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Date : 20120216


Dossiers : T-1299-11

T-1300-11

 

Référence : 2012 CF 220

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 février 2012

En présence de monsieur le juge Harrington

 

Dossier : T-1299-11

 

ENTRE :

 

 

LA SUCCESSION ET LES SURVIVANTS DE

MORDRED HARDY, ANCIEN COMBATTANT

 

 

appelants/

demandeurs

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

Dossier : T-1300-11

 

ET ENTRE :

 

 

LA SUCCESSION, LA VEUVE ET LES ENFANTS DE MORDRED HARDY, ANCIEN COMBATTANT

 

 

appelants/

demandeurs

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Mme Helena Audry, veuve de M. Mordred Hardy, est âgée de 91 ans. Elle se déplace à l’aide d’une marchette. Dans ces deux instances introduites contre le ministère public, elle est la demanderesse principale, et peut-être bien la seule demanderesse. Elle a le droit de se représenter elle-même. Cependant, elle a demandé à son fils, Karl Hardy, qui n’est pas avocat, d’agir en son nom. Le ministère public a demandé une suspension d’instance en attendant la désignation d’un avocat, et le protonotaire Lafrenière a fait droit à cette requête. Il s’agit en l’espèce de l’appel de cette décision.

 

[2]               Tout a commencé en 1943. Mordred Hardy servait dans la Marine royale du Canada, à bord du NCSM Kamloops. Au mois de mars de cette année-là, un accident est survenu à l’entraînement, lors d’un exercice à la grenade sous-marine. M. Hardy a été blessé et hospitalisé. Quelques mois plus tard, il a été libéré, non pas à cause de la blessure qu’il avait subie, mais pour cause de schizophrénie. Pour la famille, il s’agit là d’une pomme de discorde depuis les 69 dernières années.

 

[3]               Il est allégué que Mordred Hardy, peu après sa libération, a présenté une demande de pension d’invalidité en raison de la blessure qu’il avait subie, et qu’il a présenté à nouveau une autre demande en 1975. Cependant, ce n’est qu’en 1997 qu’il s’est finalement vu accorder une pension d’invalidité pour cause de discopathie dégénérative, provoquée par l’explosion de la grenade sous-marine. M. Hardy est décédé en 1999. Mme Hardy a droit à une pension à titre de conjointe survivante, conformément à l’article 45 de la Loi sur les pensions (la Loi).

 

[4]               En 2010, le Comité de révision a modifié la décision initiale en accordant le droit à pension à partir du 27 novembre 1994, soit trois ans avant que le ministre rende sa décision, de même qu’une période de compensation supplémentaire de 24 mois. Le Comité a jugé que M. Hardy avait présenté une demande de pension en 1975 et qu’il avait demandé qu’on l’aide à remplir le formulaire. Personne ne lui avait répondu. La compensation supplémentaire de deux ans a été accordée conformément au paragraphe 39(2) de la Loi, car le Comité de révision a exprimé l’avis que la pension aurait dû être accordée plus tôt, mais ne l’avait pas été « en raison soit de retards dans l’obtention des dossiers militaires ou autres, soit d’autres difficultés administratives indépendantes de la volonté du demandeur ». Comme il est indiqué dans la décision Mackenzie c Canada (Procureur général), 2007 CF 481, 311 FTR 157, il s’agit là d’une disposition très sévère. La décision du Comité de révision a été confirmée en 2011 par le Tribunal des anciens combattants (révision et appel). L’étape suivante est le contrôle judiciaire de cette décision. Bien que la seule personne bénéficiaire de la pension soit Mme Hardy, l’intitulé de la demande de contrôle judiciaire figurant dans le dossier de la Cour T-1299-11 indique : « La succession et les survivants de Mordred Hardy, ancien combattant ».

 

[5]               Par ailleurs, une action en dommages-intérêts a été introduite dans le dossier T 1300-11 par : « La succession, la veuve et les enfants de Mordred Hardy ». Les actes de procédure renferment des passages rédigés dans un langage très vigoureux. Par exemple, en prévision de l’invocation d’arguments de prescription, il est allégué : « Cela reviendrait à souscrire à des procédures marquées par des parjures, de l’obstruction, de la fraude et de l’évitement de responsabilité introduites et perpétuées par le gouvernement, sans interruption, depuis 1943 ».

 

[6]               Le procureur général a demandé une suspension d’instance jusqu’à ce qu’un avocat ait été désigné pour représenter les demandeurs/requérants. Il a invoqué, d’une part, l’article 112 des Règles des Cours fédérales, qui dispose qu’à moins que la Cour n’en ordonne autrement, les bénéficiaires d’une succession ou d’une fiducie sont liés par une ordonnance rendue contre la succession ou la fiducie et, d’autre part, l’article 121, qui dispose qu’à moins que la Cour, en raison de circonstances particulières, n’en ordonne autrement, la personne qui demande à agir en qualité de représentant se fait représenter par un avocat. Le procureur général a également déclaré qu’il entendait demander la radiation de l’action engagée dans le dossier T-1300-11, et, à défaut de cela, il a demandé un délai additionnel pour pouvoir déposer une défense, jusqu’à ce que la demande de contrôle judiciaire présentée dans le cadre du dossier T-1299-11 soit tranchée.

 

LA DÉCISION DU PROTONOTAIRE LAFRENIÈRE

 

[7]               Les articles 119 et 121 des Règles des Cours fédérales disposent qu’une personne peut agir seule, ou autrement se faire représenter par un avocat. Une personne qui demande à agir en qualité de représentant se fait représenter par un avocat. Toutefois, en raison de circonstances particulières, la Cour peut en ordonner autrement.

 

[8]               Le protonotaire a pris acte des deux intitulés, chacun révèle qu’il y a plus d’un demandeur ou requérant, le cas échéant. Les documents de requête n’établissaient nullement que des lettres d’homologation ou d’administration avaient été délivrées relativement à la succession de Mordred Hardy. Rien ne prouvait non plus que Karl Hardy avait été autorisé par la succession de Mordred Hardy ou la veuve ou les enfants ou les survivants de Mordred Hardy, à agir en leur nom. En outre, la Cour doit être convaincue qu’une partie n’est pas en mesure de s’acquitter des honoraires d’un avocat.

 

[9]               D’autres facteurs pris en compte consistaient à savoir si le représentant proposé serait un témoin et aurait la capacité de représenter adéquatement la partie en question. La déclaration de conclusion du protonotaire énonçait qu’en principe il souscrivait aux observations écrites déposées pour le compte du ministère public. Le procureur général avait fait référence à la décision du protonotaire adjoint Giles dans la décision Bernard, succession c Canada, 57 ACWS (3d) 928, [1995] ACF no 1158 (QL), dans laquelle l’action avait été intentée par Mme Bernard, personnellement et en sa qualité de curatrice aux biens d’Edith Bernard ou peut-être en qualité d’exécutrice testamentaire de Victor Bernard. Le protonotaire adjoint Giles a fait référence à un ancien arrêt anglais Wedderburn v Wedderburn (1853), 17 Beav 158, pour statuer que tous les demandeurs, dans les circonstances, doivent s’exprimer comme une seule personne. Si la curatrice doit être représentée par un avocat, les autres parties doivent être représentées par le même avocat.

 

[10]           À ce jour, toutes les requêtes ont été faites par écrit, notamment la requête au dossier déposée en appel à l’ordonnance du protonotaire Lafrenière. Toutefois, le juge Lemieux a décidé que les questions sous-jacentes et les éléments de preuve étaient si complexes que l’appel ne pouvait pas adéquatement être présenté par écrit. Par conséquent, il a savamment ordonné que l’appel soit entendu lors d’une séance spéciale de la Cour tenue à Calgary.

 

L’AUDIENCE EN APPEL

 

[11]           Il est devenu évident que M. Hardy n’avait absolument aucune connaissance de la jurisprudence portant sur les appels interjetés à un juge de la Cour fédérale et visant les ordonnances rendues par les protonotaires. Toutefois, il a exprimé l’idée que le protonotaire avait commis de graves erreurs de fait :

a.       en fait, il avait une procuration de sa mère;

b.      en fait, Mordred Hardy vivait au Québec et avait, au moyen d’un testament notarié, confié l’ensemble de sa succession à Helena Audry, son épouse. Au Québec, un testament notarié n’a pas besoin d’être homologué.

c.       Il a aussi déclaré que les efforts déployés pour engager un avocat ont été vains.

 

[12]           Il y avait, en effet une procuration dans le dossier général, mais pas en réponse à la requête du ministère public en vue d’un sursis dans l’attente de la désignation d’un avocat. Au contraire, elle a été trouvée à l’appui d’un avis de requête en réunion des instances et un avis de requête en vue de l’autorisation de procéder à l’interrogatoire écrit d’une autre personne.

 

[13]           L’avocate du ministère public a aussi souligné qu’elle avait une copie du testament, lequel faisait partie du dossier de réponse dont le protonotaire avait refusé le dépôt, car les règles de procédure n’avaient pas été respectées. Après l’audience, j’ai dû faire la même chose.

 

[14]           Dans l’intérêt de la justice, j’ai évoqué l’article 351 des Règles des Cours fédérales lequel dispose que dans des circonstances particulières, une nouvelle preuve peut être présentée en appel, et j’ai accepté une copie du testament, ainsi qu’une autre procuration que M. Hardy avait tenté de déposer, sans succès.

 

[15]           M. Hardy a déclaré qu’il avait fait des démarches auprès de plusieurs avocats qui hésitaient à agir. Un certain nombre de raisons ont été données. Ces avocats étaient en situation de conflit d’intérêts parce qu’ils avaient représenté le ministère public dans d’autres affaires; l’affaire était trop complexe; ils n’étaient pas des experts dans les questions relatives aux pensions des anciens combattants; ils n’agiraient pas sur la base d’honoraires conditionnels. Il a été dit à M. Hardy que cela coûterait le prix fort de 100 000 $ pour plaider ces questions. En réalité, l’examen des plaidoiries et du dossier produit par le ministère des anciens Combattants établit que 100 000 $ pourraient être une sérieuse sous-estimation.

 

APPELS INTERJETÉS CONTRE LES ORDONNANCES DES PROTONOTAIRES

 

[16]           Il est évident que l’ordonnance relevait du pouvoir discrétionnaire. Je peux seulement exercer à nouveau mon pouvoir discrétionnaire si la question soulevée dans la requête a une influence déterminante sur l’issue de l’affaire ou si l’ordonnance est entachée d’une erreur flagrante, au sens où l’exercice du pouvoir discrétionnaire était fondé sur un mauvais principe ou une mauvaise appréciation des faits (Merck & Co Inc c Apotex Inc, 2003 CAF 488, [2004] 2 RCF 459; Canada c Aqua-Gem Investments Ltd, [1993] 2 CF 425, [1993] ACF no 103 (QL), Z.I. Pompey Industrie c ECU-Line NV, 2003 CSC 27, [2003] 1 RCS 450.

 

[17]           Dans les circonstances précises de l’espèce, j’estime que la décision était déterminante. En réalité, il est sursis aux actes de procédure à jamais, à moins qu’un avocat ne soit désigné. J’estime aussi que les faits sur le fondement desquels le protonotaire Lafrenière a exercé son pouvoir discrétionnaire n’étaient pas les véritables faits. Sans l’aide du ministère public pendant l’exposé des arguments afin de localiser les documents, et si je n’avais pas autorisé la nouvelle preuve, il aurait été méconnu qu’il y avait seulement un demandeur à la pension, seulement un héritier, et que l’homologation n’était pas nécessaire. L’ancien arrêt Wedderburn, précité qui exige que les héritiers parlent d’une seule voix n’est pas applicable, même si on suppose qu’il s’agit toujours d’un précédent valable. L’intitulé du dossier T-1299-11 est totalement erroné, et M. Hardy n’a pas présenté sa procuration et le testament de son défunt père à l’attention de la Cour de manière opportune et organisée.

 

POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE EN REPRENANT L’AFFAIRE DE NOVO

 

[18]           Je crains que M. Hardy ne représente pas adéquatement sa mère.

 

[19]           Je crains que M. Hardy ne se serve de la salle d’audience comme d’un lieu d’intimidation.

 

[20]           Je crains que M. Hardy empire la situation, car il n’a pas les manières et les compétences d’un avocat de formation.

 

[21]           Cependant, ce que je crains le plus c’est que si M. Hardy ne représente pas sa mère, personne ne le fasse. Sa voix ne sera pas entendue. Elle sera privée d’un jugement sans avoir l’occasion de faire valoir sa cause. Comme le juge Pigeon l’a déclaré à la page 156 de la l’arrêt Hamel c Brunelle, [1977] 1 RCS 147, « […] que la procédure reste la servante de la justice et n’en devienne jamais la maîtresse ». Toutefois, il y a des limites.

[22]           La juge en chef McLachlin l’a souligné à de nombreuses reprises « l’accès à la justice est le plus grand défi auquel fait face le système de justice canadien ». Comme elle l’a déclaré au Conseil de l’Association du Barreau canadien lors de la Conférence juridique canadienne tenue à Calgary, en Alberta, le 11 août 2007 :

Le coût des services juridiques interdit à de nombreux Canadiens l’accès à la justice. Les riches et les grandes entreprises, qui ont les moyens de payer, y ont accès. Les citoyens très pauvres qui, en dépit des lacunes que comporte le régime à certains égards, y ont accès, du moins en cas d’accusations graves au criminel pour lesquelles ils risquent un emprisonnement. La classe moyenne, elle, est durement touchée et n’a souvent d’autre choix, si elle veut avoir accès à la justice, que de réhypothéquer sa maison ou d’utiliser des fonds mis de côté pour la scolarisation d’un enfant ou la retraite. La justice ne devrait pas coûter si cher.

 

[Traduction]

            Les parties qui se représentent toutes seules, certaines motivées par les coûts, et certaines qui préfèrent simplement ce représenter toute seule, mettent des fardeaux sur les tribunaux et les autres parties au procès. Les juges doivent s’assurer que les parties qui se représentent toutes seules sont traitées de manière juste, tout en n’apparaissant pas partiel à l’égard de l’une des parties.

 

[23]           Dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire en reprenant l’affaire de novo, je ferai droit à l’appel.

 

[24]           Une requête en vue d’obtenir des détails sera la bienvenue. M. Hardy a trois frères et sœurs. Toutefois, il ne ressort pas du tout clairement de la déclaration dans le dossier T‑1300‑11 quels intérêts ils réclament. Rien n’indique qu’ils ont autorisé M. Hardy à agir pour leur compte. Quoi qu’il en soit, si cela est absolument nécessaire, ils sont autorisés à agir pour leur propre compte.

 

[25]           Dans la présente requête, le procureur général a sollicité une réparation accessoire en ce qui a trait au délai. Il a proposé un sursis à l’action dans le dossier T-1300-11, jusqu’à l’issue du contrôle judiciaire dans le dossier T-1299-11. Il a aussi déclaré qu’il avait l’intention de demander des détails et la radiation de l’action dans le dossier T-1300-11. Certaines de ces conclusions s’excluent mutuellement. Comme les affaires sont soumises à la gestion de l’instance du protonotaire Lafrenière, je suis d’avis qu’il vaut mieux lui laisser la responsabilité d’établir le calendrier de ces questions. Dans l’intervalle, le ministère public a été dispensé de l’obligation de déposer son dossier de requête dans le dossier T-1299-11, et sa défense dans le dossier T-1300-11.

 

[26]           Dans de telles circonstances, M. Hardy ne mérite pas de se voir adjuger les dépens.


ORDONNANCE

 

POUR LES MOTIFS SUSMENTIONNÉS,

LA COUR ORDONNE :

1.                  L’appel interjeté contre l’ordonnance du protonotaire Lafrenière dans les dossiers de la Cour T-1299-11 et T-1300-11 est accueilli.

2.                  M. Karl Hardy est autorisé à représenter les autres parties intéressées en tant que demandeurs ou requérants, le cas échéant.

3.                  Le calendrier du dépôt des requêtes envisagées par le procureur général pour radiation, obtention de détails ou suspension du dossier T-1300-11 dans l’attente de la décision relative au dossier T-1299-11 est renvoyé au juge chargé de la gestion de l’instance, le protonotaire Lafrenière. Dans l’intervalle, le ministère public a été dispensé de l’obligation de déposer son dossier de requête dans le dossier T-1299-11 et sa défense dans le dossier T-1300-11.

4.                  Le tout sans frais.

 

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

L. Endale

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1299-11

 

INTITULÉ :                                      LA SUCCESSION ET LES SURVIVANTS DE MORDRED HARDY, ANCIEN COMBATTANT c PGC

 

ET DOSSIER :                                  T-1300-11

 

INTITULÉ :                                      LA SUCCESSION, LA VEUVE ET LES ENFANTS DE MORDRED HARDY, ANCIEN COMBATTANT c PGC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 7 FÉVRIER 2012

                                                                                      

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :           LE 16 FÉVRIER 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Karl Hardy

 

POUR LES DEMANDEURS/APPELANTS

(POUR LEUR PROPRE COMPTE)

 

Janell Koch

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Aucun

 

POUR LES DEMANDEURS/APPELANTS

(POUR LEUR PROPRE COMPTE)

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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