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Date : 20130913

Dossier : IMM‑10210‑12

Référence : 2013 CF 949

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 13 septembre 2013

En présence de monsieur le juge Shore

 

ENTRE :

MEHMET ALI ATACAN YURTAL

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATIONN

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Introduction

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision, datée du 18 septembre 2012, par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a conclu que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de l’article 96 ni celle de personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

 

II. Contexte

[2]               Le demandeur, M. Mehmet Ali Atacan Yurtal, est un citoyen de la Turquie né en 1971. Il est d’origine azerbaïdjanaise et est un chrétien pratiquant depuis plus de dix ans.

 

[3]               Le demandeur a été élevé dans la province de Kars dans une famille de confession religieuse jafarite chiite.

 

[4]               En 1997, le demandeur est devenu un membre actif d’un parti politique d’opposition de gauche [le parti Emek Partisi ou l’EMEP]). Il s’est peu après converti au christianisme, en 2000.

 

[5]               Au mois d’août 2000, des policiers ont arrêté le demandeur en raison de ses activités religieuses et l’ont battu pendant sa détention.

 

[6]               Le demandeur déclare que les policiers ont continué à le harceler après cet événement. Il a donc décidé de déménager d’Istanbul à Ankara en avril 2001.

 

[7]               Le demandeur a indiqué qu’en 2002, après avoir assisté à un office religieux à Ankara, il est tombé dans une embuscade et a été sauvagement battu par un gang de nationalistes extrémistes turcs. Une lettre du Dr Nurullah Zengin, datée du 3 août 2012, confirme que le demandeur a été hospitalisé le 21 juillet 2002 pour des fractures au bras droit et au coude gauche (dossier du demandeur [DD], aux pages 161 et 162).

 

[8]               En avril 2007, les policiers ont encore une fois arrêté le demandeur, cette fois pour avoir placé une bannière sur un pont à Ankara pour protester contre le meurtre de trois chrétiens dans la ville voisine de Malatya. Il a expliqué qu’il a été détenu pour être interrogé et qu’il a à nouveau été battu et torturé. Une lettre du Dr Nurullah Zengin, datée du 3 août 2012, confirme que le demandeur a été hospitalisé le 27 avril 2007 pour une luxation de l’épaule gauche (DD, aux pages 163 et 164).

 

[9]               Le demandeur a témoigné qu’il a participé en 2008 à la manifestation du 1er mai avec l’EMEP à Istanbul. Les policiers avaient alors affronté les manifestants avec des véhicules blindés et des boucliers et utilisé des gaz lacrymogènes pour disperser la foule. Les policiers ont arrêté le demandeur, ainsi que d’autres manifestants, et l’ont battu sauvagement.

 

[10]           En février 2009, le demandeur a commencé à travailler comme marin pour une compagnie internationale de transport maritime. Il a continué à travailler en cette qualité jusqu’en novembre 2010.

 

[11]           Le demandeur a raconté qu’en septembre 2009, un voisin sunnite s’est plaint à la police du fait qu’il distribuait des dépliants pour son église protestante chrétienne. Les policiers l’ont par la suite interrogé sur ses activités religieuses et politiques et l’ont battu.

 

[12]           Le demandeur a de nouveau été arrêté en juin 2010 pour distribution de dépliants après de nouvelles plaintes faites aux policiers par les voisins. Les policiers l’ont encore détenu et battu.

 

[13]           En juillet 2010, après avoir été réembauché par la société de transport maritime, le demandeur a de nouveau quitté la Turquie. En qualité de membre de l’équipage, il a voyagé pendant quatre mois sur un navire de charge, s’arrêtant dans plusieurs pays avant de finalement arriver au Canada, où il a accosté le 17 novembre 2010, à Québec.

 

[14]           Le 30 novembre 2010, après avoir quitté le navire, laissé les autres membres de l’équipage et abandonné ses fonctions, il s’est rendu en autobus à Toronto. Là, il a présenté une demande d’asile.

 

[15]           La Commission a entendu sa demande le 2 avril 2012 et le 19 juillet 2012.

 

III. La décision faisant l’objet du présent contrôle

[16]           Dans sa décision datée du 18 septembre 2012, la Commission a conclu que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Selon elle, le demandeur n’avait pas une crainte subjective ou objective d’être persécuté pour des motifs religieux ou politiques.

 

Motifs religieux

[17]           En ce qui a trait à la première allégation de persécution du demandeur, fondée sur des motifs religieux, la Commission a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il craignait d’être persécuté en Turquie. Elle a conclu que les incidents allégués sur lesquels il fondait sa demande étaient isolés et les a qualifiés d’actes commis au hasard s’étalant sur une période de plusieurs années et qui, selon elle, n’étaient ni répétitifs ni continus.

 

[18]           Lorsqu’elle a évalué l’allégation de persécution du demandeur, la Commission s’est dite d’avis que l’exposé circonstancié du demandeur comportait des irrégularités qui, selon elle, indiquaient une absence de crainte subjective de persécution. Par exemple, même s’il a mentionné qu’il craignait pour sa vie en tant que chrétien dans une collectivité principalement musulmane, la Commission a néanmoins conclu que le demandeur avait pratiqué sa religion pendant près de dix ans, puisqu’il fréquentait une (maison) église régulièrement (où un pasteur venait officier). La Commission a estimé qu’il y avait des contradictions entre la preuve documentaire du demandeur et son témoignage relativement à ses activités religieuses entre 2000 et 2009 (dossier de l’audience du 2 avril 2012, aux pages 16 à 18). (Une lecture attentive montre qu’il peut y avoir eu un malentendu, car le demandeur a précisé qu’il distribuait des dépliants portant sur sa foi chrétienne considérés comme étant de nature missionnaire en 2009, et non en 2000, époque où était simplement un fidèle.)

 

[19]           Pour statuer sur le bien‑fondé de sa crainte subjective, la Commission s’est également penchée sur la raison pour laquelle le demandeur avait tardé à demander l’asile. Elle a conclu que le demandeur avait trop tardé à quitter la Turquie, tout comme il avait trop tardé plus tard à demander l’asile au Canada après avoir quitté son pays. Le demandeur est arrivé au Canada en qualité de marin à Québec le 17 novembre 2010. Il a ensuite pris l’autobus jusqu’à Toronto et a présenté sa demande d’asile le 30 novembre 2010, uniquement après avoir quitté les membres de l’équipage du navire ou avoir été en mesure de les laisser.

 

[20]           Finalement, la Commission a conclu que le demandeur n’avait ni une crainte subjective ni une crainte objective de persécution. Dans ses motifs, la Commission a expressément fait état des sujets de préoccupation susmentionnés et de l’International Religious Freedom Report 2010 [IRFR, rapport de 2010 sur la liberté de religion dans le monde – Turquie] (dossier certifié du tribunal [DCT], à la page 72), qui indique qu’en 2010, [traduction] « des chrétiens ou des baha’is faisant la promotion de leur religion étaient menacés ou subissaient des pressions de la part de représentants du gouvernement et de l’État », mais que, dans la pratique, le gouvernement a respecté la liberté de religion de « manière générale. » [Non souligné dans l’original.]

 

[21]           La Commission a décidé de n’accorder un poids important qu’à certains éléments de preuve documentaire choisis, et a conclu à l’inexistence d’une crainte objective de persécution, par opposition à la crainte de discrimination, sujet abordé plus loin.

 

Motifs politiques

[22]           Au terme de son analyse, la Commission est parvenue à une conclusion sur l’allégation de persécution du demandeur pour des motifs d’affiliation politique avec l’EMEP : à son avis, la preuve que le demandeur craignait d’être persécuté par la police était insuffisante.

 

[23]           Selon la Commission, la détention et la torture lors de la manifestation du 1er mai 2008, soit l’incident que le demandeur a soulevé dans son exposé circonstancié concernant ses activités politiques, découlaient de la participation même du demandeur à des manifestations générales et non nécessairement de son association à l’EMEP. La Commission a conclu que rien n’indiquait que les policiers auraient su qu’il était membre du EMEP et, à son avis, la preuve démontrait que le demandeur n’avait pas un profil politique qui le rendait suspect aux yeux des policiers. Selon elle, il était simplement un membre du parti qui n’occupait aucun poste.

 

[24]           La Commission a conclu qu’il n’était pas vraisemblable que l’événement relaté par le demandeur soit lié à son appartenance à l’EMEP. Ainsi, la crainte d’être persécuté par la police qu’il a fait valoir, qui était fondée sur ses activités politiques, était, selon elle, non fondée.

 

IV. Question en litige

[25]           La Commission a‑t‑elle commis une erreur en interprétant mal ou ne tenant pas compte de la preuve dans ses conclusions?

 

V. Dispositions législatives pertinentes

[26]           Les dispositions législatives pertinentes de la LIPR sont les suivantes :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

Personne à protéger

 

97.      (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97.      (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

VI. Norme de contrôle

[27]           La norme de contrôle applicable aux conclusions de la SPR relatives à la crédibilité et à la crainte subjective est celle du caractère raisonnable (Kaur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1379).

 

[28]           Pour satisfaire à cette norme, la décision doit appartenir « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

 

[29]           La Cour n’interviendra que si la Commission a fondé sa décision sur « une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou si la décision est rendue sans égard à la preuve » (Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315, 42 ACWS (3d) 886 (CAF)).

 

VII. Position des parties

[30]           Essentiellement, le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur susceptible de révision en interprétant mal et en ne tenant pas compte de la preuve lors de son appréciation de la crédibilité et de la crainte subjective, plus particulièrement de la preuve documentaire concernant l’appartenance à l’EMEP et à l’église chrétienne et de rapports médicaux à l’appui des incidents allégués impliquant des policiers.

 

[31]           Le défendeur fait valoir que la Commission a examiné la totalité de la preuve dans ses conclusions sur la crédibilité et la crainte subjective du demandeur.

 

VIII. Analyse

[32]           La Commission a estimé que la preuve documentaire sur des points précis concernant l’appartenance du demandeur à l’église chrétienne, l’EMEP ou les rapports médicaux n’avaient pas de valeur probante pour l’appréciation du bien‑fondé de la crainte de persécution alléguée par le demandeur.

 

[33]           En ce qui concerne l’allégation de persécution du demandeur pour des motifs religieux, la Cour estime que la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n’avait pas de crainte subjective de persécution était déraisonnable. La Commission a tiré une inférence négative du fait que le demandeur a pris dix ans pour demander l’asile et qu’il s’était réclamé de nouveau de la protection de la Turquie (Rengifo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1177; Kabengele c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 197 FTR 73).

 

[34]           Même s’il ressort clairement de la jurisprudence que le temps écoulé n’est pas toujours déterminant dans une demande d’asile, il peut constituer un facteur important pour établir une absence de crainte subjective de persécution, si les explications ne montrent pas le contraire. Le demandeur a déclaré qu’il avait perdu plusieurs membres de sa famille et qu’il ne voulait pas quitter le pays même si sa mère s’occupait de son enfant. (La Commission n’a pas adéquatement examiné cette question, car elle ne fait aucun commentaire concluant à ce sujet dans sa décision, si ce n’est que pour inférer une absence de crédibilité.)

 

[35]           La Cour conclut également que les conclusions de la Commission concernant l’absence de crainte subjective et objective de la part du demandeur étaient insuffisantes si on les lit dans le contexte de l’ensemble de la transcription et de l’exposé circonstancié écrit. En effet, la présente affaire comporte plus d’éléments inconnus que d’éléments connus, car des renseignements clés provenant de réponses potentielles n’ont pas été obtenus en raison de l’absence de questions pertinentes sur le sujet, questions qui avaient besoin d’être posées dans une ambiance propice. Même si l’audience a duré deux jours, des conclusions ont été tirées sur des éléments clés qui n’étaient pas clairs, ce qui permet d’inférer qu’elles n’étaient pas raisonnables.

 

[36]           Il est écrit dans le rapport IRFR qu’en 2010, les membres des groupes minoritaires religieux ont eux‑mêmes signalé qu’ils [traduction] « avaient la liberté de pratiquer leur religion », mais il faut examiner les situations au cas par cas en fonction des faits particuliers et dans le contexte des activités entreprises par les groupes religieux minoritaires. Dans plusieurs régions, des améliorations n’ont pas nécessairement été constatées, comme le précisent les documents objectifs contenant des affirmations contraires présentés par le demandeur.

 

[37]           Certains rapports indiquent clairement une persécution de la part de la société, une variété de mauvais traitements à la fois verbaux et physiques contre des groupes religieux; selon la preuve documentaire, les incidents visaient tous les groupes religieux minoritaires, pas seulement les chrétiens. (La situation s’est‑elle améliorée, ou peut‑on estimer qu’elle a évolué en ce qui a trait aux droits de la personne, étant donné que les mauvais traitements visent maintenant tous les groupes en général et non un seul groupe, ce qui démontre qu’il n’y a pas de distinction quant aux cibles parmi l’ensemble des groupes minoritaires? Tous sont par conséquent considérés comme étant de telles cibles.) Le témoignage même du demandeur le confirme (dossier de l’audience du 2 avril 2012, à la page 18).

 

[38]           À l’appui de son raisonnement, la Commission a indiqué qu’en 2010, même si [traduction] « [p]lusieurs membres de la population estimaient que le pluralisme religieux constituait une menace pour l’islam et l’“unité nationale” » [non souligné dans l’original], les groupes minoritaires religieux étaient autorisés, mais de façon limitée, à établir de nouvelles fondations communautaires religieuses et à rouvrir les fondations qui avaient été fermées auparavant. Ils pouvaient aussi chercher à obtenir des restitutions ou des indemnités pour les fondations qui avaient été confisquées par les autorités de l’État les dernières décennies. Ces éléments étaient considérés comme étant des améliorations. Toutefois, le dénouement pragmatique ultime n’est pas encore au rendez‑vous en ce qui a trait à la protection des libertés religieuses en Turquie et, jusqu’à maintenant, ces améliorations n’indiquent pas l’existence d’un État qui protège les droits. Les mauvais traitements graves et la persécution n’ont pas diminué, comme on le constate à la lecture non sélective de l’ensemble de la preuve documentaire sur la situation du pays. (Il est utile de souligner que les groupes religieux minoritaires non dominants de Turquie représentent moins de 1 p. cent de la population du pays. Voir la pièce U.S. Department of State Report [rapport du département d’État des États‑Unis] du 17 novembre 2010.)

 

[39]           Selon les éléments de preuve et les motifs que le demandeur a présentés, les faits de l’espèce semblent effectivement indiquer un échec de la protection de l’État et la possibilité d’une violence systématique fondée sur des motifs religieux et politiques dans le cas du présent demandeur, lorsqu’il pose quelque geste que ce soit en public au lieu de pratiquer sa religion dans la maison‑église qu’il fréquentait. On peut également faire le même constat en ce qui a trait à l’allégation de persécution pour des motifs politiques ainsi qu’aux motifs religieux allégués au regard de sa foi protestante chrétienne et de la pratique de cette religion. (Par exemple, voir la preuve objective à ce sujet dans le dossier, soit le rapport intitulé « “A threat” or Under Threat? Legal and Social Problems of Protestants in Turkey », 2010, Association of Protestant Churches Committee for Religious Freedom and Legal Affairs [le comité des affaires juridiques et de la lutte pour la liberté religieuse de l’association des églises protestantes], qui indique que les Églises protestantes demeurent vulnérables en Turquie. Voir aussi la pièce intitulée Ecumenical Patriarch on Christian Persecution in Turkey, datée du 23 décembre 2009, www.catholic.org; il est également renvoyé à la pièce « Religious Freedom Survey », 2009, concernant des violations graves des droits de la personne.)

 

[40]           Comme la Cour l’a déclaré dans l’arrêt Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593, il est pleinement reconnu que pour que des mauvais traitements soient considérés comme étant de la « persécution », ils doivent répondre à deux critères : ils doivent être graves et ils doivent être répétitifs ou systématiques. Le harcèlement ou la discrimination n’est pas en soi suffisant pour être considéré comme de la persécution. De plus, les mauvais traitements doivent être véritablement déterminants quant à la « protection de l’État » (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, au paragraphe 63). Dans le cas du demandeur, chaque fois qu’il a été détenu par les autorités ou qu’il a été la victime de mauvais traitements de la part de la société, la situation semblait très différente parce qu’elle était grave et que le demandeur était en danger, comme en font foi des éléments de preuve précis non contredits.

 

[41]           Après avoir examiné l’ensemble de la preuve dans le DCT et les observations des parties, la Cour est convaincue que la Commission a tiré des conclusions erronées en ce qui a trait à la crainte subjective et objective de persécution du demandeur en ne tenant pas compte de certains éléments de preuve, alors qu’elle aurait dû démontrer de façon satisfaisante qu’elle les avait au moins pris en considération pour parvenir à sa décision. En qualité de tribunal et juge des faits spécialisé, la Commission doit tenir compte d’une manière quelconque de la preuve pertinente concernant un demandeur particulier qui présente des éléments de preuve précis et ne pas faire une évaluation générique, vague et hors contexte.

 

[42]           La Commission a examiné et apprécié de façon insatisfaisante la preuve, tant la preuve personnelle du demandeur que la preuve documentaire. Ainsi, il n’appartient pas à la Cour, mais uniquement au tribunal spécialisé, en tant que juge des faits, de s’assurer que la compétence qui lui est conférée est exercée conformément à son expertise en fonction de la preuve. Les conclusions de la Commission étaient injustifiées en raison du poids qu’elle a accordé aux éléments de preuve en l’absence d’une analyse plus approfondie et plus complète, ne serait‑ce qu’en faisant de brèves observations à leur égard, ou même simplement y renvoyant plus directement, de façon à ne pas écarter des éléments de preuve pertinents présentés dans leur contexte.

 

[43]           Il incombe donc à la Commission d’examiner les éléments de preuve objectifs et subjectifs (personnels) du demandeur contenus dans son témoignage et dans les documents, notamment les cinq arrestations, détentions et incidents de violence non contestés dont il a personnellement fait l’objet. La Commission, se fondant sur la totalité de la preuve au dossier, n’a rejeté aucun de ces éléments de preuve de façon expresse dans ses motifs. Elle a tout simplement complètement fait abstraction de nombreux éléments de preuve documentaire objectifs sur lesquels le demandeur avait attiré son attention.

 

[44]           La Commission n’a pas conclu que les effets cumulatifs potentiels des incidents en eux‑mêmes manquaient de crédibilité. Le cumul des incidents peut en effet avoir des incidences, ce qui nécessite également une analyse particulière de la part de la Commission. Des éléments de preuve précis de l’église, du parti politique et les rapports médicaux ont été écartés sans que la Commission ne fournisse d’explication satisfaisante. Ces éléments de preuve peuvent dans les faits avoir un tel effet cumulatif, s’ils sont crédibles.

 

[45]           Le demandeur a expliqué pourquoi il avait tardé à présenter sa demande d’asile. Pour écarter ces explications, la Commission aurait à tout le moins dû également en traiter expressément au regard des réponses du demandeur figurant au dossier.

 

[46]           En conclusion, le témoignage du demandeur ne peut pas simplement être écarté s’il n’est pas contredit par le Formulaire de renseignements personnels [le FRP] ou s’il ne manque pas de logique inhérente par rapport au FRP.

 

[47]           La Commission n’est pas tenue de donner de longues explications, mais elle doit traiter de ces questions. Autrement, on pourrait dire que les motifs de la décision sont inappropriés, car ils ne présentent pas une évaluation adéquate de ce qui semble être des éléments de preuve pertinents. La Cour répète que le « comment » et le « quoi », lorsqu’ils figurent dans le raisonnement de la Commission, permettent à cette dernière de parvenir à la décision qu’elle doit rendre en tant que tribunal spécialisé. Il appartient au juge des faits spécialisé de faire cette démarche, et il faut à tout le moins traiter des éléments de preuve non contredits.

 

IX. Conclusion

[48]           Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire pour que celui‑ci rende une nouvelle décision.

 


JUGEMENT

La cour ordonne que la demande de contrôle judiciaire du demandeur soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un autre commissaire pour que celui‑ci rende une nouvelle décision; il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 

 


cour fédérale

 

avocats inscrits au dossier

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑10210‑12

 

INTITULÉ :                                                  MEHMET ALI ATACAN YURTAL c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 11 septembre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 13 septembre 2013

 

 

Comparutions :

 

Sherif R. Ashamalla

 

Pour le demandeur

 

Meva Motwani

 

Pour le défendeur

 

 

Avocats inscrits au dossier :

 

Sherif R. Ashamalla

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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