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Date : 20131022


Dossier : IMM-1050-13

 

Référence : 2013 CF 1060

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 22 octobre 2013

En présence de monsieur le juge Shore

 

ENTRE :

JACINTH KAREN MILLER

 

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

I. Introduction

[1]               La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 14 janvier 2013 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR] a conclu qu’elle n’était, aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], respectivement, ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger.

II. Contexte

[2]               La demanderesse, Mme Jacinth Karen Miller, est une citoyenne de Saint‑Vincent. Elle est née en 1972 sur l’île de Bequia. Sa mère l’a abandonnée quand elle avait trois ans, et elle a grandi avec sa tante et sa grand‑mère.

 

[3]               À l’âge de 15 ans, la demanderesse a quitté Bequia pour s’installer sur l’île principale afin de retrouver sa mère et d’échapper aux constantes violences physiques infligées par sa tante et aux agressions sexuelles que lui faisaient subir ses frères, son oncle et un homme répondant au nom d’Edward.

 

[4]               Après son arrivée sur l’île principale, la demanderesse a commencé à travailler dans un magasin de vêtements et elle vivait avec sa sœur. Elle a vécu avec cette dernière pendant près de 15 ans. Au cours de cette période, la demanderesse s’est liée d’amitié avec un homme qu’elle a dit avoir beaucoup aimé, mais qui a fini par la violer. Elle a coupé tout lien avec lui peu de temps après l’incident.

 

[5]               À 29 ans, la demanderesse a fait la rencontre d’un autre homme, Andrew Newton, au magasin de vêtements. M. Newton était barbadien et se trouvait à Saint‑Vincent pour faire la promotion d’un spectacle mettant en vedette des danseuses légèrement vêtues. Quelques mois plus tard, M. Newton a offert à la demanderesse de payer pour qu’elle déménage au Canada avec lui.

 

[6]               En septembre 2005, la demanderesse a quitté Saint‑Vincent pour venir au Canada. À son arrivée, elle a emménagé avec M. Newton et son cousin et a travaillé comme aide ménagère pour lui. Après quelques mois, elle a été mise à la porte pour avoir refusé de continuer de se donner sexuellement à lui en échange d’un endroit où vivre.

 

[7]               Depuis qu’elle ne vit plus chez M. Newton, la demanderesse habite çà et là chez des amis.

 

[8]               La demanderesse a présenté une demande d’asile le 11 août 2010.

 

[9]               Il n’est pas contesté que la demanderesse est analphabète et que, par conséquent, elle a eu du mal à s’exprimer; elle souffre actuellement de dépression et d’anxiété et elle a des pensées suicidaires. Elle a obtenu un score global de fonctionnement de 65, il a fallu cinq ans pour qu’elle présente son récit à la CISR, et cela a nécessité l’aide d’une personne désignée pour agir en son nom.

 

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[10]           L’audience relative à la demande d’asile de la demanderesse a eu lieu le 10 décembre 2012 en présence de la demanderesse, de son représentant désigné et de son avocat. Lors de l’audience, la CISR a convenu que la demanderesse était une personne vulnérable et elle a appliqué les directives numéro 8, Procédures concernant les personnes vulnérables qui comparaissent devant la CISR, veillant ainsi à lui offrir des mesures d’adaptation spéciales dans le cadre de l’audience.

 

[11]           La CISR a pris acte de l’identité de la demanderesse et a convenu que les agressions sexuelles dont elle avait été victime avaient laissé des marques indélébiles; toutefois, selon la CISR, la preuve ne permettait pas de conclure que les auteurs de ces agressions sexuelles présenteraient un risque pour la demanderesse si celle‑ci devait rentrer à Saint‑Vincent. La CISR a donc conclu que la crainte de persécution de la demanderesse n’était pas fondée. La CISR a affirmé que, pour tirer cette conclusion, elle avait soigneusement tenu compte des directives relatives aux Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe.

 

[12]           Dans son analyse de la preuve, la CISR a souligné que la demanderesse n’avait eu aucun contact avec ses frères, son oncle ni Edward depuis qu’elle avait quitté Bequia, à l’âge de 15 ans. La CISR a aussi conclu qu’elle n’avait eu aucun contact avec l’ami qui l’avait violée lorsqu’elle se trouvait sur l’île principale. Selon la CISR, il était peu probable que ces individus aient toujours l’intention de faire du mal à la demanderesse.

 

[13]           De plus, la CISR a conclu qu’il était peu probable qu’Andrew Newton puisse faire du mal à la demanderesse si celle‑ci rentrait à Saint‑Vincent, puisqu’il n’était pas citoyen de ce pays. De surcroît, la CISR a souligné que M. Newton n’avait pas communiqué avec la demanderesse depuis qu’il l’avait mise à la porte de sa résidence de Montréal, vers 2005. La CISR a donc conclu que la crainte de préjudice de la demanderesse n’était pas fondée.

 

[14]           La CISR a conclu que la preuve documentaire faisait ressortir que la violence faite aux femmes était, de fait, une des difficultés avec lesquelles le gouvernement de Saint‑Vincent était aux prises; toutefois, la CISR était d’avis que la demanderesse ne serait pas confrontée à une possibilité sérieuse d’être inquiétée par ses anciens agresseurs ou d’être la cible d’autres personnes.

 

[15]           Enfin, la CISR a rejeté l’argument de la demanderesse selon lequel elle avait des « raisons impérieuses » aux termes du paragraphe 108(4) de la LIPR. La CISR a affirmé que la demanderesse ne se considérait pas comme étant une réfugiée quand elle a quitté son pays; elle a accepté de quitter Saint‑Vincent parce qu’elle souhaitait repartir à zéro; par conséquent, le paragraphe 108(4) de la LIPR ne s’applique pas.

 

IV. Questions en litige

[16]           1) La CISR a‑t‑elle commis une erreur en ne faisant pas d’analyse des « raisons impérieuses » aux termes du paragraphe 108(4) de la LIPR?

2) La CISR a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation de la preuve documentaire?

 

V. Dispositions législatives pertinentes

[17]           Les dispositions pertinentes de la LIPR sont les suivantes :

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

97.      (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérentes à celles-ci ou occasionnées par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

[...]

 

108.     (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

 

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

 

b) il recouvre volontairement sa nationalité;

 

c) il acquiert une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays de sa nouvelle nationalité;

 

d) il retourne volontairement s’établir dans le pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré et en raison duquel il a demandé l’asile au Canada;

 

 

 

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

 

 

[...]

 

Exception

 

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

97.      (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally:

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

 

...

 

108.      (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

 

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

 

(b) the person has voluntarily reacquired their nationality;

 

(c) the person has acquired a new nationality and enjoys the protection of the country of that new nationality;

 

(d) the person has voluntarily become re-established in the country that the person left or remained outside of and in respect of which the person claimed refugee protection in Canada; or

 

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

 

...

 

Exception

 

(4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of previous persecution, torture, treatment or punishment for refusing to avail themselves of the protection of the country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment.

 

VI. Position des parties

[18]           La demanderesse fait valoir qu’après avoir conclu que les allégations d’agression et de viol étaient crédibles et qu’elle n’avait plus de craintes à avoir, la CISR avait l’obligation de procéder à une analyse des « raisons impérieuses » aux termes du paragraphe 108(4) de la LIPR. En omettant de le faire, la CISR a commis une erreur de droit, selon la demanderesse.

 

[19]           La demanderesse soutient en outre que la CISR a commis une erreur en étant sélective dans son examen de la preuve documentaire concernant la réceptivité des services de police dans les affaires d’agression sexuelle et concernant l’accessibilité des services de santé mentale à Saint‑Vincent.

 

[20]           Le défendeur dit avoir examiné la question de l’application du paragraphe 108(4) de la LIPR. Il affirme que la CISR a tenu compte des circonstances personnelles de la demanderesse et de sa santé mentale, ainsi que de la preuve documentaire concernant les ressources offertes à Saint‑Vincent, mais que les circonstances de la demanderesse étaient telles qu’il n’y avait pas de raison justifiant l’application du paragraphe 108(4).

 

[21]           De surcroît, le défendeur fait valoir que la demanderesse n’a fait aucune allégation voulant que ses agresseurs puissent encore lui nuire. En l’absence d’une telle allégation et d’éléments de preuve établissant que de nouvelles agressions pourraient avoir lieu, la demanderesse ne s’est pas acquittée du fardeau de prouver qu’il existait un risque prospectif qu’elle subisse un préjudice à son retour à Saint‑Vincent.

 

VII. Analyse

Norme de contrôle

[22]           Eu égard à l’appréciation, à l’interprétation et à l’évaluation de la preuve, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Jin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 595; Mukamuganga c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 566).

 

[23]           De même, la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique pour l’examen de l’interprétation et de l’application du paragraphe 108(4) de la LIPR (Decka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 822; Echeverri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 390).

 

[24]           Pour que la norme de la décision raisonnable soit respectée, la décision doit appartenir aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

 

1)   La CISR a‑t‑elle commis une erreur en ne faisant pas d’analyse des « raisons impérieuses » aux termes du paragraphe 108(4) de la LIPR?

 

[25]           La Cour n’est pas d’avis que la CISR a commis une erreur en omettant d’examiner la question de savoir s’il existait des « raisons impérieuses » d’accorder l’asile à la demanderesse. La CISR n’avait pas l’obligation, ni le droit, de procéder à une telle analyse en vertu du paragraphe 108(4) de la LIPR, étant donné qu’elle n’a pas, dans les circonstances, conclu que la demanderesse pourrait avoir la qualité de réfugiée.

 

[26]           Comme l’a affirmé le juge John A. O’Keefe dans la décision John c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 1088 :

[41]      ... le critère préalable à une analyse des raisons impérieuses est que « le demandeur ait eu droit, à un moment donné, à la qualité de réfugié, mais que les motifs à l’origine de sa demande n’existent plus » (Nadjat, précitée, au paragraphe 50). Il faut donc qu’il soit explicitement confirmé que le demandeur d’asile a eu antérieurement droit au statut de réfugié et qu’il soit reconnu qu’il n’a plus cette qualité du fait d’un changement de circonstances. [Non souligné dans l’original.]

 

(Sont également mentionnées les décisions Nadjat c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 302, 288 FTR 265, au paragraphe 50; Decka, précitée; Luc c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 826, 374 FTR 38, au paragraphe 32).

 

[27]           Le paragraphe 108(4) de la LIPR est une disposition exceptionnelle permettant à la CISR d’accorder l’asile aux demandeurs qui en ont fait la demande à l’arrivée, seulement si ceux‑ci ont souffert « d’une persécution tellement épouvantable que leur seule expérience constitue une raison impérieuse pour ne pas les renvoyer, lors même qu’ils n’auraient plus aucune raison de craindre une nouvelle persécution ». [Non souligné dans l’original.] (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Obstoj, [1992] 2 CF 739 (ACF), au paragraphe 19). Cette exception ne s’applique qu’à une minorité de demandeurs d’asile.

 

[28]           En l’espèce, la demande d’asile de la demanderesse a été rejetée parce que la CISR a conclu qu’elle n’avait pas de crainte fondée de persécution et qu’elle ne serait pas exposée à un risque sérieux de danger, de torture ou de traitements cruels et inhabituels si elle devait rentrer à Saint‑Vincent. La demanderesse n’a jamais rempli les critères préalables énoncés ci‑dessus et, par conséquent, la CISR n’avait pas l’obligation de trancher la question de savoir s’il y avait des raisons impérieuses de lui accorder l’asile.

 

[29]           Pour cette raison, la Cour n’est pas d’avis que la CISR a commis une erreur susceptible de contrôle en ne procédant pas à un examen en vertu du paragraphe 108(4) de la LIPR.

 

2) La CISR a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation de la preuve documentaire?

[30]           La Cour est d’avis que les documents mentionnés par la demanderesse concernant la question de savoir si les services policiers prennent les viols au sérieux et la question de savoir si des services de santé mentale sont offerts à Saint‑Vincent sont sans importance en l’espèce. Premièrement, la demanderesse n’a pas demandé l’asile à son arrivée; comme elle n’a pas formulé ses allégations dès le départ, le délai ou facteur temps de cinq ans, bien que non mentionné en tant que tel par la CISR, a certainement pris une place importante, même si la Cour ne le qualifierait pas nécessairement de déterminant. Comme l’allégation n’a pas été faite au moment opportun, à l’arrivée, la CISR n’avait pas à se pencher sur l’existence de la protection de l’État. Deuxièmement, la CISR n’avait pas à se pencher sur l’accessibilité des services de santé mentale à Saint‑Vincent, étant donné que l’incapacité d’un pays à offrir des soins de santé mentale ou des soins médicaux adéquats ne peut en elle‑même constituer le fondement d’une demande d’asile.

 

[31]           Ainsi, la demanderesse n’a pas fourni d’éléments de preuve documentaire ou testimoniale étayant l’allégation selon laquelle elle risquait d’être victime d’agression sexuelle si elle rentrait à Saint‑Vincent. Cela dit, le dossier de la demanderesse fait ressortir des incidents graves d’agression sexuelle commise par des personnes qui étaient proches d’elle et en qui elle avait confiance, à Saint‑Vincent et au Canada. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi elle demandait l’asile au Canada, la demanderesse a répondu qu’elle le faisait parce que la vie était devenue trop difficile pour elle à Saint‑Vincent (transcription de l’audience, à la page 30). Elle a ensuite simplement affirmé qu’elle craignait tous les hommes, à cause de ceux qui lui ont fait du mal à Saint‑Vincent (transcription de l’audience, à la page 38), ce qui n’a pas été contredit par son exposé rendu en termes simples et enfantins (ce qui peut être attribué à son handicap, qui a été amplement reconnu par la CISR dans sa décision).

 

[32]           Tout en étant sensible à la situation de la demanderesse, reconnaissant pleinement que celle‑ci est vulnérable et a été victime de violence sexuelle une grande partie de sa vie, la CISR, compte tenu du pouvoir de décision qui lui est conféré eu égard aux demandes d’asile, a conclu que la demanderesse n’avait pas de crainte fondée de persécution, qu’elle ne courait pas de risque sérieux de subir de nouvelles agressions sexuelles aux mains des mêmes personnes, et que l’octroi du statut de réfugié n’était ainsi pas justifié. La Cour est d’accord. Il ne serait pas juste de dire qu’il y a plus qu’une simple possibilité que la demanderesse soit à nouveau la cible de ses agresseurs à Saint‑Vincent. Elle n’a été en contact avec aucun d’entre eux en plus de 25 ans, pas plus qu’elle ne les a revus, et ce, bien qu’elle ait demeuré à Saint‑Vincent entre 1987 et 2005. De plus, elle n’a pas parlé à Andrew Newton depuis 2005. Rien ne permet de penser que ces individus tenteraient de la retrouver ou de lui faire du mal après tout ce temps.

 

[33]           La Cour n’est pas d’avis que la CISR, pour ses fins, a commis une erreur dans son appréciation de la preuve ou dans sa conclusion selon laquelle la demanderesse n’avait pas la qualité de réfugiée ni celle de personne à protéger. La demanderesse ne s’est pas acquittée du fardeau d’établir qu’elle s’exposerait à une probabilité raisonnable de persécution, subjectivement ou objectivement, si elle rentrait à Saint‑Vincent, ou à une possibilité sérieuse de danger, de torture ou de traitements cruels ou inhabituels pour les besoins de la décision relative à l’octroi du statut de réfugié.

 

VIII. Conclusion

[34]           Pour les motifs précités, la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est rejetée.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse soit rejetée. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

 

 

Opinion incidente

La Cour ne saurait justifier l’annulation de la décision de la CISR de rejeter la demande d’asile, or, il s’agit d’un cas d’espèce en soi, et il semble que la demanderesse serait une bonne candidate à l’asile pour des motifs d’ordre humanitaire, vu son état de vulnérabilité extrême.

 

La demanderesse a été victime de violence sexuelle et a vécu dans l’insécurité toute sa vie. Analphabète et possédant un faible QI, elle est venue au Canada dans l’espoir d’une vie meilleure. Il s’est écoulé cinq ans avant qu’elle présente une demande d’asile, étant donné qu’elle était au départ sous l’emprise de M. Newton, qui la tenait pour ainsi dire en otage, et qui l’agressait sexuellement. La demanderesse ne savait pas où elle habitait et ne pouvait vraiment savoir ce qu’il en était, mais il demeure qu’elle a subi d’autant plus de sévices sexuels aux mains de l’homme lui ayant fait miroiter une vie meilleure. Au cours de son séjour au Canada, elle a eu peu d’occasions de se relever de ses expériences passées et d’aller de l’avant. En tant que migrante clandestine, elle a eu peu d’occasions de travailler. Son témoignage n’a pas été contesté; elle a été victime de sévices sexuels, elle a été forcée à plusieurs reprises de rester dans le froid, et elle a sans cesse dû aller vivre chez des amis. À la lumière de la preuve médicale, elle souffre aujourd’hui de dépression majeure, d’anxiété et de choc post-traumatique, et elle a des pensées suicidaires. Il est exceptionnellement proposé que la demanderesse se voit accorder le droit de demeurer au Canada afin qu’une éventuelle demande pour des motifs d’ordre humanitaire puisse être tranchée.

 

Il s’agit en l’espèce d’un cas où des considérations d’ordre humanitaire pourraient constituer un facteur (ne relevant pas de la compétence de la Cour) à trancher par le pouvoir exécutif du gouvernement; après examen, cela pourrait donner une voix à une personne auparavant muette, à une personne qui ne pouvait se faire entendre à son arrivée, qui n’a pu faire son récit, lequel a été clairement présenté seulement plus tard par d’autres, comme son représentant désigné et le personnel médical. La demanderesse a été réduite au silence pendant des années en raison d’une paralysie psychologique, d’une résignation et d’un choc post‑traumatique, et elle est encore aujourd’hui une femme meurtrie, qui souffre. Sa voix a été étouffée, et son cri silencieux a été retenu pendant des années. Pour cette raison, la Cour est d’avis que la demanderesse est une bonne candidate à l’asile pour des motifs d’ordre humanitaire. Si elle devait rentrer dans son pays d’origine, sa vie serait en péril, comme en témoigne la preuve médicale, en raison d’expériences passées qui ont profondément marqué son état psychologique fragile qui, s’il demeure non traité, pourrait l’amener à conclure que le suicide est la seule solution envisageable.

 

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Geneviève Tremblay, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

IMM-1050-13

 

INTITULÉ :

JACINTH KAREN MILLER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :             Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :           Le 22 octobre 2013

MOTIFS DU JUGEMENT ET

JUGEMENT :                    Le juge Shore

 

DATE DES MOTIFS :                   Le 22 octobre 2013

 

COMPARUTIONS :

Nilufar Sadeghi

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Thomas Cormie

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allen & Associates

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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