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Date : 20130710

Dossier : T-835-11

Référence : 2013 CF 772

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario) le 10 juillet 2013

En présence de madame la juge Gleason

 

 

ENTRE :

EUGENIA MARTIN-IVIE

 

demanderesse

 

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse, Mme Martin-Ivie, travaille comme agente des services frontaliers [ASF[1]] au poste frontalier de Coutts (Alberta), un point d’entrée achalandé par lequel s’effectue plus d’un demi-million de passages annuels. Elle occupe l’une des guérites devant laquelle les véhicules doivent s’arrêter avant d’entrer au Canada, et qui fait partie de la ligne d’inspection primaire ou, comme l’appellent les parties, la « LIP ».

 

[2]               En novembre 2005, Mme Martin-Ivie a appris qu’un individu très dangereux avait été refoulé au poste frontalier voisin de North Portal (Saskatchewan), et qu’il allait peut-être essayer à nouveau d’entrer au Canada à Coutts. Inquiète de ce que des renseignements concernant cet homme ainsi que d’autres individus dangereux n’aient pas été correctement saisis dans les systèmes informatiques de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] dont se servent les ASF de la LIP, Mme Martin-Ivie et sept de ses collègues ont exercé, le 10 novembre 2005, leur droit de refuser de travailler conformément à l’article 128 du Code canadien du travail, LRC 1985, c L‑2 [le Code]. Ils soutenaient que le manque de renseignements précis sur des individus armés et dangereux, l’absence d’une présence armée à la frontière et l’insuffisance de leur formation, les exposaient à un danger tel qu’ils avaient le droit de refuser de travailler en application du Code.

 

[3]               Le processus d’enquête interne mis en œuvre par l’employeur et les représentants des employés n’ayant pas permis de régler la question du refus de travailler, l’affaire a donc été renvoyée pour examen à un agent de santé et sécurité [ASS] de Ressources humaines et Développement des compétences Canada [RHDCC], comme le prévoit le Code. À l’issue de son enquête, l’ASS a produit un rapport, le 22 novembre 2005, dans lequel il concluait à l’absence de danger. Mme Martin-Ivie et ses collègues étaient donc tenus de retourner à leurs postes. Avec l’aide de son agent négociateur, Mme Martin-Ivie a fait appel de la décision de l’ASS devant un agent d’appel, aux termes du paragraphe 129(7) du Code. L’agent d’appel Serge Cadieux [l’agent] a été nommé pour instruire l’appel et, conformément au Code, a tenu une audience de novo relativement au refus. Il a entendu la preuve pendant huit jours, en novembre 2010, et s’est également rendu au poste frontalier de Coutts. Les pièces documentaires qui lui ont été soumises et la transcription de l’audience ont été regroupées en neuf gros volumes.

 

[4]               Au moment où l’audience a débuté devant l’agent, les parties avaient résolu les questions concernant le danger censé découler du manque de présence armée et de formation adéquate. (L’ASFC avait conclu qu’il était nécessaire d’armer les ASF et s’employait à leur fournir des armes à feu et à les entraîner à leur maniement. Elle avait également accepté de leur offrir une formation additionnelle sur la manière de traiter les individus dangereux qu’ils pourraient croiser à la frontière.) La seule question que l’agent devait trancher était donc de savoir si le prétendu manque de renseignements sur les individus à haut risque constituait un danger.

 

[5]               La nature du danger invoqué, tout comme les systèmes informatiques et les politiques de l’ASFC régissant le signalement d’individus dangereux, ont évolué au cours des cinq années qui séparent la date du refus de travailler et celle de l’audience devant l’agent d’appel. Comme il s’agissait d’une audience de novo, ce dernier a examiné la preuve sur la situation telle qu’elle avait évolué, et a autorisé Mme Martin-Ivie à redéfinir la portée de sa plainte.

 

[6]               À cet égard, le refus de travailler de Mme Martin-Ivie reposait au départ sur le fait que [traduction] « les avis de surveillance visant des personnes armées et dangereuses ne sont pas signalés à l’échelle locale et nationale ». Durant l’audience, Mme Martin‑Ivie et son représentant syndical ont fait valoir que les ASF de la LIP devaient avoir un accès illimité aux diverses autres bases de données dont se servent les ASF qui travaillent dans les bureaux de l’ASFC aux postes frontaliers (ou sur la ligne « secondaire »). Une grande partie des témoignages portait sur la question de savoir si cela était faisable, plusieurs témoins de l’employeur étant d’avis que non. Cela dit, ailleurs dans sa déposition, Mme Martin-Ivie a soutenu qu’il suffisait, pour écarter le danger, que les ASF de la LIP disposent de tous les renseignements pertinents contenus dans les autres bases de données ouvertes aux ASF de la ligne secondaire, plutôt que d’un accès illimité aux bases de données elles-mêmes. C’est aussi la position que son avocat paraît avoir défendue devant l’agent.

 

[7]               En ce qui concerne les systèmes informatiques, l’ASFC a mis au point une nouvelle interface ou un nouveau programme, dont nous parlerons plus en détail ci-après, appelé le Système intégré de gestion de la ligne d’inspection primaire [SIGLIP], qui fournit certains renseignements à tous les ASF de la LIP. Ces renseignements proviennent de certaines bases de données dont se servent les ASF assignés à la ligne secondaire. L’ASFC a également adopté des procédures écrites qui expliquaient en détail quand et comment les renseignements relatifs aux individus armés et dangereux devaient être saisis dans ses bases de données. L’Agence soutient que ces procédures garantissent, dans la mesure du possible, que les ASF de la LIP seront informés à temps et de manière précise que des individus armés et dangereux (tels que définis par l’ASFC) sont susceptibles de vouloir entrer au Canada. Nous reviendrons d’ailleurs plus en détail sur les procédures en question.

 

[8]               Dans une décision datée du 14 avril 2011, l’agent a estimé que le type de renseignements dont disposait Mme Martin-Ivie ne l’exposait pas à un danger en 2005, pas plus qu’à compter de novembre 2010, date de la mise en place des nouveaux systèmes informatiques et des nouvelles politiques de l’ASFC.

 

[9]               Mme Martin-Ivie cherche, par la présente demande de contrôle judiciaire, à faire annuler la décision de l’agent. Elle soutient, d’une part, que l’interprétation qu’a donnée l’agent de la notion de « danger » était déraisonnable, et de l’autre, que son application de cette définition lacunaire aux faits en présence l’était tout autant. Enfin, elle fait valoir que l’agent n’a pas examiné des éléments de preuve pertinents et qu’il n’a pas expliqué pourquoi il n’incombait pas à l’ASFC d’offrir aux ASF de la LIP d’autres mesures de protection mieux adaptées.

 

[10]           Cette affaire revêt une importance considérable pour les parties; les décisions stratégiques prises par l’ASFC quant à la gestion des renseignements et à son réseau informatique national sont en jeu. Le défendeur soutient que si Mme Martin-Ivie a raison – et que les ASF de la LIP doivent jouir d’un accès illimité aux bases de données dont se servent les ASF assignés à la ligne secondaire –, cela reviendrait en pratique à fermer la frontière canado-américaine puisque les ASF de la LIP ne peuvent pas consulter ces bases de données chaque fois qu’un voyageur veut entrer au pays. Il fait valoir que les renseignements sommaires dont ces ASF disposent grâce au SIGLIP leur permettent de faire leur travail adéquatement et en toute sécurité, si bien que la décision de l’agent était à la fois raisonnable et correcte. Mme Martin-Ivie affirme de son côté que le refus de l’ASFC de leur fournir, à elle et à ses collègues, des renseignements cruciaux met inutilement leur vie en danger, ce qui enfreint le Code, et que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle en arrivant à la conclusion contraire.

 

[11]           Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée, car l’agent a interprété le Code d’une manière raisonnable et que ses conclusions factuelles reposaient sur la preuve dont il disposait. Afin de comprendre pourquoi j’arrive à cette conclusion, il est utile de revenir sur les dispositions législatives en cause, sur les exigences liées à la norme de contrôle de la raisonnabilité, et sur les principaux points que soulève la preuve, puisqu’ils sont essentiels pour comprendre les arguments de la demanderesse.

 

Dispositions législatives pertinentes

[12]           La partie II du Code, qui s’applique aux employeurs et employés assujettis à la réglementation fédérale, accorde aux employés le droit de refuser de travailler s’ils s’estiment exposés à des conditions dangereuses ou à des risques. Les parties applicables de l’article 128 du Code prévoient ce qui suit :

128. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’employé au travail peut refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche s’il a des motifs raisonnables de croire que, selon le cas :

 

a) l’utilisation ou le fonctionnement de la machine ou de la chose constitue un danger pour lui-même ou un autre employé;

 

b) il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu;

 

 

c) l’accomplissement de la tâche constitue un danger pour lui-même ou un autre employé.

 

 

(2) L’employé ne peut invoquer le présent article pour refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche lorsque, selon le cas :

 

a) son refus met directement en danger la vie, la santé ou la sécurité d’une autre personne;

 

b) le danger visé au paragraphe (1) constitue une condition normale de son emploi.

128. (1) Subject to this section, an employee may refuse to use or operate a machine or thing, to work in a place or to perform an activity, if the employee while at work has reasonable cause to believe that

 

 

 

(a) the use or operation of the machine or thing constitutes a danger to the employee or to another employee;

 

 

(b) a condition exists in the place that constitutes a danger to the employee; or

 

(c) the performance of the activity constitutes a danger to the employee or to another employee.

 

 (2) An employee may not, under this section, refuse to use or operate a machine or thing, to work in a place or to perform an activity if

 

 

 

(a) the refusal puts the life, health or safety of another person directly in danger; or

 

(b) the danger referred to in subsection (1) is a normal condition of employment.

 

[13]           La disposition qui est au cœur du litige en l’espèce est celle qui définit le « danger », au paragraphe 122(1) du Code :

« danger » Situation, tâche ou risque — existant ou éventuel — susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade — même si ses effets sur l’intégrité physique ou la santé ne sont pas immédiats — , avant que, selon le cas, le risque soit écarté, la situation corrigée ou la tâche modifiée. Est notamment visée toute exposition à une substance dangereuse susceptible d’avoir des effets à long terme sur la santé ou le système reproducteur.

“danger” means any existing or potential hazard or condition or any current or future activity that could reasonably be expected to cause injury or illness to a person exposed to it before the hazard or condition can be corrected, or the activity altered, whether or not the injury or illness occurs immediately after the exposure to the hazard, condition or activity, and includes any exposure to a hazardous substance that is likely to result in a chronic illness, in disease or in damage to the reproductive system;

 

[14]           Lorsque l’employé invoque le droit de refuser de s’acquitter d’une tâche dangereuse, l’affaire doit en premier lieu faire l’objet d’une enquête conjointe menée par un représentant de l’employé, membre du comité conjoint d’hygiène et de sécurité au travail (ou dans les petites entreprises, le délégué à la santé et à la sécurité de l’employé) et un représentant de l’employeur. L’employé ayant opposé le refus ne peut retourner au travail que s’il convient qu’il n’existe aucun danger. Si le représentant de l’employeur et celui de l’employé ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la présence d’un danger, l’affaire est alors renvoyée à un ASS de RHDCC pour examen. Si l’ASS conclut qu’il n’y a pas de danger, l’employé ayant opposé le refus doit retourner au travail. Dans le cas contraire, l’ASS peut adresser des directives à l’employeur, et celui-ci doit normalement s’y conformer avant que le retour au travail ne soit possible. L’employé ou l’employeur peuvent interjeter appel de la décision de l’ASS devant un agent d’appel. Ce dernier tient une audience de novo et le Code lui confère d’importants pouvoirs. Ses décisions sont protégées par une disposition privative formulée en termes très généraux aux articles 146.3 et 146.4 du Code :

146.3 Les décisions de l’agent d’appel sont définitives et non susceptibles de recours judiciaires.

 

146.4 Il n’est admis aucun recours ou décision judiciaire — notamment par voie d’injonction, de certiorari, de prohibition ou de quo warranto — visant à contester, réviser, empêcher ou limiter l’action de l’agent d’appel exercée dans le cadre de la présente partie.

146.3 An appeals officer’s decision is final and shall not be questioned or reviewed in any court.

 

146.4 No order may be made, process entered or proceeding taken in any court, whether by way of injunction, certiorari, prohibition, quo warranto or otherwise, to question, review, prohibit or restrain an appeals officer in any proceeding under this Part.

 

La norme de contrôle

[15]           Compte tenu de la disposition privative et de l’expertise des agents d’appel en matière de santé et de sécurité, la jurisprudence a établi que tous les aspects des décisions rendus par ceux‑ci étaient soumis à la norme de la raisonnabilité (Société canadienne des postes c Pollard, 2008 CAF 305, au paragraphe 12 [Pollard]; Laroche c Canada (Procureur général), 2011 CF 1454, au paragraphe 21 [Laroche]). D’ailleurs, dans l’arrêt Martin c Canada (Procureur général), 2005 CAF 156 [Martin] – une décision rendue avant que la Cour suprême du Canada ne ramène à deux le nombre de normes de contrôle dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] –, la Cour d’appel fédérale avait estimé que la norme de la décision manifestement déraisonnable s’appliquait aux décisions des agents d’appel. Il est donc évident que le contrôle de la décision dont il est question en l’espèce appelle une grande retenue.

 

[16]           La norme du caractère raisonnable est une norme déférente, qui « tient principalement » à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité des motifs du tribunal ainsi qu’à l’appartenance de la décision « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). Comme le mentionnait le juge Stratas, qui s’exprimait au nom de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Procureur général c Abraham, 2012 CAF 266 [Abraham], les issues acceptables dépendront du contexte et, en particulier, de la nature de la décision visée par le contrôle (voir également Mills c Ontario (Workplace Safety and Insurance Appeals Tribunal), 2008 ONCA 436, au paragraphe 22, invoquée par le juge Stratas).

 

[17]           Lorsque la question soulevée dans une demande de contrôle judiciaire concerne, comme en l’espèce, l’interprétation de sa loi habilitante par un tribunal du travail compétent, j’estime que la norme de la raisonnabilité consiste à se demander si le tribunal a interprété la législation d’une manière qui peut raisonnablement se justifier ou qui est rationnelle. Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses], au paragraphe 13, la juge Abella (s’exprimant au nom de la Cour) s’est appuyée sur la décision de principe de la Cour suprême du Canada, l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 963 c Société des Alcools du Nouveau‑Brunswick [1979] 2 RCS 227, à la page 237, dans lequel le juge Dickson avait appelé à la retenue judiciaire dans l’examen des décisions émanant de tribunaux administratifs, experts dans leurs domaines de spécialisation, et avait estimé que la norme de la raisonnabilité (qui trouve à s’appliquer lorsqu’un tribunal interprète sa loi habilitante) consiste à déterminer si l’interprétation peut « rationnellement s’appuyer sur la législation pertinente ».

 

[18]           Cette conception de la norme de raisonnabilité en matière d’interprétation législative a récemment été adoptée par la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans National Automobile, Aerospace, Transportation and General Workers’ Union of Canada (CAW-Canada), Local 1451 c Kitchener Frame Ltd, 2010 ONSC 3890, au paragraphe 44, où le juge Molloy (s’exprimant au nom de la Cour) a dit :

[traduction] La norme de la raisonnabilité repose en grande partie sur la reconnaissance de l’expertise spécialisée des arbitres du travail et sur le respect du choix du législateur de confier les affaires relevant de ce domaine d’expertise à des arbitres spécialisés plutôt qu’à des cours de justice. Cela ne signifie pas que les décisions rendues par ces arbitres sont à l’abri d’un contrôle judiciaire. Cependant, il n’appartient pas à la cour de justice d’y substituer ce qui lui paraît comme raisonnable si la décision de l’arbitre du travail est rationnelle et défendable.

 

Les interprétations des exigences du Code adoptées par les agents d’appel doivent donc être assez rationnelles pour résister à un examen judiciaire.

 

[19]           Quant aux conclusions factuelles des agents d’appel, le paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, énonce les critères qui permettent de déterminer si elles sont raisonnables (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 3 et 36, [2009] 1 RCS 339 [Khosa]). L’alinéa 18.1(4)d) prévoit que la Cour peut annuler la décision d’un office fédéral si elle est convaincue qu’il « a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose ». Ainsi, suivant le libellé de cette disposition, la conclusion contestée doit remplir trois conditions pour qu’il y ait lieu d’accorder le redressement : elle doit être véritablement ou manifestement erronée; elle doit être tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments de preuve; enfin, la décision du tribunal doit être fondée sur une conclusion erronée (Rohm & Haas Canada Limited c Canada (Tribunal antidumping) (1978), 22 NR 175, [1978] ACF no 522). Si les conclusions factuelles de l’agent ne procèdent pas de l’une de ces erreurs, la Cour n’est pas fondée à intervenir selon la norme de la raisonnabilité (Khosa, aux paragraphes 3 et 36; Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319, aux paragraphes 33 à 40).

 

[20]           Enfin, comme le signale à juste titre l’avocat du défendeur, les motifs d’un office fédéral ne doivent pas être examinés à la loupe. Il suffit qu’ils montrent que les questions en litige et la preuve ont été comprises, et il n’est pas nécessaire que la décision contienne des références précises à la preuve (Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65, au paragraphe 3; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16; Andrade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1490).

 

Les faits soumis à l’agent

[21]           Penchons-nous à présent sur le dossier. La preuve dont disposait l’agent établit que quelques jours avant d’exercer son droit de refuser de travailler, Mme Martin-Ivie a appris l’existence du dangereux individu en question [M. X] par la télécopie d’un message d’alerte contenant un avis de signalement, entré dans le système informatique alors en usage à l’ASFC, le Système automatisé de surveillance à la ligne d’inspection primaire [SASLIP]. Le message était rédigé comme suit :

[traduction] Le sujet a été refoulé au point d’entrée de Carievale (SK) ce matin. Il a déclaré qu’il se rendait à Regina et Mortlach (SK) pour rencontrer une fille avec qui il bavarde sur Internet. Le sujet a déjà été expulsé du Canada en 1990. Son casier judiciaire est bien rempli et inclut de nombreuses condamnations pour violence et usage d’armes. soyez extrêmement prudents si vous reconnaissez cette personne. La GRC de Carnduff était présente pour l’empêcher d’entrer. S’il essaye encore une fois d’entrer au pays, il pourrait être nécessaire de le mettre en détention. Si vous le reconnaissez, conservez sa pièce d’identité et communiquez avec le bureau.

 

Une télécopie de ce message a été collée sur le poste de travail de Mme Martin-Ivie à la LIP, mais l’alerte figurait également dans le SASLIP. Nous ne savons pas très bien si Mme Martin‑Ivie a eu accès à ce message sur son ordinateur de Coutts ou si celui-ci n’apparaissait que sur les terminaux de la LIP à North Portal (Saskatchewan). De plus, l’individu en question n’a pas été signalé comme étant « armé et dangereux » dans le Système intégré d’exécution des douanes [SIED], une base de données de l’ASFC qui alimentait autrefois le SASLIP et qui alimente à présent le SIGLIP.

 

[22]           Même si elle avait déjà reçu le message d’alerte concernant M. X, qui avait été entré manuellement dans le système et collé dans sa guérite sur la LIP, les préoccupations de Mme Martin-Ivie étaient de nature systémique, c’est-à-dire qu’elles tenaient au fait que l’individu n’avait pas été convenablement signalé dans le SIED et donc qu’il n’apparaîtrait pas automatiquement comme étant un individu armé et dangereux sur les terminaux des ASF. Pour aggraver les choses, lorsqu’elle s’est informée du contenu des bases de données de l’ASFC accessibles sur la ligne d’inspection secondaire, Mme Martin-Ivie a appris que M. X avait des antécédents criminels violents de viol, de voies de fait et de résistance aux arrestations. À l’époque, la question de savoir qui devait se charger du signalement des individus armés et dangereux dans le SIED n’était pas claire. Mme Martin-Ivie a transmis une requête à son superviseur afin qu’un signalement de cet individu soit versé dans ce système.

 

[23]           À son retour quelques jours plus tard, Mme Martin-Ivie s’est rendu compte que cela n’avait pas été fait et elle a donc refusé de travailler. Mme Martin-Ivie a inclus dans les renseignements fournis à l’ASS une liste d’autres individus armés et dangereux non répertoriés dans le SIED, mais qui auraient dû l’être à son avis, eu égard aux données accessibles aux agents assignés à la ligne secondaire.

 

[24]           Les ASF qui travaillent sur la ligne secondaire ont accès à un certain nombre de bases de données :

a.       le SIED, une base de données de l’ASFC comprenant, entre autres choses, des renseignements sur les Canadiens ayant eu des démêlés avec l’Agence ou sur des individus susceptibles d’entrer au pays et de représenter un risque;

b.      la base de données commune au Système de soutien des opérations des bureaux locaux [SSOBL], à Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] et à l’ASFC, qui contient des millions de données concernant tous les rapports entre l’ASFC et CIC d’une part, et les ressortissants non canadiens de l’autre;

c.       le Centre d’information de la police canadienne [CIPC], la base de données dont se servent les organismes canadiens d’application de la loi;

d.      le National Crime Information Center [NCIC], une base de données assez comparable utilisée par les organismes américains d’application de la loi.

 

Le CIPC et le NCIC contiennent tous deux des renseignements sur les [traduction] « avis de recherche et les mandats » en vigueur ou expirés, ou des détails sur les personnes qui sont ou étaient recherchées pour une raison ou une autre par un organisme d’application de la loi ou contre lesquelles un mandat d’arrestation n’a toujours pas été exécuté. Ces deux bases de données renferment aussi de nombreux autres renseignements pertinents pour la police, notamment des détails concernant des individus que les organismes d’application de la loi considèrent comme armés et dangereux.

 

[25]           En tant qu’ASF assignés à la LIP, Mme Martin-Ivie et ses collègues sont le premier point de contact pour ceux qui cherchent à entrer au Canada. Ces agents sont seuls dans leur guérite : leur travail consiste à évaluer rapidement si les voyageurs doivent être autorisés à entrer dans le pays, ou orientés vers l’inspection secondaire pour être interrogés de manière plus approfondie. Pour ce faire, ils s’appuient sur les renseignements dont ils disposent à la LIP grâce au SASLIP (du SIGLIP depuis 2010), et sur leurs observations concernant le comportement du voyageur. D’après la preuve soumise à l’agent d’appel, environ 90 pour cent des mesures de police et des saisies font suite aux recommandations faites par les ASF après avoir observé les voyageurs.

 

[26]           La preuve a également permis d’établir que la durée moyenne du temps consacré à questionner un voyageur à la LIP varie entre 30 et 90 secondes. À l’inspection secondaire toutefois, cette opération exige au minimum plusieurs minutes, selon les circonstances. Environ cinq pour cent des voyageurs sont orientés vers l’inspection secondaire.

 

[27]           Les parties reconnaissent que, même si aucun ASF du poste frontalier de Coutts n’a jamais été violemment attaqué par un individu armé, ce métier expose l’ASF au risque de croiser des personnes potentiellement dangereuses. Les parties conviennent en outre que ces personnes peuvent être armées et instables et qu’il est donc impossible, compte tenu de l’imprévisibilité du comportement humain, de savoir à quel moment elles pourraient recourir à la violence.

 

[28]           Les ASF apprennent à utiliser le modèle de gestion des incidents, la norme policière en matière d’usage de la force, qui consiste à employer un niveau de force supérieur à celui qu’un agresseur potentiel peut immédiatement adopter. En 2010, environ 30 pour cent des ASF de Coutts étaient armés. Ne l’étant pas, Mme Martin-Ivie ne peut confronter sans danger les agresseurs potentiellement armés. En vertu des Port of Coutts High Risk Person’s Standard Operating Procedures (Procédures opérationnelles normalisées relatives aux individus à haut risque se présentant au point d’entrée de Coutts) (19 octobre 2008), elle doit donc laisser les individus soupçonnés d’être armés et dangereux entrer au Canada puis alerter la GRC, ou les envoyer en inspection secondaire pour être interrogés et possiblement appréhendés, ce choix lui étant dicté par son jugement professionnel. Lorsqu’une personne soulève des préoccupations moins sérieuses – comme les individus qui sont visés par un mandat non exécuté, qui ont des antécédents de contrebande ou d’entrée illégale au Canada, qui sont recherchés en tant que personnes disparues ou qui présentent un risque sanitaire, etc. –, les ASF de la LIP doivent l’orienter vers l’inspection secondaire où elle sera interrogée de manière plus approfondie.

 

[29]           Comme le fait valoir à juste titre l’avocat de Mme Martin-Ivie, les témoins de l’employée comme ceux de l’employeur ont convenu qu’il était important pour assurer la sécurité des ASF de la LIP de les informer à temps et de manière exacte du risque que peuvent représenter ceux qui cherchent à entrer au pays. Or, c’est le moyen de remplir cet objectif qui est le point de désaccord majeur entre les parties.

 

[30]           Comme nous l’avons déjà mentionné, la principale solution proposée dans les témoignages de Mme Martin-Ivie et de M. Jason McMichael, le quatrième vice-président national du Syndicat des Douanes et de l’Immigration, consiste à fournir aux ASF de la LIP un accès égal aux bases de données consultées par les ASF de la ligne secondaire (c.-à-d. « accès illimité » au SIED, au SSOBL, au CIPC et au NCIC). Plusieurs témoins de l’employeur ont déclaré que cela était infaisable, et même qu’une telle mesure exposerait probablement les ASF à un plus grand danger.

 

[31]           En ce qui a trait à la faisabilité, trois témoins de l’employeur, Dan Badour, directeur de la collecte des renseignements et du soutien sur le terrain, Maureen Noble, surintendante, Opérations du trafic voyageurs au point d’entrée de Coutts, et Gregory Modler, gestionnaire par intérim de l’unité des voyageurs, Activités des points d’entrée, ont indiqué que le temps nécessaire pour effectuer des recherches dans le SSOBL, le SIED, le CIPC et le NCIC était considérable, estimant qu’il était de deux minutes et demie à dix minutes pour le SSOBL, de trois à cinq minutes pour le CIPC et de trois à huit minutes pour le NCIC. Chaque recherche doit être réalisée séparément. Dan Badour et Maureen Noble ont déclaré que le fait d’effectuer une recherche dans ces bases de données chaque fois qu’un voyageur cherche à entrer au Canada par Coutts – sans parler d’ailleurs au pays –, créerait des retards qui paralyseraient la frontière et poserait de véritables risques pour la santé et la sécurité des voyageurs qui seraient bloqués pendant des heures dans de longues queues sans nourriture ni salles de bain. Dan Badour a ajouté qu’il n’était pas certain que les bases de données du CIPC et du NCIC soient assez robustes pour supporter les millions de recherches nécessaires si tous les ASF assignés à la LIP devaient les utiliser pour chaque voyageur désireux d’entrer au Canada. À cet égard, les organismes d’application de la loi ne consultent le CIPC et le NCIC que lorsqu’ils ont des soupçons sur un individu particulier. Les ASF de la LIP doivent au contraire procéder à une vérification dans le cas de chaque voyageur qui essaie d’entrer au pays, afin de s’assurer que seules les personnes autorisées sont admises au Canada.

 

[32]           En ce qui concerne la sécurité, Gaby Duteau, gestionnaire par intérim, Programme régional du renseignement, région du Québec, et Maureen Noble, ont déclaré que les ASF de la LIP s’exposeraient à un plus grand danger s’ils avaient un accès complet aux bases de données, car ils devraient alors passer plusieurs minutes tête baissée à lire des renseignements sur un écran d’ordinateur. À cet égard, Maureen Noble a souligné que les outils les plus importants des ASF étaient leurs pouvoirs d’observation et leur formation, qui leur permettent de relever les signaux d’alerte émanant d’individus qui cherchent à traverser la frontière et qui pourraient devenir violents. D’ailleurs, comme nous l’avons mentionné, plus de 90 pour cent des mesures de police découlent des observations faites par un ASF à la LIP, plutôt que de renseignements contenus dans une base de données informatique. D’après le témoignage de Gaby Duteau, tout ce qui nuit à la capacité des ASF d’observer les individus dans un véhicule les expose à un plus grand danger. Il conclut donc qu’un accès illimité aux bases de données dont se servent les ASF de la ligne secondaire entraînerait une intensification du risque pour les agents assignés à la LIP.

 

[33]           Monsieur Duteau a déclaré qu’en revanche, l’examen détaillé des renseignements contenus dans le SSOBL, le SIED, le CIPC et le NCIC s’effectue de manière plus sûre et plus convenable à l’inspection secondaire, où se trouve un nombre plus important d’ASF, souvent armés, et où le temps nécessaire peut être consacré à l’évaluation de chaque personne envoyée. À cet égard, il soutient que, lorsqu’un voyageur potentiellement dangereux arrive à l’inspection secondaire, le risque serait en fait inférieur pour les ASF, puisqu’au fond les voyageurs n’ont que deux options – se conformer ou « griller » la frontière, et que s’ils se rendent à l’inspection secondaire lorsqu’on les y envoie, ils sont plus susceptibles de se montrer dociles.

 

[34]           Mme Martin-Ivie a proposé comme autre solution possible que les données pertinentes du SIED, du SSOBL, du CIPC et du NCIC soient envoyées via le SIGLIP ou un autre programme aux terminaux des ASF de la LIP. Elle et d’autres témoins ayant déposé pour son compte, parmi lesquels un expert, ont suggéré que les ASF devraient être informés chaque fois qu’un individu dont l’ASFC sait qu’il est armé et dangereux est susceptible de se présenter à la frontière. Les renseignements communiqués devraient comprendre les [traduction] « avis de recherche et mandats » contenus dans le CIPC et le NCIC, l’identité de tous les autres individus répertoriés comme étant « armés et dangereux » dans l’une de ces bases de données, ainsi que le nom de toute autre personne dont l’ASFC sait qu’elle peut représenter un risque. Mme Martin-Ivie et les autres témoins qu’elle a appelés croient que toutes ces personnes devraient être signalées dans le SIED comme étant armées et dangereuses, de manière à ce que cette information apparaisse automatiquement sur les terminaux des ASF via le SIGLIP.

 

[35]           Mme Martin-Ivie a fourni des détails concernant d’autres individus dont elle prétend qu’ils auraient dû être signalés comme étant armés et dangereux dans le SIED, mais ne l’ont pas été. Lorsqu’ils étaient saisis dans le SIGLIP, ces noms n’étaient associés qu’à des avis de signalement accompagnés de mises en garde générales ayant trait à la sécurité de l’agent. Ces mises en garde peuvent s’appliquer à un éventail de situations, dont plusieurs ne soulèvent pas de risque important. Mme Martin-Ivie en déduit que l’ASFC ne leur a pas fourni, à elle et aux autres ASF, les renseignements nécessaires à leur sécurité. Elle soutient que si les ASF de la LIP ignorent qu’un individu représente une menace potentielle, ils ne peuvent pas prendre les mesures indiquées pour se protéger, en laissant par exemple l’individu dangereux entrer au pays et en contactant la GRC pour qu’elle l’appréhende. De même, l’absence de ces renseignements empêcherait les ASF de la LIP de pouvoir alerter adéquatement les ASF de l’inspection secondaire, ainsi qu’il a été allégué. Garry Clement, le témoin expert qui a déposé devant l’agent pour le compte de Mme Martin-Ivie, a fait siennes une grande partie de ces opinions.

 

[36]           En plus des individus que Mme Martin-Ivie a identifiés comme faisant à tort l’objet d’avis de signalement accompagnés de mises en garde générales liées à la sécurité de l’agent, M. McMichael a fait état de cas, survenus il y a plusieurs années à Fort Erie et à Windsor, d’individus qui n’avaient pas été signalés comme étant armés et dangereux, mais qui étaient possiblement armés lorsqu’ils ont traversé la frontière. Il soutient que l’ASFC détenait suffisamment de renseignements pour avoir été au fait de la situation, mais qu’elle n’a pas dûment averti les ASF.

 

[37]           L’ASFC a contesté l’affirmation voulant que les ASF aient manqué, à compter de 2010, de renseignements adéquats pour travailler en toute sécurité. Plusieurs témoins de l’Agence ont déclaré qu’il était impossible de fournir aux ASF de la LIP le type précis de renseignements que Mme Martin-Ivie et son syndicat semblent réclamer. Ils affirment à cet égard que :

a.       seuls les individus réellement susceptibles d’être armés et instables et de se présenter à la frontière devraient être signalés comme tels dans le SIED, car les renseignements obsolètes ou inexacts posent des risques importants en endormant la vigilance, en plus d’enfreindre les droits des Canadiens en matière de protection de la vie privée, le vérificateur général ayant déjà critiqué l’ASFC à ce chapitre pour n’avoir pas mis à jour les avis de signalement dans ses bases de données;

b.      un grand nombre de données contenues dans le SSOBL, le CIPC et le NCIC sont périmées et donc inexactes. De plus, plusieurs États américains définissent l’expression « armé et dangereux » de manière beaucoup plus large qu’au Canada, et le sens qu’ils lui donnent ne peut donc être adopté aveuglément par l’ASFC puisqu’une bonne partie de ces individus ne seraient pas considérés par elle comme étant armés et dangereux;

c.       il n’existe actuellement aucun outil électronique qui permette de signaler automatiquement les individus répertoriés comme étant armés et dangereux dans le SSOBL, le CIPC et le NCIC, et de transférer cette information aux ordinateurs de l’ASFC dont se servent les ASF de la LIP, et d’ailleurs il n’est pas certain qu’un tel outil puisse être conçu. Les témoins de l’employeur ont nié que des projets de développement d’un tel outil aient été mis de côté en raison d’un coût exorbitant, comme le suggérait le syndicat;

d.      en 2010, l’ASFC a mis en place des politiques et des procédures qui, d’après les témoins de l’employeur, font en sorte que l’on peut trouver dans le SIED le signalement de presque tous les individus potentiellement armés et dangereux connus de l’ASFC, et que cette information est automatiquement transférée aux terminaux des ASF de la LIP via le SIGLIP; ces derniers disposent ainsi de renseignements nécessaires à la protection de leur santé et de leur sécurité;

e.       plus spécifiquement, les nouvelles politiques et procédures mises en œuvre par l’ASFC entre 2008 et 2010 exigeaient que tous les individus potentiellement armés et dangereux soient signalés dans le SIED. De plus, les non-Canadiens représentant un danger pouvaient aussi être répertoriés comme des individus armés et dangereux dans le SSOBL. Des conditions précises ont été établies en ce qui a trait à l’identité des personnes chargées d’entrer les signalements dans le SIED et le SSOBL, et les agents du renseignement de l’ASFC, à qui cette responsabilité incombait principalement, étaient disponibles 24 heures sur 24. De plus, en cas d’urgence, les ASF et leurs superviseurs immédiats pouvaient et devaient, en vertu des nouvelles politiques, entrer eux‑mêmes dans le SIED les signalements des individus armés et dangereux si un agent du renseignement n’avait pas le temps de s’en occuper. Gregory Modler a donc estimé que les circonstances à l’origine du refus de travailler en 2005 ne pourraient pas se reproduire en 2010;

f.       les témoins de l’employeur ont déclaré à cet égard que l’ASFC était en contact permanent avec des organismes d’application de la loi du monde entier, qu’elle surveillait le CIPC et le NCIC à la recherche d’individus potentiellement armés et dangereux susceptibles de vouloir entrer au Canada, et qu’elle entrait cette information dans le SIED. De plus, les renseignements recueillis par l’ASFC elle‑même, grâce à ses contacts avec certains individus ou à leur surveillance, pouvaient aboutir au signalement d’individus armés et dangereux dans le SIED, le cas échéant;

g.      même si les renseignements anciens accompagnant les signalements d’individus armés et dangereux du SSOBL ne produisent qu’une mise en garde générale concernant la sécurité de l’agent par l’entremise du SIGLIP, l’ASFC a commencé à épurer les dossiers du SSOBL, et sur les 900 cas environ qui avaient été vérifiés au moment de l’audience, aucun d’eux ne justifiait le maintien d’un signalement « armé et dangereux ».

 

[38]           L’agent disposait aussi d’éléments de preuve concernant chacun des autres individus dangereux cités en exemple par Mme Martin-Ivie. Les témoins de l’employeur ont expliqué en détail pourquoi aucun d’eux ne méritait d’être répertorié comme étant « armé et dangereux ». Dans plusieurs cas, les ASF qui avaient interrogé les individus en question à l’inspection secondaire avaient déterminé qu’un avis de signalement n’était pas nécessaire. Dans un autre, Mme Martin-Ivie avait mal lu les données du SSOBL et l’individu concerné avait été blanchi. Dans un autre encore, l’intéressé était incarcéré à la date de l’avis de signalement et le dossier contenait une note indiquant qu’il serait réévalué lors de sa remise en liberté. Enfin, la plupart des exemples remontaient à plusieurs années et n’étaient pas produits dans le contexte de la réorganisation effectuée depuis 2010.

 

[39]           L’agent avait également en main la preuve relative aux autres mesures adoptées par l’employeur pour réduire le danger pour les ASF. À cet égard, Jason Bacon, chef de l’équipe Opérations à la frontière, a parlé de la formation que reçoivent les ASF pour être en mesure de faire face aux individus susceptibles de devenir violents. Certains témoignages concernaient l’équipement de défense fourni aux ASF, lequel comprend un bâton, des menottes, un vaporisateur de gaz poivré et, dans certains cas, des armes courtes.

 

[40]           Cette mise en contexte étant faite, nous pouvons à présent aborder chacune des erreurs dont Mme Martin-Ivie prétend qu’elles justifient l’intervention de la Cour.

 

L’agent a-t-il mal interprété le terme « danger » employé dans la partie II du Code?

[41]           Mme Martin-Ivie allègue tout d’abord que l’agent s’est trompé en adoptant une interprétation déraisonnable, [traduction] « excessivement restrictive et juridiquement inexacte » du concept de « danger », tel qu’il est employé dans la partie II du Code (mémoire des faits et du droit de la demanderesse, au paragraphe 41). Elle fait valoir à cet égard que le terme a reçu une interprétation large et que dans le contexte policier, où les employés s’exposent à un risque de violence imprévisible, le principe de « faible fréquence, risque élevé » doit s’appliquer au moment de déterminer s’il existe un danger. Elle cite cette déclaration effectuée lors de la nouvelle audience dans Agence Parcs Canada c Martin, [2007] DAACCT no 14, CAO-07-015 [Martin II] : « si l’on sait que les conséquences d’un événement particulier seront désastreuses ou critiques pour une personne, il faut prendre des mesures de prévention pour éviter une telle issue désastreuse, quelle que soit la probabilité que cet événement puisse se produire » (Martin II, au paragraphe 849). L’avocat de la demanderesse s’est attardée sur ce point durant ses observations orales et a fait valoir que, si un employé établit qu’il existe un risque même vague de blessures graves, et que l’employeur n’a pas pris toutes les mesures raisonnables pour l’en protéger, il y a « danger » au sens de la partie II du Code. L’avocat affirme donc que, dans le contexte policier, évaluer la probabilité qu’un danger se concrétise n’a que peu d’intérêt compte tenu de la gravité de ce danger potentiel : c’est ce que permettent d’inférer les décisions de la Cour d’appel fédérale dans Martin et Pollard, et de la Cour dans Laroche, Verville c Canada (Service correctionnel), 2004 CF 767 et P&O Ports Inc c Syndicat international des débardeurs et des magasiniers, section locale 500, 2008 CF 846. L’avocat invoque également les décisions rendues par des agents d’appel dans Armstrong c Canada (Service correctionnel), 2010 LN TSSTC 6 (29 mars 2010) [Armstrong], Morrison et Société Postes Canada, 2009 LN TSSTC 32 (3 septembre 2009) [Morrison], Eric V et Canada (Service correctionnel), 2009 LN TSSTC 9 (9 avril 2009) [Eric V], de même que dans le réexamen de l’affaire Martin (Martin II) où, à ce qu’il prétend, le principe de « faible fréquence, risque élevé » a été appliqué par les agents d’appel.

 

[42]           La demanderesse soutient également que l’agent a commis en l’espèce une erreur susceptible de contrôle en n’appliquant pas le principe « faible fréquence, risque élevé », et en reprenant en substance le raisonnement vicié appliqué dans la première décision Martin, que la Cour d’appel fédérale a jugée manifestement déraisonnable. À cet égard, l’avocat cite des extraits de la première décision Martin, dans laquelle l’agent Cadieux avait déclaré que les gardiens de parc non armés n’étaient pas exposés à un danger puisqu’il était impossible de déterminer objectivement les probabilités en cette matière, le comportement humain étant intrinsèquement imprévisible et « le concept de “danger” tel que le Code l’a défini [n’étant] pas en harmonie avec l’imprévisibilité du comportement humain » (Agence Parcs Canada c Martin, [2002] CLCAOD no 8, au paragraphe 155). La demanderesse prétend que la Cour d’appel a expressément conclu que ces conclusions étaient déraisonnables, et que l’agent Cadieux avait appliqué un raisonnement tout aussi boiteux à plusieurs reprises dans la décision, sa conclusion concernant l’« absence de danger » étant fondée sur le manque de preuve touchant la probabilité que les ASF soient effectivement blessés. La demanderesse cite les déclarations suivantes de l’agent, estimant qu’il s’agit d’un exemple représentatif d’une interprétation incorrecte et déraisonnable de la définition du « danger » (décision, aux paragraphes 91 et 111) :

Je ne dispose d’aucune preuve qu’une des personnes en question pourrait se présenter un jour à la LIP, à Coutts, et constituer un danger pour l’agente de la LIP, Mme Martin-Ivie, parce qu’elle n’est pas désignée comme une personne armée et dangereuse. La simple possibilité que ces personnes puissent se pointer un jour ou l’autre à la LIP et constituer un danger pour Mme Martin-Ivie parce qu’elles n’ont pas été désignées comme des personnes armées et dangereuses est une hypothèse qui n’est fondée sur aucun fait et qui, donc, n’a aucun fondement en droit.

 

[...]

 

La simple possibilité que le sujet puisse décider de devenir violent à la LIP parce que l’agent de la LIP persiste à lui poser des questions sans savoir qu’il est considéré comme armé et dangereux ou parce que le sujet est imprévisible est une hypothèse qui n’est fondée sur aucun fait. Aucun agent de la LIP n’a été victime d’une agression violente à ce jour ni n’a subi de blessures graves à la suite d’une agression à la LIP. Aucune preuve n’a également été produite pour établir un lien de cause à effet entre l’absence d’ASVMAD à la LIP et des blessures causées à l’agent de la LIP en raison de cette faille.

 

[43]           Mme Martin-Ivie soutient que cette définition erronée du « danger » a amené l’agent à se concentrer indûment sur la probabilité d’une attaque par un individu armé et violent, plutôt que sur le fait que la preuve établissait que la procédure d’avis de signalement pouvait ne pas répondre aux besoins des ASF, ce qui aurait dû, à son avis, l’amener à conclure qu’il y avait un danger. Dans le même ordre d’idées, elle fait valoir que :

[traduction] L’établissement d’un danger [...] ne dépend pas de la preuve qu’un agent a été blessé en raison des lacunes du système SIED/SIGLIP. Il faut seulement démontrer qu’il est raisonnable de s’attendre à ce que si le système ne contient pas d’avis de signalement concernant un individu armé et dangereux ou d’avis de recherche et de mandats visant des criminels, les ASF travaillant à la ligne d’inspection primaire ou secondaire pourraient faire l’objet d’une attaque violente[2].

 

[44]           À mon avis, les arguments de la demanderesse concernant ces questions sont problématiques à plusieurs égards. Premièrement, le Code n’exige pas d’appliquer – en fait, il ne le permet même pas – le « principe de faible fréquence, risque élevé » à la définition du « danger », qui y figure. On ne trouve rien dans la définition de ce terme à l’article 122 du Code qui autorise l’application de ce principe, puisque son libellé prévoit que tous les dangers doivent être évalués de la même façon. La partie pertinente de l’article 122 du Code définit le danger comme « [une] situation, [une] tâche ou [un] risque – existant ou éventuel – [qui doit être] susceptible de causer des blessures ». Comme le déclarait ma collègue, la juge Bédard, dans la décision Laroche (au paragraphe 30) :

La définition de danger énoncée au paragraphe 122(1) du Code ne permet pas une pondération en fonction de la gravité des blessures ou de la maladie. Dès qu’un risque est susceptible d’entraîner des blessures ou une maladie, il s’agit d’un danger, et ce, quelle que soit la gravité des blessures ou des maladies. La définition de danger est articulée autour de la probabilité de réalisation du risque et non de la gravité des conséquences si le risque survient.

 

[45]           Qui plus est, aucune des décisions judiciaires invoquées par la demanderesse n’applique le principe dit de « faible fréquence, risque élevé » à la définition de « danger ». La décision Laroche est le seul jugement dans lequel le principe est expressément examiné avant d’être rejeté.

 

[46]           Quant aux agents d’appel, ils appliquent dans leurs décisions le principe en question non pas pour déterminer s’il existe un « danger », mais plutôt pour évaluer si le refus de travailler est autorisé au titre de l’alinéa 128(2)b) du Code; cette disposition interdit d’invoquer ce refus, même s’il existe un « danger », lorsque celui-ci constitue une condition normale de l’emploi du travailleur. Ces décisions, tout comme la décision Verville, ont établi qu’avant de pouvoir qualifier le danger de condition normale de l’emploi, l’employeur doit avoir pris toutes les mesures raisonnables pour l’atténuer. Dès lors, le caractère raisonnable de ces mesures dépendra en partie de la gravité du risque : plus il est important, plus l’employeur doit s’efforcer de l’atténuer (voir p. ex. Armstrong, aux paragraphes 62 et 63; Éric V, aux paragraphes 295 à 297, et 301). Le principe de « faible fréquence, risque élevé » s’applique donc à l’examen fondé sur l’alinéa 128(2)b) du Code, mais ne peut servir à déterminer s’il existe un danger. De plus, s’il doit s’appliquer, l’analyse exigée par le Code consiste forcément à se demander en premier lieu s’il existe un danger puis, le cas échéant, s’il constitue une condition normale de l’emploi de l’intéressé.

 

[47]           Cette clarification est importante en l’espèce, car l’agent a estimé qu’il n’avait pas à se demander si l’alinéa 128(2)b) s’appliquait après avoir conclu que les ASF n’étaient pas exposés à un « danger » au sens du Code, à la lumière des renseignements dont ils disposaient. Il n’était donc pas tenu de s’intéresser au principe de « faible fréquence, risque élevé » dans sa décision puisqu’il n’appliquait pas l’alinéa 128(2)b) du Code.

 

[48]           D’autre part, j’estime respectueusement que la demanderesse a mal interprété les décisions rendues par la Cour d’appel dans Martin et Pollard et par la Cour dans Verville et Laroche. Celles-ci ne permettent pas d’affirmer que, dans le contexte de l’application de la loi, le risque de blessure est une considération dépourvue de pertinence. La probabilité de blessures dans ces cas – comme dans tous les autres – est plutôt au centre de l’analyse, et la jurisprudence nous enseigne que, pour qu’un « danger » existe, les circonstances doivent être telles qu’il existe une possibilité réaliste que des blessures surviennent effectivement.

 

[49]           Dans l’arrêt Martin, le juge Rothstein, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, a annulé la décision de l’agent Cadieux parce que ce dernier avait refusé d’examiner s’il existait une telle possibilité, malgré la preuve concernant les agressions déjà subies par des gardiens de parc, la nature de leurs fonctions et les types d’individus et de situations auxquels ils s’exposaient. Cependant, le juge Rothstein a en même temps précisé que l’examen requis consistait fondamentalement à évaluer la probabilité que le risque invoqué se concrétise. Il déclarait ce qui suit (au paragraphe 37) :

[U]ne conclusion de danger ne peut reposer sur des conjectures ou des hypothèses [...] Les tribunaux administratifs sont régulièrement appelés [...] à apprécier la preuve pour déterminer les probabilités que ce qu’affirme le demandeur se produise plus tard.

 

[Non souligné dans l’original]

 

[50]           Par ailleurs, comme le mentionnait justement l’avocat du défendeur, le juge Rothstein n’a pas conclu que l’absence d’antécédents d’agressions armées n’était pas un critère pertinent pour évaluer la probabilité de futures blessures. Il a indiqué au contraire que l’absence d’agressions passées devait entrer en considération, de même que tous les autres éléments de preuve permettant d’établir le niveau de risque auquel l’employé est exposé (voir Martin, aux paragraphes 32 à 42).

 

[51]           De même, dans l’arrêt Pollard (aux paragraphes 16 et 17), le juge Décary, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, a qualifié d’« irréprochable », ou « à tout le moins [de] raisonnable », l’énoncé de droit suivant ayant trait à l’interprétation du « danger » au sens de la partie II du Code, tel que l’a formulé l’agent d’appel dans cette affaire :

[P]our conclure à la présence d’un danger, il faut déterminer dans quelles circonstances le risque éventuel est raisonnablement susceptible de causer des blessures, et établir que ces circonstances se présenteront dans l’avenir, non comme simple possibilité, mais comme possibilité raisonnable [...] pour conclure à la présence d’un danger, il s’agit de déterminer les probabilités que ce qu’affirme le plaignant se produise plus tard [...] le risque doit être raisonnablement susceptible de causer des blessures avant qu’il ne soit écarté [...] il n’est pas nécessaire d’établir à quel moment précis le risque surviendra, ni qu’il survient chaque fois.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Là encore, la Cour d’appel fédérale a confirmé que, pour établir l’existence d’un « danger » au sens de la partie II du Code, il faut déterminer si le risque de blessure relève de la possibilité raisonnable.

 

[52]           Dans le même ordre d’idées, la Cour a estimé, dans les décisions Verville et Laroche, que la prévisibilité de la blessure en tant que possibilité raisonnable doit être démontrée pour établir l’existence d’un « danger » au sens de la partie II du Code. Dans Verville, la probabilité que des gardiens de prison soient pris à partie par des détenus avait été qualifiée d’« élevée » par l’employeur dans le cadre d’une évaluation du risque; la juge Gauthier a annulé la décision de l’agent d’appel qui avait écarté de manière déraisonnable les éléments de preuve établissant l’existence de ce risque et la nécessité d’utiliser des menottes pour maîtriser les prisonniers. La juge Gauthier avait alors ainsi défini la notion de « danger » dont il est question dans la partie II du Code, aux paragraphes 34 à 36 :

[L]’absence de menottes sur la personne d’un agent correctionnel impliqué dans une empoignade avec un détenu doit être susceptible de causer des blessures avant que des menottes ne puissent être obtenues [...]ou avant que tout autre moyen de contrainte ne soit fourni.

 

[...] Je ne crois pas non plus que la définition exige que toutes les fois que la situation ou la tâche est susceptible de causer des blessures, elle causera des blessures. La version anglaise « could reasonably be expected to cause » nous dit que la situation ou la tâche doit pouvoir causer des blessures à tout moment, mais pas nécessairement à chaque fois.

 

[...] [L]la définition exige seulement que l’on constate dans quelles circonstances la situation, la tâche ou le risque est susceptible de causer des blessures, et qu’il soit établi que telles circonstances se produiront dans l’avenir, non comme simple possibilité, mais comme possibilité raisonnable.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[53]           La proposition de la demanderesse selon laquelle il suffit, pour établir l’existence d’un « danger », d’une attente raisonnable que l’absence dans les systèmes d’un avis de signalement concernant un individu armé et dangereux, ou d’avis de recherches et de mandats visant des criminels, puisse mener à une agression violente contre des ASF, dénature donc le critère consacré par la jurisprudence. Comme l’ont établi les décisions antérieures, il ne s’agit pas de savoir si l’absence de renseignements dont les ASF devraient disposer « peut » théoriquement conduire à une agression violente, mais plutôt s’il existe une possibilité raisonnable qu’une telle agression survienne réellement parce que ces renseignements sont manquants.

 

[54]           En substance, Mme Martin-Ivie élimine pratiquement de la définition du « danger » dans le Code l’exigence relative au degré de prévisibilité. Ni la jurisprudence ni le libellé du Code ne le justifient. Ainsi, contrairement à ce qu’elle affirme, l’agent n’a pas donné de la définition de « danger » une interprétation exagérément restrictive et non fondée en droit.

 

[55]           Pour être plus précis, l’agent n’a pas interprété la notion de « danger » de manière déraisonnable. À cet égard, il a entamé son analyse en citant à juste titre la définition de « danger » à l’article 122 du Code, ainsi que des extraits des décisions Martin et Verville. Il s’est employé ensuite à déterminer si le risque que les ASF ne subissent une blessure en raison du type de renseignements dont ils disposent à la LIP relevait de la possibilité raisonnable ou de la simple conjecture. Il ne fait aucun doute que cette interprétation des dispositions du Code peut raisonnablement s’appuyer sur la législation, elle est donc raisonnable. Le premier des motifs soulevés par Mme Martin-Ivie en vue d’obtenir l’annulation de la décision de l’agent est donc sans fondement.

 

L’agent a-t-il incorrectement appliqué la notion de « danger » dont il est question dans la partie II du Code?

[56]           La demanderesse allègue ensuite que l’agent a appliqué de manière déraisonnable la définition de danger aux faits qui lui ont été soumis en l’espèce. Cet argument repose entièrement sur la définition juridique erronée invoquée par la demanderesse et doit donc être rejeté pour le même motif.

 

[57]           De plus, contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, l’agent disposait d’une preuve amplement suffisante pour pouvoir conclure raisonnablement que Mme Martin-Ivie ne s’exposait à aucun « danger » attribuable à des renseignements inadéquats concernant des individus possiblement armés et dangereux. À cet égard, la demanderesse dénature à plusieurs endroits dans ses observations écrites les questions dont était saisi l’agent et la manière dont il les a tranchées. L’agent n’était pas appelé à se prononcer sur la question de savoir si des individus armés et dangereux susceptibles de se présenter à la frontière mettaient les ASF en danger, et d’ailleurs il ne l’a pas fait. Il devait plutôt se demander si l’absence de renseignements dans les bases de données accessibles sur la LIP exposait les ASF à un « danger », et c’est cette question qu’il a tranchée.

 

[58]           En se basant sur la preuve susmentionnée, l’agent a estimé que même s’il était « très peu probable » que les ASF de la LIP ne reçoivent pas dans le nouveau système l’avis de signalement d’un individu armé et dangereux devant être répertorié comme tel, le risque que cela ne se produise malgré tout était si négligeable que, en y associant les mesures de protection adoptées par l’ASFC et l’improbabilité qu’un tel individu devienne violent, le danger allégué était hypothétique. À mon avis, il était raisonnable pour l’agent de parvenir à une telle conclusion, puisqu’elle repose sur les éléments de preuve présentés, notamment :

a.       le fait qu’aucun incident violent ne soit jamais survenu à Coutts;

b.      le fait qu’il n’a pas été démontré que les nouveaux systèmes et politiques ne permettaient pas de signaler adéquatement tous les individus armés et dangereux dans le SIED, plusieurs témoins de l’employeur ayant d’ailleurs attesté leur efficacité;

c.       le fait qu’il a été démontré que le SIGLIP transférait presque immédiatement les signalements d’individus armés et dangereux du SIED aux terminaux des ASF de la LIP lorsque ces derniers entraient le numéro de la plaque d’immatriculation, le nom ou le titre de voyage de l’individu en question;

d.      le fait qu’un certain nombre d’ASF armés étaient souvent présents sur place;

e.       l’opinion des témoins de l’employeur selon laquelle il est probable qu’un individu envoyé en inspection secondaire se montre docile, puisqu’il accepte de s’y rendre de son plein gré et qu’il choisit de ne pas « griller » la frontière;

f.       le fait que les ASF ne travaillaient jamais seuls à Coutts;

g.      les détails de la formation offerte aux ASF afin de savoir comment gérer les individus dangereux;

h.      le fait que les ASF sont munis d’un équipement de défense.

 

[59]           Contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, l’agent a examiné tous ces éléments de preuve et a fondé sa conclusion sur eux. Il ne s’est pas simplement concentré sur le caractère imprévisible d’une agression pour conclure à l’absence d’un « danger » au sens de la partie II du Code.

 

[60]           Quant à la situation en 2005, il était raisonnable pour l’agent de conclure que Mme Martin-Ivie et ses collègues n’étaient pas exposés alors à un « danger » puisqu’ils connaissaient les détails concernant M. X et qu’ils avaient donc reçu les renseignements qu’ils avaient réclamés en refusant de travailler (quoique sous une forme différente). Par ailleurs, l’agent a accepté la preuve de M. Badour selon laquelle les autres individus qui auraient dû être répertoriés comme étant armés et dangereux, cités en exemple par Mme Martin-Ivie, n’avaient en fait pas lieu de l’être dans le SIED. De même, la preuve soumise par M. McMichael était conjecturale, fondée sur du ouï-dire et concernait des faits survenus il y a plusieurs années et ailleurs qu’à Coutts. La conclusion de l’agent sur ces points était donc raisonnable.

 

[61]           Comme le fait justement valoir l’avocat du défendeur, chacun des arguments avancés par Mme Martin-Ivie, voulant que l’agent ait mal appliqué la définition de « danger », revient en substance à demander à la Cour d’examiner à la loupe les motifs de l’agent ou de réévaluer la preuve; la Cour n’a pas à se livrer à l’un ou l’autre de ces exercices lorsqu’elle applique la norme de la raisonnabilité. La demanderesse fait plus particulièrement valoir que :

a.       l’agent n’a pas examiné la preuve sous forme d’opinion de Mme Martin-Ivie et des autres témoins, dont M. Clement, concernant la nature réelle des risques auxquels les ASF s’exposent, et ne lui a pas accordé l’importance qu’elle méritait;

b.      l’agent n’a pas tenu compte du fait que le système a eu des défaillances par le passé, dans le cas de M. X ou des autres individus dangereux envoyés en inspection secondaire sans être signalés dans le système, que Mme Martin-Ivie et M. McMichael ont cités en exemple;

c.       l’agent a conclu que le système d’avis de signalement en place pouvait tomber en panne et qu’une agression violente était très peu probable, ce qui aurait dû suffire pour conclure à la présence d’un « danger »;

d.      l’agent n’a pas tenu compte de la nature imprévisible des agressions violentes, ce qui aurait dû être suffisant en soi pour représenter un danger à condition d’établir que l’employeur n’a pas pris toutes les mesures de précaution raisonnables pour empêcher une éventuelle agression;

e.       l’agent a commis l’erreur d’exiger une situation factuelle spécifique sur laquelle fonder une conclusion de danger.

 

[62]           À mon avis, aucun des arguments précédents ne justifie l’intervention de la Cour.

 

[63]           Contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, l’agent a tenu compte de la preuve sous forme d’opinion qu’elle et les autres témoins cités par elle ont présentée, mais il l’a jugée insuffisante pour conclure à une possibilité réaliste de blessures, compte tenu des autres éléments dont il disposait, notamment l’absence de véritables incidents violents et les détails des améliorations apportées par l’ASFC à ses systèmes informatiques et à ses politiques entre 2005 et 2010. L’agent a estimé que ces éléments « sont extrêmement fiables et [...] permettent [aux] ASF de prendre [les] décision[s] [les] plus pertinente[s] et [les] plus sécuritaire[s] possible » (décision, au paragraphe 98). C’est à lui qu’il revenait de décider du poids à accorder à la preuve, et l’argument selon lequel il ne lui a pas donné une importance suffisante ne justifie pas une intervention, compte tenu de la norme de la raisonnabilité (Khosa, aux paragraphes 59 et 61).

 

[64]           Les affirmations selon lesquelles la conclusion de l’agent quant à l’existence d’un faible risque de blessures justifiait l’intervention de la Cour sont sans fondement, comme nous l’avons vu précédemment, compte tenu du critère applicable pour déterminer s’il existe un « danger ». De même, et pour des motifs analogues, l’argument concernant l’omission de prendre en compte l’imprévisibilité des agressions violentes doit être rejeté.

 

[65]           Enfin, l’agent n’a pas eu tort de mentionner que le refus de travailler devait reposer sur une situation factuelle spécifique (Fletcher c Canada (Conseil du Trésor), 2002 CAF 424, au paragraphe 38). D’ailleurs, contrairement à ce qu’affirme Mme Martin-Ivie, l’agent a bel et bien considéré les circonstances factuelles entourant la plainte relative à M. X à l’origine du refus de travailler, et celle, plus générale, voulant que l’ASFC ait manqué, de manière systémique, de fournir les renseignements dont les ASF avaient besoin pour remplir leurs tâches en toute sécurité (décision, aux paragraphes 104 à 127).

 

[66]           Ainsi, tous les aspects de la plainte de Mme Martin-Ivie ont été examinés par l’agent.

 

[67]           C’est pourquoi le deuxième motif d’intervention avancé par la demanderesse – à savoir que l’agent a mal appliqué le droit relatif à la notion de « danger » – est également dénué de fondement.

 

L’agent a-t-il commis une erreur susceptible de contrôle en ne tenant pas compte de nombreux éléments de preuve pertinents et en n’expliquant pas pourquoi il n’incombait pas à l’ASFC d’offrir aux ASF de la LIP d’autres mesures de protection mieux adaptées?

[68]           La demanderesse fait valoir comme troisième argument que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte d’éléments de preuve qui démontraient le caractère inadéquat des mesures de protection prises par l’ASFC. Plus spécifiquement, elle soutient ce qui suit :

a.       l’agent a eu tort de conclure que la formation des ASF était suffisante puisque seuls 21 des 68 ASF présents à Coutts étaient armés, et que certains d’entre eux seulement avaient reçu une formation sur la façon de traiter les personnes armées et dangereuses;

b.      l’agent a eu tort de mentionner les dispositifs de protection autres que les armes courtes remis aux ASF, puisque ces derniers ne peuvent pas s’en servir pour combattre un individu armé;

c.       l’agent a eu tort de conclure que les ASF de la LIP pouvaient recevoir de l’assistance puisqu’ils travaillaient souvent seuls;

d.      l’agent a écarté la preuve selon laquelle l’assistance d’un ASF armé ou de la GRC n’était pas toujours disponible;

e.       l’agent n’a pas mentionné que les radios des ASF ne fonctionnaient pas toujours;

f.       aucun élément de preuve n’autorisait l’agent à conclure que le [traduction] « système SIED/SIGLIP avertira “presque toujours” les agents de la LIP d’un risque potentiel » (mémoire des faits et du droit de la demanderesse, au paragraphe 83);

g.      l’agent n’a pas considéré la preuve de M. McMichael selon laquelle l’employeur n’avait pas mis en place de meilleurs systèmes informatiques pour des raisons d’économie.

 

[69]           Mme Martin-Ivie soutient qu’à cause de ces conclusions erronées, l’agent a omis d’examiner un point dont il devait tenir compte pour statuer sur l’existence d’un « danger », à savoir la possibilité que l’ASFC offre d’autres mesures de protection mieux adaptées aux ASF de la LIP. Elle s’appuie en l’occurrence sur cet extrait de l’arrêt Martin de la Cour d’appel fédérale (au paragraphe 33) :

M. Cadieux estime par ailleurs que le risque d’être blessé, qui fait partie intégrante du travail de gardien de parc, a été atténué efficacement à ce jour grâce aux connaissances spécialisées et à la formation que les gardiens reçoivent et à leur équipement de protection individuel. Il n’explique pas pourquoi l’instauration d’autres mesures d’atténuation des risques, telles que le port d’armes de poing, ne réduirait pas encore plus les risques de blessures.

 

La demanderesse soutient que l’agent a commis en l’espèce une erreur similaire.

 

[70]           Ces arguments me paraissent infondés pour plusieurs raisons. Tout d’abord, et c’est le plus important, la décision ici en cause est fondamentalement différente de celle qu’a rendue l’agent dans Martin. Ici, contrairement à cette autre affaire, l’agent s’est demandé si les mesures d’atténuation suggérées par Mme Martin-Ivie et son agent syndical étaient réalisables, et a conclu, sur la foi de la preuve soumise par l’employeur, qu’il n’était pas possible d’offrir aux ASF de la LIP un accès illimité aux bases de données du SSOBL, du SIED, du CIPC et du NCIC, car cela « entraînerait probablement des interventions à haut risque inutiles » (décision, au paragraphe 109). L’agent n’était pas tenu d’envisager l’autre suggestion de Mme Martin-Ivie, à savoir que les « avis et mandats de recherche » figurant dans le CIPC et le NCIC, de même que les avis de signalement des individus armés et dangereux dans le SSOBL, soient par un moyen quelconque automatiquement transférés de ces bases de données vers le SIGLIP, puisqu’aucune preuve ne l’autorisait à penser que cette opération était techniquement possible. En l’espèce, et contrairement à la décision Martin, l’agent a examiné très attentivement la seule mesure d’atténuation proposée par l’employée et son syndicat, et a conclu qu’elle ne contribuait pas à accroître la sécurité des employés.

 

[71]           Deuxièmement, les autres arguments soulevés par la demanderesse à l’encontre des conclusions subsidiaires de l’agent sur les mesures de protection (autres que celles liées aux renseignements) offertes aux ASF, reviennent encore une fois à me demander de réévaluer la preuve, ce qu’il n’appartient pas à la Cour de faire, comme nous l’avons déjà mentionné.

 

[72]           Troisièmement, comme le fait observer le défendeur dans son mémoire des faits et du droit, plusieurs de ces arguments ne tiennent pas compte de la preuve soumise à l’agent ni de ses conclusions. À cet égard, contrairement à ce que prétend la demanderesse :

a.       l’agent disposait d’éléments de preuve concernant la formation substantielle que la demanderesse et les autres ASF avaient reçue et, en tout état de cause, Mme Martin-Ivie avait renoncé à contester l’efficacité des programmes de formation de l’employeur;

b.      de même, la demanderesse avait renoncé à sa plainte concernant l’absence d’une force armée à la frontière et, contrairement à ce qu’elle affirme, l’agent était bien au fait du pourcentage des ASF armés au poste frontalier de Coutts en 2010 et il y a fait spécifiquement référence dans sa décision (décision, au paragraphe 113);

c.       la preuve indiquait que les ASF de Coutts ne travaillaient jamais seuls;

d.      la preuve démontrait que les problèmes liés aux radios portables étaient en voie d’être réglés au moment de l’audience;

e.       les témoins de l’employeur ont présenté une [traduction] « abondance d’éléments de preuve », pour citer l’avocat du défendeur, quant à [traduction] « l’intégrité et à la robustesse du système SIED/SIGLIP »;

f.       les témoins de l’employeur ont présenté de nombreux éléments de preuve pour expliquer pourquoi les modifications des systèmes suggérées n’étaient pas réalisables.

 

[73]           Ainsi, le troisième argument avancé par Mme Martin-Ivie est également dénué de fondement.

 

Conclusion

[74]           En somme, l’agent a correctement énoncé le droit applicable, il l’a raisonnablement appliqué aux faits en présence, et il est parvenu à une conclusion raisonnable eu égard à la preuve. Dans les circonstances, sa conclusion selon laquelle les ASF de la LIP ne sont pas exposés à un « danger » en raison du type de renseignements auxquels ils ont accès sur leurs terminaux est tout à fait raisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

 

[75]           Le défendeur a droit à ses dépens dans la présente demande et, dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, j’estime que la somme globale de 4 000 $ qu’il demande est appropriée, compte tenu de la complexité des questions, et je lui accorde donc cette somme.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  La demanderesse doit verser au défendeur les dépens sous la forme d’une somme globale de 4 000 $.

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 

 


GLOSSAIRE

 

Terme ou acronyme

Sens

ASF

agent des services frontaliers

ASFC

Agence des services frontaliers du Canada

ASS

agent de santé et sécurité

avis et mandats

renseignements sur des individus qui sont ou étaient recherchés pour une raison ou pour une autre par un organisme d’application de la loi ou à l’égard desquels un mandat d’arrestation était ou est en vigueur.

CIC

Citoyenneté et Immigration Canada

CIPC

Centre d’information de la police canadienne – base de données utilisée par les organismes canadiens d’application de la loi

LIP

ligne d’inspection primaire – premier point de contact pour les individus cherchant à entrer au Canada

NCIC

National Crime Information Center, base de données utilisée par les organismes américains d’application de la loi

RHDCC

Ressources humaines et Développement des compétences Canada

SASLIP

Système automatisé de surveillance à la ligne d’inspection primaire, programme informatique de l’ASFC en usage au moment du refus de travailler

secondaire

lieu d’inspection approfondie ou « secondaire » à la frontière, bureaux internes de l’ASFC situés aux postes frontaliers

SIED

Système intégré d’exécution des douanes, base de données de l’ASFC qui alimentait autrefois le SASLIP et qui alimente actuellement le SIGLIP

SIGLIP

Système intégré de gestion de la ligne d’inspection primaire – base de données de l’ASFC actuellement utilisée à la LIP, a remplacé le SASLIP

SSOBL

Système de soutien des opérations des bureaux locaux – base de données commune à CIC et à l’ASFC, contenant des millions de données sur tous les rapports de ces ministères avec des ressortissants non canadiens

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T-835-11

 

INTITULÉ :                                                  Eugenia Martin-Ivie c Procureur général du Canada

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 21 janvier 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET

JUGEMENT :                                               LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 10 juillet 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Raven

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Richard Fader

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raven, Cameron, Ballantyne et Yazbeck s.r.l.

Avocats et conseillers juridiques

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 



[1] Un glossaire des divers termes clés et abréviations employés par les parties et moi-même est joint en annexe à la présente décision.

 

[2] Mémoire des faits et du droit de la demanderesse, au paragraphe 55

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