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Date : 20130613

Dossier : IMM-10767-12

Référence : 2013 CF 650

Ottawa (Ontario), le 13 juin 2013

En présence de monsieur le juge Phelan

 

 

ENTRE :

 

JUAN CARLOS MORALES ESPARZA

SANDRA IVONNE RAMIREZ DIAZ

MARIA GUADALUPE MORALES RAMIREZ

KARLA IVONNE MORALES RAMIREZ

ANA MARIA MORALES RAMIREZ

LUZ ELENA MORALES RAMIREZ

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          INTRODUCTION

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision découlant d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (CH) régie par le paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.

25. (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible or does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

 

II.        CONTEXTE

[2]               Les demandeurs sont une famille de six personnes : l’épouse, l’époux et les quatre filles dont l’âge se situe entre 20 et 14 ans. Ils sont des citoyens du Mexique qui sont entrés au Canada en 2006 et y ont demandé l’asile.

 

[3]               Cette demande d’asile est fondée sur la crainte du père de l’épouse (et de ses collègues) qui serait à tout le moins impliqué dans le trafic de drogue, si ce n’est membre d’un cartel. L’épouse été maltraitée, menacée et agressée par son père. Le frère de celle-ci a été battu et a admis avoir commis un meurtre. Le père de l’épouse avait l’intention de tuer l’époux. L’épouse et l’époux ont été la cible de tirs. Bref, leur histoire est un récit de violence non provoquée à leur endroit, liée à leur famille et au trafic de drogue.

 

[4]               Après avoir déposé leur demande d’asile, les demandeurs sont déménagés et ont communiqué leur nouvelle adresse aux autorités de Citoyenneté et Immigration Canada, mais pas à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR). Ils étaient représentés par un autre avocat. Ils ne se sont pas présentés à l’audience sur leur demande d’asile étant donné qu’ils n’avaient pas reçu avis de la tenue de l’audience, leur demande d’asile a donc été réputée abandonnée. La CISR a refusé de rouvrir le dossier parce que, d’après l’information dont dispose la Cour, elle a estimé qu’il n’y avait pas eu manquement à la justice naturelle. Aucune mesure n’a été prise pour contester la décision de la CISR.

 

[5]               Leur demande d’examen des risques avant renvoi a été rejetée.

 

[6]               Les demandeurs ont demandé la résidence permanente depuis le Canada en invoquant des considérations d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, auquel cas le principe fondamental veut que les demandeurs établissent qu’ils subiront des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives ».

 

[7]               L’agente a tiré trois conclusions importantes dans sa décision :

                     le risque personnalisé n’était pas assez grand;

                     même si les demandeurs avaient atteint un degré respectable d’établissement, leurs difficultés étaient insuffisantes parce qu’ils ne pouvaient pas raisonnablement s’attendre à rester au Canada de façon permanente et pouvaient demeurer en communication avec leurs amis par courrier ordinaire ou électronique ou par d’autres moyens de communication;

                     malgré l’existence reconnue de problèmes omniprésents au Mexique concernant la santé, l’éducation et le trafic d’enfants pour exploitation sexuelle, il n’y avait aucune difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive.

 

III.       ANALYSE

A.        Norme de contrôle

[8]               Les questions à trancher dans le présent contrôle judiciaire sont les suivantes :

1)         L’agent a-t-il appliqué le bon critère à la demande CH?

2)         La conclusion concernant les « difficultés » était-elle raisonnable, particulièrement en ce qui concerne l’établissement?

3)         L’analyse par l’agente de l’intérêt supérieur des enfants était‑elle conforme au droit et par ailleurs raisonnable?

 

[9]               Les demandeurs font particulièrement référence aux principes énoncés dans les arrêts Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, et Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, selon lesquels la décision raisonnable se justifie au regard des faits et du droit applicable (non souligné dans l’original). En règle générale, il n’est pas nécessaire de faire montre de la même déférence envers le fonctionnaire qui applique la loi qu’envers le tribunal agissant dans son domaine d’expertise.

 

[10]           La norme de contrôle applicable à la première question est la décision correcte, car elle porte sur le critère juridique des demandes CH tel qu’établi par la jurisprudence (Ambassa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 158, 211 ACWS (3d) 434).

La norme de contrôle applicable aux deuxième et troisième questions est la décision raisonnable (Hamam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1296, 209 ACWS (3d) 663 [Hamam]). Les parties sont d’accord là‑dessus.

 

B.        Critère juridique

[11]           Le premier problème que comporte la décision de l’agente est qu’elle a accordé une importance injustifiée au « risque personnalisé » comme étant la « difficulté » dont les demandeurs devaient établir l’existence. L’agente n’a donné aucune explication de ce qu’elle entendait par « risque personnalisé », un terme technique issu de l’article 97. L’analyse effectuée dans le cadre d’une demande CH n’est pas la même que celle effectuée au titre de l’article 97.

 

[12]           Le risque peut faire partie de l’analyse des difficultés effectuée au titre de l’article 25 de la LIPR lorsque le risque ou le préjudice est invoqué comme facteur à l’appui de la demande CH. Cependant, il ne s’agit-là que de l’un des éléments de l’analyse des difficultés. En l’espèce, c’est pratiquement le seul élément auquel l’agente a porté attention. C’est une erreur. Le concept de risque personnalisé imprègne toute la décision de l’agente, à la quasi‑exclusion de toute analyse détaillée d’autres facteurs. 

 

[13]           Le raisonnement suivi par l’agente a été jugé comme constituant une erreur dans un certain nombre de précédents. Dans la décision Shah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1269, 399 F.T.R. 146, concernant une demande CH présentée par une ressortissante de Trinidad et Tobago, la Cour a statué, au paragraphe 72 :

72     L’agente a écarté tous les éléments de preuve relatifs à la situation à Trinité ainsi que les faits pertinents indicatifs des difficultés en appliquant incorrectement une norme qui obligeait la demanderesse à démontrer qu’elle serait personnellement ciblée ou menacée. Notre Cour a jugé qu’une telle approche était incorrecte et susceptible de contrôle (Sahota c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 651, [2007] ACF 882 [Sahota], Sha’er [Sha’er c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 231, 60 Imm Lr (3d) 189], précité).

 

[14]           Dans sa plaidoirie, le défendeur s’est appuyé sur la décision Piard c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 170, 2013 CarswellNat 618 [Piard], où il est énoncé que le risque personnalisé doit être établi. En toute déférence, je ne crois pas que le juge Boivin ait établi une telle règle. Dans la décision Piard, les demandeurs avaient présenté un certain nombre de faits objectifs sur la situation en Haïti. Le juge Boivin a fait observer qu’il ne suffisait pas de parler de la situation dans le pays, qu’il fallait aussi montrer le lien entre cette situation et les difficultés que la personne pourrait subir à l’origine de la demande CH :

18     Toujours est-il qu’il ne s’ensuit pas qu’une telle analyse doive se faire en vase clos sans égard à la situation personnelle des demandeurs, comme semble le suggérer les demandeurs. […]

 

19     Ainsi un individu qui demande d’être dispensé d’une exigence de la Loi ne peut se contenter de présenter des circonstances générales de son pays d’origine, mais doit démontrer en quoi cela lui occasionnerait, personnellement, des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées. […]

 

[15]           En l’espèce, il serait déraisonnable d’affirmer que les demandeurs, dont la vie a été touchée par des gens impliqués dans le trafic de drogue, n’ont pas montré de lien entre la situation dans le pays et les difficultés qu’ils pourraient subir à leur retour au Mexique.

 

C.        Difficultés/Établissement

[16]           Parce qu’elle a accordé trop d’importance au « risque personnalisé », l’agente n’a pas pris adéquatement en considération les autres éléments des difficultés. Lorsqu’elle l’a fait, sur l’aspect de « l’établissement », sa conclusion était déraisonnable.

 

[17]           Il n’y a pas eu de véritable analyse des difficultés ni d’explication des raisons pour lesquelles, étant donné les nombreux éléments prouvant l’établissement, la preuve a été jugée insuffisante pour établir les difficultés. Que les demandeurs ne puissent s’attendre à demeurer au Canada de façon permanente n’est pas un fait pertinent. La personne qui demande l’asile ou présente une demande CH ne peut s’attendre à rester au pays en permanence ne serait-ce que parce qu’elle ne jouit pas d’un droit établi à la résidence permanente.

 

[18]           Le fait de pouvoir demeurer en communication avec des amis est un fondement bien mince pour une conclusion au sujet de l’établissement.

 

[19]           Il n’y a pas eu mise en balance des facteurs favorables et défavorables concernant les divers éléments de l’établissement et des difficultés découlant d’un renvoi du Canada. La situation est semblable à celle de l’affaire Hamam, au paragraphe 55 :

55     L’agente a eu raison d’invoquer les paramètres juridiques énoncés dans Uddin [Uddin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 F.C.T. 937, 116 ACWS (3d) 930 (C.F. 1re inst.)] au soutien de son analyse. Cependant, après avoir mentionné les éléments de preuve positifs au sujet de l’établissement des demandeurs, l’agente n’a pas fait la moindre analyse et a simplement conclu que les difficultés auxquelles les demandeurs seraient exposés ne seraient pas inhabituelles et injustifiées ou démesurées.

 

D.        Intérêt supérieur des enfants

[20]           Bien que l’agente ait effectué une certaine analyse de l’intérêt supérieur des enfants, celle‑ci, comme l’a judicieusement reconnu l’avocat, était « légère ».

 

[21]           L’agente a choisi comme seuil et analyse pour « l’intérêt supérieur » les difficultés « inhabituelles, injustifiées ou excessives ». Bien qu’il s’agisse du critère ultime pour une décision au titre de l’article 25, l’analyse de l’intérêt supérieur est plus large.

 

[22]           Dans la décision Lewis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 790, 168 ACWS (3d) 380, au paragraphe 11, la Cour a formulé des observations au sujet de l’intérêt supérieur :

11    […] À mon avis, ce ne sont pas seulement les « difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives » qui comptent. Toute difficulté à laquelle un enfant pourrait être exposé devrait être considérée lorsque l’on doit déterminer si des motifs d’ordre humanitaire justifient d’accorder une exception. On peut facilement comprendre qu’une analyse qui mettrait l’accent seulement sur les difficultés « inhabituelles, injustifiées ou excessives » courrait le risque de ne pas tenir compte de facteurs importants relatifs à l’intérêt supérieur de l’enfant. Comme le juge Décary l’a souligné dans l’arrêt Hawthorne [Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2002] A.C.F. no 1687], précité, les adjectifs « inhabituel », « injustifié » et « excessif » peuvent être inappropriés pour décrire les souffrances d’un enfant (particulièrement « injustifié »).

 

[23]           Étant donné la preuve concernant les conditions pertinentes au Mexique et les circonstances propres aux enfants, l’agente avait l’obligation d’analyser tous les facteurs pouvant avoir des répercussions sur l’intérêt supérieur des enfants. Cela n’a pas été fait et il était déraisonnable pour l’agente de conclure comme elle l’a fait.

 

IV.       CONCLUSION

[24]           Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

 

[25]           Il n’y a aucune question à certifier.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

 

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-10767-12

 

INTITULÉ :                                      JUAN CARLOS MORALES ESPARZA

                                                            SANDRA IVONNE RAMIREZ DIAZ

                                                            MARIA GUADALUPE MORALES RAMIREZ

                                                            KARLA IVONNE MORALES RAMIREZ

                                                            ANA MARIA MORALES RAMIREZ

                                                            LUZ ELENA MORALES RAMIREZ

 

                                                            et

 

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 5 juin 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            Le juge Phelan

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 13 juin 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jean Munn

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Camille Audain

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

CARON & PARTNERS LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

MR. WILLIAM F. PENTNEY

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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