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Date : 20130809

Dossier : IMM-8571-12

Référence : 2013 CF 853

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 août 2013

En présence de madame la juge Gleason

 

 

Entre :

 

HO JAE MAH

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

      MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR ou la Commission), datée du 7 août 2012, par laquelle la SPR a conclu que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la demande parce que le demandeur n’a pas eu droit à une traduction adéquate à l’audience.

 

Le contexte

[2]               Le demandeur soutient qu’il est originaire de la République populaire démocratique de Corée (la Corée du Nord). Il soutient que son père a été emprisonné à titre de dissident politique et qu’il n’a jamais été revu. Le demandeur déclare aussi qu’il a lui-même été détenu pendant six mois après avoir discuté d’un pamphlet politique sud-coréen avec des amis. Après sa libération, le demandeur soutient qu’il a illégalement traversé la frontière entre la Corée du Nord et la Chine, où il a travaillé illégalement pendant un certain temps. Il fait valoir que, pendant cette période, son épouse et son enfant ont disparu et il soutient qu’ils n’ont pas été retrouvés. Craignant de retourner en Corée du Nord ou de rester illégalement en Chine, il est venu au Canada avec l’aide d’un passeur de clandestins et il a présenté une demande d’asile plusieurs jours après son arrivée. Il ne possédait aucun document pour établir son identité de Nord-Coréen, ce qui est typique pour les ressortissants de ce pays, selon la Commission.

 

[3]               La Commission a rejeté la demande du demandeur en raison de ses réserves au sujet de la crédibilité. La SPR ne croyait pas que le demandeur était Nord-Coréen parce qu’il existait des incohérences entre son récit et la preuve documentaire, des invraisemblances dans ses allégations et des contradictions entre le témoignage oral du demandeur devant la Commission et le récit qui se trouvait dans son Formulaire de renseignements personnels ou le formulaire IMM 5611 (« Demande d’asile au Canada ») qu’il a rempli lorsqu’il a présenté sa demande d’asile. La Commission a aussi noté que le demandeur avait utilisé la prononciation sud-coréenne pour certains mots, puis qu’il s’était corrigé, ce qui a porté la Commission à conclure que le demandeur n’était probablement pas Nord-Coréen et qu’il tentait de tromper la Commission à ce sujet.

 

[4]               Plusieurs fois pendant l’audience, l’ancienne avocate du demandeur est intervenue pour corriger la traductrice et elle a exprimé des préoccupations au sujet de la fidélité de la traduction. La transcription révèle que l’avocate parlait le coréen. L’avocate n’a pas demandé à faire suspendre l’audience ou à faire nommer un autre traducteur, et à la lecture de la transcription, il semble que la traductrice a corrigé beaucoup (sinon la totalité) des erreurs que l’avocate avait relevées. Cependant, comme on le voit maintenant, l’avocate n’a pas relevé toutes les erreurs de traduction lors de l’audience.

 

[5]               À ce sujet, le demandeur a déposé un affidavit de Mme Hae-Jah (Helen) Pak, une interprète et traductrice certifiée, qui a été accréditée par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour traduire du coréen à l’anglais. Dans son affidavit, Mme Pak affirme qu’elle a écouté l’enregistrement audio de l’audience et qu’elle a remarqué plusieurs erreurs dans la traduction, en plus de celles que l’ancienne avocate du demandeur avait relevées pendant l’audience, y compris des erreurs au sujet d’éléments sur lesquels la Commission a fondé ses conclusions quant à la crédibilité. Mme Pak affirme aussi qu’elle ne pouvait pas conclure, à l’écoute de l’enregistrement, que le demandeur avait utilisé la prononciation sud-coréenne, comme le membre de la Commission l’en avait accusé, mais elle a noté qu’à d’autres moments, c’est la traductrice qui avait substitué la prononciation sud-coréenne des noms que le demandeur avait prononcés avec l’accent nord-coréen.

 

Les questions en litige

[6]               Dans la demande en l’espèce, le demandeur soulève plusieurs arguments, mais un seul doit être examiné, soit l’allégation selon laquelle les erreurs dans l’interprétation minent les conclusions de fond sur la crédibilité que la SPR a tirées et que, par conséquent, la décision devrait être annulée.

 

[7]               Le défendeur soutient à ce sujet que le demandeur a renoncé à son droit de contester la justesse de la traduction, parce qu’il n’a pas soulevé, au cours de l’audience devant la SPR, les erreurs qu’il mentionne maintenant et que, de toute façon, les erreurs de traduction sont sans conséquence et ne devraient pas justifier une intervention de la Cour. Le défendeur fait valoir à ce sujet que les nombreux autres fondements mentionnés par la Commission fournissent des motifs plus que suffisants pour rejeter la demande du demandeur, principalement parce que sa version des événements est invraisemblable. Le défendeur note que les documents sur la situation du pays au sujet de la Corée du Nord dont la Commission était saisie établissent que le pays est une société hautement contrôlée et militarisée, où le déplacement d’un endroit à un autre est difficile, sinon impossible, où les détenus soupçonnés de dissidence ne sont pas généralement libérés et où la frontière avec la Chine est étroitement surveillée. Le défendeur soutient que, compte tenu de cette preuve, la conclusion de la SPR selon laquelle le récit du demandeur était peu crédible est raisonnable. Le défendeur conteste aussi l’admissibilité de l’affidavit de Mme Pak, soutenant que, comme le demandeur a renoncé à son droit de contester la justesse de la traduction, l’affidavit devrait être rejeté.

 

L’admissibilité de l’affidavit de Mme Pak

[8]               Contrairement à ce que le défendeur soutient, la question de savoir si le demandeur a renoncé à son droit à l’interprétation n’est pas liée à l’admissibilité de l’affidavit. Lorsqu’on soutient que la traduction qui a été donnée à la Commission est inadéquate, il s’agit d’une allégation de manquement à l’équité procédurale. Il est bien établi que la preuve qui n’était pas devant le tribunal est admissible devant la Cour en contrôle judiciaire pour établir ou réfuter une allégation de manquement à l’équité procédurale (Slaeman c Canada (Procureur Général), 2012 CF 641, aux paragraphes 14 à 19; Première nation Ochapowace c Canada (Procureur général), 2007 CF 920, au paragraphe 9). Par conséquent, l’affidavit de Mme Pak m’a correctement été présenté.

 

La qualité de l’interprétation

[9]               Je me pencherai maintenant sur la question principale – l’allégation de l’inexactitude de la traduction – comme il s’agit d’une question d’équité procédurale, aucune norme de contrôle ne s’applique pour déterminer s’il y a eu violation des droits du demandeur en raison d’une traduction inexacte lors de l’audience devant la SPR. C’est à moi de déterminer s’il y a eu violation des droits en matière d’équité procédurale du demandeur (Khosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CSC 12, au paragraphe 43; SCFP c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, au paragraphe 100).

 

[10]           L’article 14 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) (la Charte), s’applique aux procédures devant la SPR et prévoit le droit à une traduction adéquate. Cet article précise, à la partie pertinente, que « la partie […] qui ne [peut] suivre les procédures, soit parce [qu’elle] ne [comprend] pas ou ne [parle] pas la langue employée […] [a] droit à l’assistance d’un interprète ». Dans le contexte de l’immigration, ce droit a été interprété de manière à garantir au demandeur d’asile le droit à une interprétation qui satisfait à la norme « de la continuité, de la fidélité, de la compétence, de l’impartialité et de la concomitance » (Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191, au paragraphe 4 [Mohammadian]). La Cour d’appel fédérale a cependant précisé dans Mohammadian qu’il n’était pas nécessaire que la traduction soit parfaite et qu’il faut effectuer une appréciation contextuelle afin de déterminer si la norme a été respectée dans les circonstances particulières (aux paragraphes 6 et 7).

 

[11]           Dans Mohammadian, même s’il y a eu des erreurs dans la traduction, la Cour d’appel a conclu que le demandeur avait renoncé à son droit de contester le caractère adéquat de la traduction, parce qu’il n’avait pas soulevé la question devant la Commission, alors qu’il aurait dû le faire. La preuve dans cette affaire montrait que le demandeur était au courant des problèmes de traduction lors de l’audience devant la Commission, mais qu’il a choisi de rester silencieux au lieu de soulever ses préoccupations. En concluant qu’il avait renoncé à son droit de contester le caractère adéquat de la traduction, la Cour d’appel a conclu que le demandeur doit soulever des préoccupations quant à la qualité de la traduction à la première occasion, et que, comme M. Mohammadian ne l’avait pas fait, la doctrine de la renonciation l’empêchait de soutenir dans sa demande de contrôle judiciaire que la traduction était inadéquate (au paragraphe 19).

 

[12]           La jurisprudence de la Cour appliquant les principes de l’arrêt Mohammadian est axée principalement sur deux questions : premièrement, la question de savoir si les demandeurs ont renoncé à leur droit de contester le caractère adéquat de la traduction et, deuxièmement, la question de savoir si les erreurs qui ont été commises doivent porter – ou ont porté – à conséquence quant à l’issue de la décision. En l’espèce, les deux questions s’appliquent.

 

Le demandeur a-t-il renoncé à son droit de contester le caractère adéquat de la traduction?

[13]           En ce qui a trait à la renonciation, dans l’arrêt Mohammadian, la Cour d’appel fédérale a conclu que les principes applicables en matière criminelle pour déterminer si un accusé a renoncé à son droit à une traduction compétente ne sont pas applicables dans le cadre d’audiences de demande d’asile. Dans R c Tran, [1994] 2 RCS 951, aux pages 996 et 997, 117 DLR (4th) 7 [Tran], la Cour suprême du Canada a conclu que, en matière criminelle, « la renonciation […] doit être claire et sans équivoque et doit être faite en pleine connaissance des droits que la procédure vise à protéger et de l’effet de la renonciation sur ses droits ». D’un autre côté, dans l’arrêt Mohammadian, la Cour d’appel a conclu qu’on peut déduire du comportement du demandeur d’asile la renonciation du droit à contester une traduction inadéquate, notant que la charge de travail de la Commission nécessite une approche plus flexible à la renonciation que celle qui est appliquée en matière criminelle.

 

[14]           Dans d’autres décisions suivant Mohammadian, il a été conclu qu’il y avait eu renonciation dans des situations où le demandeur d’asile (ou son avocat) avait remarqué les problèmes de traduction, mais n’avait pas soulevé ses préoccupations auprès de la Commission (voir, par exemple, Rafipoor c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 615, au paragraphe 9 [Rafipoor]; Nsengiyumva c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 190, aux paragraphes 14 et 15 [Nsengiyumva]).

 

[15]           De l’autre côté, lorsque la preuve montre que le demandeur (ou son avocat) n’avait pas eu connaissance des erreurs, la conclusion opposée a été tirée (voir, par exemple, Yoon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 193, aux paragraphes 38 et 39 [Yoon]; Zaree c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), 2011 CF 889, au paragraphe 8 [Zaree]; Ahamat Djalabi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 684, aux paragraphes 16 et 17; Huang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 326, au paragraphe 10, 231 FTR 61; voir aussi Umubyeyi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 69, au paragraphe 10 [Umubyeyi]).

 

[16]           En l’espèce, je suis saisie d’une situation pour laquelle il n’est pas entièrement clair si les problèmes de traduction qui me sont présentés étaient évidents pour l’avocate lors de l’audience de la demande l’asile. Comme je l’ai noté, l’ancienne avocate du demandeur parlait le coréen et a été en mesure de soulever plusieurs problèmes de traduction, mais elle n’a pas soulevé les erreurs de traduction que le demandeur mentionne maintenant. Les parties soutiennent chacune que des conclusions inverses devraient être tirées en fonction des circonstances : le défendeur soutient que je devrais supposer que le demandeur était au courant des erreurs, parce que son avocate parlait le coréen, et le demandeur soutient que je devrais supposer le contraire, parce qu’on s’attendrait à ce que, si l’ancienne avocate avait relevé les erreurs maintenant alléguées, elle les aurait mentionnées.

 

[17]           Je crois que la conclusion du demandeur est la bonne, parce qu’il aurait été illogique pour l’avocate d’avoir soulevé une partie, mais non la totalité, des erreurs de la traductrice pendant l’audience. Cependant, il n’est pas nécessaire de se fonder sur une conclusion pour décider si la doctrine de la renonciation s’applique en l’espèce, parce que la question peut être tranchée en fonction du fardeau de la preuve.

 

[18]           À ce sujet, lorsqu’on se rappelle la nature de la doctrine et la conclusion dans l’arrêt Mohammadian, il devient évident que la renonciation est la décharge d’un droit revendiqué. Il incombe donc à la partie qui soutient que la doctrine s’applique d’établir les faits nécessaires pour son application (voir, en général, Snell c Farrell, [1990] 2 RCS 311, à la page 321; Alan W Bryant, Sidney N Lederman & Michelle K Fuerst, The Law of Evidence in Canada, 3d ed (Markham, Ont: LexisNexis, 2009), à la section 3.13; Kevin P McGuinness & Linda S Abrams, The Practitioner’s Evidence Law Sourcebook (Markham, Ont: LexisNexis, 2011), à la page 305). Par conséquent, en l’espèce, le défendeur avait le fardeau d’établir les faits nécessaires pour l’application de la doctrine de la renonciation – notamment, que l’ancienne avocate du demandeur avait eu connaissance des erreurs. Le défendeur ne l’a pas fait et, par conséquent, la renonciation ne s’applique pas.

 

[19]           L’affaire en l’espèce est semblable aux affaires Zaree et Yoon, sur lesquelles le demandeur se fonde. Dans ces affaires, comme en l’espèce, le demandeur ou son avocat s’était opposé à une partie des erreurs de traduction devant la SPR, mais avait soulevé des erreurs supplémentaires en contrôle judiciaire. Mes collègues, les juges Shore et Martineau, ont conclu que les demandeurs pouvaient le faire, parce qu’il n’existait aucune preuve qu’ils avaient eu conscience des erreurs soulevées devant la Cour alors qu’ils étaient devant la Commission et que, par conséquent, la doctrine de la renonciation ne s’appliquait pas.

 

[20]           Le défendeur soutient que mon collègue, le juge Scott, a tiré la conclusion contraire dans la décision Mowloughi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 662, dans une situation où les faits étaient identiques à ceux en l’espèce. Bien qu’il soit vrai que le juge Scott a conclu que M. Mowloughi aurait dû soulever les questions devant la Commission (alors qu’on pouvait soutenir qu’il n’y avait pas de preuve qu’il était au courant des erreurs à ce moment), la décision n’est pas fondée sur cet élément, mais plutôt sur le fait que les erreurs en question dans cette affaire n’étaient pas importantes. Par conséquent, à mon avis, la jurisprudence la plus appropriée en l’espèce provient des décisions Zaree et Yoon. Compte tenu de ces décisions et des motifs qui précèdent, je conclus que la doctrine de la renonciation n’est pas applicable en l’espèce.

 

Les erreurs de traduction sont-elles graves au point de justifier l’annulation de la décision?

[21]           Comme je l’ai noté, le défendeur soutient aussi que, même si la doctrine de la renonciation ne s’applique pas, les prétentions du demandeur au sujet du caractère inadéquat de la traduction devraient tout de même être rejetées, parce que les erreurs commises ne sont pas importantes, puisqu’il existait d’autres fondements sur lesquels la Commission a raisonnablement tiré ses conclusions défavorables quant à la crédibilité.

 

[22]           Je ne peux pas accepter cet argument, pour deux raisons. Premièrement, compte tenu de la conclusion dans l’arrêt Mohammadian, il est loin d’être clair que les erreurs de traduction doivent être importantes, dans le sens qu’elles sont indissociables des conclusions importantes qui ne peuvent pas être exclues d’une décision de la SPR, afin d’accorder le contrôle judiciaire. Deuxièmement, et de façon plus importante, même si une telle importance était nécessaire pour annuler une décision de la SPR, elle existe en l’espèce, parce que plusieurs des conclusions essentielles de la Commission, sur lesquelles elle a fondé sa conclusion défavorable quant à la crédibilité, étaient fondées sur une mauvaise traduction du témoignage du demandeur.

 

[23]           En ce qui concerne le premier point, dans l’arrêt Mohammadian, dans sa réponse à l’une des questions certifiées, la Cour d’appel fédérale a conclu que le demandeur n’a pas à subir un préjudice en raison d’une erreur de traduction pour que la décision soit annulée, si le demandeur prouve qu’il existait des erreurs dans la traduction et qu’il n’a pas renoncé à son droit de les contester. À mon avis, cette conclusion établit qu’une erreur n’a pas à être essentielle à une partie importante de la décision de la Commission pour justifier l’annulation de la décision. Par conséquent, l’importance alléguée par le défendeur en l’espèce n’est pas nécessaire pour qu’une décision soit annulée en raison d’une traduction inadéquate. Cependant, il revient au demandeur d’établir que la traduction était inadéquate.

 

[24]           Pour ce faire, les erreurs prétendues doivent être plus qu’insignifiantes. Comme je l’ai noté, dans l’arrêt Mohammadian, la Cour d’appel a conclu qu’il était seulement nécessaire qu’une traduction adéquate soit fournie et que, par conséquent, des imperfections insignifiantes dans la traduction ne violent pas l’article 14 de la Charte. La Cour a souvent appliqué ce principe et a conclu que les incohérences insignifiantes ne constituent pas un défaut de fournir une traduction adéquate. Par exemple, dans la décision Sohal c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 1175 [Sohal], le juge Harrington a déclaré aux paragraphes 22 et 23 :

[22]      Après réflexion, l’anglais aurait pu être meilleur, mais je reconnais avec la SAI que la langue était satisfaisante et n’a nullement préjudicié à M. Sohal. Je me permettrai de donner un exemple. M. Sandhu écrivait dans son affidavit, au point n° 25 :

 

[TRADUCTION] Par ailleurs, au cours des questions posées au demandeur, le mot « évidence », en anglais, est toujours rendu à tort par le mot « proof » alors qu’il existe en pendjabi un mot exprès et exact.

 

[23]      C’est là sûrement une distinction qui ne présente pas de différence. […]

 

Les erreurs en l’espèce ne sont pas de ce genre, mais comprennent plutôt des différences importantes entre le récit et ce qui a été traduit et, par conséquent, la décision Sohal et les décisions semblables ne s’appliquent pas.

 

[25]           Lorsqu’il existe une erreur importante de traduction, la jurisprudence de la Cour est divisée sur la question de savoir si les erreurs de traduction doivent être faites sur des points essentiels au raisonnement de la SPR afin de justifier l’annulation de la décision de la SPR (dans certaines affaires, il est conclu qu’une telle importance est requise, voir, par exemple, Rafipoor, au paragraphe 10, Nsengiyumva, au paragraphe 16; Yousif v Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 753; et dans d’autres affaires, le contraire est soutenu, voir, par exemple, Zaree, aux paragraphes 8 et 11, et Umubyeyi, au paragraphe 9).

 

[26]           Comme je l’ai mentionné, je crois que le deuxième courant jurisprudentiel correspond à l’approche décrite par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Mohammadian. Par conséquent, à mon avis, lorsque le demandeur établit qu’il y a eu une erreur réelle et importante de traduction, il n’a pas aussi à prouver qu’une conclusion essentielle dans la décision de la SPR était fondée sur l’erreur de traduction pour que la décision soit annulée.

 

[27]           En l’espèce, même si je n’étais pas de cet avis, la décision serait tout de même annulée, parce que trois d’erreur de traduction affectaient des éléments essentiels dans l’analyse quant à la crédibilité effectuée par la Commission. Par conséquent, peu importe le courant jurisprudentiel appliqué, la demande de contrôle judiciaire doit être accordée, parce que les erreurs de traduction ont été faites au sujet de parties du témoignage du demandeur dont la Commission s’est servie pour fonder sa conclusion négative quant à la crédibilité.

 

[28]           La traductrice a d’abord mal traduit le témoignage du demandeur au sujet de la façon dont il avait réussi à déjouer les gardes à la frontière. Il a témoigné qu’il avait attendu jusqu’à ce que les gardes se soient éloignés afin qu’ils ne l’entendent pas et ne le voient pas, mais son témoignage a d’abord été traduit incorrectement, laissant entendre qu’il avait attendu un changement de quart. La traductrice a par la suite partiellement mentionné la traduction correcte lorsque le membre de la Commission a posé des questions plus poussées, et la SPR a conclu que cela signifiait qu’il y avait eu des variations dans le témoignage, alors que ce n’était pas le cas. La SPR s’est fondée sur ces mauvaises traductions comme points essentiels dans son analyse de la crédibilité, comme le montre la partie suivante de la décision :

Le tribunal estime également que le demandeur d’asile modifiait sans cesse son témoignage au sujet du changement de quart. Le demandeur d’asile a déclaré qu’il avait attendu le changement de quart avant de traverser le fleuve. Plus tard dans son témoignage, il a d’abord déclaré avoir écouté le bruit que faisaient les gardes à cheval et décidé de traverser lorsqu’il n’y avait plus de gardes dans les environs. Prié d’expliquer ses différentes versions (soit il a attendu le changement de quart, soit il a traversé au moment où il n’y avait personne dans les environs), le demandeur d’asile a répondu qu’il n’avait pas déclaré dans son témoignage qu’il avait attendu le changement de quart. Or, le tribunal a écouté l’enregistrement de l’audience et constaté que le demandeur d’asile a bel et bien dit qu’il avait attendu le moment du changement de quart pour traverser le fleuve. Le tribunal est d’avis que le témoignage incohérent du demandeur d’asile au sujet de sa traversée et l’insistance avec laquelle il répète qu’il n’a pas déclaré dans son témoignage qu’il avait attendu le changement de quart jettent un doute sur la crédibilité de ses allégations voulant qu’il ait traversé le fleuve et minent davantage sa crédibilité en tant que témoin. Le tribunal conclut que le témoignage du demandeur d’asile relativement à son périple vers la Chine n’est pas vraisemblable, ce qui mine davantage la crédibilité des allégations et de l’affirmation de ce dernier voulant qu’il soit un citoyen de la Corée du Nord qui s’est enfui en Chine.

 

 

[29]           La preuve incontestée de Mme Pak établit que ce passage est fondé sur une interprétation erronée, et elle affirme que le demandeur n’a pas modifié ses explications pour cette partie de sa demande. Par conséquent, la SPR a fondé sa conclusion sur la traduction erronée.

 

[30]           De la même façon, la SPR a tiré une conclusion d’invraisemblance au sujet de l’allégation du demandeur selon lequel il avait fréquenté une université, conclusion qui était fondée sur une traduction incorrecte. Dans la décision, la Commission a noté que la preuve documentaire établissait que les enfants de dissidents emprisonnés n’ont pas droit à l’éducation postsecondaire en Corée du Nord. Cependant, la traductrice a mal interprété le témoignage du demandeur à ce sujet. Mme Pak affirme que le demandeur a simplement déclaré qu’il avait fréquenté une école d’agriculture, et non une université ou un collège. Cette distinction est importante quant à la conclusion d’invraisemblance de la Commission, parce que la déclaration du demandeur n’est pas nécessairement contredite par la preuve documentaire.

 

[31]           Enfin, les erreurs de la traductrice dans la prononciation des « L » dans les noms coréens ont aussi été importantes pour la décision de la Commission. La Commission a fondé sa conclusion négative quant à la crédibilité en grande partie sur la conclusion selon laquelle le demandeur avait utilisé la prononciation sud-coréenne de « Lee », mais qu’il avait ensuite utilisé la prononciation nord-coréenne. La traductrice à l’audience a dit que cela s’était produit, mais il a été prouvé qu’elle avait eu beaucoup de difficulté à traduire et Mme Pak a affirmé que la traductrice avait mal traduit d’autres noms qui comprenaient le son « L », elle-même utilisant incorrectement la prononciation sud-coréenne alors que le demandeur ne l’avait pas fait. Par conséquent, la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur avait changé sa prononciation de son « L » afin de se créer faussement un accent nord-coréen n’a plus de fondement.

 

[32]           Comme la Commission s’est largement fondée sur ces conclusions pour déterminer que le demandeur n’était pas crédible, ces erreurs de traduction étaient importantes. Ainsi, même si les erreurs de traduction doivent affecter la preuve sur laquelle la Commission s’est fondée pour rendre sa décision, afin que la décision soit annulée en raison d’un manquement à l’équité procédurale, il existait de telles erreurs en l’espèce. Par conséquent, il y a eu violation du droit du demandeur, prévu par la Charte, à une traduction adéquate, ce qui signifie que la décision de la SPR doit être annulée et que la demande d’asile du demandeur doit être renvoyée à un autre membre de la SPR pour qu’il rende une nouvelle décision fondée sur une traduction adéquate.

 

[33]           Aucune question n’a été proposée pour la certification au sens de l’article 74 de la LIPR, et aucune ne se pose en l’espèce parce que, à mon avis, la Cour d’appel fédérale a établi le droit applicable dans l’arrêt Mohammadian et que ma conclusion est fondée en grande partie sur les faits particuliers de l’affaire.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.      la demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.      la décision de la SPR rendue le 7 août 2012 est annulée et la demande d’asile du demandeur est renvoyée à un autre membre de la SPR pour qu’il rende une nouvelle décision;

3.      aucune question de portée générale n’est certifiée au sens de l’article 74 de la LIPR;

4.      aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme,

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-8571-12

 

INTITULÉ :                                      Ho Jae Mah c le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 5 juin 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 9 août 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Belinda Bozinovski

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Jocelyn Espejo-Clarke

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bozinovski

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

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