d’établir la somme due et [traduction] « les délais de paiement ». Or, ni l’hypothèque ni le contrat de construction ne renferment de telles précisions.  

 

[35]           En outre, le contrat de construction énonce de manière détaillée les droits et obligations des parties advenant sa rupture ou sa résiliation. Worldspan était tenue, une fois le contrat exécuté et contre paiement, de livrer le yacht et d’en transférer le titre de propriété à M. Sargeant. Celui‑ci se voyait par ailleurs accorder des garanties sur le yacht, pour se prémunir contre la survenance, pendant la construction, de tout cas de défaut imputable à Worldspan à titre de constructeur. Dans un tel cas, M. Sargeant disposait du droit exprès, par exemple, de prendre possession du navire et d’en achever la construction, ou de requérir sa vente et la restitution des profits. Toutefois, aucune disposition ne prévoyait explicitement le remboursement des sommes avancées pour la construction du navire. 

 

[36]           Monsieur Sargeant et Comerica soutiennent que ces avances ne sauraient être autre chose qu’un prêt, vu qu’il était expressément stipulé dans le contrat de construction que Worldspan n’acquerrait pas droit aux avances avant que le navire ne soit livré et accepté. Cela s’accorde, selon eux, avec les dispositions du contrat de construction qui prévoient expressément l’obligation pour Worldspan de rembourser à M. Sargeant ses avances advenant la vente du navire par suite de la résiliation du contrat par l’une ou l’autre partie. Monsieur Sargeant et Comerica ajoutent que tout autre résultat serait contre‑indiqué et absurde au plan commercial.

 

[37]           Monsieur Sargeant et Comerica soutiennent en outre que, même en l’absence d’engagement exprès à rembourser, toute hypothèque comporte une clause implicite de remboursement, étant donné que [traduction] « toute hypothèque, même si aucun engagement ni cautionnement n’est prévu pour le remboursement, suppose un prêt, et tout prêt suppose une dette » (voir J. D. Buchan, Mortgages of Ships : Marine Security in Canada (Vancouver : Butterworths, 1986), à la page 58; King c King (1735), 3 P. VVms. 358, 24 E.R. 100 [King], à la page 360).

 

[38]           Selon M. Sargeant et Comerica, les avances mentionnées à l’article 4.1, lesquelles doivent être garanties aux termes de l’article 12.1 du contrat de construction, sont manifestement les sommes qui constituent le [traduction] « compte courant » visé dans l’hypothèque.

 

[39]           C’est toutefois en fonction des circonstances particulières qu’on peut établir si une hypothèque donnée suppose l’existence d’un prêt. Malgré les termes de l’hypothèque, rien dans la preuve ne démontre qu’en l’espèce le contrat de construction a donné lieu à la création d’un [traduction] « compte courant ». En fait, les dispositions du contrat de construction permettaient clairement à Worldspan de conserver toutes les avances versées par M. Sargeant en vue du paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux requis pour la construction du navire.

 

[40]           Offshore appuie ses prétentions sur la décision du 31 août 2010 rendue par l’arbitre John J. McIntyre (l’arbitre) dans le cadre d’un arbitrage entre F.C. Yachts Ltd., P.R. Yacht Builders Ltd. et New World Expedition Yachts, LLC [l’arbitrage NWEY]. Face à des faits remarquablement similaires à ceux d’espèce, l’arbitre a formulé les commentaires suivants au sujet de l’hypothèque convenue entre les parties (au paragraphe 11) :

[traduction]

L’hypothèque n’a en fait été conclue que le 18 mars 2009. On a recouru à une formule type d’hypothèque du constructeur. Aucun montant de capital n’est mentionné. Les dispositions pertinentes de l’hypothèque sont plutôt les suivantes :

 

Considérant que [PRYB], à titre de débiteur hypothécaire, et [NWEY], à titre de créancier hypothécaire, ont convenu d’un compte courant devant permettre au débiteur hypothécaire de s’acquitter de ses obligations aux termes d’un contrat de construction de yacht [CCY] daté du 13 mars 2008, compte courant dont on peut établir à tout moment le montant en capital et les intérêts exigibles en consultant les livres et registres du débiteur hypothécaire […]

 

Les obligations de PRYB aux termes du CCY étaient de construire le navire selon une qualité de construction et de finition essentiellement conforme à la norme (alinéa 1a)); à faire le nécessaire sur le plan commercial pour construire et livrer le navire le plus tôt possible (alinéa 2a)); de facturer pour la main‑d’oeuvre nécessaire à la construction du navire la somme totale de 4 340 000 $ CAN (alinéa 3a)); de tenir des comptes complets et précis de toutes les sommes correspondant au prix du contrat dépensées (alinéa 3b)); de facturer [NWEY] toutes les deux semaines (alinéa 3c)); de livrer le navire libre et quitte de tout privilège ou charge une fois les essais en mer terminés (alinéa 4a)). Ce ne sont pas là toutes les obligations prévues, mais les principales.

 

Le CCY n’impose à PRYB aucune obligation financière envers NWEY. PRYB n’a aucun paiement de capital ou d’intérêts à faire à NWEY. Les obligations financières sont en sens inverse : NWEY doit avancer à PRYB des fonds à verser dans un compte pour main‑d’œuvre et matériaux (M et M), PRYB pouvant prélever des sommes dans ce compte pour payer la main‑d’œuvre et les matériaux nécessaires à la construction du navire. Jamais dans le texte du CCY on ne qualifie les paiements versés par NWEY dans le compte M et M de prêt consenti par NWEY à PRYB.

 

 

[41]           L’arbitre a déclaré qu’il [traduction] « manquait d’éléments de preuve » quant à l’inscription dans les comptes du débiteur hypothécaire de toute somme due au créancier hypothécaire, au titre du capital ou des intérêts, ou de tout renseignement sur le mode ou les délais de paiement. Il a également jugé que rien dans le libellé du contrat de construction du yacht [traduction] « n’étayait l’existence d’une telle dette ». L’arbitre a tiré la conclusion suivante :  

[traduction]

Je ne suis pas convaincu que l’objet de l’hypothèque était de garantir les sommes avancées par NWEY à PRYB. L’objet visé me semble avoir été plutôt de transférer un certain droit de propriété à l’égard du navire et des composants et de l’équipement acquis pour être intégrés au navire au cours de sa construction. Cela est conforme à la déclaration d’intention figurant dans la clause d’introduction B de l’annexe B du CCY. S’il se peut que PRYB et NWEY aient entendu conférer à cette dernière une garantie de rang prioritaire sur le navire, elles n’y sont pas parvenues en recourant à une formule type d’hypothèque du constructeur. L’existence – pour rendre d’une certaine manière valable le recours à pareille formule – d’une dette de PRYB envers NWEY n’est attestée par aucun élément quelconque au dossier.

 

 

[42]           Monsieur Sargeant et Comerica soutiennent qu’on peut établir une distinction entre l’arbitrage NWEY et la présente affaire parce que le contrat alors en cause différait du contrat de construction en l’espèce. Le contrat de construction est différent particulièrement pour les raisons suivantes :

 

a)                  le contrat de construction de yacht (le CCY) ne stipulait pas que les versements faits par NWEY étaient de la nature d’avances, le droit à celles‑ci n’étant acquis qu’à la livraison du navire;

 

b)                  rien dans le libellé du CCY ne permettait de conclure que les versements faits au constructeur étaient de la nature d’un prêt, ni qu’il existait une promesse implicite de remboursement; 

 

c)                  l’objet de l’hypothèque en cause, selon l’arbitre, n’était pas de garantir des sommes d’argent.

 

[43]           La demanderesse a produit un affidavit complémentaire, auquel était jointe une copie du CCY visé par l’arbitrage NWEY, afin de démontrer que le CCY comportait en fait une clause de remboursement. Je ne suis pas disposé à examiner, par‑delà la décision de l’arbitre, la preuve qui lui a été présentée, ni ne juge opportun de le faire. La décision parle d’elle‑même. J’ai donc fait abstraction de l’affidavit complémentaire de la demanderesse.

 

[44]           Il reste que le raisonnement exprimé par l’arbitre dans les passages reproduits est solide, et qu’on ne peut distinguer les faits de l’espèce des faits pertinents décrits dans sa décision.

 

[45]           Les parties ont manifestement envisagé que toutes les sommes avancées pour la construction du navire soient bien utilisées à cette fin et ne soient pas constituées en un fonds. Cela est conforme à l’obligation faite à Worldspan, à l’article 2.5 du contrat de construction, de remettre à la livraison un affidavit confirmant qu’on avait intégralement payé les matériaux fournis et toutes les personnes ayant procuré de la main‑d’œuvre ou des matériaux pour la construction du navire.

 

[46]           J’estime en outre comme la demanderesse que les parties ont dû envisager qu’en cas de rupture du contrat, Worldspan ne serait pas en mesure de rembourser les sommes importantes nécessitées par la construction du navire, et que M. Sargeant n’aurait manifestement comme recours que de vendre le navire ou de le sortir du chantier pour en achever ailleurs la construction.

 

[47]           Le contrat de construction énonce clairement ce qu’il advient en cas de rupture par l’une ou l’autre partie. Les parties ont envisagé divers scénarios, qu’ils ont exprimés en termes clairs. Or, on ne prévoit tout simplement pas dans l’un ou l’autre d’entre eux le remboursement des sommes avancées par M. Sargeant. Une clause ne sera pas considérée comme implicite tout simplement parce que, avec le recul, elle semble être raisonnable.

 

[48]            Je souscris aux commentaires suivants de la demanderesse, que je fais miens, formulés au paragraphe 57 de ses observations écrites et d’une simplicité élégante :

[traduction]

En l’espèce, le contrat de construction énonce en termes exprès les obligations du constructeur […] Ce n’est pas un contrat de prêt. C’est un contrat de construction d’un navire. On y prévoit la construction et la livraison d’un navire, et non le remboursement d’un prêt. Si on avait envisagé l’existence d’un « prêt », il aurait été facile de rédiger dans le contrat des dispositions en ce sens. […] Si les sommes avancées constituaient un « prêt », on le dirait dans le contrat. Or, il n’en est rien. Si ces sommes devaient être remboursées, on le dirait dans le contrat. Là encore, il n’en est rien.

 

(C’est la demanderesse qui souligne.)

 

[49]           Pour les motifs qui précèdent, je conclus que le contrat de construction n’impose à Worldspan aucune obligation financière envers M. Sargeant. En cas de rupture du contrat par Worldspan, les recours de M. Sargeant étaient limités à la possession et à la propriété du navire ainsi qu’à une action personnelle intentée contre Worldspan.

 


ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La requête est accueillie.

 

2.                  L’hypothèque du constructeur consentie à l’intervenant Harry Sargeant III sur le navire défendeur « QE014226C010 », aux termes du contrat de construction de navire conclu le 29 février 2008 entre Harry Sargeant III et la défenderesse Worldspan Marine Inc., ne crée aucun privilège ni aucune garantie sur le navire, si ce n’est pour en garantir la livraison.

 

3.                  Les intervenants Harry Sargeant III et la Banque Comerica devront chacun payer à la demanderesse des dépens afférents à la requête d’un montant de 1 500 $, taxes et débours compris.

 

 

« Roger R. Lafrenière »

Juge responsable de la
gestion de l’instance

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1226‑10

 

INTITULÉ :                                                  OFFSHORE INTERIORS INC. c.
LE NAVIRE « QE014226C010 » ET AUTRES

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 5 avril 2012

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                  LE PROTONOTAIRE LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS ET

DE L’ORDONNANCE :                             Le 5 mars 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

W. Gary Wharton

Paul Mooney

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

John Bromley

Kieran Siddall

 

POUR L’INTERVENANT

HARRY SARGEANT III

 

Dinoysios Rossi

 

POUR L’INTERVENANT

MOHAMMAD ANWAR FARID AL‑SALEH

 

John McLean, c.r.

Scott Anderson

 

POUR L’INTERVENANTE

LA BANQUE COMERICA

 

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bernard & Partners

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Bull Housser & Tupper LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR L’INTERVENANT

HARRY SARGEANT III

 

Borden Ladner Gervais, s.e.n.c.r.l., s.r.l.

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR L’INTERVENANT

MOHAMMAD ANWAR FARID AL‑SALEH

 

Gowlings

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR L’INTERVENANTE

LA BANQUE COMERICA

 

 

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