Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20131028


Dossier : IMM-10224-12

 

Référence : 2013 CF 1081

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 28 octobre 2013

En présence de monsieur le juge Campbell

 

 

ENTRE :

SANTOSH PAUL ET

BAHADUR SINGH AHLUWALIA

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]               Dans le cadre de la présente demande, les demandeurs contestent une décision par laquelle un agent d’immigration (l’agent) a refusé leur demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée depuis le Canada en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR). Les demandeurs affirment que l’agent n’a pas tenu compte de leur réalité et qu’il a donc rendu une décision déraisonnable. Pour les motifs qui suivent, je souscris à cet argument.

 

[2]               Au soutien de la demande d’établissement des demandeurs, le conseil de ceux‑ci a fourni les précisions suivantes à l’agent pour appuyer l’argument selon lequel une décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire favorable devrait être rendue :

[traduction]

 

Les demandeurs, deux citoyens indiens, forment un couple dont l’homme est âgé de 78 ans et la femme, de 76 ans. À cet âge avancé, ils dépendent de plus en plus du soutien de leurs enfants, la femme plus particulièrement. Dans le passé, en Inde, ils ont pu compter sur le soutien de leur fils aîné, Sushil. Or, depuis le décès inattendu et tragique de ce dernier à l’âge de 49 ans en janvier dernier, ils ne disposent plus de ce soutien. Il va sans dire que les parents ont été durement touchés par le décès de leur fils. Leurs deux autres fils, Prit Kamal (PK) et Sunil, ont fait venir leurs parents au Canada pour s’occuper d’eux. La famille souhaite désormais que les parents (et grands‑parents) demeurent au Canada de façon permanente. Si le décès de leur fils continue de peser lourdement sur les parents, ils sont beaucoup mieux outillés pour composer avec la situation au Canada, entourés des membres de leur famille.  

 

Les demandeurs avaient trois fils; deux d’entre eux vivent au Canada depuis 1996. Ils sont tous deux citoyens canadiens et ils réussissent bien financièrement. Ils ont chacun fondé une famille et leurs enfants aiment et soutiennent leurs grands‑parents. Prit Kamal (PK) Ahluwalia est propriétaire d’un grand restaurant bien connu et très fréquenté situé dans le quartier des spectacles à Toronto, le Dhaba Indian Excellence, où lui et les membres de sa famille travaillent et qui emploie plusieurs autres personnes. En 2001, ils ont fait l’achat d’un condominium au centre‑ville de Toronto pour 325 000 $, qui a évidemment pris énormément de valeur en dix ans. Ils ont en outre plus de 200 000 $ à la banque. Son frère Sunil et son épouse sont eux aussi bien établis, leur revenu ayant totalisé un peu moins de 96 000 $ l’an dernier, et ils travaillent pour Peel Plastic Products et Gate Gourmet, respectivement. Tous leurs enfants se portent bien et font des études au Canada. Ils sont tous citoyens canadiens.

 

Les parents sont heureux d’être avec eux, et ils sont disposés et aptes à les subvenir à leurs besoins. Les deux familles sont prêtes et disposées à les parrainer, mais comme le délai de traitement d’une telle demande dépasse six ans, une période de séparation prolongée s’ensuivrait, qui serait très difficile à vivre pour les parents, surtout dans le contexte de la récente tragédie qu’ils ont subie.

 

Comme ils sont d’un âge avancé, les demandeurs souhaitent passer le plus grand nombre d’années qui leur restent à vivre avec leurs enfants et petits‑enfants. S’ils devaient attendre le règlement de leur demande au titre de la catégorie du regroupement familial, ils en auraient pour plus de six ans d’attente, des années qu’ils n’ont peut‑être pas devant eux, ou qui sont peut‑être les dernières qui leur restent à vivre. Par conséquent, ils demandent à être autorisés à rester au Canada et demandent que la présente demande soit accueillie pour ne pas avoir à retourner en Inde et se voir séparés de leur famille.

 

(Dossier de demande des demandeurs, à la page 23.)

 

 

[3]               L’essentiel de la décision de l’agent est examiné dans l’analyse en trois parties suivante.

 

[4]               Tout d’abord, l’agent a tiré la conclusion qui suit au sujet de l’état mental dans lequel les demandeurs se sont retrouvés à la suite du décès de leur fils :

[traduction]

Les demandeurs affirment que depuis le décès, il y a plus de deux ans, de leur fils qui s’occupait d’eux en Inde, ils éprouvent des difficultés émotionnelles, physiques et mentales, car ils n’ont plus personne pour prendre soin d’eux. Je peux comprendre que le décès de leur fils en Inde leur a laissé un grand vide affectif et je peux sympathiser avec eux à cet égard. Cependant, je ne suis pas pleinement convaincu de la portée de leur souffrance étant donné le manque de preuve à cet égard. Je n’accorde donc pas beaucoup d’importance à ce facteur. Les demandeurs peuvent toujours compter l’un sur l’autre et ne sont pas seuls. Je ne suis pas convaincu qu’eux‑mêmes ou que les membres de leur famille n’arriveraient pas à obtenir de l’aide en Inde pour prendre soin d’eux au quotidien. Je n’accorde pas beaucoup de poids à ce facteur non plus.

 

Selon les observations, le fait de demeurer dans la maison où ils avaient vécu avec leur fils décédé les menait à la dépression et leur ôtait le goût de vivre. Ils ont aussi affirmé qu’ils se sentent appuyés par leur famille au Canada et qu’ils peuvent commencer à se remettre du décès de leur fils. La preuve concernant leur état mental a aussi été jugée insatisfaisante dans le cadre de la présente demande. Le fait qu’ils ne veulent plus vivre dans la même maison est compréhensible, mais je ne suis pas convaincu qu’ils ne pourraient pas trouver un nouvel endroit où emménager, surtout grâce à l’aide de leur fils prospère au Canada. Vivre avec leur famille au Canada pourrait les aider, mais je ne suis pas convaincu que leur situation ne pourrait pas non plus s’améliorer s’ils obtenaient de l’aide en Inde. Je ne puis donc accorder beaucoup de poids à cet autre facteur.  

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Voici mes commentaires au sujet de cette conclusion. Après avoir constaté que le décès de leur fils avait laissé un grand vide affectif dans la vie des demandeurs, et affirmé comprendre la douleur qu’a pu leur causer cette perte, l’agent écarte aussitôt cette affirmation. La souffrance découle manifestement du décès; la preuve ne révèle aucun autre facteur émotionnel en jeu. Affirmer que les demandeurs sont là l’un pour l’autre montre bien que l’agent est passé à côté de l’argument central de la demande, c’est le moins qu’on puisse dire. Les demandeurs sont ensemble, mais dans leur situation, que l’agent a dit comprendre, ils ont absolument besoin du soutien continu de leur famille au Canada. Si l’agent admet que le fait de vivre avec leur famille au Canada pourrait aider les demandeurs, il semble toutefois croire qu’ils pourraient bénéficier d’une aide similaire en Inde. Ce commentaire aussi passe à côté de la question. La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire repose sur des éléments de preuve permettant de conclure que le soutien requis par les demandeurs pour stabiliser et améliorer leurs conditions de vie ne peut être prodigué que par les membres de leur famille au Canada.

 

[5]               Deuxièmement, en ce qui concerne la nécessité d’acquérir la résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire depuis le Canada et non depuis l’étranger, l’agent a conclu comme suit :

[traduction]

Par ailleurs, il est présumé dans la demande que le délai actuel de traitement d’une demande de résidence permanente présentée par des parents ou des grands‑parents depuis l’étranger s’élève à 47 mois, ou six ans. Selon eux, ce délai entraînerait une séparation prolongée qui serait difficile à vivre. Le fait que le délai de traitement d’une demande provenant de parents soit aussi long est une réalité que tous ceux qui se trouvent dans la même situation doivent accepter. Il ne s’agit pas d’une situation particulière à ce couple, mais du délai habituel de traitement. Puisqu’il s’agit de la procédure et des délais normaux, j’accorde peu de poids à ce facteur. Les demandeurs peuvent continuer de visiter leur famille au Canada et ils peuvent demander un visa de visiteur pour y revenir. Je suis également convaincu que suffisamment d’éléments de preuve ont été présentés pour montrer que la famille dispose aussi des moyens financiers lui permettant de faire le voyage en Inde pour se retrouver auprès des siens. Peu de poids sera accordé à cet autre facteur.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Voici mes commentaires au sujet de cette conclusion. Le fait que les demandeurs frôlent les 80 ans signifie qu’ils pourraient ne pas vivre assez longtemps pour voir arriver à son terme le processus de traitement de demande, dont la durée démesurée apparaît normale à l’agent. À cet égard, les demandeurs font valoir un argument particulier qui pourrait être qualifié d’unique. En affirmant que les membres de la famille des demandeurs qui sont citoyens canadiens peuvent rendre visite aux demandeurs en Inde, l’agent montre qu’il n’a pas compris le motif principal qui les a incités à faire une demande fondée sur l’article 25 : il ne s’agit pas de visites, mais du besoin urgent d’obtenir la résidence permanente au Canada.

 

[6]               Troisièmement, au sujet de la question de l’établissement, l’agent a conclu comme suit :

[traduction]

 

Le degré d’établissement des demandeurs au Canada a également été examiné. Les demandeurs sont au pays depuis un peu plus d’un an. Ils ont atteint l’âge de la retraite et ils ne peuvent pas travailler. Leur famille au Canada subvient à leurs besoins et ils vivent sous le même toit. Ils ont deux fils, et leurs familles leur rendent visite et vivent avec eux. Je ne suis pas convaincu que le degré d’établissement au Canada est suffisant pour l’emporter sur l’absence d’autres motifs d’ordre humanitaire.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Voici mes commentaires au sujet de cette conclusion. L’établissement au Canada peut être un facteur essentiel pour qu’il soit fait droit à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, mais ce n’est pas un facteur en l’espèce. Les demandeurs ne prétendent pas qu’ils sont établis. Ils affirment avoir besoin du soutien concret et affectif de leur famille au Canada. Dans l’extrait cité, l’agent semble comprendre la situation, mais n’en tient aucun compte. La dernière phrase dans le passage cité montre que l’agent estime que les arguments présentés n’ont aucun fondement. L’absence totale de compassion est l’élément qui ressort nettement de la décision de l’agent.

 

[7]               Il est bien établi que, dans le cadre du contrôle d’une décision fondée sur l’article 25 de la LIPR, l’agent d’immigration s’appuie sur les lignes directrices du ministre pour rendre sa décision, selon lesquelles :

[traduction]

 

Toute décision CH favorable est une mesure d’exception en réponse à des circonstances particulières. La difficulté de devoir demander un visa de résident permanent hors du Canada serait, dans la plupart des cas, une difficulté inhabituelle et injustifiée non prévue à la Loi ou à son Règlement. La difficulté serait, dans la plupart des cas, le résultat de circonstances échappant au contrôle de la personne. Ou alors, la difficulté aurait des répercussions disproportionnées pour le demandeur, compte tenu des circonstances qui lui sont propres.

 

(Guide opérationnel IP 5, Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire)

 

[8]               L’argument avancé par l’agent en l’espèce peut être défini comme un argument fondé sur des répercussions inhabituelles, injustifiées et disproportionnées. Dans Damte c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1212, aux paragraphes 33 et 34, j’ai exposé mon point de vue sur la signification de ces considérations :

Les directives prévoient donc une évaluation subjective et une évaluation objective de la difficulté : la difficulté inhabituelle requiert seulement une analyse objective, tandis que la difficulté injustifiée ayant des répercussions disproportionnées requiert une analyse objective et une analyse subjective. Pour faire une analyse subjective, il faut examiner les faits selon le point de vue du demandeur d’asile. En particulier, pour analyser si les répercussions seraient disproportionnées, le décideur doit comprendre ce qu’une personne affronterait, physiquement et mentalement, si elle était forcée de quitter le Canada. À mon avis, pour être crédible en se prononçant sur ces questions essentielles, le décideur doit, en apparence et en réalité, faire preuve de compassion.

 

La compassion passe par l’empathie. Pour être empathique, le décideur doit se mettre dans la peau du demandeur d’asile et se poser la question suivante : comment me sentirais-je si j’étais à sa place? Le décideur doit formuler sa réponse en écoutant son cœur aussi bien que son esprit analytique.

 

[9]               En fin de compte, comme j’estime que la décision contrôlée est fondée sur une très mauvaise appréciation de la preuve de la part de l’agent, je conclus que la décision est déraisonnable.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que, pour les motifs qui précèdent, la décision contrôlée soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision. Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

                                                                                                            « Douglas R. Campbell »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Myra-Belle Béala De Guise


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DoSSIER :                                        IMM-10224-12

 

INTITULÉ :

SANTOSH PAUL ET BAHADUR SINGH AHLUWALIA c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :               Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 24 octobre 2013

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE CAMPBELL

DATE DES MOTIFS :                     Le 28 octobre 2013

 

COMPARUTIONS :

Wennie Lee

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Lorne McClenaghan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee & Company

Services d’assistance judiciaire, d’avocats et de litiges en matière d’immigration

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.