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Date : 20130626

Dossier : IMM-10661-12

Référence : 2013 CF 707

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 juin 2013

En présence de monsieur le juge Rennie

 

 

ENTRE :

 

EYON AURELIEN

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision défavorable relative à l’examen des risques avant renvoi datée du 28 septembre 2012, en vue d’annuler la décision. Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

 

[2]               La demanderesse est une citoyenne de Sainte‑Lucie, où elle a subi des mauvais traitements aux mains de son petit ami. Il y a eu escalade de la gravité des actes et, en octobre 2007, il l’a sévèrement battue et attaquée avec un coutelas. La demanderesse n’a signalé aucun des incidents de violence à la police, car son petit ami menaçait de la tuer. Elle a plutôt fui vers le Canada et obtenu un visa de visiteur. Elle ne savait pas qu’elle pouvait faire une demande d’asile; l’ERAR visé par la présente demande constitue donc la première évaluation de sa demande d’asile.

 

[3]               La demanderesse a obtenu des soins médicaux au Canada. Un médecin a confirmé qu’elle avait des cicatrices compatibles avec les agressions qu’elle a dit avoir subies, et un psychiatre a diagnostiqué qu’elle souffrait d’un état de stress post‑traumatique et de dépression.

 

[4]               L’agent d’ERAR a reconnu que la demanderesse avait été victime de mauvais traitements et que son ex‑petit‑ami continuait de s’enquérir de ses allées et venues. Toutefois, l’agent a conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État, et a donc rejeté sa demande.

 

Question en litige

[5]               La seule question à trancher dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la conclusion de l’agent sur la protection de l’État est raisonnable. Pour la Cour, « [l]e caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » et à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47.

 

Analyse

[6]               Les conclusions de l’agent au sujet de la protection de l’État ne satisfont pas à ce critère. Trois erreurs critiques ont été relevées.

 

            Défaut de la demanderesse de solliciter la protection de l’État

[7]               L’agent a commis une erreur en considérant que le défaut de la demanderesse de solliciter la protection de l’État avait porté un coup fatal à sa demande d’asile, car il imposait par là [traduction] « l’obligation de réclamer la protection de l’État avant de réclamer la protection internationale ». Comme le juge Zinn l’a récemment expliqué, il s’agit d’une erreur que d’imposer au demandeur d’asile le fardeau juridique de solliciter la protection de l’État : Majoros c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 421, aux paragraphes 16 et 20. Il s’agit d’un fardeau de preuve qui, s’il est acquitté, réfute une présomption légale.

 

[8]               Dans Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, la Cour suprême du Canada a déclaré que « le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l’encontre de l’objet de la protection internationale ».

 

[9]               Un demandeur n’a pas à établir qu’il a sollicité la protection de l’État si les éléments de preuve montrent que celle‑ci ne pouvait pas raisonnablement être assurée. L’agent doit examiner si la recherche de la protection de l’État constituait une solution raisonnable pour la demanderesse, dans sa situation. La Cour suprême du Canada a énoncé de manière précise les considérations qu’il faut prendre en compte lorsque les circonstances pertinentes comprennent la violence familiale, notamment les effets psychologiques des agressions sur la victime. La question, telle qu’elle est posée dans R c Lavallee, [1990] 1 RCS 852, est celle de savoir ce que la demanderesse « a raisonnablement cru, compte tenu de sa situation et de ses expériences antérieures ». Le critère est donc subjectif et objectif.

 

[10]           L’agent disposait d’éléments de preuve concernant les trois phases du cycle de violence décrites dans Lavallee : 1) l’accroissement de la tension, 2) l’incident de violence grave et 3) la contrition assortie de manifestations d’amour. La description que la demanderesse a faite de sa relation correspondait à ces trois phases. La nature cyclique de la violence conjugale pourrait amener la victime à pouvoir prédire la nature et la gravité des actes de violence et à déceler les signes indicateurs d’un danger accru. Comme l’a expliqué la juge Wilson, cette compréhension est un outil de survie.

 

[11]           Par conséquent, pour déterminer s’il était raisonnable que la demanderesse ait omis de communiquer avec la police, l’agent aurait également dû tenir compte de la croyance subjective de la demanderesse que les menaces de son petit ami étaient réelles et imminentes. La demanderesse a déclaré : [traduction] « Le ton de sa voix et sa colère me faisaient vraiment craindre qu’il en vienne à me tuer. » L’agent n’a pas non plus fait état des éléments de preuve contextuels et objectifs au dossier qui appuyaient les craintes subjectives de la demanderesse d’asile. Par exemple, le feuillet de documentation du ministère de la Justice sur la violence conjugale indique que « le risque d’être tuée est plus grand pour la femme après la séparation ». L’agent a omis d’examiner d’autres preuves par affidavit à sa disposition qui allaient dans le même sens.

 

[12]           Au sujet de l’efficacité de la protection de l’État, la preuve dont disposait l’agent démontrait que pour les 144 affaires de viol signalées en 2006 et en 2007, la police n’avait fait que 33 arrestations et qu’une seule affaire avait été portée devant les tribunaux (Réponses aux demandes d’information de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, LAC103195.E). L’agent n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve.

 

[13]           En bref, la crainte subjective d’un demandeur n’est pas déterminante à l’égard de la question de la protection de l’État. La jurisprudence exige plutôt d’examiner la perception d’un demandeur à la lumière de la situation générale dans le pays en cause et de facteurs tels que l’âge et le contexte social et culturel du demandeur.

 

[14]           L’agent n’a pratiquement pas tenu compte de la crainte subjective de la demanderesse ni du risque de violence accrue, ou même de mort, auquel elle était exposée si elle faisait appel à la police. L’agent disposait d’éléments de preuve au dossier selon lesquels les femmes qui tentent de se séparer d’un conjoint violent courent un risque élevé d’être agressées. L’évaluation de la protection de l’État ne peut faire abstraction de ce contexte particulier ni des directives énoncées par la Cour suprême du Canada dans Lavallee

 

            Organisations autres que la police

[15]           L’agent a commis une erreur en s’appuyant sur des organisations non gouvernementales comme le Centre de crise de Sainte‑Lucie et l’Organisation nationale des femmes, qui offrent des services de défense, d’aiguillage et d’hébergement. Ces organisations ne fournissent pas de protection.

 

[16]           La Cour a souligné à maintes reprises que la force policière est présumée être la principale institution responsable d’assurer la protection et celle qui possède les pouvoirs de contrainte appropriés. Les refuges, les conseillers et les services d’écoute téléphonique peuvent apporter de l’aide, mais ils n’ont ni le mandat ni la capacité de fournir de la protection : Katinszki c Canada (MCI), 2012 CF 1326, au paragraphe 15; MMC c Canada (MCI), 2011 CF 722, au paragraphe 10; Zepeda c Canada (MCI), 2008 CF 491, aux paragraphes 24 et 25.

 

[17]           Il est extrêmement difficile, sur le plan de la preuve, de déterminer si une organisation non gouvernementale peut assurer la protection en lieu et place de l’État. Il s’agit de l’une des considérations de principe qui sous‑tendent l’exigence bien établie dans la jurisprudence selon laquelle la police assure la protection. Les organisations ont des mandats divers et il est difficile de mesurer leur efficacité. La présente affaire illustre bien le raisonnement qui sous‑tend la jurisprudence.

 

[18]           En outre, l’agent a invoqué des organisations gouvernementales, comme le ministère de la Santé, sans toutefois préciser quelle serait l’étendue de la protection offerte par un tel ministère. Certes, l’agent a précisé que les médecins sont légalement tenus de signaler les incidents de violence à la police. Étonnamment, l’analyse a passé sous silence le fait que le médecin de la demanderesse n’avait pas signalé l’agression après l’avoir traitée.

 

[19]           Pour conclure sur ce point, l’agent a fait remarquer que la protection de l’État était adéquate lorsque les services de police étaient examinés [traduction] « en combinaison avec » ces autres organisations qui luttent contre la violence conjugale. Il s’agit autrement dit d’une façon implicite d’admettre que la police, à elle seule, ne respecte pas la norme établie, alors qu’elle est tenue de le faire. La police est en mesure d’assurer la protection de l’État, ou bien elle ne l’est pas.

 

Traitement de la preuve

[20]           Enfin, l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte d’éléments de preuve pertinents relatifs à la situation à Sainte‑Lucie, notamment l’affidavit de Flavia Cherry. Madame Cherry est la fondatrice de l’Organisation nationale des femmes, l’une des organisations non gouvernementales que l’agent a mentionnées pour démontrer le caractère adéquat de la protection de l’État.

 

[21]           Mme Cherry a expliqué que la police n’est pas en mesure de répondre aux appels d’urgence à temps, en raison de l’effectif réduit et du nombre restreint de véhicules de police. Elle a également indiqué que les auteurs d’actes de violence ne sont pas incarcérés avant l’enquête et que, durant la longue attente précédant le début des procédures judiciaires, les auteurs d’actes de violence sont libérés sous cautionnement et peuvent intimider les victimes. De plus, la discrimination et la honte dissuadent certaines femmes de rechercher de l’aide. Mme Cherry a également décrit les limites financières et opérationnelles des organisations d’aide aux victimes de violence conjugale.  

 

[22]           L’agent n’a pas accordé [traduction] « l’importance voulue » à son affidavit parce qu’il contenait des ouï‑dire, qu’il était généralisé à toutes les femmes de Sainte‑Lucie et qu’il était dénué de détails se rapportant précisément à la situation de la demanderesse. Cet élément de preuve a directement trait à la question de savoir si les mesures de protection offertes par l’État sont adéquates sur le plan opérationnel. Le fait que l’agent ne l’a pas examiné de façon significative rend la décision déraisonnable.

 

[23]           La preuve relative à la situation dans le pays en cause n’est pas présentée pour établir la nature personnelle d’une demande. Elle s’attache plutôt à fournir un contexte permettant d’évaluer si un demandeur pouvait raisonnablement s’attendre à bénéficier d’une protection de l’État. Par ailleurs, il est contradictoire de la part de l’agent de s’appuyer d’un côté sur certains éléments relatifs à la situation dans le pays, contenant des ouï‑dire et des généralisations, et de rejeter de l’autre le témoignage de Mme Cherry au motif qu’il contient des ouï‑dire.

 

[24]           Point n’est besoin que je souligne la contradiction entre le fait que l’agent ait invoqué l’existence d’une organisation non gouvernementale pour justifier sa conclusion relative à la protection de l’État et le fait qu’il ait rejeté la preuve par affidavit d’un membre de la haute direction de cette même organisation.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente de demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à Citoyenneté et Immigration Canada pour qu’un autre agent d’examen des risques avant renvoi effectue un nouvel examen. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.

 

 

« Donald J. Rennie »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Myra-Belle Béala De Guise

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-10661-12

 

INTITULÉ :                                      EYON AURELIEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 19 juin 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :
                            Le juge Rennie

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 26 juin 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Joo Eun Kim

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Teresa Ramnarine

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Joo Eun Kim
Bureau du droit des réfugiés

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney,

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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