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Date : 20130319

Dossier : T‑828‑09

Référence : 2013 CF 288

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 19 mars 2013

En présence de monsieur le protonotaire Kevin R. Aalto

 

ENTRE :

IMAD HERMIZ

 

demandeur

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

défenderesse

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

Introduction

[1]               Imad Hermiz était en liberté conditionnelle de jour depuis moins d’un mois lorsque celle‑ci a été suspendue après qu’un détenu de l’établissement où il était incarcéré a rapporté à un agent correctionnel que son épouse avait été menacée, et que ce dernier en a informé l’agent de libération conditionnelle de M. Hermiz. Le détenu a laissé entendre que son épouse avait été menacée par M. Hermiz et deux autres individus. La liberté conditionnelle de jour de celui‑ci a été suspendue immédiatement sur la foi de cette allégation non corroborée et il a été incarcéré 83 jours de plus, jusqu’au 9 septembre 2008, date à laquelle la Commission nationale des libérations conditionnelles (maintenant la Commission des libérations conditionnelles du Canada, désignée ci‑après comme la CLCC) l’a de nouveau remis en liberté conditionnelle de jour.

 

[2]               Au moment de la suspension de sa semi‑liberté, M. Hermiz occupait un emploi rémunéré. Il intente la présente action en dommages‑intérêts en invoquant les délits de faute dans l’exercice d’une charge publique, de détention arbitraire et de négligence. Il allègue également que ses droits protégés par la Charte ont été violés et que Service correctionnel Canada (SCC) est donc responsable des dommages.

 

Résumé des faits

[3]               Le 7 mars 2007, M. Hermiz a été condamné à une peine d’emprisonnement de trois ans et six mois à la suite d’une agression à l’arme blanche durant une fête, pour laquelle il a été déclaré coupable d’homicide involontaire coupable. Il a été incarcéré à l’Établissement Fenbrook (Fenbrook), un pénitencier à sécurité moyenne près de Gravenhurst (Ontario). C’est là qu’il a croisé un autre détenu, un certain Jason Bolan, que M. Hermiz a décrit comme une connaissance.

 

[4]               M. Hermiz a trempé dans la drogue alors qu’il purgeait sa peine. Il existe plusieurs rapports d’inconduite relatifs à sa consommation de marijuana.

 

[5]               Lorsque M. Hermiz a obtenu sa semi‑liberté le 21 mai 2008, l’avis de la CLCC faisait mention de son implication dans l’usage et la vente de drogues. Comme condition de sa libération, il devait résider à la Maison Saint‑Léonard – Peel à Brampton. Le Bureau de libération conditionnelle de la région Ouest du Grand Toronto a été chargé de superviser M. Hermiz, et Hamza Al‑Baghdadi a été désigné comme agent de libération conditionnelle.

 

[6]               M. Bolan, qui a été poignardé à Fenbrook le 18 juin 2008, a déclaré à Mme Holy Goldthorp, agente de renseignements de sécurité (ARS) de l’établissement qu’il subissait des pressions pour que sa femme y fasse entrer clandestinement un paquet de drogue. Il aurait apparemment déclaré qu’environ trois semaines avant l’incident, trois hommes s’étaient présentés chez lui et avaient menacé sa femme pour qu’elle lui fasse parvenir un paquet. M. Bolan était persuadé qu’il avait été poignardé parce que sa femme avait refusé de collaborer. Il accusait M. Hermiz d’être l’un des trois hommes. Rien ne prouve que les prétendues menaces visant l’épouse de M. Bolan aient été signalées aux autorités au moment de l’incident. Ni M. Bolan ni son épouse n’ont témoigné au procès.

 

[7]               Mme Goldthorp a donc informé M. Al‑Baghdadi que M. Bolan avait été poignardé, que sa femme avait été menacée et que celui‑ci alléguait que M. Hermiz était mêlé à cette histoire.

 

[8]               Sur la foi de ce renseignement, M. Al‑Baghdadi a déterminé, conjointement avec Philip Schiller, surveillant de liberté conditionnelle, que la semi‑liberté de M. Hermiz devait être suspendue et qu’il devait être renvoyé en prison.

 

Preuve produite lors du procès

[9]               MM. Hermiz, Al‑Baghdadi et Schiller, de même que Mme Goldthorp, ont témoigné au procès. Comme nous l’avons mentionné plus haut, ni M. Bolan ni son épouse n’ont déposé. La preuve par ouï‑dire était donc importante, mais elle n’a soulevé aucune objection.

 

Preuve de M. Hermiz

[10]           M. Hermiz a témoigné et a été contre‑interrogé. Il a été condamné en mars 2007 à une peine d’emprisonnement de trois ans et six mois. Il a déclaré qu’il avait brièvement croisé M. Bolan à Fenbrook, mais qu’ils n’étaient pas amis. Il a admis sans détour qu’il avait touché à la marijuana durant son incarcération. Lorsqu’il a été mis sous liberté conditionnelle de jour, le 21 mai 2008, la CLCC savait qu’il avait trempé dans la drogue. Il a tout de même obtenu sa semi‑liberté en résidence à la Maison de transition Saint‑Léonard – Peel à Brampton.

 

[11]           M. Hermiz a déclaré que sa semi‑liberté a été suspendue le 18 juin 2008 et qu’il a été détenu dans un établissement provincial en attendant de faire l’objet d’un contrôle post‑suspension. Son agent de libération conditionnelle aurait justifié cette suspension par une [traduction] « dégradation de sa conduite ». Il a nié avoir commis le moindre acte répréhensible.

 

[12]           Durant sa brève remise en liberté conditionnelle, M. Hermiz occupait un emploi. Il a été incarcéré pendant 83 jours avant d’être de nouveau remis en liberté par la CLCC. Cependant, il a trouvé ensuite du travail chez Kraft Canada Inc. moyennant un salaire horaire de 21,50 $ [fiches de paye, recueil conjoint de documents, onglets 55 à 62]. Le dossier ne précise pas exactement quel a été son salaire durant sa première remise en liberté.

 

[13]           À l’occasion d’un contre‑interrogatoire vigoureux concernant les histoires de drogue auxquelles il a été mêlé, M. Hermiz a admis qu’il avait consommé de la marijuana peut‑être trois fois. Même s’il avait parfois un air un peu suffisant, il a témoigné de manière directe et crédible. J’accepte son témoignage, notamment en ce qui a trait au présumé incident touchant Mme Bolan, sur lequel nous nous étendrons plus loin.

 

Preuve de Holly Goldthorp

[14]           D’après son témoignage, Mme Goldthorp travaillait pour SCC depuis 1995 et occupait le poste d’ARS intérimaire lorsque M. Bolan a été poignardé en 2008. Elle est devenue ensuite ARS à temps plein.

 

[15]           Elle a expliqué que les ARS étaient chargés de coordonner et d’administrer le Programme de renseignement au sein du pénitencier. Celui‑ci sert notamment à créer un environnement sûr pour le personnel, les délinquants et le public; à formuler des recommandations sur tous les aspects touchant la sécurité; et à prévoir et à effectuer des évaluations stratégiques et des enquêtes en matière de sûreté et de sécurité tactique, afin de prévenir ou d’atténuer les menaces aux individus.

 

[16]           Mme Goldthorp a également évoqué la sous‑culture pénitentiaire, en ce qui a trait en particulier aux drogues. Elle a expliqué la hiérarchie en place à Fenbrook, notamment le rôle des chefs et surtout des [traduction] « exécuteurs », des [traduction] « messagers » ou des [traduction] « passeurs ». Les exécuteurs se servent de tactiques d’intimidation dans des buts précis comme le recouvrement d’une dette, alors que les passeurs font entrer de la drogue ou des produits de contrebande dans l’établissement. Les messagers font circuler les produits illicites dans toute la prison.

 

[17]           Son témoignage concernait également le [traduction] « code du silence », les [traduction] « rats » et autres éléments de la sous‑culture pénitentiaire. Aussi intéressants qu’ils puissent être, ces éléments ne sont pas déterminants pour les questions à trancher dans la présente affaire.

 

[18]           L’incident sur lequel Mme Goldthorp a enquêté le 19 juin 2008 est particulièrement important. Elle a évoqué sa discussion avec le détenu Jason Bolan au sujet de la visite imminente de son épouse le 22 juin suivant.

 

[19]           Mme Goldthorp a décrit en détail sa rencontre avec M. Bolan dans un certain nombre de documents déposés au procès [recueil conjoint de documents, onglets 36, 39 et 43]. La conversation durant laquelle M. Bolan a prétendu subir des pressions pour que sa femme fasse entrer de la drogue à Fenbrook est rapportée dans ces pièces. Celui‑ci a déclaré que M. Hermiz s’était présenté chez lui pour remettre un paquet à sa femme.

 

[20]           Un des documents préparés par Mme Goldthorp, le Rapport de renseignements protégés [recueil conjoint de documents, onglet 36], a été télécopié à M. Al‑Baghdadi après qu’elle lui eut donné un compte rendu téléphonique de son entretien et de sa rencontre avec M. Bolan.

 

[21]           Durant son témoignage, Mme Goldthorp a renvoyé à la Directive du commissaire 568‑2 qui porte sur l’évaluation de la fiabilité des renseignements recueillis par un ARS. Les informations que M. Bolan lui avait communiquées ont été jugées crédibles suivant les critères contenus dans cette directive. Elle les a trouvées fiables parce qu’il y avait des preuves physiques de l’agression dont il avait été victime; parce qu’il avait fourni un compte rendu cohérent aux agents correctionnels et à l’officier de la Police provinciale de l’Ontario qui l’avaient interrogé ensuite; et parce qu’il avait dit craindre pour sa sécurité et celle de son épouse. M. Bolan n’a pas identifié son ou ses agresseurs, ce qui, pour Mme Goldthorp, s’expliquait par le [traduction] « code du silence » ou [traduction] « code des détenus » qui fait partie de la sous‑culture pénitentiaire. Aucun indice ne lui donnait à penser que M. Bolan lui mentait pour [traduction] « incriminer » M. Hermiz, ou qu’il lui avait transmis ces renseignements pour d’autres raisons que par inquiétude pour sa sécurité et celle de son épouse.

 

[22]           Mme Goldthorp a parlé plus en détail de sa rencontre avec M. Bolan durant son contre‑interrogatoire. Elle a reconnu franchement qu’il lui tenait très à cœur de retrouver les instigateurs et de comprendre pourquoi M. Bolan avait été poignardé. Ce dernier n’avait nommé personne à cause du [traduction] « code des détenus ». Elle a pu apprendre cependant que l’un des agresseurs avait une marque physique. Mme Goldthorp a indiqué qu’un contrôle avait été mené pour vérifier si des détenus portaient une marque correspondant aux blessures que M. Bolan prétendait avoir infligées à l’un des agresseurs. Elle a reconnu qu’aucun détenu ne présentait de marque de blessure conforme à ses descriptions.

 

[23]           Mme Goldthorp a également reconnu que les détenus comme M. Bolan ne pouvaient pas recevoir d’appels téléphoniques de l’extérieur de l’établissement, qu’ils pouvaient seulement téléphoner depuis la prison et que ces appels‑là étaient surveillés. Elle a admis qu’elle n’avait pas consulté la liste des appels de M. Bolan à sa femme pour en vérifier la date. Il est également révélateur qu’elle ait convenu que M. Bolan n’avait fourni aucune description des individus qui s’étaient présentés chez sa femme. Elle a déduit de leur échange que cette visite s’était produite la semaine précédente. Les seuls renseignements dont Mme Goldthorp disposait au sujet de cette visite et des menaces émanaient directement de M. Bolan. La seule vérification qu’elle a effectuée concernait l’historique de logement dans l’établissement, qui lui a appris que M. Hermiz et M. Bolan avaient vécu ensemble sur la même rangée pendant quelques mois. Elle n’avait jamais rencontré M. Hermiz. Mme Goldthorp a reconnu sans détour qu’elle ne disposait d’aucune information de la part de Mme Bolan concernant quelque visite ou quelque appel téléphonique, et qu’elle s’était fiée exclusivement à ce que lui avait dit M. Bolan.

 

Preuve de M. Al‑Baghdadi

[24]           M. Al‑Baghdadi était l’agent de libération conditionnelle de M. Hermiz. Il a déclaré durant son témoignage qu’il avait occupé cette fonction au Bureau de libération conditionnelle de la région Ouest du Grand Toronto d’août 2007 à août 2009, puis qu’il avait accepté un poste au Bureau de libération conditionnelle de la région d’Ottawa. Il a décrit le rôle des agents de libération conditionnelle qui travaillent à l’extérieur des établissements, dans des bureaux comme le Bureau de libération conditionnelle du district de l’ouest de Toronto. Il a expliqué que son rôle était de superviser les délinquants et de les encourager à réintégrer la société et à devenir des citoyens respectueux des lois dans la collectivité après leur libération conditionnelle d’un établissement correctionnel. Enfin, il a déclaré que ses devoirs d’agent de libération conditionnelle étaient guidés par le [traduction] « critère prépondérant de la protection du public ».

 

[25]           Sa première entrevue avec M. Hermiz s’est déroulée le 21 mai 2008. Avant cette rencontre, M. Al‑Baghdadi prétend avoir examiné son dossier [recueil conjoint de documents, onglets 1 à 30], qui rapporte des incidents liés aux drogues, mais qui contient aussi des commentaires tels que celui‑ci :

[traduction] Depuis son arrivée à l’Établissement Fenbrook, aucun problème d’adaptation n’est à signaler, il s’est montré coopératif avec le personnel et les autres détenus. Aucune accusation pour des infractions aux règles de l’établissement n’a été portée contre lui et aucun test urinaire n’a été requis.

 

[...]

 

M. Hermiz passe pour se conformer à son plan correctionnel. Il étudie (FBA IV) et travaille à temps partiel comme nettoyeur. Il reçoit une rémunération de niveau C.

 

[...]

 

S’il bénéficie d’un counselling individuel, M. Hermiz acquerra vraisemblablement une nouvelle perspective sur lui‑même et sur ses défaillances. Nous croyons que celles‑ci l’ont amené à choisir de porter une arme et à agir avec bravade dans une situation qui demandait de la maîtrise et qui a eu des conséquences tragiques. Le risque qu’il ne commette à nouveau une infraction comparable est jugé infime.

 

[Recueil conjoint des documents, onglet 27]

 

[26]           En plus de cette entrevue initiale du 21 mai 2008, M. Al‑Baghdadi a déclaré avoir eu d’autres rencontres avec M. Hermiz le 28 mai ainsi que les 2, 10 et 18 juin 2008. Les notes issues de ces entretiens ont également été déposées comme pièces au procès [recueil conjoint de documents, onglets 25 et 31]. Les notes de M. Al‑Baghdadi concernant l’entrevue initiale contiennent les observations suivantes :

[traduction] [...] Il [M. Hermiz] s’est montré poli et disposé à fournir des renseignements. Invité à s’exprimer sur sa libération actuelle, le délinquant a indiqué que sa peine avait été un bon moyen dissuasif et qu’il regrettait ses actions passées. [...] le délinquant a nié avoir récemment consommé de la drogue dans l’établissement et a indiqué avoir pris du THC pour la dernière fois il y a environ trois semaines. Le délinquant a été averti que la consommation de drogue ne sera pas tolérée dans la collectivité et qu’il pouvait être soumis à des analyses d’urine à intervalles réguliers. Le délinquant a répondu que cela ne lui posait aucun problème et s’est dit prêt à se conformer aux conditions de sa remise en liberté.

 

Il a déclaré qu’il avait compris l’ensemble de ses droits et responsabilités et a assuré l’auteur que sa remise en liberté n’entrainerait aucun problème [...]

 

[Recueil conjoint des documents, onglet 31]

 

[27]           M. Al‑Baghdadi a également pris des notes durant son entrevue avec la conjointe de fait de M. Hermiz, qu’il a trouvée [traduction] « directe et agréable tout au long de l’entretien, [et qui] semble être une bonne source de soutien au sein de la collectivité pour le délinquant ».

 

[28]           Signalons encore l’entrée suivante dans le document figurant à l’onglet 25 du recueil conjoint des documents :

[traduction] Le Bureau du renseignement de sécurité a été contacté le 10‑01‑2008 : il ne fait état d’aucun renseignement préoccupant et confirme que M. Hermiz ne fait l’objet d’aucune attention spéciale de la part du Service du renseignement de sécurité.

 

[29]           Le dossier de libération conditionnelle de M. Hermiz ne signale semble‑t‑il aucun incident lié à la drogue ni aucun problème de conduite, sinon pour rappeler qu’il doit s’éloigner des drogues ou des substances illicites.

 

[30]           M. Al‑Baghdadi a évoqué ensuite l’appel qu’il a reçu de Mme Goldthorp le 19 juin 2008. Sur la base des seuls renseignements qu’elle lui a communiqués, il a conféré du dossier avec son surveillant, Phil Schiller, et il a été arrêté que la semi‑liberté de M. Hermiz serait suspendue; un mandat de suspension et d’arrestation a donc été lancé [recueil conjoint de documents, onglets 21, 31, 35, 40 et 41].

 

[31]           M. Al‑Baghdadi a déclaré durant son témoignage qu’en ce qui le concernait, les renseignements transmis par Mme Goldthorp cadraient avec les antécédents de M. Hermiz. Comme ce dernier avait été incarcéré pour avoir tué une personne avec un couteau de chasse, qu’il s’était déjà livré au trafic de drogue à l’intérieur d’établissements correctionnels et que la source de renseignements (M. Bolan) était crédible, M. Al‑Baghdadi a estimé que le danger imminent pour la sécurité publique l’emportait et que la libération conditionnelle de M. Hermiz devait être révoquée.

 

[32]           Soucieux de corroborer les faits relatés par Mme Goldthorp, M. Al‑Baghdadi a contacté l’épouse de M. Bolan pour obtenir de plus amples renseignements. Lorsqu’il lui a demandé plus de détails sur ses visiteurs, elle a déclaré qu’il faisait noir et que les individus portaient de lourds manteaux et qu’elle était donc incapable de les décrire. Elle a indiqué que l’incident était survenu trois mois plus tôt. Bien que toutes ces informations constituent de la preuve par ouï‑dire, il convient de noter que si l’incident a effectivement eu lieu trois mois auparavant, comme l’affirme Mme Bolan, les individus en question sont passés chez elle dans le courant de la mi‑avril. À cette époque, M. Hermiz était encore détenu à Fenbrook.

 

[33]           Le 23 juin 2008, M. Al‑Baghdadi a rencontré M. Hermiz au Centre de détention Maplehurst en vue du contrôle postérieur à la suspension de sa liberté conditionnelle. M. Hermiz a reconnu alors avoir trempé dans le monde de la drogue à Fenbrook. Soulignons également qu’il a demandé que M. Al‑Baghdadi consulte le [traduction] « registre de l’ERC » à la maison de transition pour vérifier s’il s’était absenté ou non au moment de la prétendue visite à Mme Bolan.

 

[34]           M. Al‑Baghdadi n’a pas consulté le registre. Quoi qu’il en soit, si l’on accorde à Mme Bolan que l’événement est survenu trois mois avant juin, le registre n’est d’aucune utilité puisque M. Hermiz était encore incarcéré à l’époque. M. Al‑Baghdadi a ajouté que la question de savoir s’il fallait ou non révoquer la suspension s’était posée, mais qu’il avait été convenu qu’elle serait maintenue eu égard aux circonstances d’alors, aux faits relatés par M. Bolan et aux rapports de M. Hermiz avec le monde la drogue. Il a donc été transféré à l’Unité de détention provisoire du pénitencier Kingston.

 

[35]           M. Al‑Baghdadi a été longuement contre‑interrogé. Il a alors reconnu qu’il avait agi uniquement sur la foi des renseignements transmis par Mme Goldthorp et de sa conversation téléphonique subséquente avec Mme Bolan. Il a déclaré durant son témoignage que d’après lui, M. Bolan [traduction] « concluait que M. Hermiz faisait peut‑être partie de ce groupe » [non souligné dans l’original], c’est‑à‑dire le groupe qui s’est présenté à la résidence de son épouse. M. Al‑Baghdadi a admis que la description des individus qui se sont montrés au domicile de Mme Bolan était très importante dans cette affaire puisqu’elle amenait à impliquer M. Hermiz.

 

[36]           M. Al‑Baghdadi a déclaré qu’il ne lui revenait pas de déterminer ce que Mme Bolan avait décrit à son époux. Pressé de questions durant le contre‑interrogatoire au sujet du signalement de l’individu qui s’est présenté chez Mme Bolan, il a reconnu qu’il était très important pour lui de l’avoir. M. Al‑Baghdadi a répété qu’il n’entrait pas dans ses fonctions d’obtenir cette description et qu’il s’était fié aux renseignements fournis par Mme Goldthorp, qui [traduction] « passaient pour être fiables, mais non confirmés ». Durant son témoignage, M. Al‑Baghdadi semblait un peu nerveux et craintif lorsqu’il répondait aux questions, particulièrement en ce qui touchait le rôle de M. Hermiz et les renseignements obtenus sur la visite à Mme Bolan. Il a été plus direct lorsqu’il a évoqué sa conversation avec elle. Il a supposé qu’elle ne voulait pas collaborer, mais le rapport qu’il a adressé à la CLCC contient les notes suivantes à propos de ses questions sur la visite des trois individus :

[traduction] [...] La garante [Mme Bolan] a confirmé au soussigné [M. Al‑Baghdadi] que trois individus s’étaient effectivement présentés à sa résidence avec un paquet, mais elle n’a été en mesure d’identifier aucun d’entre eux, car il faisait sombre dehors et qu’ils portaient des manteaux d’hiver. Le soussigné était curieux de savoir pourquoi ils portaient des manteaux d’hiver si l’incident est censé se dérouler fin mai, début juin. Cette incohérence lui a été signalée, et la garante a précisé que les faits étaient survenus il y a environ trois mois, contrairement au compte rendu du détenu BOLAN.

 

Compte tenu des préoccupations touchant la sécurité de l’épouse de BOLAN, le Bureau des enquêtes criminelles de la Police de Toronto a été contacté pour enquêter sur cette affaire. La police s’est donc mise en rapport avec la personne concernée qui a nié craindre pour sa sécurité, contredisant une fois encore les déclarations du détenu BOLAN.

 

[Rapport daté du 11 juillet 2008, recueil conjoint de documents, onglet 45]

 

[37]           Il ressort également de la preuve que Mme Bolan n’a pas appelé la police pour l’aviser de l’incident, mais que ce sont plutôt les policiers qui l’ont contactée.

 

[38]           M. Al‑Baghdadi a reconnu que M. Hermiz aurait très bien pu être assigné à la maison de transition pendant le déroulement de l’enquête. Il a préféré ne pas opter pour cette approche, nonobstant une disposition de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (LSCMLC), qui donne au sujet toute latitude d’employer les moyens les moins restrictifs nécessaires. M. Al‑Baghdadi connaissait cette disposition, mais a estimé que le cas ne se prêtait pas à une assignation à résidence dans la maison de transition. Notons qu’il a lui‑même fait remarquer qu’une maison de transition est un [traduction] « environnement très structuré et contrôlé dont nous nous servons pour aider les délinquants et soutenir leurs efforts de réadaptation, en vue d’une transition progressive ».

 

[39]           M. Al‑Baghdadi a également témoigné au sujet du registre de l’ERC. Son rapport contient l’observation suivante :

[traduction] [...] Même s’il permet de confirmer l’endroit où se trouvait M. HERMIZ ce jour‑là, le registre de l’ERC n’est pas tout à fait fiable puisque le délinquant pouvait facilement induire en erreur le personnel de l’ERC quant à ses activités à l’extérieur de l’établissement.

 

[Recueil conjoint des documents, onglet 45]

 

[40]           Lorsqu’on lui a spécifiquement demandé s’il était jamais allé dans la maison de transition pour consulter les registres de sortie de M. Hermiz, M. Al‑Baghdadi a répondu : [traduction] « Je ne voyais aucune raison de le faire, car nous ne connaissons pas exactement la période de référence, et le registre n’est pas considéré comme un outil fiable puisqu’il contient des renseignements déclarés par les intéressés. »

 

[41]           M. Al‑Baghdadi a ensuite été questionné sur les couvre‑feux en vigueur dans la maison de transition; il a reconnu que pour les nouveaux venus dans ce genre d’établissement le couvre‑feu commençait normalement à 17 h 30. Il a aussi admis qu’il serait [traduction] « utile » de savoir s’il était hors de la maison après cette heure‑là. Durant ce long échange, M. Al‑Baghdadi s’est montré quelque peu évasif sur l’information dont il disposait concernant l’emploi de M. Hermiz et ses heures de travail. Il a répété que le registre n’était pas jugé fiable, et a convenu qu’il n’avait pris aucune mesure pour s’assurer que M. Hermiz s’était bel et bien présenté au travail durant la période de trois semaines antérieure à l’incident.

 

[42]           Un autre échange intéressant durant le contre‑interrogatoire avait trait au rapport que M. Al‑Baghdadi a remis à la CLCC pour répondre à ses questions touchant la suspension. Dans ce document, il décrit M. Hermiz comme quelqu’un de [traduction] « superficiel et [d’]arrogant ». Il a reconnu que cette remarque était fondée sur ses observations pendant leurs entrevues et que rien dans ses notes n’appuyait cette conclusion. En effet, celles‑ci décrivent M. Hermiz comme un homme [traduction] « poli et [qui] s’exprime clairement ». M. Al‑Baghdadi a d’ailleurs admis durant le contre‑interrogatoire que, sur la base des renseignements dont il disposait à l’époque, M. Hermiz se présentait bien et faisait très bonne impression.

 

[43]           Tout bien considéré, même s’il a témoigné avec assez de franchise, M. Al‑Baghdadi s’est montré particulièrement évasif lorsqu’il a été question des recherches qu’il a effectuées pour savoir si M. Hermiz était allé chez Mme Bolan.

 

Preuve de Philip Schiller

[44]           M. Schiller était surveillant au Bureau sectoriel de l’Ouest de Toronto.

 

[45]           Il a déclaré en substance dans son témoignage principal que le souci de la sécurité publique l’emportait sur tous les autres intérêts, en particulier lorsqu’un suspect ou un informateur qui a donné des renseignements se rétracte par suite d’une intimidation ou d’un autre motif répréhensible. M. Schiller a décrit sa réunion avec M. Al‑Baghdadi après la conversation téléphonique de ce dernier avec Mme Goldthorp.

 

[46]           M. Schiller a déclaré que, compte tenu des renseignements concernant l’agression dont a été victime M. Bolan et la visite au domicile de son épouse, M. Hermiz représentait un risque inacceptable pour la société, et que sa semi‑liberté a donc été suspendue.

 

[47]           M. Schiller a reconnu durant le contre‑interrogatoire qu’avant que M. Bolan ne fasse ces allégations, rien n’indiquait que M. Hermiz représentait un risque incontrôlable dans la collectivité. M. Schiller a bien précisé que la décision de suspendre la semi‑liberté de M. Hermiz reposait sur les renseignements transmis par Mme Goldthorp, et qu’elle estimait fiables. M. Schiller a déclaré : [traduction] « cet aspect était essentiel à mes yeux, son importance était primordiale ». Il a ajouté durant le contre‑interrogatoire qu’il ne s’était pas fondé sur le registre de l’ERC, et que celui‑ci n’aurait pas été un [traduction] « facteur pertinent » dans sa prise de décision. Il a également indiqué qu’il n’avait pas vérifié si M. Hermiz avait violé son couvre‑feu à la maison de transition. Cet échange est particulièrement révélateur de l’attitude défensive de M. Schiller :

[traduction

Q :       Donc, votre décision reposait sur les renseignements que M. Al‑Baghdadi vous a dit tenir de l’agente du renseignement de sécurité, lesquels lui avaient été fournis par M. Bolan, qui les tenait de son épouse.

 

R :       Oui, et lorsque l’agente du renseignement de sécurité a rassemblé toutes les informations et indiqué qu’elles étaient fiables, c’est tout ce dont j’avais besoin pour lancer un mandat afin de protéger la collectivité, et d’en retirer M. Hermiz pour plus de sûreté.

 

[48]           M. Hermiz n’a été accusé ni d’avoir pris part à l’agression à l’arme blanche ni d’être mêlé aux prétendues menaces contre l’épouse de M. Bolan.

 

Décision de la CLCC

[49]           Après le retour de M. Hermiz au pénitencier, M. Al‑Baghdadi a adressé une recommandation à la CLCC, datée du 11 juillet 2008 [recueil conjoint de documents, onglet 45], pour que sa libération conditionnelle de jour soit révoquée. En plus des notes se rapportant à sa conversation avec Mme Bolan, transcrites plus haut au paragraphe 34, M. Al‑Baghdadi a inclus les commentaires suivants dans son rapport :

[traduction] Même si le délinquant [M. Hermiz] n’a vécu dans la collectivité que pendant une très courte période, il donnait clairement l’impression d’être quelqu’un d’arrogant et de superficiel. Il tend à nier ou à minimiser ses fautes actuelles et affiche un mépris évident pour les sanctions imposées par le tribunal et les conditions de sa libération conditionnelle. Compte tenu de la courte période que HERMIZ a passée dans la collectivité, il n’y a aucun progrès à signaler dans ce cas.

 

[...]

 

[...] Bien qu’il ait nié les allégations concernant sa participation à des activités criminelles dans la collectivité, le délinquant a reconnu être mêlé à la sous‑culture de la drogue dans l’établissement correctionnel. Ses valeurs criminelles subsistent manifestement, tout comme ses attitudes, ses associations et ses sympathies de délinquant. Il se montre très arrogant et superficiel et semble avoir continué à prendre part à des activités criminelles avant comme après sa libération, sans paraître plus lucide. La probabilité de changement est très faible et le risque global de récidive demeure élevé. Le danger lié au maintien de sa libération est jugé incontrôlable à l’heure actuelle, et nous recommandons formellement par la présente que celle‑ci soit révoquée. Nous estimons que cette recommandation va dans le sens de la sécurité publique et des mesures les moins restrictives.

 

[50]           Les observations contenues dans ce rapport ont un ton défensif et ne s’accordent pas avec celles qui se rapportent à l’entrevue initiale, où M. Al‑Baghdadi avait noté que M. Hermiz s’était montré « [traduction] « poli et disposé à fournir des renseignements » et que [traduction] « le risque semblait pour le moment contrôlable ». Une entrevue subséquente a donné lieu à cette remarque : [traduction] « Le délinquant affirme s’être adapté à l’ERC et être satisfait de sa situation actuelle. HERMIZ s’est montré agréable et poli tout au long de l’entrevue et a confié à l’auteur sa satisfaction vis‑à‑vis de sa situation actuelle en déclarant qu’il était heureux de se trouver dans la collectivité et qu’il tirera le meilleur parti de cette opportunité. » [Registre des interventions, recueil conjoint de documents, onglet 31.]

 

[51]           La CLCC a examiné les circonstances entourant la suspension de la libération conditionnelle de jour et, pour ce faire, a posé aux agents de libération conditionnelle plusieurs questions pointues concernant M. Hermiz. Les questions qui nous intéressent sont résumées ci‑après, de même que les réponses fournies par M. Al‑Baghdadi :

[traduction

                    i.                        Disposez‑vous de renseignements quelconques quant à la date exacte de l’incident en question?

Nous ne sommes pas en mesure de vérifier la crédibilité des comptes rendus précités, ni la date exacte à laquelle le délinquant aurait contacté Mme Bolan. Pour de plus amples renseignements, le lecteur est invité à consulter le Rapport de renseignements protégés daté du 2008‑06‑19 (document protégé « C »), et la déclaration de l’agent/rapport d’observation (document protégé « C ») daté du 2008‑06‑20, lesquels ont été envoyés par télécopieur à la CLCC sous pli séparé. D’après lesdits rapports, M. Bolan pense que M. Hermiz s’est rendu chez son épouse avec deux autres hommes non identifiés peu après sa remise en liberté, si l’on en croit ce que lui a raconté sa femme. Cette dernière, que nous avons contactée, nie à présent l’événement, mais nous pensons qu’elle s’est rétractée par crainte pour sa sécurité. Nous ignorons qui sont les deux autres individus. Comme nous croyons que le délinquant a contacté Mme Bolan dans l’intention de la forcer à introduire des produits en contrebande dans l’établissement, nous estimons également que le risque posé pour la collectivité n’est pas contrôlable pour le moment.

                  ii.                        Le registre a‑t‑il été examiné? Le cas échéant, contenait‑il des renseignements susceptibles de confirmer ou de contredire les activités rapportées par le sujet?

Le registre de l’ERC contient des renseignements rapportés par les délinquants. À ce titre, il est impossible de s’y fier exclusivement, car il n’est pas toujours tout à fait exact et que les informations qu’il contient ne sont pas totalement dignes de foi. Ainsi, les délinquants peuvent indiquer par écrit l’endroit où ils se rendent, mais nous ne sommes pas toujours en mesure de nous assurer qu’ils disent la vérité, à moins de les suivre ou de les faire surveiller par la police.

                iii.                        Veuillez fournir et présenter en détail d’autres renseignements concernant le comportement du sujet au moment de sa libération pour corroborer l’observation selon laquelle il « donnait clairement l’impression d’être quelqu’un d’arrogant et de superficiel ».

La déclaration qui précède repose sur les observations du soussigné et sur ses impressions générales du délinquant, eu égard à la courte période qu’il a passée dans la collectivité. Durant les entrevues de supervision, il s’est montré poli et s’exprimait bien, mais ses réponses trahissaient clairement la volonté de faire bonne impression et une absence de recul véritable sur son comportement. À ce titre, l’auteur l’a jugé superficiel et arrogant.

[Addenda à l’Évaluation en vue d’une décision, recueil conjoint de documents, onglet 46]

 

[52]           J’estime respectueusement que les réponses à ces questions ont quelque chose de défensif, surtout en ce qui a trait au revirement touchant l’attitude de M. Hermiz. Les agents de libération conditionnelle n’ont eu à aucun moment de preuve directe et convaincante établissant que M. Hermiz était l’un des trois individus vêtus de lourds manteaux qui s’étaient présentés chez Mme Bolan.

 

[53]           La CLCC a examiné ces réponses et évoqué les incohérences de la preuve relative à l’incident concernant Mme Bolan. Elle a établi un autre certificat de semi‑liberté le 9 septembre 2008, date à laquelle M. Hermiz a été relâché et confié au Bureau sectoriel de l’Ouest de Toronto et à la Maison de transition Saint‑Léonard – Peel. Dans les motifs de sa décision, la CLCC a formulé les observations suivantes :

 

[traduction]

MOTIFS DE LA OU DES DÉCISIONS ET (OU) VOTES

 

Après avoir attentivement examiné l’ensemble des renseignements au dossier et entendu vos commentaires, ainsi que ceux de votre assistant et de votre agent de libération conditionnelle, la Commission a décidé d’annuler la suspension de votre semi‑liberté. La Commission s’est longuement attardée à l’audience d’aujourd’hui sur votre implication dans l’incident ayant abouti à votre suspension. Vous avez comme auparavant nié toute connaissance de l’incident, mais avez reconnu que vous connaissiez le délinquant qui a été poignardé à l’Établissement Fenbrook. Vous avez par ailleurs déclaré ne pas comprendre pourquoi vous étiez accusé étant donné que vous aviez eu des rapports amicaux avec lui.

 

Questionné par la Commission au sujet du registre, vous avez indiqué que vous auriez été en mesure de vous défendre si la date à laquelle cette infraction avait été commise vous avait été communiquée, suggérant par là que le registre aurait révélé à quel moment vous vous étiez absenté de l’établissement résidentiel communautaire. Cependant, on ne vous a jamais informé de la date de l’incident, vous n’étiez donc pas en mesure de préparer une défense ou de fournir des éléments de preuve quant à votre innocence.

 

La Commission a également abordé votre comportement dans l’établissement résidentiel communautaire, votre relation avec le personnel de la maison de transition ainsi qu’avec votre agent de libération conditionnelle. Vous estimez avoir respecté les règles et vous être conformé aux conditions de l’établissement résidentiel. Vous avez également affirmé que vous indiquiez toujours avec exactitude et honnêteté dans le registre où vous vous trouviez. S’agissant de votre agent de libération conditionnelle dans la collectivité, vous avez déclaré que vous vous étiez toujours efforcé de suivre les instructions et de vous comporter respectueusement.

 

À l’audience d’aujourd’hui, la Commission vous a jugé ouvert et disposé à fournir des renseignements et vous ne vous êtes à aucun moment montré arrogant ou superficiel. Bien que cet incident ait été signalé à la police, aucune accusation n’a été portée contre vous et aucune ne devrait l’être.

 

La Commission a donc décidé, en l’absence d’informations convaincantes et dignes de foi touchant les allégations ayant abouti à votre suspension, que la menace de récidive n’est pas devenue excessive et que le risque que vous représentez dans la collectivité reste contrôlable. À ce titre, la suspension de votre semi‑liberté est annulée.

 

[Caractères gras ajoutés – Décision de la CLCC, 9 septembre 2008, recueil conjoint de documents, onglet 53]

 

[54]           La Couronne fait valoir que la décision de la CLCC ne devrait recevoir ni poids ni considération puisqu’elle n’est ni pertinente ni probante au regard des questions à trancher en l’espèce. Elle soutient que cette décision ne contient aucune conclusion sur la conduite des agents de libération conditionnelle ou sur le processus d’enquête qui a mené à la suspension de la semi‑liberté de M. Hermiz.

 

[55]           Cependant, la CLCC a posé diverses questions concernant la suspension de la libération conditionnelle, et a établi qu’aucune [traduction] « information convaincante ou digne de foi » ne la justifiait. Comme la CLCC a rendu sa décision à l’issue d’une audience publique, la Cour peut s’y référer pour trancher la présente affaire. Bien qu’elle n’ait pas d’effet déterminant sur l’issue de la présente affaire, cette décision peut être considérée à la lumière de l’ensemble de la preuve, puisque rien n’établissait directement que M. Hermiz ait commis quelque acte répréhensible lié à l’incident censé s’être produit chez Mme Bolan. L’avocat de M. Hermiz ne fait pas valoir que la décision de la CLCC est contraignante, mais qu’il s’agit simplement d’un élément de preuve à considérer.

 

Questions en litige

[56]           Les faits en présence soulèvent un certain nombre de questions litigieuses :

a.                   Les agents de libération conditionnelle ont‑ils agi avec malveillance à l’endroit de M. Hermiz?

b.                  Les agents de libération conditionnelle ont‑ils satisfait à la norme de la raisonnabilité au sens de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition en ce qui touche à la suspension de la semi‑liberté de M. Hermiz?

c.                   Si l’agent de libération conditionnelle n’a pas satisfait à la norme de la raisonnabilité, à quels dommages‑intérêts, le cas échéant, M. Hermiz peut‑il prétendre?

d.                  Quel poids faut‑il accorder aux décisions de la CLCC?

 

Analyse

[57]           Pour ce qui est de la première question, M. Hermiz allègue que MM. Al‑Baghdadi et Schiller ont agi avec malveillance à son endroit. Telle que m’apparaît la preuve, bien qu’ils aient procédé hâtivement en ne se basant que sur des ouï‑dire non corroborés, les agents de libération conditionnelle visés ont agi dans le cadre de leurs fonctions et n’ont pas fait preuve de malveillance à l’endroit de M. Hermiz. Ils sont peut‑être allés trop vite, nous y reviendrons plus loin, mais j’estime qu’ils n’ont pas délibérément voulu nuire à M. Hermiz. S’il s’agit du résultat indéniable de leur conduite, ce n’était pas leur motivation. Cela dit, le fait qu’ils n’aient pas agi avec malveillance n’est pas le dernier mot de l’analyse puisque plusieurs causes d’action sont alléguées.

 

[58]           L’ensemble de la preuve démontre que les deux agents de libération conditionnelle ont exercé leur jugement en partant de ce qu’ils considéraient comme une preuve fiable. Ils l’ont fait de bonne foi en croyant servir l’intérêt supérieur du public et protéger sa sécurité. Même s’ils estimaient agir honnêtement dans ce dessein, cela ne signifie pas que leur décision était nécessairement correcte ou raisonnable eu égard à l’ensemble des circonstances. Cela ne veut pas dire non plus que M. Hermiz soit sans recours.

 

[59]           Il convient d’examiner le régime législatif qui s’applique aux détenus et aux individus en liberté conditionnelle. L’article 135 de la LSCMLC prévoit :

 

 

 

 

 

 

 

Suspension

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Transfèrement

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Examen de la

Suspension

 

Suspension, cessation, révocation et ineffectivité de la libération conditionnelle ou d’office ou de la surveillance de longue durée

 

135. (1) En cas d’inobservation des conditions de la libération conditionnelle ou d’office ou lorsqu’il est convaincu qu’il est raisonnable et nécessaire de prendre cette mesure pour empêcher la violation de ces conditions ou pour protéger la société, un membre de la Commission ou la personne que le président ou le commissaire désigne nommément ou par indication de son poste peut, par mandat :

 

a) suspendre la libération conditionnelle ou d’office;

b) autoriser l’arrestation du délinquant;

c) ordonner la réincarcération du délinquant jusqu’à ce que la suspension soit annulée ou que la libération soit révoquée ou qu’il y soit mis fin, ou encore jusqu’à l’expiration légale de la peine.

 

 

(2) La personne désignée en vertu du paragraphe

(1) peut, par mandat, ordonner le transfèrement du délinquant — réincarcéré aux termes des paragraphes (1) ou (1.2) ou à la suite de la condamnation à la peine supplémentaire mentionnée au paragraphe (1.1) — ailleurs

que dans un pénitencier.

 

(3.1), la personne qui a signé le mandat visé au paragraphe (1), ou toute autre personne désignée aux termes de ce paragraphe, doit, dès que le délinquant mentionné dans le mandat est réincarcéré, examiner son dossier et :

 

a) dans le cas d’un délinquant qui purge une peine d’emprisonnement de moins de deux ans, dans les quatorze jours qui suivent si la Commission ne décide pas d’un délai plus court, annuler la suspension ou renvoyer le dossier devant la Commission, le renvoi étant accompagné d’une évaluation du cas;

 

b) dans les autres cas, dans les trente jours qui suivent, si la Commission ne décide pas d’un délai plus court, annuler la suspension ou renvoyer le dossier devant la Commission, le renvoi étant accompagné d’une évaluation du cas et, s’il y a lieu, d’une liste des conditions qui, à son avis, permettraient au délinquant de bénéficier de nouveau de la libération conditionnelle ou d’office.

 

Suspension, Termination, Revocation and Inoperativeness of Parole, Statutory Release or Long‑Term Supervision

 

135. (1) A member of the Board or a person, designated by name or by position, by the Chairperson of the Board or by the Commissioner, when an offender breaches a condition of parole or statutory release or when the member or person is satisfied that it is necessary and reasonable to suspend the parole or statutory release in order to prevent a breach of any condition thereof or to protect society, may, by warrant,

 

(a) suspend the parole or statutory release;

(b) authorize the apprehension of the offender; and

(c) authorize the recommitment of the offender to custody until the suspension is cancelled, the parole or statutory release is terminated or revoked or the sentence of the offender has expired according to law.

 

(2) A person designated under subsection

(1) may, by warrant, order the transfer to a penitentiary of an offender who is recommitted to

custody under subsection (1) or (1.2) or as a result of an additional sentence referred to in subsection (1.1) in a place other than a penitentiary.

 

(3) Subject to subsection (3.1), the person who signs a warrant under subsection (1) or any other person designated under that subsection shall, immediately after the recommitment of the offender, review the offender’s case and

 

(a) where the offender is serving a sentence of less than two years, cancel the suspension or refer the case to the Board together with an assessment of the case, within fourteen days after the recommitment or such shorter period as the Board directs; or

 

 

 

 

(b) in any other case, within thirty days after the recommitment or such shorter period as the Board directs, cancel the suspension or refer the case to the Board together with an assessment of the case stating the conditions, if any, under which the offender could in that person’s opinion reasonably be returned to parole or statutory release.

 

 

 

 

 

 

 

 

Suspension of

parole or

statutory release

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Transfer of offender

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cancellation of

suspension or

referral

 

 

[60]                La décision R. c. Graham, 2011 ONCA 138, au paragraphe 13, fournit un résumé utile du régime législatif :

[traduction] S’agissant de la suspension des semi‑libertés, le régime législatif est ainsi conçu : « La personne que le président ou le commissaire désigne nommément ou par indication de son poste peut, par mandat, suspendre la libération conditionnelle, autoriser l’arrestation du délinquant, et ordonner sa réincarcération jusqu’à ce que la suspension soit annulée, la libération conditionnelle révoquée ou jusqu’à l’expiration de la peine : par. 135(1). La personne en question peut être un surveillant d’agents de libération conditionnelle : Directive no 718 du commissaire : Désignation des personnes investies des pouvoirs de suspension en vertu de l’art. 135 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, art. 10, 16 juin 2008 (disponible à l’adresse : http://www.csc-scc.gc.ca/text/plcy/cdshtm/718-cd-fra.shtml. Le paragraphe 107(1) confère à la CNLC toute compétence et latitude pour accorder une libération conditionnelle, y mettre fin ou la révoquer ou encore pour annuler la suspension, la cessation ou la révocation de la libération conditionnelle. Lorsque le délinquant est réincarcéré, le surveillant de liberté conditionnelle doit examiner son dossier sur‑le‑champ, et annuler la suspension ou renvoyer l’affaire devant la CNLC en vue d’un examen, et ce, dans un délai strictement défini par la Loi (dans les 14 jours si le délinquant purge une peine de moins de deux ans; dans les 30 jours autrement) : par. 135(3). La CNLC doit alors examiner le cas (la « Commission », aux fins d’examen) et, dans le délai de 90 jours prescrit par le règlement, annuler la suspension, mettre fin ou encore révoquer la libération conditionnelle : par. 135(4) et (5).

 

[61]                S’il en est une, il convient de définir la norme de diligence que ce régime législatif impose aux agents de libération conditionnelle lorsqu’il s’agit de suspendre une semi‑liberté.

 

Norme de diligence

[62]                Lorsque la liberté d’un individu est en jeu, quand bien même il s’agirait d’une semi‑liberté, quelle norme de diligence les agents de libération conditionnelle doivent‑ils observer pour décider s’il y a lieu ou non de la suspendre? L’arrêt Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, [2007] 3 R.C.S. 129, donne des indications à ce sujet; la Cour suprême du Canada y déclarait au paragraphe 73 :

73.       Je conclus que la norme de diligence applicable est la norme générale du policier raisonnable placé dans la même situation. Cette norme devrait s’appliquer de manière à bien reconnaître le pouvoir discrétionnaire inhérent à l’enquête policière. Comme les autres professionnels, le policier peut exercer son pouvoir discrétionnaire comme il le juge opportun, à condition de respecter les limites de la raisonnabilité. Le policier qui exerce son pouvoir discrétionnaire d’une autre manière que celle jugée optimale par le tribunal de révision n’enfreint pas la norme de diligence. Plusieurs choix peuvent s’offrir au policier qui enquête sur un crime, et tous ces choix peuvent être raisonnables. Tant que l’exercice du pouvoir discrétionnaire est raisonnable, la norme de diligence est observée. La norme ne commande pas une démarche parfaite, ni même optimale, lorsqu’on considère celle‑ci avec le recul. La norme est celle du policier raisonnable au regard de la situation — urgence, données insuffisantes, etc. — au moment de la décision. Le droit de la négligence n’exige pas des professionnels qu’ils soient parfaits ni qu’ils obtiennent les résultats escomptés (Klar, p. 359). En fait, il admet qu’à l’instar des autres professionnels, le policier peut, sans enfreindre la norme de diligence, commettre des erreurs sans gravité ou des erreurs de jugement aux conséquences fâcheuses. Le droit distingue l’erreur déraisonnable emportant l’inobservation de la norme de diligence de la simple « erreur de jugement » que n’importe quel professionnel raisonnable aurait pu commettre et qui, par conséquent, n’enfreint pas la norme de diligence. (Voir Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 R.C.S. 351; Folland c. Reardon (2005), 74 O.R. (3d) 688 (C.A.); Klar, p. 359.) [Caractères gras ajoutés]

 

[63]                Dans le passage suivant, la Cour nuance l’analyse relative à l’obligation et à la proximité du préjudice :

Le critère premier est l’existence, entre l’auteur allégué de la faute et la victime, d’un lien que l’on dit habituellement « étroit et direct ». Il ne s’agit pas de déterminer le degré d’intimité ou de proximité physique entre le demandeur et le défendeur, mais bien de savoir si les actes de l’auteur allégué de la faute ont un effet étroit ou direct sur la victime, de sorte que cet auteur ait dû avoir vu dans la victime une personne susceptible d’être lésée. [par. 29]

 

[64]                Nous pouvons affirmer, en nous appuyant sur l’arrêt Hill, qu’il existait une relation de proximité entre M. Hermiz et les agents de libération conditionnelle, puisque ces derniers savaient que leurs actes étaient susceptibles de le léser. Ces agents avaient une obligation de diligence à l’endroit de M. Hermiz. Si l’on établit une analogie entre le devoir de diligence des policiers, tel qu’il est décrit dans l’arrêt Hill, et celui des agents de libération conditionnelle en général, l’obligation faite à ces derniers est celle d’exercer leur pouvoir discrétionnaire en « respect[ant] les limites de la raisonnabilité ».

 

[65]                Les agents de libération conditionnelle ont‑ils agi dans les limites de la raisonnabilité en l’espèce? Compte tenu de l’ensemble de la preuve produite au procès, j’estime que non. Il est certain que leur tâche n’est pas facile, mais l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire doit s’appuyer sur des éléments de preuve dignes de foi et non sur du ouï‑dire et des conjectures. En l’occurrence, l’incident ayant abouti à la suspension de la liberté conditionnelle reposait sur une allégation non corroborée, fondée sur des éléments de ouï‑dire nullement prouvés.

 

[66]                Les agents de libération conditionnelle étaient en présence d’une situation où M. Hermiz était visé par des allégations d’actes répréhensibles. Ils n’ont pas vraiment cherché à confirmer l’exactitude de ces allégations, ni songé, en particulier, à examiner le registre de la maison où résidait M. Hermiz, ou à consulter le personnel pour s’enquérir de sa conduite. La vérification du registre les aurait peut‑être aidés à établir la véracité des dénégations de M. Hermiz. Aucune mesure n’a été prise pour confirmer l’histoire de M. Bolan avant d’ordonner la suspension.

 

[67]                Les agents de libération conditionnelle disposaient de plusieurs options. Ils auraient pu assigner M. Hermiz à résidence pour une courte période pendant le déroulement des enquêtes. Ils pouvaient aussi, en vertu de l’alinéa 135(3)b) de la LSCMLC, annuler la suspension dans les 30 jours puisqu’ils n’avaient obtenu aucun élément de preuve concret impliquant M. Hermiz dans l’incident survenu chez Mme Bolan.

 

[68]                Toujours au chapitre de la norme de diligence, il est utile de tenir compte de l’objet et des principes de la LSCMLC, qui sont énoncés en ces termes aux articles 3 et 4 :

 

 

 

 

But du système correctionnel

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Critère prépondérant

 

OBJET ET PRINCIPES

 

3. Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité, d’une part, en assurant l’exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d’autre part, en aidant au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois.

 

 

3.1 La protection de la société est le critère prépondérant appliqué par le Service dans le cadre du processus correctionnel.

 

2012, ch. 1, art. 54.

PURPOSE AND PRINCIPLES

 

 

3. The purpose of the federal correctional system is to contribute to the maintenance of a just, peaceful and safe society by

(a) carrying out sentences imposed by courts through the safe and humane custody and supervision of offenders; and

(b) assisting the rehabilitation of offenders and their reintegration into the community as law‑abiding citizens through the provision of programs in penitentiaries and in the community.

 

3.1 The protection of society is the paramount consideration for the Service in the corrections process.

 

 

2012, c. 1, s. 54.

 

 

 

 

Purpose of correctional system

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Paramount consideration

 

Principes de Fonctionnement

4. Le Service est guidé, dans l’exécution du mandat visé à l’article 3, par les principes suivants :

 

a) l’exécution de la peine tient compte de toute information pertinente dont le Service dispose, notamment les motifs et recommandations donnés par le juge qui l’a prononcée, la nature et la gravité de l’infraction, le degré de responsabilité du délinquant, les renseignements obtenus au cours du procès ou de la détermination de la peine ou fournis par les victimes, les délinquants ou d’autres éléments du système de justice pénale, ainsi que les directives ou observations de la Commission nationale des libérations conditionnelles en ce qui touche la libération;

 

b) il accroît son efficacité et sa transparence par l’échange, au moment opportun, de renseignements utiles avec les victimes, les délinquants et les autres éléments du système de justice pénale ainsi que par la communication de ses directives d’orientation générale et programmes correctionnels tant aux victimes et aux délinquants qu’au public;

 

c) il prend les mesures qui, compte tenu de la protection de la société, des agents et des délinquants, ne vont pas au‑delà de ce qui est nécessaire et proportionnel aux objectifs de la présente loi;

 

d) le délinquant continue à jouir des droits reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou la restriction légitime est une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée;

 

e) il facilite la participation du public aux questions relatives à ses activités;

 

 

f) ses décisions doivent être claires et équitables, les délinquants ayant accès à des mécanismes efficaces de règlement de griefs;

 

g) ses directives d’orientation générale, programmes et pratiques respectent les différences ethniques, culturelles et linguistiques, ainsi qu’entre les sexes, et tiennent compte des besoins propres aux femmes, aux autochtones, aux personnes nécessitant des soins de santé mentale et à d’autres groupes;

 

h) il est attendu que les délinquants observent les règlements pénitentiaires et les conditions d’octroi des permissions de sortir, des placements à l’extérieur, des libérations conditionnelles ou d’office et des ordonnances de surveillance de longue durée et participent activement à la réalisation des objectifs énoncés dans leur plan correctionnel, notamment les programmes favorisant leur réadaptation et leur réinsertion sociale;

 

i) il veille au bon recrutement et à la bonne formation de ses agents, leur offre de bonnes conditions de travail dans un milieu exempt de pratiques portant atteinte à la dignité humaine, un plan de carrière avec la possibilité de se perfectionner ainsi que l’occasion de participer à l’élaboration des directives d’orientation générale et programmes correctionnels.

 

 

 

 

 

 

 

1992, ch. 20, art. 4; 1995, ch. 42, art. 2(F); 2012, ch. 1, art. 54.

4. The principles that guide the Service in achieving the purpose referred to in section 3 are as follows:

 

(a) the sentence is carried out having regard to all relevant available information, including the stated reasons and recommendations of the sentencing judge, the nature and gravity of the offence, the degree of responsibility of the offender, information from the trial or sentencing process, the release policies of and comments from the National Parole Board and information obtained from victims, offenders and other components of the criminal justice system;

 

 

 

 

(b) the Service enhances its effectiveness and openness through the timely exchange of relevant information with victims, offenders and other components of the criminal justice system and through communication about its correctional policies and programs to victims, offenders and the public;

 

 

 

(c) the Service uses measures that are consistent with the protection of society, staff members and offenders and that are limited to only what is necessary and proportionate to attain the purposes of this Act;

 

(d) offenders retain the rights of all members of society except those that are, as a consequence of the sentence, lawfully and necessarily removed or restricted;

 

 

(e) the Service facilitates the involvement of members of the public in matters relating to the operations of the Service;

 

(f) correctional decisions are made in a forthright and fair manner, with access by the offender to an effective grievance procedure;

 

(g) correctional policies, programs and practices respect gender, ethnic, cultural and linguistic differences and are responsive to the special needs of women, aboriginal peoples, persons requiring mental health care and other groups;

 

 

 

(h) offenders are expected to obey penitentiary rules and conditions governing temporary absences, work release, parole, statutory release and long‑term supervision and to actively participate in meeting the objectives of their correctional plans, including by participating in programs designed to promote their rehabilitation and reintegration; and

 

 

 

 

 

(i) staff members are properly selected and trained and are given

 

(i) appropriate career development opportunities,

 

(ii) good working conditions, including a workplace environment that is free of practices that undermine a person’s sense of personal dignity, and

 

(iii) opportunities to participate in the development of correctional policies and programs.

 

1992, c. 20, s. 4;

1995, c. 42, s. 2(F);

2012, c. 1, s. 54.

Principles that guide Service

 

 

[69]                Comme l’a vigoureusement fait valoir la Couronne, il convient de souligner que « la protection de la société est le critère prépondérant ». Cependant, d’autres dispositions de la LSCMLC viennent modifier et nuancer cette exigence, dont l’importance ne fait aucun doute. Mentionnons notamment l’alinéa 4d), qui prescrit que Service correctionnel Canada (SCC) doit employer « les mesures nécessaires à la protection du public [...] les moins restrictives possibles », et à l’alinéa e) que le délinquant « continue à jouir des droits reconnus à tout citoyen ». Le paragraphe 24(1) prévoit par ailleurs que le « Service est tenu de veiller, dans la mesure du possible, à ce que les renseignements qu’il utilise concernant les délinquants soient à jour, exacts et complets » [caractères gras ajoutés].

 

[70]                Les effets de l’article 24 ont des limites. La décision Tehrankari c. Canada (Service correctionnel) [T‑1662‑98, décision du juge Lemieux datée du 13 avril 2004] contient une analyse sur le sens de l’article 24 :

[41]      La règle posée par le Parlement à l’article 24, sous la forme d’une obligation légale imposée au Service, c’est que les « banques de données » auxquelles renvoient divers rapports établis au sujet des délinquants doivent contenir les meilleurs renseignements possible : des renseignements exacts et complets et des données qui ne sont pas encombrées de stéréotypes passés ou d’histoires anciennes au sujet du délinquant. Selon la conception du Parlement, la qualité des renseignements prescrite par l’article 24 conduit à de meilleures décisions au sujet de l’incarcération du délinquant et, de cette manière, contribue à la réalisation de l’objet de la Loi. L’article 24 de la Loi, cependant, ne traite pas des inférences ou des évaluations que le Service tire des renseignements contenus dans les dossiers. On ne peut se servir de l’article 24 pour mettre en question les décisions du SCC pour autant que les renseignements sur le fondement desquels ces conclusions sont tirées soient conformes à cette disposition. L’article 24 traite des faits primaires; ce point sera élaboré par la suite.

 

[...]

 

[50]      L’article 24 de la Loi comporte deux éléments distincts. En premier lieu, l’obligation légale, prévue au paragraphe (1), de veiller à ce que les renseignements que le Service utilise concernant les délinquants soient à jour, exacts et complets, dans la mesure du possible. En second lieu, les dispositions du paragraphe (2), traitant le cas du délinquant qui croit que certains renseignements contiennent une erreur ou une omission et dont la demande de correction est refusée.

 

[51]      L’objet du paragraphe 24(1) paraît clair. Le Parlement a dit clairement que l’utilisation de renseignements erronés et déficients est contraire aux bons principes d’administration pénitentiaire, d’incarcération et de réhabilitation. L’avocat du défendeur a mis l’accent sur la limitation que comporte le paragraphe « il doit s’agir de renseignements que le Service utilise. Si les renseignements sont simplement dans le dossier sans être utilisés, ils sont sans conséquence selon son argumentation. Cette proposition trouve un appui dans une décision récente prononcée par ma collègue, le juge Reed, dans l’affaire Wright c. Canada (Procureur général), [1999] F.C.J. 1304. Je note, toutefois, qu’elle examinait non l’article 24, mais l’article 26, traitant de la communication aux victimes. Il ne s’agit pas en l’espèce d’une affaire d’accès et il n’y a aucun doute que le Service utilise les renseignements dont se plaint le demandeur; le commissaire l’a reconnu dans les motifs de sa décision sur le grief de troisième niveau, lorsqu’il a dit : « les renseignements contenus dans les rapports de sécurité préventive sont quand même pertinents en vue de la prise de décisions administratives [...] »

 

[71]                En l’espèce, c’est Mme Goldthorp, l’ARS, qui a obtenu les renseignements dans le cadre de ses fonctions et qui les a transmis à M. Al‑Baghdadi. Suivant la décision Tehrankari, cela suffit pour invoquer l’article 24.

 

[72]                En plus des exigences énoncées à l’article 24, M. Hermiz soutient que SCC a souscrit aux principes de l’équité dans ses rapports avec les détenus; il invoque un document préparé par le Service, figurant sur son site Web et intitulé « Le devoir d’agir équitablement dans les pénitenciers », qui rend obligatoire l’application de la règle de droit et des principes énoncés à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés aux détenus. Celui‑ci prévoit que « chacun a droit [...] à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale ».

 

[73]                Ainsi, même s’il était en semi‑liberté, M. Hermiz jouissait de certains droits, y compris le droit à la liberté, et pouvait s’attendre à ne pas en être privé à moins que les représentants de la Couronne ne renoncent aux principes de justice fondamentale et n’abusent de leur pouvoir discrétionnaire.

 

[74]                Dans ses observations, la Couronne soutient que [traduction] « [l]es agents de libération conditionnelle jouissent alors au minimum d’un pouvoir discrétionnaire absolu lorsqu’ils rendent des décisions visant la protection de la société ». Selon l’arrêt Hill, il n’y a pas de pouvoir discrétionnaire absolu, mais plutôt un pouvoir discrétionnaire nuancé par le critère de la raisonnabilité. Bien qu’elle plaide en faveur d’un pouvoir discrétionnaire absolu, la Couronne a néanmoins reconnu que s’il existe une norme de diligence pour les agents de libération conditionnelle, elle [traduction] « doit être similaire à celle qui concerne les agents d’enquête ». Dès lors, la question pertinente à l’égard des causes d’action est de savoir si la décision rendue par les agents de libération conditionnelle était raisonnable compte tenu de l’ensemble des circonstances.

 

Faute dans l’exercice d’une charge publique

[75]                La principale cause d’action alléguée par M. Hermiz à partir des faits en présence est la faute dans l’exercice d’une charge publique. Il s’agit d’un délit intentionnel. Les éléments à établir au regard de ce délit sont énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263. Ils peuvent se résumer comme suit :

a.                   le défendeur est un fonctionnaire public;

b.                  la conduite contestée suppose l’exercice d’un pouvoir ou d’une obligation liés à une charge publique;

c.                   le défendeur a agi avec malveillance à l’endroit du demandeur, ou tout en sachant qu’il posait des actes illégaux qui porteraient vraisemblablement préjudice au demandeur;

d.                  le défendeur a manqué à une obligation à l’égard du demandeur;

e.                   le demandeur a subi des dommages en conséquence.

 

[76]                M. Hermiz soutient que toutes ces conditions sont remplies. Les différentes personnes ayant agi pour le compte de SCC sont toutes des fonctionnaires publics : Mme Goldthorp, M. Al‑Baghdadi et M. Schiller (collectivement désignés comme les agents de SCC) sont bien des fonctionnaires publics. La première condition est donc remplie.

 

[77]                La conduite des agents de SCC supposait‑elle l’exercice d’un pouvoir lié à leur charge publique? Comme le notait l’avocat de M. Hermiz durant sa plaidoirie, ces trois agents ont pris des décisions qui ont nui à son client. Ils ont fait usage, dans l’exercice de leurs fonctions, d’un pouvoir lié à leur emploi respectif au sein de SCC. Mme Goldthorp enquêtait sur un incident concernant l’introduction potentielle de produits de contrebande dans l’établissement et l’agression à l’arme blanche contre M. Bolan. Elle était tenue de s’assurer que les renseignements recueillis et rapportés étaient exacts et dignes de foi. L’article 24 de la LSCMLC l’oblige à prendre toutes les mesures nécessaires pour vérifier que tous les renseignements concernant un détenu, et par extension, M. Hermiz, le soient aussi. Elle s’est fiée uniquement à ce que M. Bolan lui a raconté, sans vraiment chercher à confirmer son histoire par d’autres moyens. Lorsqu’elle l’a transmise à M. Al‑Baghdadi, elle devait savoir que cette information aurait des effets concrets.

 

[78]                Dans les circonstances, elle aurait pu, comme l’a fait valoir M. Hermiz, prendre des mesures additionnelles raisonnables pour s’assurer que les renseignements étaient exacts. Elle aurait pu, par exemple :

a.                   téléphoner à Mme Bolan afin de déterminer si sa version des faits concordait avec celle de son époux;

b.                  vérifier le registre téléphonique pour savoir à quelle date M. Bolan avait parlé à son épouse;

c.                   vérifier si le signalement des individus qui s’étaient prétendument rendus chez Mme Bolan correspondait à celui de M. Hermiz;

d.                  vérifier si l’un des détenus présentait une blessure compatible avec le récit de M. Bolan. La preuve présentée au procès ne permet pas d’identifier un tel détenu (voir l’onglet 37 du recueil conjoint de documents);

e.                   relever les incohérences concernant le lieu et la date de l’agression à l’arme blanche dans le récit de M. Bolan.

 

[79]                Rien de tout cela n’a été fait, seule la version de M. Bolan a été communiquée à M. Al‑Baghdadi qui n’a agi que sur la foi des renseignements que Mme Goldthorp lui avait fournis. Il a peut‑être cru que ces renseignements étaient fiables, mais il est évident qu’aucun effort n’a été fait pour en vérifier l’exactitude lorsque la suspension de la semi‑liberté de M. Hermiz a été décidée.

 

[80]                Comme M. Al‑Baghdadi n’a agi que sur la foi des renseignements transmis par Mme Goldthorp, on ne peut pas dire qu’il ait tenu compte de tous les éléments raisonnables. Il a bien téléphoné à Mme Bolan pour obtenir sa version des faits, mais il a conclu, sans essayer de le confirmer, qu’elle se rétractait. Comme nous l’avons déjà mentionné, les renseignements qu’elle lui a fournis étaient très différents des faits rapportés par Mme Goldthorp.

 

[81]                Un examen postérieur à la suspension s’est tenu en présence de M. Hermiz au Centre correctionnel Maplehurst, où ce dernier avait été placé depuis cette mesure. Bien qu’il ait nié catégoriquement avoir été mêlé à l’incident concernant M. Bolan et son épouse, l’agent de libération conditionnelle n’a pas accepté sa version des faits. M. Hermiz a demandé à M. Al‑Baghdadi de vérifier le registre de la maison de transition, mais ce dernier ne l’a pas fait. Il aurait été raisonnable de sa part d’effectuer au moins cette vérification.

 

[82]                M. Schiller s’est appuyé sur l’interprétation des événements de M. Al‑Baghdadi et les renseignements qu’il lui a fournis pour suspendre la semi‑liberté de M. Hermiz.

 

[83]                Dans l’ensemble, la conduite de MM. Al‑Baghdadi et Schiller remplit ici la deuxième condition de la faute dans l’exercice d’une charge publique.

 

[84]                Le troisième facteur est plus problématique. Comme nous l’avons vu précédemment, j’ai conclu, eu égard à la preuve, que ni M. Al‑Baghdadi ni M. Schiller n’avaient agi de façon malveillante. Ils croyaient protéger le public et s’acquitter de leurs fonctions. Le fait qu’ils n’aient pas pris de mesures additionnelles pour corroborer l’histoire de M. Bolan n’équivaut pas à de la malveillance. Cependant, le troisième facteur s’applique également à la situation où un défendeur agit contre les intérêts d’un demandeur en sachant que sa conduite est illégitime.

 

[85]                Le juge Iacobucci, s’exprimant au de la Cour suprême, déclarait à ce sujet dans l’arrêt Odhavji :

23        [...] Premièrement, le fonctionnaire public doit avoir agi en cette qualité de manière illégitime et délibérée. Deuxièmement, le fonctionnaire public doit avoir été conscient du caractère non seulement illégitime de sa conduite, mais aussi de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur. C’est la manière dont le demandeur prouve les éléments propres au délit qui permet de distinguer les formes que prend la faute dans l’exercice d’une charge publique. Dans la catégorie B, le demandeur doit établir l’existence indépendante des deux éléments constituant le délit. Dans la catégorie A, le fait que le fonctionnaire public ait agi expressément dans l’intention de léser le demandeur suffit pour établir l’existence de chaque élément du délit, étant donné qu’un fonctionnaire public n’est pas habilité à exercer ses pouvoirs à une fin irrégulière, comme le fait de causer délibérément préjudice à un membre du public. Dans les deux cas, le délit se caractérise par une insouciance délibérée à l’égard d’une fonction officielle conjuguée au fait de savoir que l’inconduite sera vraisemblablement préjudiciable au demandeur.

 

[...]

 

26        [...] la faute commise dans l’exercice d’une charge publique ne concerne pas le fonctionnaire public qui, par négligence ou inadvertance, omet de s’acquitter convenablement des obligations propres à ses fonctions : voir Three Rivers, p. 1273, lord Millett. [Pour la citation complète : Three Rivers District Council v. Bank of England (No. 3), [2000] 2 W.L.R. 1220.] N’est pas non plus visé le fonctionnaire public se trouvant dans la même situation en raison de contraintes budgétaires ou d’autres facteurs hors de son contrôle. Le fonctionnaire qui ne peut s’acquitter convenablement de ses fonctions en raison de contraintes budgétaires ne fait pas preuve d’insouciance délibérée à l’égard de ses fonctions. Le délit ne vise pas le fonctionnaire public qui est incapable de s’acquitter de ses obligations en raison de facteurs hors de sa volonté, mais plutôt celui qui pouvait s’en acquitter, mais qui a délibérément choisi d’agir autrement.

 

[...]

 

28        Sur le plan des principes, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de restreindre davantage la portée du délit. L’exigence selon laquelle le défendeur doit avoir eu connaissance du caractère illégitime de sa conduite reflète le principe bien établi voulant que la faute dans l’exercice d’une charge publique nécessite un élément de « mauvaise foi » ou de « malhonnêteté ». En démocratie, les fonctionnaires publics doivent conserver le pouvoir de prendre des décisions qui, le cas échéant, vont à l’encontre des intérêts de certains citoyens. La connaissance du préjudice ne permet donc pas de conclure que le défendeur a agi de mauvaise foi ou de façon malhonnête. Un fonctionnaire public peut de bonne foi rendre une décision qu’il sait être préjudiciable aux intérêts de certains membres du public. Pour qu’une conduite soit visée par le délit, le fonctionnaire doit agir délibérément d’une manière qu’il sait incompatible avec les obligations propres à ses fonctions.

 

29.       L’exigence portant que le défendeur doit avoir su que sa conduite illégitime causerait un préjudice au demandeur restreint davantage la portée du délit. L’insouciance flagrante à l’égard d’une fonction officielle n’emporte pas responsabilité; seul le fonctionnaire public qui, en plus, fait sciemment preuve d’insouciance devant les intérêts de ceux qui seront touchés par l’inconduite en question verra sa responsabilité retenue. Cette exigence établit le lien requis entre les parties. Toute conduite illégitime s’inscrivant dans l’exercice des fonctions publiques constitue un méfait public, mais en l’absence d’une quelconque connaissance du préjudice, rien ne permet de conclure que le défendeur a manqué à une obligation à laquelle il est tenu envers le demandeur individuellement. Et sans manquement par le défendeur à une obligation qui lui incombe à l’endroit du demandeur, il ne peut y avoir de responsabilité délictuelle.

 

30.       En résumé, j’estime que l’objet fondamental du délit est de protéger ce à quoi s’attendent raisonnablement les citoyens, savoir qu’un fonctionnaire public ne causera pas intentionnellement préjudice à un membre du public par une conduite illégitime et délibérée dans l’exercice de ses fonctions publiques [...]

 

[86]                La conduite des agents de SCC ne satisfait pas au volet du critère relatif à la malveillance, mais correspond‑elle à la catégorie B décrite dans l’extrait précédent de l’arrêt Odhavji? M. Hermiz soutient que c’est le cas, autrement dit que les agents de SCC savaient qu’ils causaient un préjudice et qu’ils ont volontairement ignoré l’obligation prévue à l’article 24 de prendre toutes les mesures nécessaires pour s’assurer que les renseignements pris en compte étaient « [...] dans la mesure du possible [...] à jour, exacts et complets ». Il est manifeste qu’ils n’ont pas pris toutes les mesures requises pour vérifier l’exactitude des allégations portées contre M. Hermiz, et qu’ils disposaient de versions contradictoires des événements. Il est vrai qu’ils avaient une obligation à l’endroit de M. Hermiz, mais ils étaient aussi tenus de protéger le public.

 

[87]                M. Hermiz cite plusieurs décisions pour appuyer l’argument voulant qu’une conduite similaire à celle dont il est ici question remplisse les conditions requises pour établir une faute dans l’exercice d’une charge publique. Dans Alberta (Minister of Public Works, Supply and Services) c. Nilsson, [1999] A.J. 645 (Q.B.), ce délit est décrit en ces termes :

[traduction]

[107]    Comme nous l’avons déjà dit, le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique au Canada est fermement ancré dans le courant jurisprudentiel touchant la malveillance ciblée, pour lequel l’intention de porter préjudice fonde le délit, sans qu’aucun autre élément mental ne soit requis. Il existe un autre motif de responsabilité délictuelle. La décision majoritaire rendue dans Three Rivers, précitée, confirme qu’en plus de la malveillance ciblée, la responsabilité relative à la faute dans l’exercice d’une charge publique est établie lorsqu’il y a connaissance ou insouciance en ce qui a trait à la fois au pouvoir d’agir et au préjudice dont on sait (ou prévoit) qu’il résultera des actes illégaux. Cette proposition établit une distinction claire et fondamentale entre, d’une part, la négligence de fonctionnaires publics et, d’autre part, les abus de pouvoir, tout en permettant de faire relever du délit un comportement qui n’est peut‑être pas aussi ouvertement répréhensible que la malveillance ciblée, mais qui revient néanmoins à un abus de pouvoir. De tels abus surviennent lorsque des fonctionnaires zélés outrepassent leur pouvoir au nom de ce qu’ils perçoivent comme l’intérêt supérieur du public, sans tenir dûment compte des individus lésés en conséquence, ou lorsque des décisions exécutives contournent les règles, portent préjudice à certains et visent à éviter des conséquences indésirables sur le plan politique. Quels que soient les faits, la décision Three Rivers, précitée, élargit la portée du délit au‑delà de la malveillance ciblée tout en maintenant l’élément d’inconduite délibérée comme son fondement sous‑jacent.

 

[108]    Compte tenu de ce qui précède, le critère approprié en ce qui a trait à l’abus d’une charge publique au Canada peut être formulé comme suit :

 

Un fonctionnaire a‑t‑il fait preuve d’une inconduite délibérée? Celle‑ci s’établit en prouvant :

 

1.         un acte illégal intentionnel, renvoyant à

(i)         l’usage intentionnel d’un pouvoir législatif à des fins illégitimes;

(ii)        la conscience réelle que l’acte (ou l’omission) outrepasse le pouvoir législatif;

(iii)       une indifférence irresponsable ou un aveuglement volontaire quant à l’absence de fondement législatif de l’acte;

 

2.         l’intention de nuire à un individu ou à un groupe d’individus, démontrée par :

(i)         l’intention réelle de porter préjudice;

(ii)        la conscience réelle qu’un préjudice en résultera;

(iii)       une indifférence irresponsable ou un aveuglement volontaire quant au préjudice prévisible.

[Non souligné dans l’original.]

 

[88]                Compte tenu de la preuve, j’estime que les agents de SCC ont fait preuve d’excès de zèle en réagissant au récit de M. Bolan d’une manière qui a causé un préjudice à M. Hermiz. Comme nous l’avons mentionné précédemment, ces agents auraient pu et auraient dû prendre des mesures additionnelles pour confirmer la véracité des allégations portées contre M. Hermiz. Cependant, ils n’avaient pas réellement l’intention de lui nuire, mais savaient que leur décision lui occasionnerait un préjudice. D’après mon évaluation de leur comportement et de la preuve, ils n’ont pas fait montre d’indifférence irresponsable ou d’aveuglement volontaire quant à la situation de M. Hermiz. Ils croyaient honnêtement agir dans le meilleur intérêt de la société et pour la protection du public.

 

[89]                La Couronne soutient que les agents de SCC n’ont commis aucune faute. Pour les motifs énoncés, je souscris à cette position. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner les autres facteurs liés au délit de faute dans l’exercice d’une charge publique.

 

Détention arbitraire

[90]           M. Hermiz invoque comme autre cause d’action le délit intentionnel de détention arbitraire. Il soutient qu’en suspendant indûment sa semi‑liberté, on l’a soumis à une détention arbitraire. Ce délit intentionnel comporte trois éléments fondamentaux : 1) il y a restriction de mouvement; 2) cette restriction s’exerce contre la volonté de l’intéressé; 3) le défendeur a intentionnellement imposé l’emprisonnement. Ce délit suppose par ailleurs un transfert de fardeau. Ainsi, une fois que le demandeur aura prouvé qu’une restriction de mouvement lui a été imposée intentionnellement et contre son gré, il incombera alors au défendeur de justifier ses actes [voir, par exemple, Kovacs c. Ontario Jockey Club, (1995), 126 D.L.R. (4th) 576 (D.G. Ont.), et Ernst c. Quinonez, [2003] O.J. no 3781].

 

[91]           L’arrêt Frey c. Fedoruk, [1950] R.C.S. 517, donne la description suivante du délit, laquelle est tirée de l’ouvrage Halsbury’s :

[traduction

L’élément essentiel de l’action pour emprisonnement arbitraire est le simple fait d’être emprisonné; point n’est besoin que le demandeur prouve que l’emprisonnement était illégal ou fait avec malveillance, mais il établit une preuve prima facie s’il prouve qu’il a été emprisonné par le défendeur; il incombe ensuite à ce dernier de justifier sa conduite.

 

[Halsbury’s Laws of England, 2e éd.. vol. 33, p. 38]

 

[92]           En l’espèce, les mouvements de M. Hermiz ont manifestement été restreints du fait de la suspension de sa semi‑liberté. De plus, cette restriction allait à l’encontre de sa volonté puisqu’il niait toute implication dans l’incident Bolan. La Couronne reconnaît d’ailleurs que la suspension de sa libération conditionnelle de jour a [traduction] « entravé la liberté » de M. Hermiz. L’emprisonnement était également intentionnel. La Couronne soutient toutefois que l’entrave à cette liberté était conforme au droit et aux politiques et qu’elle résultait de l’exercice adéquat du pouvoir discrétionnaire des agents de libération conditionnelle.

 

[93]           Encore une fois, cette question revient à examiner l’intention des agents de libération conditionnelle, et à se demander si la suspension de la semi‑liberté était justifiée en droit. Les excès de zèle de fonctionnaires qui croient honnêtement protéger le public constituent‑ils une justification suffisante de la détention arbitraire? Compte tenu de mon interprétation de la preuve, je ne le pense pas. Bien qu’ils aient cru agir dans l’intérêt supérieur du public, les agents de libération conditionnelle ne se sont pas acquittés de leur fardeau, car ils n’ont pas étudié l’incident plus sérieusement, par exemple en vérifiant le registre ou en prenant des mesures moins restrictives en attendant qu’une enquête plus exhaustive soit complétée.

 

[94]           M. Hermiz a donc droit à des dommages‑intérêts pour détention arbitraire. Nous reviendrons plus loin sur ces dommages‑intérêts.

 

Négligence

[95]           La troisième cause d’action invoquée par M. Hermiz est la négligence dont ont fait preuve les agents de SCC dans leur enquête. Même si l’analyse touchant la détention arbitraire est erronée, M. Hermiz a droit, à mon avis, à des dommages‑intérêts pour négligence dans la conduite d’une enquête.

 

[96]           Dans ses observations écrites, la Couronne soutient que les actes négligents ne se rapportent qu’aux enquêtes effectuées par l’ARS et les agents de libération conditionnelle, ou aux décisions qui en découlent. Comme nous l’avons déjà noté, l’arrêt Hill fournit des indications quant à l’obligation à laquelle sont soumis les policiers, lesquelles peuvent s’appliquer par analogie aux agents de SCC. La Cour suprême a dit dans cet arrêt : « Comme les autres professionnels, le policier peut exercer son pouvoir discrétionnaire comme il le juge opportun, à condition de respecter les limites de la raisonnabilité » [paragraphe 73].

 

[97]           La Couronne s’appuie sur la décision Turner c. Halifax (Regional Municipality), 2009 NSCA 106, pour faire valoir en substance que les tribunaux doivent rester circonspects avant de conclure à la négligence des agents de libération conditionnelle qui exercent leur pouvoir discrétionnaire pour la protection de la société et disposent de renseignements incomplets et contradictoires. La décision Turner concernait une requête en jugement sommaire ayant abouti au rejet d’une action pour supervision négligente de la libération conditionnelle. En bref, la police enquêtait sur trois incidents d’agression sur des femmes. Ces agressions étaient apparemment le fait d’un individu qui essayait de convaincre ses victimes qu’elles avaient besoin de faire réparer leur automobile. La police recherchait un suspect ayant des compétences en mécanique. Un agent de libération conditionnelle a fait savoir à la police que M. Turner avait proposé de réparer une voiture, mais qu’il ne l’avait pas encore fait. La police l’a arrêté et l’a accusé des agressions. L’histoire s’est avérée inexacte, M. Turner a été exonéré et les accusations ont été retirées. Sa semi‑liberté a été rétablie. La seule prétention était que SCC avait [traduction] « fait preuve de négligence dans la surveillance de sa semi‑liberté ».

 

[98]           Le juge siégeant en chambre a déterminé que l’action n’avait aucune chance réaliste de succès et l’a rejetée. S’appuyant sur la décision célèbre Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728, il a conclu que M. Turner ne pouvait invoquer aucune obligation de diligence. Il a estimé subsidiairement que même si cette obligation existait, aucun fondement factuel n’autorisait à affirmer que SCC l’avait violée et avait causé un préjudice à M. Turner. La Cour d’appel de Nouvelle‑Écosse a rejeté l’appel sur la base du motif subsidiaire du juge siégeant en chambre selon lequel aucun devoir de diligence n’avait été enfreint. Les deux cours ont estimé que SCC avait fait exactement ce que la loi lui imposait de faire. La semi‑liberté n’a été suspendue qu’après le dépôt des accusations; SCC a effectué une enquête et déterminé que les renseignements concernant M. Turner étaient inexacts. Le Service a donc rencontré les procureurs pour leur faire part de ses conclusions, à la suite de quoi la semi‑liberté a été rétablie immédiatement. Ces faits et conclusions diffèrent de ceux qui nous concernent, puisque SCC avait mené une enquête pour établir la véracité des renseignements concernant M. Turner. La suspension de la semi‑liberté ne résultait pas d’une décision de l’agent de libération conditionnelle, mais plutôt du dépôt des accusations par la police. En l’espèce, une enquête, au mieux superficielle, a eu lieu, mais aucune mesure réelle n’a été prise pour élucider le rôle de M. Hermiz dans l’incident rapporté par M. Bolan.

 

[99]           La question se pose donc de savoir si les agents de SCC ont exercé leur pouvoir discrétionnaire de manière raisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances. Comme je l’ai déjà indiqué, mon évaluation de la preuve et du comportement des témoins m’amène à conclure qu’ils ont fait preuve d’excès de zèle en tenant pour avéré le récit non corroboré de M. Bolan sans chercher raisonnablement à s’informer et à déterminer le rôle de M. Hermiz dans l’incident. Rien n’indiquait que M. Hermiz se soit rendu chez Mme Bolan, la preuve semblait d’ailleurs l’exonérer si cette visite a bien eu lieu trois mois avant que M. Bolan ait été poignardé.

 

[100]       Notons que la CLCC avait accordé une libération conditionnelle de jour à M. Hermiz à l’issue d’un examen approfondi et après avoir conclu qu’il représentait un risque contrôlable. La quantité importante de notes et de documents émanant de Fenbrook et de M. Al‑Baghdadi, reproduits plus haut, suggère également que M. Hermiz ne posait pas de danger.

 

[101]       Il incombe à la CLCC de procéder à un examen pour déterminer si les détenus se sont suffisamment réadaptés pour être placés en semi‑liberté. C’est ce qu’elle a fait en l’occurrence avant de conclure que M. Hermiz représentait un risque acceptable. La CLCC a posé des questions pointues aux agents de libération conditionnelle et, à l’audience concernant la révocation de la suspension de la semi‑liberté, n’était pas convaincue qu’il existait des motifs suffisants pour justifier la mesure en premier lieu. Bien que sa décision ne soit pas contraignante en l’espèce, elle possède néanmoins une certaine valeur probante, car les cours de justice font preuve de déférence à l’égard des aux tribunaux spécialisés qui agissent dans le cadre de leurs compétences.

 

[102]       La Couronne a longuement fait valoir que les décisions de la CLCC n’étaient pas pertinentes et qu’elles ne méritaient que peu de poids. Cependant, cette observation passe à côté de l’essentiel. Voici la conclusion de la CLCC :

[traduction] La Commission a donc décidé, en l’absence de renseignements fiables et convaincants concernant les allégations ayant mené à votre suspension, que la menace de récidive n’est pas devenue excessive et que le risque que vous représentez dans la collectivité reste contrôlable. C’est pourquoi la suspension de votre semi‑liberté est annulée.

 

[103]       La Couronne soutient que la décision par laquelle la CLCC a rétabli la semi‑liberté de M. Hermiz n’est pas admissible, et que même si elle l’était, elle ne devrait recevoir qu’un poids négligeable, voire aucun. Elle prétend que cette décision ne prouve aucun des arguments sur lesquels elle repose, et qu’en particulier, elle ne démontre aucun des éléments constitutifs des délits allégués par M. Hermiz. La Couronne ajoute que la décision n’aborde pas la conduite des agents de libération conditionnelle, ni le processus d’enquête ou la raisonnabilité de la suspension. Cependant, l’examen des dossiers et des notes produites indique que la preuve sur laquelle les agents de libération conditionnelle se sont fondés n’était ni fiable ni convaincante. J’arrive à la même conclusion que la CLCC, eu égard à la preuve.

 

[104]       La Couronne soutient par ailleurs que les parties qui ont comparu devant la CLCC n’étaient pas les mêmes; des éléments de preuve additionnels ont été examinés; la CLCC se préoccupe de [traduction] « l’évaluation du risque », et non des délits dont il est question en l’espèce; le pouvoir discrétionnaire exercé par la Commission n’est pas non plus du même ordre.

 

[105]       C’est oublier que la CLCC a spécifiquement demandé des renseignements aux agents de libération conditionnelle et qu’elle leur a posé des questions pointues concernant la suspension. M. Al‑Baghdadi a soumis des renseignements à l’examen de la CLCC dans le cadre de l’audience qui s’est déroulée devant elle.

 

[106]       Comme je l’ai conclu, et comme le faisait observer la CLCC, la preuve sur laquelle les agents de libération conditionnelle se sont fondés n’était ni fiable ni convaincante. La décision de la CLCC est donc admissible et devrait recevoir un certain poids, bien qu’en définitive elle ne soit pas déterminante au regard des questions qui nous occupent.

 

[107]       D’autres mesures auraient pu et auraient dû être prises avant de suspendre précipitamment la semi‑liberté. Les agents de libération conditionnelle avaient un rapport assez direct avec M. Hermiz. Ils n’ont pas fait les démarches qui étaient aisément à leur portée, et ont donc fait preuve de négligence dans l’exercice de leurs fonctions. La malveillance n’est pas requise pour établir ce délit; le fait que les agents de libération conditionnelle croyaient agir pour la protection de la société n’excuse pas leur négligence. Les diverses mesures qui auraient pu être prises ont été évoquées plus haut. Qu’il suffise de dire que la conduite de ces agents ne satisfait pas à la norme de la raisonnabilité eu égard à l’ensemble de la preuve.

 

Dommages‑intérêts

[108]       Enfin, en ce qui concerne les dommages‑intérêts, la preuve produite au procès a permis d’établir que M. Hermiz a trouvé un emploi rémunéré après sa remise en liberté, et que son salaire horaire s’élevait à 21,50 $. Il a été emprisonné pendant 83 jours, suivant la méthode standard de calcul des peines employée par SCC, où la moindre partie de la journée passée en détention est comptée comme un jour entier. Si l’on se base sur une journée normale de huit heures, cela donne un salaire brut de 14 276 $. Toutefois, ce calcul n’est valable que si M. Hermiz avait obtenu l’emploi en question l’été précédant la suspension de sa semi‑liberté. La question de savoir s’il l’aurait décroché si sa semi‑liberté n’avait pas été suspendue relève de la conjecture.

 

[109]       Il appert du dossier que M. Hermiz occupait un emploi dont le salaire horaire était inférieur à 21,50 $, sans que la preuve précise le taux exact. Quoi qu’il en soit, la Cour doit envisager une réparation appropriée pour la détention arbitraire ou, subsidiairement, la négligence. M. Hermiz n’a pas droit à une double réparation relativement aux deux causes d’action, et il s’agit de toute façon d’actions subsidiaires.

 

[110]       L’ouvrage McGregor on Damages (17e éd., Sweet & Maxwell, 2003) contient une analyse utile des dommages‑intérêts liés à la détention arbitraire; l’auteur fait remarquer :

[traduction] Nous disposons de peu de détails sur la manière de calculer les dommages‑intérêts liés à une détention arbitraire : en règle générale, il ne s’agit pas d’une perte pécuniaire, mais d’une perte de dignité et autres considérations de ce genre, qui est laissée à la discrétion du juge ou du jury. Les principales catégories de dommages concernent semble‑t‑il l’entrave à la liberté, c’est‑à‑dire la perte de temps principalement envisagée selon une perspective non pécuniaire, et les préjudices émotionnels avec les pertes de statut social et les atteintes à la réputation qui les accompagnent. [page 1396]

 

[111]       L’avocat de M. Hermiz a soumis à la Cour plusieurs décisions où des dommages‑intérêts ont été accordés pour détention arbitraire, entre autres à cause du temps passé sous garde ou pour des raisons de souffrance mentale ou d’humiliation. Par exemple, dans Klein c. Seiferling, [1999] 10 W.W.R. 554, 179 Sask R. 161 (Q.B.), la Cour a résumé en ces termes la question des dommages‑intérêts pour détention arbitraire :

[traduction

51.       La nature et la portée des dommages‑intérêts découlant d’une détention arbitraire ou d’une poursuite malveillante sont bien établies. Lorsque la détention arbitraire est démontrée, le demandeur a droit à des dommages‑intérêts pour interruption des activités, souffrances corporelles et mentales, atteinte à sa réputation et à sa dignité, ce qui comprend les frais engagés pour recouvrer la liberté [...] [renvois omis]

 

[112]       Dans Klein, les quatre demandeurs ont obtenu des dommages‑intérêts généraux allant de 25 000 $ à 50 000 $ relativement à diverses réclamations incluant la perte de liberté (environ quinze jours), la séquestration, la souffrance morale, l’humiliation, la perte de réputation et le stress, plus des dommages‑intérêts pécuniaires pour perte de revenus et frais juridiques liés aux demandes de cautionnement [paragraphes 73 à 78].

 

[113]       Dans Kalsi c. Greater Vancouver Associate Stores Ltd., 2009 BCSC 287, le demandeur a reçu 6 500 $ en [traduction] « dommages‑intérêts symboliques » pour avoir été détenu pendant quatre heures à la suite d’un prétendu incident de vol à l’étalage.

 

[114]       Dans Parsons c. Niagara (Regional Municipality) Police Services Board, [2009] O.J. no 2718, l’un des demandeurs, qui était connu de la police et soupçonné de tremper dans des activités de gang et le trafic de drogue, a reçu 7 000 $ pour avoir été arrêté illégalement et emprisonné dans des conditions de promiscuité pendant cinq jours. Il s’est vu accorder d’autres dommages‑intérêts substantiels, notamment pour perte de revenus. L’avocat de M. Hermiz fait valoir que, pour autant que l’on puisse s’inspirer de cette dernière décision, la Cour a accordé dans Parsons 1 400 $ par jour, ce qui donnerait en l’espèce une somme de 116 200 $ pour 83 jours. Cependant, cette conclusion est trop simpliste. Les dommages‑intérêts doivent être envisagés à la lumière de l’ensemble des circonstances.

 

[115]       Aucune décision relative aux dommages‑intérêts n’est directement pertinente puisque chaque affaire dépend des faits. Ces décisions n’offrent donc que des indications générales. Les dommages‑intérêts de ce type sont fondamentalement discrétionnaires, quoiqu’on puisse tenir compte de la situation des personnes injustement emprisonnées, notamment pour ce qui est de la perte de revenus et de liberté.

 

[116]       La Couronne soutient que, si la Cour conclu à la responsabilité de SCC, les dommages‑intérêts doivent être calculés conformément aux principes énoncés dans Lebar c. Canada (C.A.F.), [1988] A.C.F. no 940. Dans cette affaire, un détenu qui aurait dû être libéré 43 jours plus tôt réclamait des dommages‑intérêts pour emprisonnement illégal. Il s’est vu accorder 430 $ de dommages‑intérêts généraux et 10 000 $ de dommages‑intérêts punitifs. La Cour d’appel fédérale a refusé de revoir l’évaluation des dommages effectuée par le juge du procès. Le demandeur aurait dû être libéré le 14 août 1982, compte tenu de l’issue d’une décision rendue par la Cour suprême du Canada, mais ne l’a été que le 22 septembre. Le juge du procès, Francis Muldoon, a conclu que le demandeur avait été illégalement emprisonné et a déclaré : « De ce retard énorme et inexpliqué, on ne peut conclure qu’à la négligence et au mépris intentionnel ou injustifié du droit du demandeur à la liberté. Telle est la conclusion de la Cour. » La Cour n’a pas conclu à la malveillance.

 

[117]       S’agissant de déterminer le montant des dommages‑intérêts généraux, le juge Muldoon déclarait ce qui suit dans un passage coloré :

Ce qui précède explique pourquoi les dommages‑intérêts accordés dans la jurisprudence citée par l’avocat du demandeur sont plus élevés que ceux auxquels il peut prétendre en l’espèce. Celui qui, jouissant de la pleine capacité juridique, ne se comporte pas de façon à conserver sa liberté, mais s’en prend continuellement aux autres par des agissements criminels est l’artisan de la dévaluation de sa propre liberté. Il ne saurait raisonnablement exiger du peuple et du gouvernement canadiens qu’ils lui payent princièrement la liberté qu’il a constamment sous‑évaluée et gaspillée. Le demandeur a presque toujours été une charge pour les contribuables canadiens, et il cherche à leur imposer le prix de la perte, pendant 43 jours, de la liberté qu’il a si peu respectée. En effet, si on peut attribuer une valeur monétaire à ce qu’il a reçu, il est presque certain que le demandeur doive aux Canadiens, qu’il a escroqués et volés, plus qu’il ne peut payer aux titres du logement et de la nourriture, du fardeau social et de l’inconduite criminelle. À cet égard, on peut se demander pourquoi la défenderesse n’a pas demandé qu’il y ait compensation.

 

Comment doit‑on indemniser le demandeur de la liberté qu’il a sous‑évaluée et gaspillée? Il ressort de ses antécédents et de son inconduite ultérieure que, laissé à lui‑même le 10 août 1982, il aurait pu s’attirer des ennuis pendant les 43 jours qui suivirent. Bien sûr, il aurait pu (mais pour combien de temps?) respirer l’air exquis de la liberté, et, peut‑on soutenir, trouver un emploi régulier. Cela compte, mais dans le cas particulier du demandeur, cela ne compte pas beaucoup.

 

[118]       Pour parvenir à des dommages‑intérêts généraux de 430 $, le juge Muldoon a pris en compte le fait que le demandeur avait été incarcéré pendant vingt ans, et a supposé qu’il gagnait 10 $ par jour lorsqu’il était détenu. Il fait remarquer : « On ne saurait raisonnablement s’attendre à ce que les contribuables canadiens payent plus de 10 $ en dommages‑intérêts généraux pour la liberté que M. Lebar lui‑même a si manifestement méprisée tant avant qu’après le 10 août 1982 ». Bien qu’ils nous offrent quelques indications, les faits de la décision Lebar sont bien différents de ceux qui nous concernent.

 

[119]       Les dommages‑intérêts généraux visent surtout à compenser les pertes liées à la douleur, à la souffrance et autres préjudices de ce genre, alors que les dommages‑intérêts punitifs visent à punir ou à dissuader [voir Rookes c. Barnard, [1964] 1 All E. R. 367, à la page 407]. Des dommages exemplaires de 10 000 $ ont été accordés dans Lebar parce que la Couronne a fait preuve de « négligence et [d’un] mépris intentionnel ou injustifié du droit du demandeur à la liberté ». Ce raisonnement ne s’applique pas ici. Comme je l’ai déjà mentionné, les agents de SCC n’ont pas agi avec malveillance ni avec un mépris complet pour les droits de M. Hermiz. Même s’il a été établi, eu égard à l’ensemble des circonstances, qu’ils ont été négligents, cela ne justifie pas l’octroi de dommages‑intérêts punitifs.

 

[120]       En l’espèce, M. Hermiz a été emprisonné illégalement pendant 83 jours. Compte tenu de la preuve, il ne fait aucun doute qu’il aurait touché un revenu puisqu’il a cherché et trouvé en emploi rémunéré après sa première libération, et qu’il en a trouvé un autre presque immédiatement après sa deuxième remise en liberté, moyennant un salaire horaire de 21,50 $. De plus, il a été incarcéré pendant l’essentiel de ces 83 jours au pénitencier Kingston, une prison à sécurité maximale abritant des détenus qui représenteraient un risque dans d’autres établissements compte tenu de la nature de leurs crimes. Cependant, la perte de réputation et l’humiliation n’ont pas une grande portée dans l’évaluation des dommages‑intérêts en l’espèce. À mon avis, M. Hermiz a donc droit à des dommages‑intérêts s’élevant à 20 000 $. Ce montant repose sur l’hypothèse suivant laquelle il aurait probablement gagné un salaire raisonnable d’environ 14 000 $ durant cette période. Par ailleurs, eu égard aux dommages‑intérêts généralement accordés en cas de détention arbitraire, comme nous l’avons vu dans les décisions Klein, Kalsi et Parsons, j’estime que 6 000 $ représente une réparation convenable.

 

[121]       Des dommages‑intérêts ont également été réclamés pour atteinte aux droits protégés par la Charte. Nonobstant l’argument de l’avocat de M. Hermiz, je ne suis pas convaincu qu’en l’espèce l’atteinte à ces droits soit suffisante pour justifier l’octroi de dommages.

 

Conclusion

[122]       La Couronne a fait valoir que si la Cour concluait à la responsabilité des agents de SCC, cela irait à l’encontre de [traduction] « la volonté du législateur et ouvrirait la porte à d’autres décisions contraires à la sécurité du public ». C’est là exagérer la portée de la présente affaire. Celle‑ci ne déclenchera pas une avalanche de poursuites. Les actions de ce genre reposent sur des faits spécifiques et sur la preuve produite au procès. La preuve soumise en l’espèce étaye les conclusions auxquelles nous sommes parvenus. La volonté du législateur est en fait respectée puisque la norme de la raisonnabilité énoncée dans l’arrêt Hill et le devoir imposé par l’article 24 de la LSCMLC sont au cœur des obligations qui incombent aux agents de SCC.

 

[123]       En définitive, des dommages‑intérêts généraux de 20 000 $, plus les intérêts accumulés, seront adjugés à M. Hermiz. Celui‑ci a également droit aux dépens de la présente instance. Son avocat a réclamé des dépens raisonnablement compris entre 15 000 $ et 20 000 $. Comme la Couronne n’a pas présenté d’observations à ce sujet, aucune ordonnance ne sera rendue sur les dépens pour le moment. Si les parties ne sont pas en mesure de s’entendre sur la question, elles pourront soumettre des observations écrites ne dépassant pas trois pages à double interligne dans les quinze jours suivant la date de la présente décision.

 


ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

 

1.                  Le défendeur verse au demandeur des dommages‑intérêts généraux de 20 000 $, plus les intérêts.

 

2.                  Le demandeur a droit à ses dépens dans la présente action.

 

3.                  Au cas où elles ne parviendraient pas à s’entendre sur le montant des dépens, les parties pourront soumettre à la Cour leurs observations écrites qui devront se limiter à trois pages à double interligne dans les quinze jours de la date de la présente ordonnance.

 

 

« Kevin R. Aalto »

Protonotaire

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T‑828‑09

 

 

INTITULÉ :                                                  IMAD HERMIZ c.
SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 25 octobre 2011

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :             LE PROTONOTAIRE AALTO

 

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 19 mars 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

John Hill

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Shain Widdifield

Laura Tausky

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John Hill

Avocat

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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