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Date : 20130614

Dossier: IMM-10867-12

Référence : 2013 CF 651

Ottawa (Ontario), le 14 juin 2013

En présence de monsieur le juge Shore 

 

ENTRE :

 

TORNER ALVARADO, XIMENA

TORNER ALVARADO, RAFAEL JOSE

 

 

partie demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION DU CANADA

 

 

partie défenderesse

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Introduction

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, rendue le 26 septembre 2012, selon laquelle la SPR a déterminé que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Convention, ni celle de la personne à protégée, au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

 

II. Faits

[2]               Le demandeur principal, monsieur Rafael Jose Torner Alvarado, et sa sœur, madame Ximena Torner Alvarado, sont de citoyenneté mexicaine.

 

[3]               Dans le Formulaire de renseignements personnels [FRP] soumis au soutien de sa demande d’asile, le demandeur principal allègue les faits suivants.

 

[4]               Les problèmes du demandeur principal auraient commencé, le ou vers le 12 octobre 2007, suite à une descente policière dans un bar où il travaillait depuis septembre 2007. Cette descente faisait suite à une dénonciation anonyme indiquant qu’une vente illégale de drogue avait pris cours dans le bar et que l’on y vendait des boissons alcoolisées à des clients mineurs. Lors de la perquisition, les policiers auraient trouvé de la drogue dans le bar. Ils auraient aussi arrêté trente-sept mineurs, ainsi que quatorze employés, dont le demandeur principal.

 

[5]               Le 14 octobre 2007, le demandeur principal a été libéré après avoir passé 48 heures en garde à vue. Le demandeur principal allègue toutefois que ses droits n’ont pas été respectés pendant la détention, qu’il n’a pas eu le droit d’appeler sa famille jusqu’à six heures après son arrestation, et que tous les autres employés demeuraient en détention lorsqu’il a été libéré grâce aux services d’un avocat que sa famille avait engagé.

 

[6]               Le 24 septembre 2007, le demandeur principal reçoit une citation à comparaître à titre de témoin. Quelques jours plus tard, le demandeur principal reçoit des appels d’individus inconnus le menaçant de mort s’il se présentait pour témoigner devant la cour. Aux dires du demandeur principal, son avocat lui a conseillé de ne pas comparaître et de quitter le Mexique.

 

[7]               Le 26 novembre 2007, trois hommes inconnus auraient interpelé le demandeur principal alors qu’il rentrait chez lui, accompagné de sa sœur, après une visite chez un psychologue. Les hommes auraient frappé et menacé le demandeur principal de mort mais ils l’auraient lâché lorsque sa sœur a menacé d’appeler la police. Les demandeurs ont déposé en preuve une attestation du psychologue qu’ils ont rencontré avant l’incident, et la preuve d’une consultation médicale qu’ils ont faite suite à l’incident.

 

[8]               Le demandeur principal ne s’est toutefois pas adressé à la police pour faire une déclaration ou déposer plainte de peur qu’il ne se fasse arrêté de nouveau au ministère public. Aux dires du demandeur principal, son avocat lui a conseillé de ne pas le faire. Par ailleurs, le demandeur principal allègue qu’il craignait les autorités qu’il croyait être de connivence avec les propriétaires du bar pour le faire arrêter.

 

[9]               Après cet incident, les demandeurs se seraient réfugiés chez leur oncle à Tabasco. Ils allèguent qu’ils y ont été retracés par leurs persécuteurs.

 

[10]           Les demandeurs sont arrivés au Canada le 17 décembre 2007. Plus de deux mois plus tard, le 26 février 2008, ils ont déposé une demande d’asile, qui a été rejetée par la SPR.

 

III. Décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire

[11]           La SPR a correctement noté que la demande d’asile des demandeurs devait être étudiée uniquement sous l’angle de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR, puisque la jurisprudence est non équivoque  que les victimes de criminalité ne sont pas considérées comme un groupe social au sens de l’article 96 de la LIPR lorsqu’il n’est pas démontré que l’État serait impliqué dans le préjudice redouté.

 

[12]           Les principales conclusions sur lesquelles la SPR s’est appuyée pour rejeter la demande d’asile des demandeurs étaient la crédibilité, l’absence de crainte subjective chez les demandeurs et leur défaut de solliciter la protection de l’État.

 

[13]           La SPR a généralement accepté la véracité des évènements allégués par les demandeurs, mais, selon la prépondérance des probabilités, elle n’était pas satisfaite :

a.       que les autorités mexicaines seraient de connivence avec les propriétaires du bar pour poursuivre et arrêter le demandeur;

b.      que la cour était disposée à agir en faveur des propriétaires du bar en échange d’une somme d’argent; ou encore,

c.       que des intérêts politiques aient été en jeu puisque lors des dernières élections pour la mairie de la ville de Mexico où résidaient les demandeurs, l’un des candidats aurait promis de « faire un ménage dans les bars ».

 

[14]           La SPR a correctement mentionné que le défaut de saisir la première occasion pour demander la protection peut être un facteur à considérer dans l’appréciation de la prétention des demandeurs que leur vie et sécurité est en danger, bien que ce fait ne soit pas déterminant à lui seul. La SPR a donc tiré une inférence négative quant à la crainte subjective des demandeurs du fait qu’ils ont attendu plus de deux mois après leur arrivée au Canada pour y demander la protection.

 

[15]           En ce qui concerne le défaut des demandeurs de se prévaloir de la protection de l’État, la SPR a mentionné que la simple affirmation des demandeurs voulant que des intérêts politiques étaient en jeu et que les propriétaires du bar n’ont pas été eux-mêmes arrêtés parce qu’ils bénéficiaient de la connivence des autorités policières ou judiciaires, ou leur soupçon que leurs agresseurs lors de l’incident du 26 novembre 2008 étaient des policiers, n’étaient pas suffisants pour établir que l’État mexicain serait incapable de leur offrir la protection adéquate qu’ils requièrent.

 

[16]           La SPR a conclu que les demandeurs n’ont pas réussi à réfuter la présomption de protection de l’État au sens de l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 car le demandeur principal a choisi de ne jamais divulguer la persécution qu’il subissait et a même refusé de comparaître pour témoigner devant la cour.

 

[17]           Par ailleurs, la SPR a noté que le fait que le demandeur a pu être libéré grâce à l’intervention d’un avocat retenu par sa famille porte à croire que, dans l’éventualité de problèmes subséquents, les demandeurs pourraient bénéficier de ressources leur permettant de chercher une protection et que celle-ci serait probablement accordée.

 

[18]           Enfin, la SPR a jugé qu’advenant son retour au Mexique, le demandeur principal ne risquerait plus d’être incommodé à cause des incidents qui datent il y a plus de cinq ans, puisque sa mère qui habite toujours à Mexico n’a eu aucun problème en ce sens depuis le départ des demandeurs.

 

IV. Points en litige

[19]           (1) La SPR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité des demandeurs?

(2) La SPR a-t-elle commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État dans le cas des demandeurs?

 

V. Analyse

[20]           Les arguments des demandeurs tiennent essentiellement au fait que, selon eux, la SPR aurait fait abstraction d’une lettre de l’avocat du demandeur principal, monsieur Curevo Shuy, qui avait été déposée en preuve au soutien de leurs allégations. Par souci de clarté, les extraits pertinents de cette preuve se lisent comme suit :

As lawyer of the mentioned, and upon the broken penal system that rules out country, regretably corrupt and inefficient, I suggested him to leave national territory, since it had been proved once again that the authorities would act on his detriment, borderline or against the law. His case would not have penal certainty; he would be deprived from his right to a hearing, from presenting proof in his favour and from the guarantee of due process.

For that reason, and upon imminent execution of arbitrary and illegal acts from the authority against Rafael, it was highly suggested that he left the country, because we were upon a case in which there were many interests at stake since the authorities and the owners of the [bar] had reciprocal ties of corruption and if my client showed up to testify, it would generate a series of deep political and economical consequences for them.

 

(…)

 

Upon the death threats received by Rafael and his sister Ximena, we were able to recognize that he was, involuntarily, involved in a triangle of organized crime, corrupt authorities and drug trafficking, and this prevented to make a formal complaint to the authorities. This was the mayor enough motive why, for the sake of protecting the life of the mentioned that I, as a professional in the matter, took the decision of asking his parents to analyse the possibility of sending him out of the country, now with his sister, this way saving their lives, supreme value of humanity. In Mexico, a death threat is, without a doubt, a sure and regrettable truth.

 

To conclude, I highlight the fact that I was forced to withdraw from the Torner Alvarado’s case, due to the fact that when I went to file for a copy of the criminal proceedings of the case, I was violently assaulted and was threatened to death, by unknown people to me, so I had no other choice, for the sake of protecting my integrity and the one of my family, to withdraw from the mentioned case.

 

(Dossier de la partie demanderesse aux pp 24-26).

 

[21]           Il est vrai que la SPR n’a fait aucune mention de cette lettre dans ses motifs. Il est aussi vrai que les faits plus ou moins pertinents, dont atteste l’avocat des demandeurs dans sa lettre, contredisent les conclusions de la SPR à la fois au niveau de la crédibilité des demandeurs et sur la question du caractère suffisant et adéquat de la protection de l’État dont ils peuvent espérer bénéficier. Cependant, dans les circonstances de cette cause, la Cour n’est pas disposée à inférer du silence de la SPR qu’il aurait « tiré une conclusion de fait erronée ‘sans tenir compte des éléments dont il [disposai]’t » au sens de l’arrêt Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35 (au para 17), et le principe selon lequel « l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés [et qu’]une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion ».

 

[22]           Premièrement, il convient de rappeler que, selon la jurisprudence constante de cette Cour et celle de la Cour d’appel fédérale, la SPR est présumée avoir considéré toute la preuve au dossier et n’est pas tenu de commenter chaque preuve dans ses motifs (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l'Immigration), [1993] ACF no 598 (QL/Lexis) (CAF)). Également, selon Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l'Immigration), [1993] ACF no 732 (QL/Lexis) (CAF), l’évaluation des éléments de preuve et la valeur probante que l’on leur assigne relève de la SPR et non de la Cour.

 

[23]           Deuxièmement, il serait simplement déraisonnable, lorsque l’on examine cette preuve dans le contexte comme il se doit, d’accorder aux commentaires de l’avocat des demandeurs l’importance qui justifie l’application du principe énoncé dans Cepeda-Gutierrez, ci-dessus. L’ensemble des faits dont l’avocat des demandeurs atteste, au meilleur de sa connaissance, étaient aussi allégués par les demandeurs eux-mêmes et ils ont été indirectement analysés par la SPR. Tel le juge Sean Harrington l’a spécifié dans Gomez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 859, « une corroboration ne rend pas crédible une histoire qui ne l’est pas » (au para 5). Il en va de même pour la lettre de l’autre avocat des demandeurs, Me Carillo Estrada, qui essentiellement mentionne dans sa lettre que les persécuteurs du demandeur principal seront capables de le retrouver s’il devait retourner au Mexique et que sa sœur est également susceptible d’être kidnappée ou poursuivie en justice.

 

[24]           Ayant pris connaissance de la preuve au dossier et des représentations des parties, la Cour en arrive à la conclusion que les conclusions de la SPR par rapport au défaut des demandeurs de réfuter la présomption de la protection d’État par leur inaction, de même que l’absence totale de preuve pour corroborer leurs doutes quant aux liens de connivence entre les autorités mexicaines et les propriétaires du bar sont entièrement raisonnables au sens de Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 (au para 47). Il est difficile de voir pourquoi il aurait fallu que la SPR cite expressément les commentaires de l’avocat des demandeurs, qui sont essentiellement identiques à leurs propres allégations, et explique pourquoi il n’a pas accordé de poids à cette preuve. Le principe consacré par Cepeda-Gutierrez, ci-dessus, est un principe crucial pour assurer la juste évaluation de toute la preuve pertinente présentée au soutien d’une demande d’asile, et ne devrait se voir réduit à une simple exigence formaliste.

 

VI. Conclusion

[25]           Pour toutes les raisons ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs est rejetée.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE le rejet de la demande de contrôle judiciaire des demandeurs sans aucune question d’importance générale à certifier.

 

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-10867-12

 

INTITULÉ :                                      TORNER ALVARADO, XIMENA

TORNER ALVARADO, RAFAEL JOSE

C LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             le 13 juin 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                     le 14 juin 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Claudette Menghile

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

Salima Djerroud

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Claudette Menghile

Avocate

Montréal (Québec)

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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