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Date : 20130417

Dossier : IMM‑4049‑12

Référence : 2013 CF 385

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 avril 2013

En présence de monsieur le juge Scott

 

 

ENTRE :

 

KEITUMETSE ISRAEL, IKOKETSENG ISRAEL, FERGUSON ISRAEL et PEARL MICHELLE ISRAEL

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

        MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Introduction

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 10 avril 2012 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté les demandes formées par Keitumetse Israel (Mme Israel), Ikoketseng Israel (M. Israel), Ferguson Israel et Pearl Michelle Israel (les demandeurs mineurs) sous le régime de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

 

[2]               Pour les motifs dont l’exposé suit, la Cour accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

 

II.        Les faits

 

[3]               Les demandeurs sont citoyens botswanais.

 

[4]               En 1999, Mme Israel a noué une liaison avec William Camm (M. Camm), dont s’est révélée peu après la propension à la violence.

 

[5]               En 2000, M. Camm a exprimé à Mme Israel le désir d’avoir un enfant. Celle‑ci lui a opposé un refus parce qu’elle prévoyait de poursuivre ses études. Monsieur Camm l’a alors agressée sexuellement, en conséquence de quoi elle a conçu la demanderesse mineure Pearl Michelle. Monsieur Camm a abandonné Mme Israel après qu’elle fut tombée enceinte et ne lui a fourni aucun soutien pécuniaire. Pearl Michelle est née le 31 août 2000. Monsieur Camm et Mme Israel n’ont plus eu aucun contact jusqu’en 2003.

 

[6]               Mme Israel a fait la connaissance de M. Israel en 2001 à l’établissement où elle étudiait.

 

[7]               En 2003, M. Camm a téléphoné à Mme Israel, affirmant qu’il souhaitait l’aider pécuniairement à élever Pearl Michelle. Madame Israel s’est alors rendue de Francistown à Lethakane, un village situé à 100 kilomètres où habitait M. Camm. Lorsqu’elle l’a rencontré chez lui, il lui a dit avoir appris qu’elle avait noué une nouvelle relation et il a exigé qu’elle quitte son compagnon parce que leur relation à eux n’avait jamais vraiment pris fin.

 

[8]               Lorsque Mme Israel lui a répondu que leur relation avait pris fin quand il était parti en 2000, M. Camm lui a donné des coups de poing et des coups de pied, et l’a étranglée avec une serviette. Elle a réussi à s’échapper et est allée signaler l’agression à un poste de police. Monsieur Camm a été arrêté et condamné à une amende de 50 pula (environ 6 $CAN).

 

[9]               En 2006, M. Camm a réussi à retrouver Mme Israel à l’hôpital où elle travaillait comme infirmière. Il lui a alors dit que ses parents étaient morts tous les deux, qu’il avait perdu son emploi, qu’il n’avait personne pour s’occuper de lui et qu’il voulait se remettre en ménage avec elle. Lorsque Mme Israel lui eut opposé un refus, expliquant qu’elle était heureuse avec son compagnon actuel, M. Camm a menacé de lui faire du mal, voire de la tuer, si elle le dénonçait à la police.

 

[10]           Effrayée, Mme Israel a fait semblant d’avoir besoin de temps pour réfléchir et a demandé une mutation d’urgence à un autre hôpital. Elle a obtenu sa mutation immédiatement et s’est installée à Palapye, à environ 300 kilomètres au sud de Francistown.

 

[11]           Madame Israel n’a plus revu M. Camm ni entendu parler de lui durant presque quatre ans. Le 7 mai 2007, elle a donné naissance au demandeur mineur, Ferguson, et elle a épousé M. Israel le 18 décembre 2010.

 

[12]           En septembre 2010, M. Camm a retrouvé la trace de Mme Israel, et il l’a menacée et physiquement agressée chez elle. Monsieur Israel était présent à ce moment, mais n’a pu maîtriser l’agresseur. Monsieur Camm a donné un mois à Mme Israel pour rompre avec son mari et lui revenir.

 

[13]           Ni Mme Israel ni son mari n’ont signalé l’agression aux autorités, estimant que cela ne ferait qu’empirer les choses.

 

[14]           Le 25 décembre 2010, M. Camm s’est de nouveau présenté chez Mme Israel, qui était dans son jardin arrière. Encore une fois, il a exigé qu’elle se remette en ménage avec lui et l’a agressée devant son refus. Monsieur Israel, ayant entendu les éclats de voix, est intervenu et s’est fait terrasser par l’agresseur.

 

[15]           Les demandeurs n’ont pas signalé non plus cet incident à la police. Madame Israel a pris un congé en raison du stress qu’elle subissait et a contacté une amie habitant au Canada, qui a accepté de l’héberger. Madame Israel a expliqué qu’elle savait qu’elle n’avait pas besoin d’un visa pour entrer au Canada et qu’elle voulait se réserver cette possibilité pour le cas où elle devrait quitter rapidement son pays.

 

[16]           Madame Israel est retournée au travail le 17 janvier 2011. Le surlendemain 19 janvier, M. Camm s’est de nouveau présenté chez le couple pour exiger le retour de Mme Israel. Il a alors donné des coups de poing à cette dernière et enlevé sa chemise pour l’étrangler. Monsieur Israel a physiquement riposté, mais a eu le dessous. Heureusement, un groupe d’hommes qui passait par là est intervenu, faisant fuir M. Camm.

 

[17]           Peu après cette nouvelle agression, soit le 24 janvier 2011, Mme Israel a pris l’avion pour Calgary. Elle a présenté une demande d’asile au Canada le 3 février de la même année. Monsieur Camm a continué à harceler M. Israel après le départ de la demanderesse. Monsieur Israel s’est enfui au Canada avec Pearl et Ferguson le 27 mars 2011, après que M. Camm eut essayé de le forcer par des menaces à révéler où se trouvait sa femme.

 

III.       La décision contestée

 

[18]           Le point décisif de la présente affaire était pour la SPR que Mme Israel n’ait pas réfuté la présomption de la protection de l’État botswanais.

 

[19]           La SPR est arrivée à cette conclusion après avoir pris en considération : 1) le fait que le Botswana est une démocratie multipartite depuis son indépendance, obtenue en 1996, et que ses forces de sécurité relèvent du pouvoir civil; 2) la propre expérience de Mme Israel sous le rapport de la protection de l’État au moment de l’agression de 2003; et 3) le fait qu’elle n’avait pas demandé cette protection après les agressions qui avaient suivi.

 

[20]           Selon la SPR, on ne peut déduire de l’insatisfaction de Mme Israel à l’égard de la sanction infligée à M. Camm après la première agression que la protection de l’État au Botswana était insuffisante. Il est à noter que la SPR a indiqué par erreur dans sa décision que M. Camm avait été condamné à une amende de 50 000 pula plutôt que de 50.

 

[21]           Pour ce qui concerne la répugnance de Mme Israel à demander la protection de l’État, la SPR a conclu au caractère inacceptable des motifs invoqués par elle (c’est‑à‑dire que cela ne ferait qu’alimenter la colère de M. Camm et qu’elle ne croyait pas pouvoir empêcher ainsi de nouvelles agressions, étant donné la manière dont la police avait réagi la première fois).

 

[22]           La SPR a fait observer que Mme Israel n’avait plus entendu parler de M. Camm durant trois ans après son arrestation, ce qui donnait à penser qu’une dénonciation n’aurait pas alimenté la colère de l’agresseur. En conséquence, elle a conclu que la crainte subjective de Mme Israel n’était pas étayée par la preuve objective.

 

[23]           Pour ce qui concerne l’argument de Mme Israel selon lequel l’intervention de la police n’aurait pas été plus efficace que lors de sa première plainte, la SPR a fait la remarque suivante : « Douter de l’efficacité de la protection offerte par l’État alors qu’on ne l’a pas vraiment testée ne réfute pas pour autant l’existence d’une présomption de protection étatique... » (Rio Ramirez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1214, paragraphe 28.)

 

[24]           Selon la SPR, Mme Israel n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour permettre de conclure que l’État ne l’aurait pas protégée. En fait, ajoutait le tribunal, l’expérience antérieure de Mme Israel donnait à penser le contraire. Pour ce qui concerne les éléments produits qui tendaient à établir que la violence familiale est considérée comme une question privée au Botswana et que les autorités refusent d’intervenir dans de tels cas, la SPR a conclu qu’ils n’étaient guère pertinents, étant donné qu’elle ne considérait pas la situation de Mme Israel comme une « affaire conjugale ».

 

[25]           Selon la SPR, « [p]eu importe que l’article 96 ou 97 soit appliqué, [s]a conclusion selon laquelle la protection de l’État serait offerte aux demandeurs [...] est fatale pour leurs demandes d’asile » (motifs de la SPR, paragraphe 42).

 

IV.       Les dispositions législatives applicables

 

[26]           L’article 96 et le paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, disposent :

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

 

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

V.        La question en litige et la norme de contrôle applicable

 

A.        La question en litige

 

                     La Commission s’est‑elle trompée en concluant que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de la protection de l’État?

 

B.        La norme de contrôle applicable

 

[27]           La norme de contrôle applicable à une conclusion relative à la protection de l’État est celle du caractère raisonnable; voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Flores Carillo, 2008 CAF 94, paragraphe 36; Morales Lozada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 397, paragraphe 17; et Trinidad Reyes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 926, paragraphe 14.

 

[28]           La cour appelée à contrôler une décision suivant la norme du caractère raisonnable doit se rappeler que ce caractère tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »; voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], paragraphe 47); et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, paragraphe 59.

 

VI.       Les thèses des parties

 

A.        La thèse de la demanderesse

 

[29]           Madame Israel soutient que la SPR a commis plusieurs erreurs donnant lieu à révision dans son analyse de la protection de l’État.

 

[30]           Premièrement, la SPR s’est trompée en concluant que l’État botswanais lui avait offert une protection suffisante lorsqu’elle avait signalé l’agression de 2003. Madame Israel a déclaré à l’audience de sa demande d’asile que sa sœur et elle‑même avaient toutes deux essayé sans succès d’obtenir copie des documents policiers relatifs à cette agression. Les policiers leur avaient répondu qu’ils ne savaient rien de la plainte de Mme Israel. Celle‑ci a expliqué dans son témoignage que, par conséquent, les policiers avaient dû lui mentir lorsqu’ils lui avaient dit que M. Camm avait été inculpé. La SPR, fait valoir Mme Israel, a commis une erreur susceptible de contrôle en ne mentionnant ou en n’analysant pas ces importants éléments de preuve qui entraient en contradiction avec ses conclusions.

 

[31]           La SPR a aussi commis une erreur, poursuit Mme Israel, en concluant que la police avait pris des mesures adéquates en réponse à sa plainte, au motif qu’elle a mal compris son témoignage à ce sujet. Contrairement à ce que la SPR a indiqué dans ses motifs, Mme Israel n’avait pas déclaré que M. Camm avait été traduit en justice ni qu’il avait été condamné à une amende de 50 000 pula. Elle avait plutôt expliqué que, lorsqu’elle avait téléphoné à la police, on lui avait dit que M. Camm avait reçu une amende de 50 pula en échange d’un aveu de culpabilité. Étant donné la différence importante entre ce qu’a compris la SPR et l’amende réellement prononcée aux dires de la police, l’appréciation du tribunal constitue selon Mme Israel une erreur susceptible de contrôle puisqu’elle joue un rôle essentiel dans son analyse de la protection de l’État (c’est‑à‑dire qu’elle devait répondre à la question de savoir si elle avait eu raison de ne pas demander la protection de l’État à la suite des agressions postérieures).

 

[32]           Madame Israel soutient qu’elle a produit à l’audience des éléments de preuve crédibles relatifs à des « personnes [s’étant trouvées] dans une situation semblable à la sienne » et que la SPR a commis une erreur en les écartant comme non crédibles sans aucune explication ni analyse. Invoquant Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 130 NR 236 (CAF) [Hilo], Mme Israel rappelle que la SPR est tenue d’expliquer ses conclusions sur la crédibilité en termes clairs et intelligibles.

 

[33]           Madame Israel conteste également la conclusion de la SPR selon laquelle la présente espèce ne serait pas une « affaire conjugale ». Elle soutient que la SPR est arrivée à l’idée que les violences subies par elle n’étaient pas de nature conjugale en concentrant à tort son attention sur l’état actuel de sa relation avec M. Camm. Cette conclusion a amené la SPR à attribuer peu de poids aux éléments de preuve établissant que les autorités botswanaises considèrent la « violence familiale » comme une affaire privée et refusent de s’en mêler. Madame Israel souligne que les violences dont elle a fait l’objet trouvent leur origine dans sa liaison avec M. Camm. Ce dernier s’est montré violent pendant leur cohabitation et il a continué à l’agresser ensuite en raison de son refus de renouer avec lui.

 

[34]           Enfin, Mme Israel soutient que la SPR n’aurait pas dû examiner de son propre point de vue, plutôt que de celui des autorités botswanaises, la question de savoir si elle était victime de violence familiale. Se fondant encore une fois sur l’arrêt Hilo, précité, elle rappelle que [TRADUCTION] « le tribunal, lorsqu’il est appelé à établir si le demandeur appartient à un groupe protégé selon la définition de l’alinéa 3(2)d) de la LIPR, doit examiner cette question du point de vue de l’agent de persécution et non de son propre point de vue » (mémoire de la demanderesse, paragraphe 21).

 

[35]           Madame Israel invoque en outre le paragraphe 80 de Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward], pour affirmer qu’elle appartient à un « groupe social » déterminé, au sens de cet arrêt de la Cour suprême, et que la SPR a omis d’en prendre acte ou d’apprécier sa demande d’asile sur cette base.

 

B.        La thèse du défendeur

 

[36]           Le défendeur soutient que la conclusion de la SPR sur la protection de l’État est raisonnable. On ne saurait imputer à erreur, à la SPR, de ne pas avoir pris en compte les éléments de preuve que Mme Israel avait produits afin d’établir que la police n’avait pas été en mesure de lui communiquer un document relatif à l’agression de 2003 huit ans après le fait. Toutes sortes de raisons peuvent expliquer l’incapacité de la police à trouver un document, poursuit le défendeur, et la SPR n’était aucunement tenue de prendre en considération la supposition de Mme Israel voulant que la police lui eût menti en 2003.

 

[37]           Le défendeur reconnaît que la SPR a noté incorrectement dans sa décision le montant de l’amende prononcée contre M. Camm pour l’agression de 2003, mais il soutient que l’examen de l’ensemble de la preuve produite montre qu’il ne s’agit là que d’une faute typographique et non d’une erreur décisive. La SPR savait que l’amende était minime et que Mme Israel la considérait comme beaucoup trop légère, affirme le défendeur. En supposant au contraire que l’erreur en question s’explique par une mauvaise interprétation de la preuve, elle n’est pas d’une gravité suffisante, selon le défendeur, pour commander la cassation de la décision attaquée.

 

[38]           Pour ce qui concerne le traitement par la SPR de la preuve produite par Mme Israel relativement à des personnes s’étant trouvées dans une situation semblable à la sienne au Botswana, le défendeur soutient que le fait pour la SPR de ne pas avoir effectué une analyse en profondeur ne signifie pas nécessairement qu’elle n’ait pas tenu compte de ces éléments. En outre, avance le défendeur, cette question ne jouait pas un rôle décisif dans l’analyse effectuée par la SPR de la protection de l’État, qui portait beaucoup plus sur [TRADUCTION] « le contexte des agressions, ainsi que sur l’expérience personnelle vécue par la [DP] lorsqu’elle a signalé [la première] agression et suivi les effets de sa dénonciation, et qu’une amende a été prononcée en conséquence » (mémoire complémentaire du demandeur, paragraphe 42).

 

[39]           Il apparaît à la lecture de l’ensemble de la décision de la SPR, poursuit le défendeur, que celle‑ci n’a pas jugé « semblables » les expériences d’autres personnes invoquées par Mme Israel parce qu’elles mettaient en jeu la violence familiale, alors que la SPR avait conclu que l’espèce n’était pas une affaire conjugale. Le défendeur soutient que cette conclusion était raisonnable et étayée par les faits. Premièrement, toutes les agressions sauf une ont été perpétrées au moins trois ans après la séparation de Mme Israel et de M. Camm. Deuxièmement, les agressions et les menaces n’étaient pas de nature privée : M. Camm a agressé et menacé non seulement Mme Israel, mais aussi son mari.

 

[40]           Enfin, le défendeur soutient que la SPR n’était pas tenue de se demander si les autorités botswanaises considéraient que l’affaire était de nature conjugale. Selon le défendeur, s’il est vrai que le point de vue des persécuteurs se révèle pertinent dans les cas où le demandeur d’asile est persécuté par l’État en raison de ses activités politiques, cette règle ne s’applique pas à la présente affaire, étant donné que l’agent de persécution est une personne privée. Le défendeur invoque également le fait qu’aucune preuve n’a été produite devant la SPR pour faire connaître le point de vue des autorités botswanaises sur la violence familiale.

 

VII.     Analyse

 

                     La Commission s’est‑elle trompée en concluant que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de la protection de l’État?

 

[41]           Par les motifs dont l’exposé suit, la Cour estime que la SPR a commis une erreur en concluant que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de la protection de l’État. La jurisprudence dit sans ambiguïté que le demandeur d’asile peut produire des éléments de preuve aux fins d’une telle réfutation. Dans la présente espèce, la SPR a fondé son rejet de la demande d’asile de Mme Israel sur le fait qu’elle n’aurait pas réfuté cette présomption. La Cour suprême a précisé au paragraphe 57 de l’arrêt Ward, précité, les types de preuve nécessaires pour réfuter cette présomption :

Il s’agit donc de savoir comment, en pratique, un demandeur arrive à prouver l’incapacité de l’État de protéger ses ressortissants et le caractère raisonnable de son refus de solliciter réellement cette protection. D’après les faits de l’espèce, il n’était pas nécessaire de prouver ce point car les représentants des autorités de l’État ont reconnu leur incapacité de protéger Ward. Toutefois, en l’absence de pareil aveu, il faut confirmer d’une façon claire et convaincante l’incapacité de l’État d’assurer la protection. Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l’État pour les protéger n’ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d’incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l’État ne s’est pas concrétisée. En l’absence d’une preuve quelconque, la revendication devrait échouer, car il y a lieu de présumer que les nations sont capables de protéger leurs citoyens. La sécurité des ressortissants constitue, après tout, l’essence de la souveraineté. En l’absence d’un effondrement complet de l’appareil étatique, comme celui qui a été reconnu au Liban dans l’arrêt Zalzali, il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger le demandeur. [Non souligné dans l’original.]

 

[42]           Dans la présente affaire, Mme Israel affirme avoir produit des éléments de preuve relatifs à des « personnes qui [étaient] dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l’État pour les protéger n’[avaient] pas aidées, [et] son propre témoignage au sujet d’incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l’État ne s’[était] pas concrétisée ». À propos de sa propre expérience dans la recherche de la protection de l’État, elle fait valoir que cette protection ne s’est pas concrétisée, étant donné que la sanction prononcée contre M. Camm était beaucoup trop légère. Ce n’était pas l’avis de la SPR. En fait, a conclu cette dernière, l’expérience de Mme Israel donnait à penser qu’elle aurait pu bénéficier d’une protection suffisante de l’État, et le fait qu’elle ne l’avait pas demandée devait entraîner le rejet de sa demande d’asile.

 

[43]           Madame Israel a déclaré dans son témoignage que M. Camm avait reçu une amende de 50 pula (environ 6 $CAN) pour l’avoir agressée, en échange de l’aveu de sa culpabilité. Or la SPR a écrit dans ses motifs que M. Camm avait été condamné à une amende de 50 000 pula (soit environ 6 000 $CAN). La Cour conclut que le témoignage de Mme Israel établit sans ambiguïté qu’une protection suffisante de l’État ne s’est pas concrétisée à la suite de l’agression subie par elle en 2003. Une amende de six dollars pour une agression brutale (où la victime a été étranglée) est de toute évidence insuffisante. S’il ne s’agit là que d’une faute typographique, la Cour conclut que la SPR a donné une appréciation déraisonnable de la réponse policière. Si l’erreur dénote une mauvaise interprétation de la preuve, elle a eu un effet direct sur les conclusions de la SPR concernant la réponse de la police à la plainte déposée par Mme Israel en 2003.

 

[44]           Madame Israel a aussi produit à l’audience des éléments de preuve relatifs à deux personnes (sa sœur et une voisine) qui s’étaient trouvées dans une situation semblable à la sienne et n’avaient pas reçu une protection suffisante de l’État. La SPR a écarté ces éléments comme non crédibles sans explications ni analyse. « Aucun élément de preuve crédible n’indique que des personnes dans des situations semblables n’ont pas pu se prévaloir de la protection de l’État », écrit‑elle au paragraphe 40 de ses motifs. Or c’est un principe fondamental du droit relatif aux conclusions sur la crédibilité que le tribunal qui les formule doit en donner une explication claire :

Cela étant dit, il ne suffit pas en droit que la SPR déclare que les éléments de preuve présentés par les demandeurs ne sont pas crédibles. Elle doit expliquer les motifs de sa décision de rejeter une demande pour des raisons de crédibilité en termes clairs et explicites : Armson c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 9 Imm L.R. (2d) 150 (C.A.F.); Hilo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 130 N.R. 236 (C.A.F.); Wilanowski c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 154 N.R. 205 (C.A.F.).

 

(Vila c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 415, paragraphe 5.)

 

[45]           La Cour rejette l’argument du défendeur selon lequel la SPR n’aurait attribué aucun poids à la preuve de Mme Israel concernant des personnes qui se seraient trouvées dans une situation semblable à la sienne au motif que leur situation n’était pas vraiment semblable. La SPR aurait pu conclure que l’expérience de Mme Israel était différente de celles de sa voisine et de sa sœur, mais elle ne l’a pas fait. Elle a clairement dit qu’elle n’acceptait pas la preuve de Mme Israel concernant des personnes qui se seraient trouvées dans une situation semblable à la sienne parce qu’elle ne la jugeait pas crédible, mais sans expliquer cette conclusion. L’examen de la transcription de l’audience ne nous apprend rien non plus sur les raisons qui ont amené la SPR à conclure au caractère non crédible de la preuve de Mme Israel.

 

[46]           Le défendeur soutient que même si la SPR a commis une erreur en omettant de donner une explication claire de sa conclusion sur la crédibilité, cette erreur ne devrait pas entraîner l’infirmation de sa décision, étant donné que [TRADUCTION] « ces faits n’ont pas joué un rôle central dans la décision de la Commission » (mémoire complémentaire du défendeur, paragraphe 42). Selon le défendeur, la SPR aurait fondé sa décision concernant l’existence de la protection de l’État [TRADUCTION] « principalement sur le contexte des agressions, ainsi que sur l’expérience personnelle vécue par [Mme Israel] lorsqu’elle a signalé [la première] agression et suivi les effets de sa dénonciation, et qu’une amende a été prononcée en conséquence » (mémoire complémentaire du demandeur, paragraphe 42). La Cour ne peut souscrire à cet argument. Il ressort à l’évidence d’un examen attentif de la preuve produite et de la transcription de l’audience que la violence familiale et la violence fondée sur le sexe forment la substance de la présente affaire. La SPR a refusé de souscrire à la définition fondamentale donnée par Mme Israel de sa demande d’asile comme basée sur la violence familiale, sans motiver ce refus. Par suite, elle a rejeté la preuve produite par Mme Israel au soutien de son argument selon lequel l’État botswanais n’avait protégé ni sa sœur ni sa voisine (qui s’étaient toutes deux trouvées dans une situation semblable à la sienne au sens de l’arrêt Ward). Étant donné cette erreur de la SPR et les défauts qui s’ensuivent dans le traitement de la preuve produite par Mme Israel, la Cour conclut que la décision attaquée ne peut être confirmée.

 

[47]           En raison de l’erreur commise par la SPR, sa conclusion selon laquelle les demandeurs n’ont pas qualité de personnes à protéger au motif qu’ils n’ont pas réfuté la présomption de la protection de l’État n’appartient pas « aux issues possibles acceptables » (Dunsmuir, précité, paragraphe 47).


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie et qu’elle ne soulève aucune question de portée générale susceptible de certification.

 

 

« André F.J. Scott »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑4049‑12

 

 

INTITULÉ :                                                  KEITUMETSE ISRAEL,
IKOKETSENG ISRAEL,
FERGUSON ISRAEL et PEARL MICHELLE ISRAEL c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 14 mars 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE SCOTT

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 17 avril 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Karen Wenckebach

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Jonathan Gorton

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Karen Wenckebach

Avocate

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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