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Date : 20130513

Dossier : IMM-2755-13

Référence : 2013 CF 496

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 13 mai 2013

En présence de monsieur le juge Hughes

 

ENTRE :

 

LE SYNDICAT INTERNATIONAL DES TRAVAILLEURS UNIS DE LA MÉTALLURGIE, DU PAPIER ET DE LA FORESTERIE, DU CAOUTCHOUC, DE LA FABRICATION, DE L’ÉNERGIE, DES SERVICES ET INDUSTRIES CONNEXES

(LE SYNDICAT DES MÉTALLOS)

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION; LE MINISTRE DE RESSOURCES HUMAINES ET DÉVELOPPEMENT DES COMPÉTENCES CANADA

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Les défendeurs ont présenté une requête visant à radier la demande en cause, aux motifs que :

 

a)                  Le demandeur n’est pas une partie directement touchée par l’objet de la demande, au titre de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales;

 

b)                  Le demandeur n’a aucun autre fondement pour faire valoir qu’il a qualité pour déposer la présente demande de contrôle judiciaire;

 

c)                  La question de la qualité pour agir est suffisamment prête à faire l’objet d’une décision préliminaire par la Cour avant que l’autorisation soit accordée et que la demande de contrôle judiciaire soit entendue dans la présente affaire;

 

d)                 Tous autres motifs proposés par l’avocat et que la Cour autorisera.

 

[2]               Les défendeurs ont produit, à l’appui de leur requête, l’affidavit de Mme Rebecca Coleman, une parajuriste du ministère de la Justice du Canada. Le demandeur (la partie défenderesse à la requête) a produit en réponse l’affidavit de Mark Hunter Rowlinson, son Directeur national adjoint pour le Canada. Aucun des auteurs de ces affidavits n’a été contre‑interrogé.

 

[3]               La demande sous‑jacente présentée par le demandeur, le Syndicat des Métallos, consistait en une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard de la décision ou des décisions prises à une date non précisée par un ou plusieurs agents de Ressources humaines et Développement des compétences Canada (RHDCC), par lesquelles des avis relatifs au marché du travail (AMT) avaient été délivrés en vertu de l’article 203 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, et modifications (le Règlement). Ces agents auraient prétendument conclu que les offres d’emploi que la Banque royale du Canada (RBC) et les entités connues sous le nom de IGate avaient faites à un nombre non précisé de travailleurs originaires de l’Inde pour travailler sur des applications relatives aux domaines réglementaire et financier à Toronto (Ontario) seraient susceptibles d’avoir des effets positifs neutres sur le marché du travail canadien. Le demandeur, qui n’avait pas accès à ces AMT, a présenté une requête au titre du paragraphe 14(2) des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant aux défendeurs de fournir, au demandeur ainsi qu’à la Cour, une copie du dossier du tribunal qu’ils ont en leur possession. La requête dont je suis saisi survient dans le contexte de cette requête en production du dossier du tribunal et, sur consentement des parties, elle a été instruite avant qu’une décision soit rendue quant à la requête en production et quant à la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.

 

[4]               Dans la preuve mise de l’avant par les défendeurs, il semble que seul un AMT visant une seule personne soit en cause dans la présente instance. L’AMT a été produit, mais, comme le souligne l’avocat du demandeur, aucun des autres documents qui pourraient figurer dans les dossiers du demandeur et qui pourraient être pertinents ne l’a été. Apparemment, dès la réception de cet AMT, le demandeur a introduit une autre demande d’autorisation et de contrôle judiciaire devant la Cour (IMM‑3247‑13). Les avocats de chacune des parties ont convenu que cette nouvelle instance n’est pas pertinente quant à la question dont je suis saisi.

 

[5]               La requête visant la production du dossier du tribunal visait aussi à désigner comme défenderesses la RBC ainsi qu’un certain nombre d’entités se rapportant à IGate. L’instruction de cette requête a été suspendue en attendant qu’une décision soit rendue quant à la présente requête concernant la qualité pour agir du demandeur.

 

[6]               En ce qui a trait aux questions dont je suis saisi, l’avocat des défendeurs convient qu’il incombe à ces derniers de me convaincre que la requête devrait être tranchée maintenant et que la réparation demandée devrait être accordée.

 

[7]               J’examinerai d’abord s’il est approprié, à ce stade‑ci de l’instance, d’entendre et trancher la requête en radiation de la demande pour absence de qualité pour agir. Règle générale, la Cour est hésitante à radier une demande dans le contexte d’une requête préliminaire, surtout pour des raisons d’économie des ressources judiciaires. Il est souvent tout aussi économique d’entendre la demande en entier que d’entendre une requête préliminaire. Cependant, en ce qui concerne une objection préliminaire relative à la qualité pour agir, la Cour suprême du Canada, sous la plume du juge Le Dain, a énoncé dans l’arrêt Findlay c Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 RCS 607, que, lorsque la Cour dispose d’un dossier suffisant pour lui permettre de statuer en bonne et due forme sur la qualité pour agir, elle a le pouvoir discrétionnaire d’entendre la question au moyen d’une requête préliminaire. Il a écrit ce qui suit au paragraphe 16 :

 

Enfin, avant d’étudier la question de la qualité pour agir, peut‑être faudraitil se prononcer sur la présomption sousjacente aux décisions d’instance inférieure et à l’argument avancé devant la Cour que la question de la qualité pour agir peut à bon droit faire l’objet d’une décision définitive en l’espèce, en tant qu’exception préliminaire, soulevée par requête en radiation.

 

[. . .]

 

La Haute Cour d’Australie a aussi examiné cette question dans l’affaire Australian Conservation Foundation Inc. v. Commonwealth of Australia (1980), 28 A.L.R. 257, où elle a exprimé l’opinion que relevait du pouvoir discrétionnaire du tribunal, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, la question de savoir s’il fallait rendre une décision définitive sur la question de la qualité pour agir, en tant qu’exception préliminaire, ou s’il fallait attendre et statuer sur ce point en même temps qu’on statuait sur le fond. La cour a jugé que pour des raisons d’économie et de commodité le juge avait eu raison d’exercer ce pouvoir discrétionnaire en considérant l’absence de qualité pour agir comme une exception préliminaire et en radiant la déclaration. Présumant que la question de savoir s’il peut être statué sur la qualité pour agir au stade de l’exception préliminaire dans une espèce donnée est une question qu’un tribunal doit examiner, qu’elle ait ou non été soulevée par les parties, je partage l’opinion exprimée dans l’arrêt Australian Conservation Foundation. Cela dépend de la nature des points litigieux et de savoir si le dossier dont la cour est saisie, les énoncés des faits et du droit, et les arguments invoqués sont suffisants pour lui permettre de bien comprendre, au stade de l’exception préliminaire, la nature de l’intérêt invoqué. À mon avis, en l’espèce, il est approprié de statuer sur la qualité pour agir au stade de la requête en radiation. La nature de l’intérêt de l’intimé dans les questions de fond que soulève son action est suffisamment établie par les allégations de la déclaration et les dispositions légales et contractuelles invoquées pour qu’il ne soit pas nécessaire de produire des preuves ni qu’il y ait débat sur le fond.

 

[8]               Dans la présente requête, je suis convaincu que les parties ont présenté une preuve et des arguments suffisants quant à la question de la qualité pour agir. L’avocat du demandeur a laissé entendre, lors de sa plaidoirie, qu’il pourrait y avoir davantage de preuve lorsque le dossier du tribunal complet sera déposé, mais j’estime que cela est hypothétique et je considère que je dispose d’une preuve suffisante pour me permettre de trancher la requête. Par conséquent, dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, je conclus qu’il est approprié de trancher la requête à ce stade‑ci.

 

[9]               La Cour doit examiner le fondement sur lequel le demandeur s’appuie pour affirmer qu’il a la qualité requise pour intenter la présente instance. Le demandeur n’est pas la personne « directement touchée », pour reprendre les termes employés à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, par l’avis relatif au marché du travail en question. Le demandeur concède, au paragraphe 3 de son exposé des arguments, qu’il ne représente aucun employé de la RBC et que, dans les faits, il n’y a aucun travailleur syndiqué à la RBC. Le demandeur affirme que la nature de sa qualité pour agir repose sur la qualité pour agir dans l’intérêt public.

 

[10]      La Cour suprême du Canada, dans son récent arrêt Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, [2012] 2 RCS 524, rendu à l’unanimité et rédigé par le juge Cromwell, a examiné en profondeur la question de la qualité pour agir dans l’intérêt public. Je répète ce que le juge Cromwell a écrit aux paragraphes 1, 2, 18, 20, 22, 23 et 27 :

1     Le présent pourvoi porte sur les règles de droit relatives à la qualité pour agir dans l’intérêt public dans les causes en matière constitutionnelle. Ces [page531] règles déterminent qui peut soumettre une affaire aux tribunaux. Bien entendu, la situation serait insoutenable si tous avaient la qualité pour engager des poursuites à tout propos, aussi ténu leur intérêt personnel soitil dans la cause. Des restrictions s’imposent donc en matière de qualité pour agir afin d’assurer que les tribunaux ne deviennent pas complètement submergés par des poursuites insignifiantes ou redondantes, d’écarter les troublefête et de s’assurer que les tribunaux entendent les principaux intéressés faire valoir contradictoirement leurs points de vue et jouent le rôle qui leur est propre dans le cadre de notre système démocratique de gouvernement : Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607, p. 631. Selon l’approche traditionnellement retenue, la qualité pour agir était limitée aux personnes dont les intérêts privés étaient en jeu ou pour qui l’issue des procédures avait des incidences particulières. Dans les causes de droit public, les tribunaux canadiens ont toutefois tempéré ces limites et adopté une approche souple et discrétionnaire quant à la question de la qualité pour agir dans l’intérêt public, guidés en cela par les objectifs qui étaient sous-jacents aux limites traditionnelles.

 

2     Lorsqu’ils exercent leur pouvoir discrétionnaire en matière de qualité pour agir, les tribunaux soupèsent trois facteurs à la lumière de ces objectifs sousjacents et des circonstances particulières de chaque cas. Ils se demandent si l’affaire soulève une question justiciable sérieuse, si la partie qui a intenté la poursuite a un intérêt réel ou véritable dans son issue et, en tenant compte d’un grand nombre de facteurs, si la poursuite proposée constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour : Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236, p. 253. Les tribunaux exercent ce pouvoir discrétionnaire de reconnaître ou non la qualité pour agir de façon « libérale et souple » (p. 253).

 

[. . .]

 

18     Dans l’arrêt Ministre de la Justice du Canada c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575, les juges majoritaires ont résumé comme suit le droit applicable à la qualité pour agir dans une poursuite visant à faire invalider une loi : si une question justiciable sérieuse se pose quant à l’invalidité de la loi, « il suffit qu’une personne démontre qu’elle est directement touchée ou qu’elle a, à titre de citoyen, un intérêt véritable quant à la validité de la loi, et qu’il n’y a pas d’autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour » (p. 598). La manière dont cette conception de la qualité pour agir devrait s’appliquer est à l’origine du présent pourvoi.

 

[. . .]

 

20     À mon avis, les trois éléments énoncés dans l’arrêt Borowski sont intimement liés et doivent être considérés dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de reconnaître ou non la qualité pour agir. Ces facteurs, et plus particulièrement le troisième, ne devraient pas être considérés comme des exigences inflexibles ou comme des critères autonomes sans aucun lien de dépendance les uns avec les autres. Ils devraient plutôt être appréciés et [page540] soupesés de façon cumulative — à la lumière des objectifs qui soustendent les restrictions à la qualité pour agir — et appliqués d’une manière souple et libérale de façon à favoriser la mise en œuvre de ces objectifs sousjacents.

[. . .]

 

22     Les tribunaux ont reconnu depuis longtemps la nécessité de restreindre la qualité pour agir. En effet, ce ne sont pas toutes les personnes voulant débattre d’une question, sans tenir compte du fait qu’elles soient touchées par l’issue du débat ou pas, qui devraient être autorisées à le faire : Conseil canadien des Églises, p. 252. Cela étant dit, l’augmentation de la réglementation gouvernementale et l’entrée en vigueur de la Charte ont incité les tribunaux à s’éloigner d’une conception de leur rôle fondée strictement sur le droit privé, comme en témoigne l’observation d’un certain relâchement des règles traditionnelles de droit privé en ce qui concerne la qualité pour engager une poursuite : Conseil canadien des Églises, p. 249, et voir aussi généralement O. M. Fiss, « The Social and Political Foundations of Adjudication » (1982), 6 Law & Hum. Behav. 121. La Cour a reconnu que, dans le cadre d’une démocratie constitutionnelle comme celle du Canada qui est doté d’une Charte des droits et libertés, il existe des occasions où un litige d’intérêt public constitue la façon appropriée de procéder pour saisir les tribunaux de questions d’intérêt public d’importance.

 

23     Dans les affaires de droit public, la Cour a adopté une approche téléologique pour l’élaboration des règles de droit applicables à la question de la qualité pour agir. Lorsqu’il s’agit de décider s’il est justifié de reconnaître cette qualité, les tribunaux doivent exercer leur pouvoir discrétionnaire et mettre en balance, d’une part, le raisonnement qui sous-tend les restrictions à cette reconnaissance et, d’autre part, le rôle important qu’ils jouent lorsqu’ils se prononcent sur la validité des mesures prises par le gouvernement. En somme, les règles de droit relatives à la qualité pour agir tirent leur origine de la nécessité d’établir un équilibre « entre l’accès aux tribunaux et la nécessité d’économiser les ressources judiciaires » : Conseil canadien des Églises, p. 252.

 

[. . .]

 

27     La préoccupation alimentée par la volonté d’écarter les trouble‑fête découle, pour sa part, non seulement de la question de la multiplicité possible des actions, mais également de la thèse selon laquelle les demandeurs qui ont un intérêt personnel dans l’issue d’une affaire devraient bénéficier d’une affectation prioritaire des ressources judiciaires. Les tribunaux doivent aussi prendre en compte l’effet que peut avoir sur les autres la décision de reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public. Par exemple, une telle décision pourrait ébranler celle de ne pas intenter de poursuite prise par les personnes ayant un intérêt personnel dans une affaire. En outre, le fait de reconnaître la qualité pour agir dans le cadre d’une contestation qui est ultimement rejetée pourrait faire obstacle à des contestations engagées par des parties qui auraient « des plaintes précises fondées sur des faits » : Hy and Zel’s Inc. c. Ontario (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 675, p. 694.

 

 

[11]           La Cour d’appel fédérale, sous la plume du juge Sexton, a résumé l’état du droit avant Eastside Sex Workers dans l’arrêt unanime Public Mobile Inc c Canada (Procureur général), [2011] 3 RCF 344. Je répète ce que le juge Sexton a écrit au paragraphe 56 :

 

56     Si la qualité pour agir dans l’intérêt public n’était pas reconnue, le décret serait par conséquent à l’abri du contrôle judiciaire. Il est fondamental pour maintenir la primauté du droit d’assurer qu’aucune mesure gouvernementale n’échappe au contrôle des tribunaux. Dans l’arrêt Conseil canadien des Églises, la Cour suprême affirme que « l’objet fondamental de la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public est de garantir qu’une loi n’est pas à l’abri de la contestation » (à la page 256; voir aussi Hy and Zel’s Inc. c. Ontario (Procureur général); Paul Magder Furs Ltd. c. Ontario (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 675, à la page 692). Il importe de ne pas appliquer de manière mécanique les exigences qui concernent la qualité pour agir dans l’intérêt public (Corp. of the Canadian Civil Liberties Assn. v. Canada (Attorney General) (1998), 40 O.R. (3d) 489 (C.A.), aux pages 497 et 519 (motifs de la juge Charron), autorisation d’appel refusée, [1999] 1 R.C.S. vii). L’application du critère par la Cour devrait plutôt reposer sur le contexte factuel et sur les questions de politique en jeu, y compris [page375] le spectre que les mesures du gouvernement se trouvent à l’abri du contrôle des tribunaux et l’importance de la question soulevée par le demandeur pour le public (voir Odynsky, au paragraphe 61; Harris c. Canada, [2000] 4 C.F. 37 (C.A.); Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society v. Canada (Attorney General), 2010 BCCA 439, 324 D.L.R. (4th) 1 (Downtown Eastside Sex Workers), au paragraphe 41).

 

[12]           La genèse du droit moderne en ce qui concerne la qualité pour agir dans l’intérêt public est l’arrêt Conseil canadien des Églises c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 RCS 236, rendu par la Cour suprême du Canada et rédigé par le juge Cory. Je répète ce que le juge Cory a écrit au paragraphe 36 :

 

36     La reconnaissance de la qualité pour agir a pour objet d’empêcher que la loi ou les actes publics soient à l’abri des contestations.  Il n’est pas nécessaire de reconnaître qualité pour agir dans l’intérêt public lorsque, selon une prépondérance des probabilités, on peut établir qu’un particulier contestera la mesure.  Il n’est pas nécessaire d’élargir les principes régissant la reconnaissance de la qualité [page253] pour agir dans l’intérêt public établis par notre Cour.  La décision d’accorder la qualité pour agir relève d’un pouvoir discrétionnaire avec tout ce que cette désignation implique.  Les demandes sans mérite peuvent donc être rejetées.  Néanmoins, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire, il faut interpréter les principes applicables d’une façon libérale et souple.

 

[13]           Pour résumer ces précédents, j’estime que la jurisprudence actuelle en matière de qualité pour agir dans l’intérêt public est la suivante :

 

                     La Cour doit adopter une approche souple et discrétionnaire.

 

                     Trois facteurs guideront la Cour dans son appréciation :

 

  L’affaire soulève‑t‑elle une question justiciable sérieuse?

 

  La partie qui a introduit l’instance a‑t‑elle un intérêt réel ou véritable dans son issue?

 

  L’instance proposée constitue‑t‑elle une manière de raisonnable et efficace de soumettre la question à la Cour?

 

                     La Cour devrait appliquer les principes de façon libérale et souple dans son examen de l’affaire.

 

La présente affaire soulève-t-elle une question justiciable sérieuse?

[14]           Les défendeurs (les auteurs de la présente requête) admettent au paragraphe 35 de leur mémoire que, selon une norme peu élevée, la demande d’autorisation soulève une question sérieuse. Cependant, ils prétendent, comme ils le concluaient au paragraphe 39 de leur mémoire, qu’il est loin d’être évident que la question nécessite l’intervention judiciaire.

 

[15]           Contrairement à l’arrêt Eastside Sex Workers, aucune question constitutionnelle ou liée à la Charte n’a été soulevée dans la présente instance. Aucune contestation de la législation sous‑jacente n’a été formulée.

 

[16]           Dans l’éventualité où la demande serait instruite et que l’autorisation est accordée, les questions en litige auront trait à l’équité procédurale, au bien-fondé de la décision et/ou à la raisonnabilité de la décision.

 

[17]           Lors des plaidoiries, le procureur du demandeur, le Syndicat des Métallos, a prétendu que l’affaire est susceptible de révéler des lacunes et des faiblesses dans l’administration du système de traitement des AMT et dans l’admission des travailleurs étrangers au Canada. Je considère que cette prétention est une conjecture, en plus d’avoir une certaine appréhension envers celle‑ci, puisque l’instance serait plus susceptible de se transformer en un moyen de rechercher la publicité et la politisation du dossier, plutôt que d’obtenir une décision quant à une question justiciable.

 

Le Syndicat des Métallos a-t-il un intérêt réel ou véritable dans l’issue de la présente affaire?

[18]           Le Syndicat des Métallos ne représente pas de personnes touchées par la décision en cause. Contrairement à l’affaire examinée par mon collègue le juge Campbell dans la décision Construction and Specialized Workers Union, Local 1611 c Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2012 FC 1353, le Syndicat des Métallos n’a pas une longue tradition en matière de représentation des travailleurs dans le secteur d’activité en question. Au mieux, il a représenté des employés d’un petit nombre de centres d’appel gérés par une autre banque.

 

[19]           Bien que je concède que le Syndicat des Métallos est une organisation qui jouit d’une bonne réputation et que c’est avec sincérité qu’il cherche à présenter la demande en l’espèce, j’estime que les liens du Syndicat des Métallos avec les travailleurs et le secteur d’activités en cause sont pour le moins ténus. Cette situation contraste avec la conclusion de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Conseil canadien des Églises, au paragraphe 39, alors qu’elle y mentionnait que le demandeur avait « la meilleure réputation possible et […] a démontré un intérêt réel et constant dans les problèmes des réfugiés et des immigrants ». Je mets aussi en contraste la présente affaire avec Public Mobile, dans laquelle il n’y avait qu’environ une demi‑douzaine de sociétés en concurrence dans le secteur de la téléphonie mobile et où on a permis à l’une d’entre elles de contester l’indulgence apparente dont avait bénéficié une autre société.

 

L’instance proposée constitue-t-elle une manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la Cour?

 

[20]           Je ne doute pas, comme le dossier le démontre, que le Syndicat des Métallos est une organisation ayant les reins solides et disposant de ressources juridiques internes importantes, et qu’il a la capacité de retenir les services de représentants légaux externes de grande qualité. Il ne fait aucun doute que le Syndicat des Métallos est parfaitement capable d’introduire et de mener toutes sortes de litiges.

 

[21]           Le dossier révèle que le Syndicat des Métallos a fait des efforts raisonnables en vue de chercher des personnes qui pourraient l’appuyer et qui pourraient devenir parties à une instance comme celle‑ci. Ces efforts ont seulement eu pour résultat des appels anonymes. Les journaux donnent l’identité d’une personne qui aurait pu être une partie appropriée à une instance comme celle‑ci. Cette personne ne s’est pas manifestée. Il n’y a rien dans le dossier qui indique ce qui pouvait ou non justifier ce manque d’intérêt évident, ou même que cette personne avait été abordée de manière explicite.

 

[22]           Bien que le Syndicat des Métallos constitue une partie demanderesse appropriée, je dois me demander quel est le véritable « objet de la demande » dont la Cour est saisie. À cet égard, je reviens à mon examen quant à la nature du litige. Il s’agit du contrôle judiciaire d’un seul AMT, et non d’une vaste enquête concernant l’administration du programme des travailleurs étrangers. Si la ou les personnes directement touchées ne sont pas intéressées à présenter une demande et qu’il n’existe pas d’organisation ayant une longue tradition en matière de représentation de telles personnes, je suis hésitant à accepter qu’une autre organisation qui a les reins solides et qui dispose de ressources judiciaires, mais qui n’a qu’un intérêt ténu envers ces personnes, obtienne la permission de s’adresser à la Cour avec l’intention non seulement d’aborder les problèmes qui lui sont propres, mais aussi de tenter de mettre de l’avant des intérêts plus généraux.

 

L’application des principes de façon libérale et souple

[23]           Je garde à l’esprit les propos de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Conseil canadien des Églises, selon lesquels la Cour devrait appliquer les principes de « façon libérale et souple » dans les affaires comme celle en espèce, ainsi que l’orientation qu’elle a donnée dans l’arrêt Eastside Sex Workers, portant que « [t]outes les autres considérations étant égales par ailleurs, un demandeur qui possède de plein droit la qualité pour agir sera généralement préféré ». [Non souligné dans l’original.]

 

[24]           En l’espèce, il n’y a pas de demandeur de plein droit. Cette personne, ou ces personnes, ne se sont pas manifestées.

 

[25]           Il n’y a pas de question constitutionnelle ou de question concernant la Charte en litige. La validité de la législation n’est pas en cause.

 

[26]           Je conclus, même en appliquant de façon libérale et souple une approche « fondée sur l’objet », que les questions devant être tranchées par les tribunaux dans la présente affaire sont telles que l’intérêt du Syndicat des Métallos est trop éloigné en l’espèce. Dans ces circonstances, je n’exercerai pas mon pouvoir discrétionnaire et je n’accorderai pas au Syndicat des Métallos la qualité pour agir dans l’intérêt public.

 

[27]           La requête sera accueillie. La demande sera radiée. Il n’y a aucun motif spécial justifiant l’adjudication de dépens.

 

[28]           Si l’une des parties estime qu’il convient de certifier une question, elle devra fournir des observations écrites dans les dix (10) jours de la date de la présente ordonnance.

 


ORDONNANCE

 

POUR LES MOTIFS EXPOSÉS :

LA COUR ORDONNE QUE :

 

1.                  La requête soit accueillie;

 

2.                  La demande soit radiée;

 

3.                  Il n’y a aucune adjudication de dépens;

 

4.                  Si l’une des parties estime qu’il s’agit d’une affaire justifiant la certification d’une question, elle devra fournir des observations écrites dans les dix (10) jours de la date de la présente ordonnance.

 

 

                                                                                                            « Roger T. Hughes »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                        IMM-2755-13

 

INTITULÉ :                                      LE SYNDICAT INTERNATIONAL DES TRAVAILLEURS UNIS DE LA MÉTALLURGIE, DU PAPIER ET DE LA FORESTERIE, DU CAOUTCHOUC, DE LA FABRICATION, DE L’ÉNERGIE, DES SERVICES ET INDUSTRIES CONNEXES (LE SYNDICAT DES MÉTALLOS)

                                                            c

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION; LE MINISTRE DE RESSOURCES HUMAINES ET DÉVELOPPEMENT DES COMPÉTENCES CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 9 mai 2013

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :           Le 13 mai 2013

 

COMPARUTIONS :

 

Lorne Waldman

Clarisa Waldman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Manuel Mendelzon

 

POUR LE DÉFENDEUR

(LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION)

 

Peter Southey

Sean Gaudet

POUR LE DÉFENDEUR

(LE MINISTRE DE RESSOURCES HUMAINES ET DÉVELOPPEMENT DES COMPÉTENCES CANADA)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

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