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Date : 20130917


Dossier : IMM-9365-12

 

Référence : 2013 CF 957

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 septembre 2013

En présence de madame la juge Kane

                                                                                                                                                           

 

ENTRE :

LISSED OMAIRA MURILLO TABORDA

 

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La demanderesse, Madame Taborda, sollicite le contrôle judiciaire, en application de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), d’une décision, en date du 8 août 2012, par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté sa demande d’asile présentée en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi.

 

[2]               La demanderesse, citoyenne de la Colombie, est arrivée au Canada le 24 septembre 2010 et elle a présenté une demande d’asile le 15 décembre 2010 au motif qu’elle était persécutée par les Forces armées révolutionnaires de Colombie – armée du peuple (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia, ou FARC).

 

[3]               La demanderesse allègue avoir été approchée par les FARC alors qu’elle était étudiante universitaire à temps partiel. La première fois, le 5 février 2010, sept membres des FARC ont abordé un groupe d’étudiants, ont vérifié toutes leurs pièces d’identité en les comparant à une liste et ils sont partis. La deuxième fois, le 27 février 2010, l’un de ces hommes a accosté la demanderesse dans la rue et lui a dit que les FARC avaient besoin de [traduction] « femmes intelligentes et jolies » pour les aider à mener leur combat, et que quiconque refusait de se joindre aux FARC paierait très cher son refus.

 

[4]               Le 7 mars 2010, la demanderesse a été enlevée par des membres des FARC alors qu’elle se rendait à son domicile. L’un de ses ravisseurs était l’homme qui avait tenté d’obtenir son adhésion. Elle a été battue, conduite dans une maison vide et violée. Les hommes lui ont dit de rentrer chez elle et de se préparer au moment où les FARC reviendraient la chercher.

 

[5]               La demanderesse s’est rendue à l’hôpital et a signalé l’enlèvement et le viol au poste de la police nationale de sa ville, Jericó. Le commandant de la police lui a dit que la police ne pourrait pas la protéger des FARC et qu’elle devrait déménager ou se cacher pour se protéger et prendre ses propres mesures pour assurer sa sécurité.

 

[6]               La demanderesse a pris l’avion pour Bogotá avec son fils, où ils ont vécu cachés pendant six mois tandis que des dispositions étaient prises pour qu’elle puisse fuir la Colombie. La demanderesse a affirmé qu’elle craignait pour sa vie et pour celle de son fils en raison de ses propres expériences avec les FARC et parce que le père de son fils, Carlos, avait été tué par les FARC en 1997 pour n’avoir pas cédé à leurs tentatives de recrutement.

 

[7]               La demanderesse a déclaré que les FARC sont toujours à sa recherche. Dans un affidavit, la sœur de la demanderesse a déclaré que des membres des FARC étaient passés à son commerce pour y chercher la demanderesse, et que lorsqu’elle leur avait dit que celle‑ci avait quitté le pays, les FARC avaient menacé de la retrouver et de lui faire payer chèrement le fait qu’elle s’était jouée d’eux. Les membres des FARC ont ensuite exigé que la sœur de la demanderesse leur verse 500 000 pesos chaque mois en guise de [traduction] « compensation pour la désertion de [sa] sœur et pour la sécurité de [sa] famille ».

 

La décision contrôlée

[8]               La Commission a rédigé une longue décision fondée sur un examen approfondi de documents portant sur la situation en Colombie, notamment sur la protection de l’État, dans laquelle elle fait état des progrès réalisés, mais aussi des difficultés encourues dans le cadre de la lutte pour enrayer les risques et la violence liés aux FARC. La Commission a conclu que, selon la prépondérance de la preuve, l’État offre une protection adéquate en Colombie, même si elle n’est pas parfaite. La Commission a constaté que les FARC sont en train de s’affaiblir en partie grâce aux opérations de contre‑guérilla menées par les policiers et les militaires et à l’amélioration de la gestion des ressources en matière de renseignement. Le nombre de meurtres, d’enlèvements et de cas d’extorsion attribuables aux FARC est donc en baisse. La Commission a aussi constaté que la Colombie s’est attaquée de façon concrète à la corruption qui sévit au sein de la police. Même si la Commission a reconnu que le conflit armé en Colombie continue de faire un nombre important de victimes civiles, particulièrement dans les régions rurales où les FARC recrutent activement parmi la population, elle a conclu que la demanderesse n’était pas exposée à un risque parce que son profil ne correspondait pas à celui des personnes habituellement ciblées, les FARC prenant généralement pour cibles les personnes issues du milieu de la politique ou des affaires, ou les personnes présentant d’autres profils particuliers.

 

[9]               La Commission a également constaté que la demanderesse n’avait pas demandé la protection de l’État à Bogotá. Elle n’avait rempli qu’un seul rapport de police à Jericó.

 

[10]           Subsidiairement, la Commission a conclu qu’il existait une possibilité de refuge intérieur (PRI) pour la demanderesse à Bogotá, parce que la demanderesse ne correspondait pas à un type de profil particulier et ne serait pas ciblée, que les FARC n’étaient plus autant en mesure de retrouver des gens, et qu’elle avait vécu à Bogotá sans incident pendant six mois.

 

[11]           La Commission a fait référence à des lettres envoyées par le père et la sœur de la demanderesse, mais elle a conclu qu’elles étaient intéressées et leur a accordé peu de poids. La Commission a fait remarquer que les FARC avaient extorqué de l’argent à la sœur de la demanderesse en raison de sa réussite en affaires, et non parce que la demanderesse avait refusé d’adhérer aux FARC.

 

Les questions en litige

[12]           La demanderesse affirme que la preuve ne corrobore pas la décision de la Commission selon laquelle la protection de l’État est adéquate et que la demanderesse n’a pas réfuté la présomption d’une protection de l’État : la Commission a ignoré des documents plus récents sur la situation dans le pays; la Commission n’a pas tenu compte du fait que la demanderesse correspondait à un profil de risque et était toujours ciblée par les FARC; la Commission a commis une erreur dans son évaluation de la PRI à Bogotá.

 

[13]           Le défendeur affirme que les conclusions de la Commission étaient raisonnables : la Commission a examiné tous les documents sur la situation dans le pays et il est présumé que les documents plus récents ont été pris en compte, même si la Commission s’est fondée sur des documents plus anciens; la demanderesse n’a pas fait suffisamment d’efforts pour obtenir la protection de l’État à Jericó et à Bogotá; il revient à la Commission de décider du poids à accorder aux éléments de preuve.

 

[14]           Le défendeur a également déclaré que même si la Commission n’avait tiré aucune conclusion quant à la crédibilité, elle pouvait raisonnablement mettre en doute certains éléments de la version des faits de la demanderesse. Le défendeur a fait remarquer que la demanderesse n’avait pas inscrit le nom de Carlos sur l’acte de naissance de son fils, laissant penser qu’il s’agissait peut‑être d’une raison pour laquelle la Commission n’avait pas jugé que Carlos se trouvait dans une situation similaire. Le défendeur a également fait remarquer que la demanderesse et sa sœur avaient affirmé avoir signalé le viol de la demanderesse à un commandant de la police au poste de la police nationale de Jericó, lequel aurait dit à la demanderesse que la police ne pouvait pas la protéger. D’après le défendeur, il était peu probable qu’un commandant de la police de haut rang soit de service à Jericó à l’heure tardive à laquelle la demanderesse avait rempli son rapport. Ces observations m’apparaissent hypothétiques et non pertinentes dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Étant donné que la Commission n’a tiré aucune conclusion relative à la crédibilité, il y a lieu de présumer qu’elle a accepté les éléments de preuve présentés par la demanderesse.

 

La norme de contrôle

[15]           Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à la décision de la Commission est celle de la décision raisonnable. Ainsi, la Cour doit déterminer si la décision de la Commission appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190). Il peut exister plus d’une issue raisonnable. Néanmoins, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59, [2009] 1 RCS 339).

 

La Commission a‑t‑elle fait une évaluation raisonnable du caractère adéquat de la protection de l’État et la demanderesse a‑t‑elle réfuté la présomption de l’existence de la protection de l’État?

 

[16]           La principale question est celle de savoir si la Commission a commis une erreur en concluant que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de l’existence de la protection de l’État. Pour trancher cette question, il faut examiner si l’évaluation que la Commission a faite du caractère adéquat de la protection de l’État était raisonnable et si les efforts déployés en vue d’obtenir cette protection étaient suffisants et, dans le cas où ils ne l’étaient pas, si la demanderesse avait fourni des éléments de preuve clairs et convaincants démontrant que la protection de l’État n’aurait pu raisonnablement être assurée dans les circonstances où elle se trouvait. Les conclusions de la Commission au sujet de la PRI soulèvent bon nombre de questions similaires en raison du point de vue de la Commission selon lequel les FARC étaient moins en mesure de retrouver la demanderesse et que celle‑ci ne présentait pas d’intérêt pour les FARC.

 

[17]           La Commission a examiné les principes pertinents et applicables en matière de protection de l’État. Celle‑ci est considérée comme une protection auxiliaire ou supplétive fournie en l’absence de protection nationale. Les personnes persécutées sont tenues de s’adresser à leur État d’origine pour obtenir sa protection avant que la responsabilité d’autres États ne soit engagée (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, au paragraphe 18, 103 DLR (4th) 1 [Ward]). Seuls des éléments de preuve clairs et convaincants établissant le caractère inadéquat ou inexistant de la protection de l’État peuvent réfuter la présomption selon laquelle l’État est capable de protéger ses citoyens, et il incombe à la demanderesse de produire ces preuves (Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, aux paragraphes 18 et 19, [2008] ACF no 399; Ward, aux paragraphes 50 à 52).

 

[18]           La protection de l’État doit être adéquate plutôt que parfaite. Pour être adéquate, la protection de l’État doit présenter un certain niveau d’efficacité, et l’État doit être disposé à offrir une protection suffisante et en être capable (J B c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 210, au paragraphe 47, [2011] ACF no 358). Le caractère adéquat de la protection de l’État tient également à l’efficacité, dans les faits, des efforts déployés (Henguva c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 483, au paragraphe 18, [2013] ACF no 510); E Y M V c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1364, au paragraphe 16, [2011] ACF no 1663).

 

[19]           Le fardeau qui incombe à la demanderesse d’obtenir la protection de l’État est proportionnel à la capacité et à la volonté de l’État d’offrir une protection (Sow c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 646, au paragraphe 10, [2011] ACF no 824; Kadenko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 1376, au paragraphe 5, 143 DLR (4th) 532).

 

[20]           La Commission a présenté un examen approfondi des mesures prises et des progrès réalisés en Colombie dans la lutte contre les FARC. Toutefois, comme la demanderesse l’a fait remarquer, la Commission s’est fondée sur des documents sur la situation dans le pays qui remontaient à un certain temps. La Commission a fait référence au Cartable national de documentation de 2011, mais elle s’est surtout appuyée sur des documents datant de 2009 au plus tard.

 

[21]           La demanderesse a renvoyé à des rapports récents sur la situation dans le pays, notamment à la réponse à la demande d’information (RDI) d’avril 2011, à un rapport du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) de mai 2010 et à d’autres articles publiés en 2011, selon lesquels les FARC s’étaient infiltrés dans toutes les sphères du gouvernement colombien et pouvaient exercer leur influence pour obtenir des renseignements leur permettant de retrouver quelqu’un partout en Colombie. D’une manière plus générale, selon la RDI, les FARC représentaient toujours un risque élevé contre lequel la police ne pouvait offrir aucune protection aux citoyens.

 

[22]           La Commission n’a pas à faire état de chacun des éléments de preuve; toutefois, lorsque la Commission ne mentionne pas et n’analyse pas expressément dans ses motifs des éléments de preuve plus importants, la Cour peut être davantage disposée à en déduire que la Commission a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments » soumis (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, au paragraphe 17, 157 FTR 35).

 

[23]           Si la décision était au demeurant détaillée et si elle tenait compte de tous les principes juridiques pertinents, je conviens avec la demanderesse que la Commission a fait abstraction des éléments de preuve plus récents et plus pertinents sur les risques posés par les FARC et que, en dépit des progrès réalisés, les FARC sont toujours actifs et capables de faire du tort à des civils.

 

[24]           Comme l’a fait observer le juge Rennie au paragraphe 27 de la décision Andrade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 436, [2013] ACF no 461, relativement à un passage très similaire sur les FARC dans la décision de la Commission :

[27]           La Commission a ajouté qu’une partie des membres des FARC ont été démobilisés et qu’une partie des otages ont été libérés. La Commission a cité une statistique de 2009 révélant que le nombre de meurtres commis par des groupes illégaux a diminué de 2,2 % et que le nombre d’enlèvements pour extorsion a également connu une baisse de 23 %. Non seulement ces renseignements sont quelque peu périmés, mais ils montrent aussi que la criminalité, l’enlèvement et l’extorsion constituent toujours des problèmes graves.

 

 

[25]           La Commission a également omis d’examiner si la demanderesse correspond à un profil particulier qui pourrait intéresser les FARC. La Commission a fait référence à un rapport de l’UNHCR intitulé Eligibility Guidelines, en faisant remarquer que les FARC ciblent des groupes de personnes qui partagent un profil particulier, dont les [traduction] « femmes ayant certains profils ». Toujours selon le rapport Eligibility Guidelines de l’UNHCR, [traduction] « la violence envers les femmes serait exercée systématiquement par des groupes armés illégaux pour contrôler les territoires et les collectivités dans différentes régions du pays […] Les femmes feraient en outre l’objet de recrutement forcé aux fins d’esclavage sexuel ». Selon le témoignage de la demanderesse, accepté par la Commission, les FARC la poursuivaient parce qu’elle était [traduction] « intelligente et jolie ». Les contacts que la demanderesse a eus avec les FARC, notamment les agressions physiques et sexuelles dont elle a été victime pour n’avoir pas cédé à leur demande d’adhésion, placent la demanderesse dans la catégorie des « femmes ayant certains profils » au sens de la définition de l’UNHCR dans le rapport Eligibility Guidelines. La Commission aurait donc dû examiner si la demanderesse pouvait présenter un certain intérêt compte tenu de ce profil.

 

[26]           Le fait que la Commission a qualifié d’« intéressées » les lettres envoyées par le père et la sœur de la demanderesse me semble poser problème. Ces documents étaient des affidavits. De plus, les membres de la famille de la demanderesse étaient les mieux placés pour attester le fait que les FARC étaient toujours à la recherche de la demanderesse.

 

[27]           Comme le juge O’Keefe l’a fait observer dans S M D c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 319, au paragraphe 37, [2010] ACF no 369, « il me semble que, si l’on suit le raisonnement de la Commission, n’importe quelle lettre produite au soutien de la demande d’asile serait intéressée. Cela ne saurait être. Un demandeur d’asile doit pouvoir exposer son cas ».

 

[28]           Dans Ugalde c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 458, [2011] ACF 647, le juge de Montigny a examiné une question similaire et la jurisprudence pertinente et il a exposé ce qui suit au paragraphe 26 :

[26]      Toutefois, la jurisprudence a établi que, selon les circonstances, la preuve ne doit pas être écartée simplement parce qu’elle provient de personnes liées aux intéressés : R c Laboucan, 2010 CSC 12, au par. 11. Comme le souligne avec raison l’avocate du défendeur, l’arrêt Laboucan a été rendu dans une affaire criminelle; cependant, la jurisprudence de la Cour en matière d’immigration a établi le même principe. En effet, selon plusieurs décisions en matière d’immigration, le fait d’accorder peu de poids à la preuve parce qu’elle émane d’un ami ou d’un membre de la famille constitue une erreur.

 

[27]      Par exemple, dans l’affaire Kaburia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 516, la juge Dawson a statué, au paragraphe 25, que « le fait qu’une lettre a été sollicitée ou qu’elle a été écrite par un parent n’est pas suffisant en soi pour en invalider le contenu ». De même, le juge Phelan a fait observer ce qui suit dans la décision Shafi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 714, au paragraphe 27 :

 

L’agente n’attache guère de valeur probante au témoignage par affidavit des deux autres témoins parce qu’il émane d’un ami intime de la famille et d’un cousin. Elle n’explique pas qui d’autre que des amis et des parents devrait donner ce genre de témoignage.

 

De même, dans la décision Ahmed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 226, au paragraphe 31, la juge Mactavish a déclaré ce qui suit :

 

S’agissant de la lettre du président de l’organisation, je ne comprends pas la critique de la Commission lorsqu’elle dit que la lettre était intéressée, puisqu’il est probable que tout élément de preuve présenté par un revendicateur sera utile pour son cas et pourrait par conséquent être qualifié d’« intéressé ».

 

[28]      À la lumière de cette jurisprudence, dans les circonstances, je ne crois pas qu’il était raisonnable que l’agente accorde à cette preuve une faible valeur probante simplement parce qu’elle émanait des membres de la famille des demandeurs. L’agente aurait sans doute préféré des lettres écrites par des personnes n’ayant aucun lien avec les demandeurs et ne se souciant pas de leur bien‑être. Cependant, il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne n’ayant aucun lien avec les demandeurs soit en mesure de fournir ce genre de preuve à propos de ce qui est arrivé aux demandeurs au Mexique. Les membres de la famille des demandeurs ont été témoins de leur persécution alléguée, alors ce sont les personnes les mieux placées pour témoigner au sujet de ces événements. De plus, comme les membres de leur famille ont eux‑mêmes été ciblés après le départ des demandeurs, il est opportun qu’ils décrivent eux‑mêmes les événements qu’ils ont vécus. Par conséquent, il était déraisonnable que l’agente n’ajoute pas foi à cette preuve simplement parce qu’elle émanait de personnes liées aux demandeurs.

 

[29]           Le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier de nouveau la preuve; or, puisque la Commission a accordé peu de poids aux affidavits pour le seul motif qu’ils étaient intéressés, la Commission doit réexaminer ces éléments de preuve.

 

[30]           Par ailleurs, même si la Commission avait eu raison d’accorder peu de poids aux affidavits, il demeure qu’elle leur a accordé un certain poids et, ce faisant, a mal interprété l’information fournie par la sœur de la demanderesse. La sœur de la demanderesse a clairement affirmé que des membres des FARC étaient venus à son commerce à la recherche de la demanderesse et qu’elle leur avait dit que sa sœur avait quitté le pays, après quoi les membres des FARC avaient menacé de retrouver la demanderesse tôt ou tard et de lui faire payer le fait qu’elle s’était jouée d’eux. Les FARC ont ensuite exigé que la sœur de la demanderesse leur verse 500 000 pesos chaque mois en guise de [traduction] « compensation pour la désertion de [sa] sœur et pour la sécurité de [sa] famille ». La preuve ne corrobore pas la conclusion de la Commission selon laquelle les actes d’extorsion commis par les FARC à l’endroit de la sœur de la demanderesse n’étaient pas liés au refus de la demanderesse d’adhérer aux FARC.

 

La conclusion de la Commission quant à la PRI était‑elle raisonnable?

[31]           La Commission a conclu qu’il ne serait pas objectivement déraisonnable ou trop sévère de s’attendre à ce que la demanderesse demeure à Bogotá et y demande la protection de l’État au besoin. Cette conclusion n’est pas étayée par la preuve.

 

[32]           Le critère relatif à la PRI est bien établi, et la demanderesse a le lourd fardeau de démontrer qu’une PRI proposée est déraisonnable (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164, [2000] ACF no 2118 (CAF)). Le critère à deux volets applicable pour conclure à l’existence d’une PRI a été établi dans Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, [1993] ACF no 1172 (CAF). Le critère est le suivant : premièrement, la Commission doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’existe pas de possibilité sérieuse que la demanderesse soit persécutée dans la PRI proposée, et, deuxièmement, que les conditions dans la partie du pays où il existe une PRI doivent être telles qu’il ne serait pas déraisonnable, compte tenu de toutes les circonstances y compris de sa situation personnelle, que la demanderesse y cherche refuge.

 

[33]           Comme il a été noté, la Commission n’a pas tenu compte des documents plus récents sur la situation dans le pays qui traitent de la force des FARC et expliquent que, s’ils ont connu certains revers, les FARC sont toujours en mesure de poursuivre des cibles partout en Colombie. De plus, la Commission n’a pas examiné si la demanderesse, une femme qui avait été ciblée en raison de son sexe, avait un profil qui pourrait intéresser les FARC. Comme il a été mentionné, les [traduction] « femmes ayant certains profils », au sens de la définition de l’UNHCR dans le rapport Eligibility Guidelines, sont exposées à un risque et la demanderesse pourrait correspondre à ce profil. La Commission a commis une erreur en concluant que son profil ne présentait aucun intérêt particulier.

 

[34]           En outre, la Commission a mal interprété le témoignage de la sœur de la demanderesse, selon lequel des membres des FARC continuaient de proférer des menaces à l’endroit de la demanderesse et d’être à sa recherche.

 

[35]           En concluant que la demanderesse avait vécu en sécurité à Bogotá pendant six mois sans être découverte, la Commission a laissé de côté ou mal interprété le témoignage de la demanderesse selon lequel elle avait vécu cachée à Bogotá et qu’elle pouvait être retrouvée si elle utilisait ses pièces d’identité, y compris dans le cadre d’une recherche d’emploi.

 

[36]           Étant donné qu’il faut satisfaire aux deux volets du critère relatif à la PRI, il n’y a pas lieu d’examiner si la Commission a fait une évaluation raisonnable du second volet du critère. Je constate toutefois que la Commission a déclaré que, outre sa crainte générale des FARC, la demanderesse n’avait soulevé aucun autre empêchement au fait de vivre à Bogotá. Ce résumé du témoignage de la demanderesse sur Bogotá n’est pas exact, et la Commission n’a pas fait état du rapport psychologique décrivant les risques pour la santé mentale de la demanderesse que présenterait un retour en Colombie.

 

Conclusion

[37]           En définitive, la preuve n’étaye pas les conclusions de la Commission selon lesquelles la demanderesse pourrait obtenir une protection suffisante de l’État en Colombie et qu’elle n’a pas produit d’éléments de preuve clairs et convaincants démontrant qu’elle ne pourrait pas raisonnablement compter sur la protection de l’État en raison de ses expériences et de sa situation. La preuve fait plutôt état d’un risque élevé de violence et de persécution posé par les FARC et visant des personnes présentant un profil particulier, auquel la demanderesse pourrait correspondre. De même, les conclusions de la Commission sur la PRI à Bogotá sont contredites par les éléments de preuve concernant l’influence des FARC, le profil de la demanderesse et les menaces proférées contre elle aux membres de sa famille.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

2.                  Aucune question n’est certifiée.

 

 

 

« Catherine M. Kane »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Myra-Belle Béala De Guise

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

IMM-9365-12

 

INTITULÉ :

LISSED OMAIRA MURILLO TABORDA c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :             Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 28 août 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :                            LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :                                                         Le 17 septembre 2013

 

COMPARUTIONS :

J. Byron M. Thomas

POUR LA DEMANDERESSE

Nimanthika Kaneira

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

J. Byron M. Thomas

Association professionnelle

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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