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Date : 20130722

Dossier : T-136-12

Référence : 2013 CF 806

Vancouver (Colombie Britannique), le 22 juillet 2013

En présence de monsieur le juge Martineau

 

ENTRE :

 

ASSOCIATION DES JURISTES DE JUSTICE

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’examiner la légalité d’une décision rendue par Me Michèle A. Pineau [arbitre], qui, en application de l’alinéa 223(2)d) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LC 2003, c 22 [LRTFP], a été désignée par le président de la Commission des relations de travail dans la fonction publique [Commission] pour entendre le grief de la demanderesse. Le grief a été rejeté, d’où la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[2]               La demanderesse, l’Association des juristes de Justice [l’Association] est l’agent négociateur exclusif d’un groupe de juristes [l’unité de négociation] travaillant pour le ministère de la Justice [l’employeur]. Le Conseil du Trésor représente l’employeur au niveau de la détermination des conditions de travail et peut conclure toute convention collective liant Sa Majesté la Reine du chef du Canada. Ces derniers sont représentés dans cette demande de contrôle judiciaire par le Procureur général du Canada [défendeur].

 

GRIEF DE PRINCIPE DE L’ASSOCIATION

[3]               Les faits à l’origine du présent litige ne sont pas contestés et font suite au dépôt, le 18 mai 2010, d’un grief de principe [le grief de l’Association] contestant la raisonnabilité, voire la légalité, des changements apportés par l’employeur, en mars 2010, à sa politique concernant le service de garde en immigration.

 

[4]               Les conditions de travail des juristes faisant partie de l’unité négociation ont été au départ fixées par une décision arbitrale rendue le 23 octobre 2009 tenant lieu de convention collective. Cette dernière est entrée en vigueur le 7 novembre 2009, sous réserve de certaines autres dispositions qui ne sont entrées en vigueur que le 20 février 2010. Or, la décision arbitrale du 23 octobre 2009 ne traite pas spécifiquement du service de garde en immigration, de sorte que cette question relève donc de l’exercice des droits de gérance de l’employeur.

 

[5]               Un juriste doit être disponible pour répondre aux demandes de sursis et aux demandes d’opinion urgentes en dehors des heures ouvrables. Dans le cas des juristes travaillant à la Direction du droit de l’immigration du Bureau régional du Québec, qui comprend une cinquantaine de juristes, les deux éléments de l’ancienne politique de garde qui nous intéressent ici se retrouvent dans un courriel en date du 8 février 2007 de Me Michel Synnott : (1) le juriste effectuant la garde est compensé par deux journées et demie de congé discrétionnaire; et (2) dans la mesure où il y a suffisamment de volontaires, la garde n’est pas obligatoire [ancienne politique]. Les changements apportés par l’employeur en mars 2010 à l’ancienne politique, et que l’Association conteste par son grief, sont que la garde est maintenant obligatoire pour tous les juristes et que celle-ci n’est plus compensée, tel qu’on l’énonce dans un courriel de Me Annie Van Der Meerschen en date du 13 avril 2010 [nouvelle politique].

 

[6]               Le grief de l’Association ne vise que les changements touchant la garde du vendredi soir et de la fin semaine. Voici comment l’Association décrit la nature du grief :

L’Association a un grief contre le fait que l’Employeur a, dans le contexte de l’imposition de services de garde en dehors des heures normales de travail, manqué d’agir raisonnablement, équitablement et de bonne foi, tant en ce qui a trait à l’exercice de ses droits de direction qu’en ce qui concerne l’administration de la décision arbitrale. L’Association est d’avis que l’imposition obligatoire d’être de garde en dehors des heures normales de travail est incompatible avec les termes de la sentence arbitrale.

 

Il n’y a rien dans la sentence arbitrale ni dans les droits de direction qui permet à l’Employeur d’imposer des restrictions sur la vie privée des avocats pendant qu’ils sont tenus d’être de garde en dehors des heures normales de travail.

 

L’Association a un grief contre le fait que l’Employeur impose des services de garde en dehors des heures normales de travail à l’égard desquels les avocats de l’unité de négociation pourraient faire l’objet de mesures disciplinaires dans le cas de refus.

 

L’Association a un grief contre le fait que les avocats ne seront plus indemnisés pour les services de garde qui leur sont assignés en dehors des heures normales de travail en dépit des restrictions sur leur vie privée.

 

L’Association a un grief contre la décision unilatérale de l’Employeur de changer sa pratique par rapport à l’imposition des services de garde en dehors des heures normales de travail.

 

L’Association a un grief contre le fait que le changement de pratique de l’Employeur contrevient à ce qui suit :

         Le devoir de l’Employeur d’informer et de consulter l’Association lorsque l’Employeur envisage de changer une des ses pratiques antérieures;

         La politique de l’Employeur portant sur les heures de travail et la décision arbitrale qui encourage les horaires flexibles.

 

 

[7]               Le 2 juillet 2010, le grief est rejeté au dernier palier de la procédure de règlement des griefs par Madame Hélène Laurendeau, sous-ministre adjointe, secteur de la rémunération et des relations de travail, Secrétariat du Conseil de Trésor, qui estime que le grief n’est pas arbitrable et, que de toute façon, il n’est pas fondé au mérite :

J’ai examiné attentivement les représentations de Me Guttman sur la recevabilité du grief de principe, de même que sur le fond du grief. J’ai également examiné la jurisprudence présentée à l’appui de ses arguments. Étant donné que la décision arbitrale n’aborde pas la question de travail sur appel, j’ai conclu que le grief devrait être rejeté au motif qu’il ne répond pas à la définition d’un grief de principe prévue au paragraphe 220(1) de la LRTFP, ce dernier ne visant pas une présumée violation de la décision arbitrale.

 

Néanmoins, j’ai examiné les représentations de Me Guttman concernant le fond grief. Jai conclu que les droits généraux de gestion permettent à l’employeur de demander aux avocats de travailler sur appel afin de répondre aux exigences opérationnelles compte tenu que la décision arbitrale ne fait pas mention de la question du statut sur appel. La demande et le fardeau sur les employés sont raisonnables lorsque l’on prend en considération le fait que ceux-ci seraient rémunérés pour chaque heur travaillée, lorsqu’ils sont appelés, et qu’ils pourraient, dans bien des cas, être rémunérés au taux applicable pour les heures supplémentaires.

 

Finalement, j’ajouterais qu’étant donné que toutes les pratiques antérieures furent soit remplacées par la nouvelle convention collective, soit couvertes comme c’est le cas ici, par les droits résiduels de gestion, l’argument de la pratique antérieure ne tient pas.

À la lumière de ce que précède, le grief est refusé et la mesure corrective demandée n’est pas accordée.

 

 

[8]               Le 15 juillet 2010, la Commission renvoie le grief à l’arbitrage.

 

[9]               Le 27 juillet 2010, donc avant que l’affaire ne soit entendue par l’arbitre, l’Association conclut avec le Conseil du Trésor une convention collective qui entre en vigueur le jour de sa signature et doit expirer le 9 mai 2011. L’audition devant l’arbitre débute à Montréal du 2 au 4 mars 2011; celle-ci se poursuit les 16 et 26 septembre 2011, alors que les négociations visant le renouvellement de la convention collective sont déjà entamées.

 

OBJECTION À LA COMPÉTENCE DE L’ARBITRE

[10]           À l’ouverture de l’audition, l’employeur formule une objection préliminaire à l’effet que l’arbitre n’a pas compétence pour entendre le grief, et ce, au motif que celui-ci ne vise pas une matière visée au paragraphe 220(1) de la LRTFP qui édicte :

220. (1) Si l’employeur et l’agent négociateur sont liés par une convention collective ou une décision arbitrale, l’un peut présenter à l’autre un grief de principe portant sur l’interprétation ou l’application d’une disposition de la convention ou de la décision relativement à l’un ou l’autre ou à l’unité de négociation de façon générale.

 

220. (1) If the employer and a bargaining agent are bound by an arbitral award or have entered into a collective agreement, either of them may present a policy grievance to the other in respect of the interpretation or application of the collective agreement or arbitral award as it relates to either of them or to the bargaining unit generally.

 

 

                                                                                                            [nos soulignés]

[11]           L’Association invite l’arbitre à rejeter l’objection et à entendre l’affaire au mérite, soutenant que l’arbitre a compétence en vertu de l’article 220 de la LRTPF et que le grief est arbitrable, car il met notamment en cause l’article 7 de la Charte canadienne des droit et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [Charte], alors que la nouvelle politique sur la garde n’est ni équitable, ni raisonnable au sens des articles 5 et 6 de la convention collective.

 

[12]           À ce point, il est utile de reproduire l’article 5 de la convention collective [la clause des droits de la direction] :

5.01     L’Association reconnaît que l’Employeur retient toutes les fonctions, les droits, les pouvoirs et l’autorité que ce dernier n’a pas, d’une façon précise, fait diminuer, déléguer ou modifier par la présente convention.

 

5.02     L’Employeur agit raisonnablement, équitablement et de bonne foi dans l’administration de la présente convention collective.

 

 

[13]           D’ailleurs, la clause des droits de la direction faisait déjà partie des dispositions décrétées dans la décision arbitrale du 23 octobre 2009 et était en vigueur depuis le 1er novembre 2009.

 

[14]           Au passage, le terme « Employeur », utilisé dans la clause des droits de la direction ou ailleurs dans la convention collective, désigne Sa Majesté du chef du Canada représentée par le Conseil du Trésor et désigne aussi toute autre personne autorisée à exercer les pouvoirs du Conseil du Trésor (article 2.01f). Il faut donc se référer aux dispositions pertinentes que l’on retrouve dans cette importante loi-cadre qu’est la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F-11 [LGFP], notamment les articles 7 à 13 d’icelle.

[15]           L’article 6 de la convention collective [la clause des droits des juristes] vient faire contrepoids à la clause des droits de la direction :

6.01     Rien dans la présente convention ne peut être interprété comme une diminution ou une restriction des droits constitutionnels ou de tous autres droits d’un juriste qui sont accordés explicitement par une loi du Parlement du Canada.

 

 

[16]           Or, c’est précisément sur la clause des droits des juristes que l’Association se fonde notamment pour soutenir que la clause des droits de la direction doit être interprétée et appliquée à la lumière de l’article 7 de la Charte, qui protège le droit à la vie privée. À première vue, le grief de l’Association se présente donc comme un grief de principe, et il n’est pas surprenant que l’arbitre ait choisi de prendre l’objection préliminaire de l’employeur sous réserve et d’entendre toute la preuve avant de rendre une décision finale dans ce dossier.

 

PREUVE DES PARTIES ET DÉCISION FINALE DE L’ARBITRE

[17]           Sur le mérite du grief, cinq juristes travaillant à la Direction du droit de l’immigration du Bureau régional du Québec – Me Jocelyne Murphy, Me Isabelle Brochu, Me Caroline Doyon, Me Émilie Tremblay et Me Gretchen Timmins – viendront témoigner devant l’arbitre au sujet des contraintes et des inconvénients que l’obligation de faire la garde leur cause au niveau de leur vie privée, particulièrement en regard du fait que la garde est maintenant obligatoire et qu’elle n’est pas indemnisée. Par exemple, le téléavertisseur doit rester ouvert et les déplacements des juristes sont limités par le rayon d’action requis par l’employeur. Bref, les juristes de garde doivent réorganiser toute leur vie personnelle et familiale le vendredi soir et les fins de semaine.

 

[18]           Le témoin patronal, Me Michel Synnott, viendra expliquer à l’arbitre que les urgences sont imprévisibles en immigration et que la politique sur la garde a un fondement rationnel. De plus, l’empiètement sur la vie privée des juristes est minimal. D’ailleurs, selon la nouvelle politique, les services de garde sont maintenant limités à certaines heures : 17 heures à 22 heures la semaine et 9 heures à 21 heures la fin de semaine. Or, depuis qu’il n’y a plus de congés compensatoires, les juristes ne se portent plus volontaires. Toutefois, s’ils doivent travailler un vendredi soir ou la fin de semaine, les juristes sont rémunérés en argent (LA-1 et LA-2A) ou compensés en congés (LA-2A et LA-3).

 

[19]           Le 28 novembre 2011, l’arbitre accueille l’objection préliminaire de l’employeur quant à sa compétence et ordonne la fermeture du dossier. En substance, l’arbitre conclut qu’elle n’a pas compétence en vertu du paragraphe 220(1) de la LRTFP. La politique sur la garde « ne fait pas partie expressément ou implicitement d’un sujet que traite la convention collective », alors que « le temps de disponibilité sur appel […] ne peut être considéré du temps travaillé ». De plus, par son comportement, « l’Association a abdiqué son droit de revendiquer l’indemnisation de la période de garde et, en l’instance, de faire déclarer la politique illégale ou contraire à la loi ». Les articles 5 et 6 de la convention collective « n’ont pas une portée générale qui peut servir à ouvrir le droit à un redressement sur un sujet exclu par la convention collective ». Puisqu’elle n’a pas compétence pour décider du grief, l’arbitre conclut que « la question d’accorder une réparation en vertu de la Charte est devenue sans objet ».


LA DEMANDE DE CONTRÔLE EST-ELLE ACADÉMIQUE?

[20]           L’Association demande aujourd’hui à cette Cour de réviser la décision contestée suivant la norme de la décision correcte; elle recherche son annulation parce que l’arbitre a compétence et demande à la Cour d’ordonner à la Commission de renvoyer le grief à un nouvel arbitre. De son côté, le défendeur soumet que la décision contestée doit être révisée selon la norme de la décision raisonnable et requiert le rejet de la présente demande car la décision contestée appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]).

 

[21]           Toutefois, avant d’examiner le mérite de la présente demande de contrôle judiciaire, il faut d’abord disposer de la prétention préliminaire du défendeur voulant qu’il n’y ait pas lieu que la Cour se prononce sur la compétence de l’arbitre ou la raisonnabilité de la décision contestée car l’affaire est devenue académique, ce que conteste l’Association.

 

[22]           À l’audition, le procureur du défendeur a plaidé que la présente demande de contrôle est devenue sans objet et qu’il n’y a pas lieu de trancher la question de compétence et toute question d’ordre constitutionnel soulevée par le grief. S’agissant, par exemple, de la prétendue violation par l’employeur de l’article 6.01 de la convention et de l’article 7 de la Charte, les juristes affectés peuvent toujours présenter des griefs individuels.

 

[23]           Le défendeur fait valoir que la première convention collective a été depuis remplacée par une nouvelle convention collective, signée le 12 mars 2013, et qui doit maintenant expirer le 9 mai 2014. Or, les parties se sont expressément entendues pour supprimer toute rémunération pour le travail effectué par les juristes en dehors des heures régulières. En considération de l’augmentation du salaire de base des juristes, l’Association a apparemment accepté des concessions touchant le service de garde. Ainsi, on a ajouté une clause prévoyant spécifiquement une indemnisation qui peut être accordée, de manière discrétionnaire par l’employeur, pour la garde du vendredi soir et de la fin de semaine, ainsi que pour le temps travaillé en dehors des heures régulières.

 

[24]           Lors de l’audition, les procureurs ont fait référence à la version française du « protocole d’entente » signé le 25 juin 2012. On peut voir que l’article 13.02e) de la convention collective a été modifié (les soulignés indiquent ce qui est différent de la première convention collective) :

e)         Le juriste est admissible à un congé exceptionnel de direction payé que le gestionnaire délégué considère comme approprié pour une période d’au plus cinq (5) jours par exercice financier. Les exemples de situations où ces congés sont peuvent être accordés sont des situations dans lesquelles le juriste doit travailler un nombre d’heures excessif ou encore où le juriste est considérablement restreint suite à son devoir d’être sur appel.

 

 

[25]           En somme, le défendeur soumet qu’en signant la nouvelle convention collective, l’Association a renoncé à tout droit de rechercher l’annulation de la décision contestée et de demander que le grief soit renvoyé à l’arbitrage. S’il est vrai, selon le procureur du défendeur, qu’un grief de principe est aujourd’hui arbitrable – parce que la question de la disponibilité sur appel est maintenant réglementée expressément par le nouvel article 13.02e) de la convention collective – il n’empêche, l’Association a perdu tout intérêt juridique pour poursuivre ou porter un grief de principe contestant la légalité de la politique sur la garde.

 

[26]           Comme on peut s’y attendre, l’Association est en désaccord complet avec tout « procès d’intention » que lui fait aujourd’hui l’employeur. D’ailleurs, l’interprétation et la portée que donne l’employeur aux nouvelles dispositions de la convention collective traitant des « congés de direction » est erronée en droit. Pour preuve, le soi-disant « devoir d’être sur appel », dont il est fait état dans la version française du protocole du 25 juin 2012, ne se retrouve pas dans la version finale signée par les parties le 12 mars 2013, et qui se lit comme suit :

e)         Le juriste est admissible à un congé de direction payé que le gestionnaire délégué considère comme approprié pour une période d’au plus cinq (5) jours par exercice financier. Les exemples de situation où ces congés peuvent être accordés sont lorsque le juriste doit travailler un nombre d’heures excessif ou lorsque le juriste est limité d’une manière significative, dû aux périodes où il doit être en disponibilité.

 

(e)                Lawyers are eligible for management leave with pay, as the delegated manager considers appropriate, for a period of up to five (5) days in one (1) fiscal year. Examples of situations where such leave may be granted are where lawyers are required to work excessive hours or where a lawyer is significantly restricted as a result of being on standby duty.

 

                                                                                                [nos soulignés]

 

 

[27]           Pour l’Association, la question de savoir si l’employeur peut contraindre tous les juristes à participer, sous peine de sanction disciplinaire, au service de garde n’est pas réglée ni académique, et au demeurant, en signant la nouvelle convention collective, l’Association n’a pas renoncé à son droit de faire déclarer la nouvelle politique illégale en vertu de la Charte. De plus, l’interprétation de l’employeur de ses droits résiduaires entre directement en conflit avec les droits des juristes (article 6 de la convention collective), et en particulier, viole leur droit constitutionnel à la protection de la vie privée (l’article 7 de la Charte).

 

[28]           L’Association soumet également que les juristes travaillant à la direction de l’immigration ne devraient pas avoir à faire des griefs individuels pour contester une politique généralement applicable à tous les membres de l’unité de négociation. Selon le principe du « work now, grieve later », de tels griefs individuels deviendront académiques, à moins que les juristes refusent d’être de garde, ce qui les exposera, bien entendu, à des sanctions disciplinaires. L’Association a un devoir de représentation juste à l’endroit de tous membres de l’unité de négociation, de sorte que le grief de principe demeure le meilleur véhicule pour contester la légalité de la politique sur la garde.

 

[29]           J’ai tenu compte des facteurs habituellement applicables lorsqu’on invite une cour à refuser d’entendre une affaire au motif que la question est devenue académique (Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342). Il s’agit d’une décision d’ordre discrétionnaire et aucun facteur particulier n’est déterminant. Tout bien considéré, je ne suis pas satisfait que les importantes questions soulevées dans cette demande de contrôle judiciaire soient académiques, ni qu’il soit dans le meilleur intérêt des parties et de l’administration de la justice de refuser de se prononcer sur le mérite de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[30]           Je m’explique.

 

[31]           Je commencerai par rappeler qu’en vertu du paragraphe 233(1) de la LRTFP, la décision de l’arbitre de grief est définitive et ne peut être ni contestée ni révisée par voie judiciaire. Il n’empêche, pareille clause privative ne saurait immuniser la décision de l’arbitre d’un contrôle judiciaire, car comme le rappelle la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir au paragraphe 30, « la primauté du droit est assurée par le dernier mot qu’ont les cours de justice en matière de compétence, et la suprématie législative, par la détermination de la norme de contrôle applicable en fonction de l’intention du législateur ».

 

[32]           Si la Cour refuse d’entendre l’affaire, la décision contestée demeurera, et légalement parlant, elle produira tous ses effets. En pratique, l’employeur pourra invoquer ce précédent pour dire qu’un arbitre n’a pas compétence lorsqu’il s’agit de l’exercice d’un pouvoir résiduaire touchant la politique de garde.

 

[33]           Malgré qu’une disposition sur l’indemnisation a été ajoutée dans la nouvelle convention collective, la question de compétence de l’arbitre demeure encore d’actualité aujourd’hui. La signature d’une nouvelle convention collective n’a pas abrogé les griefs existants et le grief du 18 mai 2010 n’est d’ailleurs pas le seul portant sur la légalité de la politique sur la garde. Au-delà de la stricte question de l’indemnisation, la portée de la clause des droits de la direction continue d’être source d’une vive contestation entre les parties. De plus, la question de l’application de l’article 7 de la Charte demeure entière.

 

[34]           Enfin, on parle ici de droits substantifs et non de simples droits procéduraux. Les membres de l’unité, qui veulent respecter la loi, ne devraient pas être obligés de faire valoir les droits constitutionnels qu’ils revendiquent sous peine d’encourir une sanction disciplinaire. Des griefs de principe peuvent être présentés. Il s’agit de déterminer si l’arbitre a commis une erreur révisable en refusant de décider du mérite du grief de l’Association. Enfin, tout procès d’intention vis-à-vis l’Association m’apparaît déplacé à ce stade. De plus, j’ai entendu tous les arguments des parties sur la question de la compétence de l’arbitre et le mérite de cette demande de contrôle judiciaire. Il est donc préférable de se prononcer sur ces questions.

 

[35]           Passons donc à l’étude de cette demande de contrôle judiciaire.

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[36]           Les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle applicable en l’espèce.

 

[37]           Dans l’arrêt Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au paragraphe 48, la Cour suprême rappelle que pour déterminer la norme de contrôle appropriée, la cour saisie d’une demande de contrôle judiciaire doit entreprendre un processus en deux étapes, tout en offrant les précisions suivantes à ce qui a déjà été écrit à ce sujet dans Dunsmuir :

         Premièrement, la cour de révision doit vérifier si la jurisprudence établit de manière satisfaisante le degré de retenue correspondant à une catégorie de questions soulevées dans la demande de contrôle judiciaire.

         La deuxième étape s’applique lorsque cette première démarche se révèle infructueuse ou si la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire. À cette deuxième étape, la cour entreprend une analyse complète en vue de déterminer la norme applicable.

 

[38]           Or, une première difficulté de taille, c’est que les deux parties ne s’entendent pas sur la qualification des questions soulevées dans la demande de contrôle.

 

[39]           Si on qualifie la question de savoir si l’arbitre est compétent en vertu de l’article 220 de la LRTFP pour entendre le grief de l’Association comme une « question de compétence », alors selon Dunsmuir, la décision contestée doit être révisée selon la norme de la décision correcte. C’est la position de l’Association. Mais voilà, le défendeur soumet que le même arrêt incite également la cour de révision à faire preuve de déférence lorsque la question de compétence relève de l’expertise de l’organisme décisionnel. Or, selon le défendeur, l’arbitrabilité du grief soulève une question mixte de droit et de fait tombant dans le champ d’expertise de l’arbitre.

 

[40]           Sachant que si j’erre sur la norme de contrôle applicable, ma décision sera révisée par la Cour d’appel fédérale, je crois qu’il y a lieu d’adopter une position nuancée.

 

[41]           D’une part, tel que souligné au paragraphe 50 de Dunsmuir, « [s]’il importe que les cours de justice voient dans la raisonnabilité le fondement d’une norme empreinte de déférence, il ne fait par ailleurs aucun doute que la norme de la décision correcte doit continuer de s’appliquer aux questions de compétence et à certaines autres questions de droit. » D’autre part, on doit considérer la notion de compétence « avec rigueur », et comme on le mentionne au paragraphe 59, « une véritable question de compétence se pose lorsque le tribunal administratif doit déterminer expressément si les pouvoirs dont le législateur l’a investi l’autorisent à trancher une question ».

 

[42]           Je note qu’en vertu de l’article 221 de la LRTFP, la partie qui présente un « grief de principe » peut le renvoyer à l’arbitrage, de sorte que l’arbitre avait certainement compétence au sens strict pour décider si le grief de l’Association était ou non un grief de principe visé par le paragraphe 220(1) de la LRTFP, c’est-à-dire un grief mettant généralement en cause l’interprétation ou l’application de la convention collective ou d’une décision arbitrale. Or, la Cour suprême notait en 2003 dans l’arrêt Parry Sound (district), Conseil d’administration des services sociaux c SEEFPO, section locale 324, 2003 CSC 42 au paragraphe 16 [Parry Sound], que « [q]uand un conseil d’arbitrage est appelé à décider s’il y a matière à arbitrage, il est bien établi que la cour de révision ne peut intervenir qu’en cas d’erreur manifestement déraisonnable ».

 

[43]           Force est de constater que selon la jurisprudence antérieure à Dunsmuir, le degré de retenue correspondant à une question d’arbitrabilité était très élevé. On parlait de la norme du  « manifestement déraisonnable ». Quoiqu’il en soit, comme on l’a souligné dans Dunsmuir, malgré ce qui distingue théoriquement la norme du manifestement déraisonnable et celle du raisonnable simpliciter, toute différence réelle d’application paraît aujourd’hui illusoire, de sorte que si la jurisprudence a établi « de manière satisfaisante » que c’était la norme du manifestement déraisonnable qui s’appliquait, logiquement parlant, la décision raisonnable devrait être la norme de contrôle applicable à une question générale d’arbitrabilité du grief. Cette dernière conclusion s’accorde bien avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire voulant que l’arbitre de grief bénéficie de la présomption de connaissance approfondie dans l’interprétation de la convention collective et de sa loi constituante : Dunsmuir aux para 54 et 147; Nor-Man Regional Health Authority Inc c Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59 aux para 31 et 36; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 au para 30; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 SCC 62 au para 13; King c Canada (Procureur général), 2012 CF 488 au para 95 [King], confirmé par 2013 CAF 131.

 

[44]           Toutefois, la présomption de déférence à l’égard des décisions arbitrales en droit du travail dont il est fait état plus haut n’est pas absolue. Elle n’englobe certainement pas les questions qui dépendent de l’interprétation d’une disposition de la Constitution (Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982 c 11), incluant la Charte, ou d’une loi autre que la loi constituante que l’arbitre de grief est tenu de considérer ou d’appliquer pour disposer d’un grief. En pareil cas, la norme de la décision correcte doit continuer de s’appliquer : Syndicat des professionnelles du centre de jeunesse de Québec (CSN) c Desnoyers, 2005 QCCA 110 aux para 5, 21 et 22; Isidore Garon Ltée c Tremblay; Fillion et Frères (1976) inc c Syndicat national des employés de garage du Québec inc, 2006 CSC 2 au para 90. C’est le cas par exemple lorsqu’il s’agit de savoir si les droits et obligations substantiels prévus par la Charte et la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6, sont incorporés dans toute convention collective à l’égard de laquelle l’arbitre a compétence (Parry Sound au para 23), l’Association invoquant ici l’application de l’article 7 de la Charte, via l’article 6 de la convention collective.

 

MÉRITE DE LA PRÉSENTE DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE

[45]           Ayant lu attentivement les motifs de l’arbitre pour conclure que le grief de l’Association n’est pas arbitrable à la lumière de la preuve au dossier et du droit applicable, je suis d’avis que sa conclusion d’absence de compétence est déraisonnable en l’espèce, tandis que l’arbitre avait indubitablement compétence en vertu de la loi pour trancher la question d’ordre constitutionnel que soulevait le grief de l’Association.

 

[46]           La première source des droits et des obligations des parties c’est bien entendu la convention collective (McGavin Toastmaster Ltd c Ainscough, [1976] 1 RCS 718), mais dans la fonction publique fédérale, il y a également lieu de tenir compte des articles 7 et 11.1 de la LGFP, qui accordent au Conseil du Trésor et aux administrateurs généraux des pouvoirs résiduaires très larges au niveau de la gestion des ressources humaines, mêmes syndiquées (King aux para 110 à 127).

 

[47]           D’un autre côté, il n’est pas non plus contesté que l’arbitre a compétence à l’égard de toute question impliquant un droit protégé par la Charte, qui peut se soulever dans l’administration ou l’application d’une convention collective : McLeod v Egan, [1975] 1 RSC 517 [McLeod]; Weber c Ontario Hydro, [1995] 2 RCS 929 aux para 58-60 [Weber]; Parry Sound aux para 28-29. D’ailleurs, dans l’arrêt Nouvelle-Écosse (Worker’s Compensation Board) c Martin, 2003 CSC 54 au paragraphe 3 de Martin, la Cour suprême a déjà décidé :

Les tribunaux administratifs ayant compétence – expresse ou implicite – pour trancher les questions de droit découlant de l'application d'une disposition législative sont présumés avoir le pouvoir concomitant de statuer sur la constitutionnalité de cette disposition.

 

 

[48]           De surcroît, selon l’alinéa 226(1)g) de la LRTFP, l’arbitre ne peut refuser d’interpréter ou d’appliquer une autre loi fédérale relative à l’emploi au motif que cette dernière entre en conflit avec une convention collective. Cette dernière disposition se lit comme suit :

226. (1) Pour instruire toute affaire dont il est saisi, l’arbitre de grief peut :

 

[…]

 

g) interpréter et appliquer la Loi canadienne sur les droits de la personne, sauf les dispositions de celle-ci sur le droit à la parité salariale pour l’exécution de fonctions équivalentes, ainsi que toute autre loi fédérale relative à l’emploi, même si la loi en cause entre en conflit avec une convention collective;

 

 

 

[…]

226. (1) An adjudicator may, in relation to any matter referred to adjudication,

 

 

(g) interpret and apply the Canadian Human Rights Act and any other Act of Parliament relating to employment matters, other than the provisions of the Canadian Human Rights Act related to the right to equal pay for work of equal value, whether or not there is a conflict between the Act being interpreted and applied and the collective agreement, if any;

 

 

                                                                                                [nos soulignés]

 

 

[49]           Or, le refus de l’arbitre d’exercer sa compétence pour le soi-disant motif que le grief n’est pas arbitrable m’apparaît déraisonnable. Le raisonnement de l’arbitre est à tous égards capricieux et arbitraire car il ne tient pas compte des textes législatifs applicables et de l’économie générale des dispositions de la LRTFP et de la convention collective. Devant cette Cour, le procureur du défendeur a d’ailleurs reconnu que les droits de direction de l’employeur ne sont pas absolus et ne peuvent être interprétés de manière à restreindre un droit constitutionnel ou un autre droit découlant d’une loi fédérale (article 32 de la Charte et article 6 de la convention collective).

 

[50]           Pour décider si le grief était arbitrable, il fallait que l’arbitre se demande, tout simplement, tel que l’exige le paragraphe 220(1) de la LRTFP, si le sujet portait sur l’interprétation ou l’application d’une disposition de la convention collective ou d’une décision arbitrable. Or, à sa face même, le grief porte précisément sur une violation alléguée des articles 5.02 et 6 de la convention collective, incluant l’article 7 de la Charte, dans l’exercice par l’employeur des droits résiduaires de direction mentionnés à l’article 5.01 de la convention collective, qui découlent d’une autre loi fédérale relative à l’emploi applicable en l’espèce, ici la LGFP (alinéa 226(1)g) de la LRTFP).

[51]           Contrairement à ce que suppose l’arbitre dans la décision contestée, l’arbitrabilité du grief de principe de l’Association ne dépend pas de l’existence d’une disposition précise dans la convention collective permettant à l’employeur d’indemniser les juristes qui acceptent ou qui sont obligés d’être de garde le vendredi soir et la fin de semaine. Comme le fait valoir depuis le début l’Association, le grief se fonde sur une disposition précise dans la convention collective obligeant l’employeur à agir raisonnablement, équitablement et de bonne foi dans l’administration de la convention collective, ce qui inclut bien entendu toute décision ou toute politique de l’employeur prise ou adoptée par l’employeur sous l’autorité présumée des droits de la direction (5.01 de la convention collective).

 

[52]           La question de l’indemnisation n’est pas l’objet principal du grief de principe. Dans la décision contestée, l’arbitre fait grand état de l’abdication qu’elle prête à l’Association de « son droit de revendiquer l’indemnisation de la période de garde et, en l’instance, de faire déclarer la politique illégale ou contraire à une autre loi fédérale » (paragraphe 89). C’est bien là, où à mon avis, le bât blesse, car « [e]n vertu de l’arrêt McLeod, une convention collective ne peut pas accorder à l’employeur le droit de violer les droits reconnus aux employés par la loi » (Parry Sound au para 32).

 

[53]           Comme le mentionne par ailleurs la Cour suprême dans Parry Sound aux paragraphes 28 et 29 :

En pratique, cela signifie que les droits et obligations substantiels prévus par les lois sur l’emploi sont contenus implicitement dans chaque convention collective à l’égard de laquelle l’arbitre a compétence. Une convention collective peut accorder à l’employeur le droit général de gérer l’entreprise comme il le juge indiqué, mais ce droit est restreint par les droits conférés à l’employé par la loi. L’absence d’une disposition expresse qui interdit la violation d’un droit donné ne permet pas de conclure que la violation de ce droit ne constitue pas une violation de la convention collective. Les lois sur les droits de la personne et les autres lois sur l’emploi fixent plutôt un minimum auquel l’employeur et le syndicat ne peuvent pas se soustraire par contrat.

 

Par conséquent, on ne peut pas déterminer les droits et obligations substantiels des parties à une convention collective en se reportant uniquement aux intentions réciproques qu’ont exprimées les parties contractantes dans la convention. En vertu de l’arrêt McLeod, certaines dispositions sont implicites dans la convention, quelles que soient les intentions réciproques des parties contractantes. Plus précisément, il est interdit qu’une convention collective réserve le droit de l’employeur de gérer les opérations et de diriger le personnel autrement que conformément aux droits garantis par la loi aux employés, que ce soit expressément ou par omission de préciser les limites à ce que certains arbitres considèrent comme le droit inhérent de la direction de gérer l’entreprise comme elle le juge indiqué. Les droits reconnus aux employés par la loi constituent un ensemble de droits que les parties peuvent élargir mais auquel elles ne peuvent rien enlever.

 

                                                                        [nos soulignés]

 

 

[54]           Au-delà de la simple question d’indemnisation financière, si le temps de disponibilité sur appel ne peut pas être qualifié de « travail » (Maple Leaf Mills Inc v UFCW Loc 401, (1995) 50 LAC (4th) 246), il n’empêche, le grief de l’Association conteste une condition de travail unilatéralement fixée par l’employeur, qui oblige le juriste de garde, à l’extérieur de son lieu de travail et en dehors des heures régulières de travail, de porter un téléavertisseur ouvert et d’être disponible sur appel pour répondre à une urgence, rencontrer le client et plaider le sursis à l’heure que fixera la Cour fédérale, le cas échéant. En pareil cas, l’employeur agit-il de manière raisonnable et équitable en n’obtenant pas le consentement individuel de chaque juriste concerné? En l’absence de consentement, l’employeur doit-il offrir une compensation au juriste concerné (congé ou temps supplémentaire)?

[55]           Or, c’est justement parce que le juriste de garde n’est pas au travail, que le grief de principe de l’Association pose la question de la raisonnabilité et de la légalité d’une politique qui s’applique aux membres de l’unité de négociation d’une manière obligatoire. Il s’agit de se demander si l’abolition de la pratique antérieure de compensation à l’égard des juristes se portant volontaires en dehors des heures régulières de travail pour assurer le service de garde en immigration est autorisée par la convention collective, et dans l’affirmative, si toute disposition sur laquelle se fonde l’employeur est rendue inopérante parce qu’elle viole un doit fondamental garanti par la Charte. S’agit-il d’une atteinte à la vie privée des juristes, et en pareil cas, la nouvelle politique est-elle justifiable et raisonnable en l’absence de consentement ou de compensation?

 

[56]           Sans me prononcer sur le bien fondé du grief de l’Association, je note que la jurisprudence reconnaît que le droit à la vie privée d’un individu est protégé par l’article 7 de la Charte. En pareil cas, il s’agira pour l’arbitre de se demander si la politique de l’employeur « établit un équilibre raisonnable ».

 

[57]           Ainsi, comme le rappelle la Cour suprême dans l’arrêt Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34 au paragraphe 27 :

Pour évaluer le caractère raisonnable — au sens où ce terme était entendu dans la sentence arbitrale KVP — d’une règle ou d’une politique imposée unilatéralement par l’employeur et ayant une incidence sur la vie privée de l’employé, les arbitres ont adopté une démarche axée sur la « mise en balance des intérêts ». Comme le fait remarquer l’Alberta Federation of Labour, intervenante en l’espèce :

 

[TRADUCTION]

Pour évaluer le caractère raisonnable, les arbitres en droit du travail sont appelés à mettre à profit leur expertise dans ce domaine, à tenir compte de toutes les circonstances et à décider si la politique de l’employeur établit un équilibre raisonnable. Pour ce faire, ils peuvent tenir compte notamment de la nature des intérêts de l’employeur, de l’existence de tout autre moyen moins attentatoire de répondre aux préoccupations de l’employeur ainsi que de l’incidence de la politique sur les employés.

[m.i., par. 4]

 

 

[58]           Je me répète et le répète encore une fois pour être bien compris : concrètement, le grief de l’Association porte sur l’étendue des pouvoirs résiduaires que l’employeur prétend posséder en vertu de la convention collective et de la loi (la LGFP) pour forcer les juristes à se partager le service de garde et d’être disponibles sur appel à tour de rôle. Force est de constater que le soi-disant argument de « compétence » soulevé par l’employeur à l’arbitrage, sous forme d’objection préliminaire, avait toutes les caractéristiques d’un argument circulaire et spécieux. Toute la question de « l’équilibre raisonnable » a d’ailleurs été fort bien comprise par l’employeur qui a fait témoigner Me Synnott à l’arbitrage, dans le but, justement, de contrer toute allégation à l’effet que le service de garde constitue une mesure unilatérale déraisonnable ou une atteinte injustifiée à la vie privée des employés.

 

[59]           Il me semble aujourd’hui regrettable, qu’après passé plusieurs journées d’audition et après avoir entendu toute la preuve, l’arbitre ait quand même choisi de ne se pas se prononcer, au moins subsidiairement, sur le mérite du grief. Au moins, la raisonnabilité de ses conclusions au mérite aurait pu être examinée par la Cour en révision judiciaire. Cela aurait évité aux parties le fardeau de tout recommencer à nouveau devant un autre arbitre, car, malheureusement, je ne peux pas exercer ma discrétion pour renvoyer l’affaire devant le même arbitre nommé par la Commission en application de l’alinéa 223(2)d) de la LRTFP, puisque Me Pineau n’est plus un membre de la Commission.

 

[60]           Il ne s’agit pas non plus d’un cas exceptionnel où la Cour devrait rendre une décision sur le mérite en lieu et place de l’arbitre. D’une part, je n’ai pas entendu les témoins et il n’y a pas de transcriptions de leurs témoignages devant l’arbitre, alors que le rejet du grief repose strictement sur la conclusion d’absence de compétence de l’arbitre. D’autre part, je ne peux affirmer ici que le grief de l’Association est voué à l’échec ou qu’il est évident que l’Association a gain de cause. J’ajouterai que même si l’employeur semble avoir une défense sérieuse à faire valoir au niveau du caractère rationnel de la politique de garde et de l’atteinte minimale, en soi, cela n’est pas suffisant pour refuser d’accorder les remèdes recherchés par l’Association dans cette demande de contrôle judiciaire.

 

[61]           Dans l’exercice de ma discrétion judiciaire, il est donc opportun de casser la décision contestée et de renvoyer l’affaire à un autre arbitre pour qu’elle soit décidée à son mérite.

 

CONCLUSION

[62]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accordée. La décision contestée accueillant l’objection préliminaire de l’employeur et fermant le dossier au motif que l’arbitre n’a pas compétence sera annulée et le grief de l’Association sera retourné à la Commission afin qu’un nouvel arbitre en dispose à son mérite.

 

[63]           Vu le résultat, les dépens iront en faveur de l’Association.


JUGEMENT

LA COUR ADJUGE ET ORDONNE :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accordée;

2.      La décision contestée accueillant l’objection préliminaire de l’employeur et fermant le dossier au motif que l’arbitre n’a pas compétence est annulée et le grief de l’Association est retourné à la Commission afin qu’un nouvel arbitre en dispose à son mérite; et

3.      Le tout avec dépens en faveur de l’Association.

 

 

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-136-12

 

INTITULÉ :                                      ASSOCIATION DES JURISTES DE JUSTICE c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             le 17 juin 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :                     le 22 juillet 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Bernard Philion

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Me Adrian Bieniasiewicz

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Philion Leblanc Beaudry,

Avocats s.a

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney,

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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