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Date : 20131104


Dossier :

T-1649-11

 

Référence : 2013 CF 1117

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 novembre 2013

En présence de monsieur le juge Scott

 

ENTRE :

LE CHEF JESSE JOHN SIMON ET LES CONSEILLERS FOSTER NOWLEN AUGUSTINE, STEPHEN PETER AUGUSTINE, ROBERT LEO FRANCIS, MARY LAURA LEVI, ROBERT LLOYD LEVY, JOSEPH DWAYNE MILLIEA, JOSEPH JAMES LUCKIE TYRONE MILLIER, MARY‑JANE MILLIER, JOSEPH DARRELL SIMON, ARREN JAMES SOCK, JONATHAN CRAIG SOCK ET MARVIN JOSEPH SOCK EN LEUR NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION D’ELSIPOGTOG, DES PREMIÈRES NATIONS DES MI’KMAG DU NOUVEAU‑BRUNSWICK ET DES MEMBRES DES PREMIÈRES NATIONS DES MI’KMAG DU NOUVEAU‑BRUNSWICK

 

LE CHEF STEWART PAUL ET LES CONSEILLERS GERALD BEAR, DARRAH BEAVER, EDWIN BERNARD, ELDON BERNARD, BRENDA HAFKE‑PERLEY, TIM NICHOLAS, KIM PERLEY, ROSS PERLEY, THERESA (HART) PERLEY, TINA PERLEY‑MARTIN, PAUL PYRES ET LAURA (LARA) SAPPIER EN LEUR NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION DE TOBIQUE, DES PREMIÈRES NATIONS DES MALÉCITES DE KINGSCLEAR, OROMOCTO ET WOODSTOCK ET DES MEMBRES DES PREMIÈRES NATIONS MALÉCITES DE KINGSCLEAR, OROMOCTO ET WOODSTOCK

 

LE CHEF LEROY DENNY ET LES CONSEILLERS BERTRAM (MUIN) BERNARD, LEON CHARLES DENNY, OLIVER JR. (SAPPY) DENNY, BARRY C. FRANCIS, GERALD ROBERT FRANCIS, ELDON GOULD, ALLAN WAYNE JEDDORE, DEREK ROBERT JOHNSON, KIMBERLY ANN MARSHALL, BRENDON JOSEPH POULETTE, JOHN FRANK TONEY ET CHARLES BLAISE YOUNG EN LEUR NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION D’ESKASONI, DES PREMIÈRES NATIONS DES MI’KMAQ D’ACADIA, ANNAPOLIS VALLEY, BEAR RIVER, GLOOSCAP, MILLBROOK, PAQTNKEK, PICTOU LANDING, POTLOTEK, SHUBENACADIE, WAGMATCOOK ET WAYCOBAH ET DES MEMBRES DES PREMIÈRES NATIONS DES MI’KMAQ D’ACADIA, ANNAPOLIS VALLEY, BEAR RIVER, GLOOSCAP, MILLBROOK, PAQTNKEK, PICTOU LANDING, POTLOTEK, SHUBENACADIE, WAGMATCOOK ET WAYCOBAH

 

LE CHEF BRIAN FRANCIS ET LES CONSEILLERS DANNY LEVI ET DAREN KNOCKWOOD EN LEUR NOM ET AU NOM DES MEMBRES DES PREMIÈRES NATIONS D’ABEGWEIT

 

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Introduction

 

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision prise par le ministre des Affaires autochtones et du Développement du Nord du Canada (le ministre) au printemps 2011 (la décision) de changer l’approche des normes « raisonnablement comparables » en ce qui a trait aux taux d’aide et aux critères d’admissibilité du Programme d’aide au revenu en vue d’imposer une obligation de se conformer rigoureusement aux taux d’aide et aux critères d’admissibilité provinciaux, au motif que ce changement :

 

a)                  constitue un abandon inconstitutionnel ou une sous‑délégation en faveur des provinces des pouvoirs conférés au gouvernement fédéral par le paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 (R‑U), 30 et 31 Victoria, c 3, art 91, reprise dans LRC 1985, ann II, n5 [Loi constitutionnelle de 1867], et obligera inconstitutionnellement les citoyens à respecter les lois d’un autre gouvernement sans une loi habilitante particulière;

 

b)                  a été fait sans offrir la possibilité de tenir une véritable consultation, ce qui constitue un manquement aux obligations de la Couronne qui découlent de sa relation sui generis avec les Autochtones du Canada, du principe de l’honneur de la Couronne et de certains instruments internationaux;

 

c)                  n’a pas répondu aux exigences en matière d’équité procédurale conformément à la théorie de l’attente légitime découlant de l’historique des rapports entre la Couronne et les demandeurs. (Avis modifié de demande, dossier de la demande conjointe [DCD], volume 2, pages 379 et 380).

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

II.        Les parties

 

A.        Les demandeurs

 

[3]               Les demandeurs représentent les conseils de bande et les membres de vingt‑six (26) « bandes » des Maritimes et des Malécites, au sens de la Loi sur les Indiens, LRC (1985), c I‑5 [Loi sur les Indiens]. Les représentants des demandeurs sont les suivants :

 

a)                  la Première Nation d’Elsipogtog, qui agit pour son propre compte et pour celui de huit autres collectivités des Premières Nations des Mi’kmag situées au Nouveau‑Brunswick;

b)                  la Première Nation de Tobique, qui agit pour son propre compte et celui de trois autres collectivités des Premières Nations des Malécites situées au Nouveau‑Brunswick;

c)                  la Première Nation d’Eskasoni, qui agit pour son propre compte et celui de 11 autres collectivités des Premières Nations des Mi’kmaq de la Nouvelle‑Écosse;

d)                 la Première nation d’Abegweit, qui agit pour son propre compte et celui d’une des deux collectivités des Premières Nations de l’Île‑du‑Prince‑Édouard;

e)                  les quatre Premières Nations ajoutées à la procédure par ordonnance de la juge Mary Gleason en date du 21 septembre 2012.

 

 

B.        Le défendeur

 

Le procureur général du Canada

 

III.       Les faits

 

[4]               Le gouvernement du Canada fournit des services et des programmes essentiels aux « Indiens » vivant dans les « réserves » (selon la définition de ces termes figurant dans la Loi sur les Indiens). Aucune loi fédérale précise ne régit la prestation de ces services et programmes essentiels.

 

[5]               Dans les années 1960, le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien [MAINC], récemment rebaptisé Affaires autochtones et Développement du Nord Canada [AADNC], a constaté des lacunes dans le soutien au revenu destiné aux Premières Nations. La solution proposée par AADNC et approuvée par le Cabinet était l’adoption de taux provinciaux et municipaux locaux pour la nourriture et les vêtements, le chauffage, l’équipement ménager, les services publics, comme l’eau et l’électricité, et le loyer, selon ce qui s’appliquait.

 

[6]               En 1964, le Conseil du Trésor a envoyé une lettre au sous‑ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (Direction des affaires indiennes) dans laquelle il approuvait les fonds devant être versés au ministère maintenant appelé AADNC pour gérer l’aide destinée aux Premières Nations en conformité avec les normes et les procédures en vigueur dans les provinces ou les municipalités où les réserves étaient situées (la directive).

 

[7]               En 1967, AADNC a mis en œuvre la directive en rédigeant des manuels régionaux, tout en tentant de négocier des ententes de partage des coûts avec les provinces conformément à la partie II du Régime d’assistance publique du Canada, LC 1966, c 45 [abrogé LC 1995, c 17, art 31‑32] portant sur l’aide sociale aux Indiens. C’est seulement avec la province de l’Ontario qu’une entente concernant l’aide sociale provinciale aux Indiens dans les réserves a été négociée avec succès.

 

[8]               Jusqu’à la fin des années 1970, AADNC administrait directement la fourniture des services essentiels aux Premières Nations.

 

[9]               Dans les années 1980, comme la politique fédérale était axée sur les négociations sur l’autonomie gouvernementale, AADNC a commencé à conclure des ententes avec les collectivités des Premières Nations qui leur permettaient d’administrer le Programme d’aide au revenu pour leurs membres. Ces ententes, financées selon les dépenses réelles, portent maintenant le nom d’ententes globales de financement [EGF]. Le personnel d’AADNC avait pour rôle de s’assurer, au moyen de redditions de comptes et d’examens de la conformité réguliers ainsi que d’audits, que les critères d’admissibilité et les taux adéquats étaient appliqués.

 

[10]           En juin 1986, le Conseil du Trésor a adopté la politique d’accroissement des pouvoirs et des responsabilités ministériels [APRM], puis, peu après, un protocole d’entente [PE] relatif à l’APRM a été signé entre le Conseil du Trésor et le MAINC (maintenant AADNC). Le PE décrivait les paramètres de dépense des fonds alloués à AADNC. Tout comme la directive qu’il remplaçait, le PE exigeait que les programmes d’aide au revenu d’AADNC appliquent les exigences d’admissibilité et les taux des prestations d’aide sociale du programme général de la province ou du territoire dans lequel ils étaient administrés. Les sections pertinentes du PE prévoient ce qui suit :

[traduction]

A.2      Délégation des pouvoirs : Contraintes

 

En raison de la décision des ministres du CT de mettre en œuvre l’APRM, le MAINC dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire concernant la réaffectation des ressources (financières et liées aux années‑personnes) dans le cadre des crédits existants, pour autant que cette réaffectation :

 

-                      respecte le mandat du Ministère;

 

-                      soit conforme aux politiques et objectifs gouvernementaux établis par le Conseil du Trésor et le Cabinet;

 

-                      ne retire pas de fonds des investissements en capital;

 

-                      puisse être financée dans les années à venir selon les niveaux de référence approuvés;

 

-                      n’augmente pas la taille ou la masse salariale de la fonction publique.

 

Le MAINC doit s’en tenir aux ressources approuvées, lesquelles peuvent être rajustées dans le cadre du Plan opérationnel pluriannuel (POP) pour tenir compte des nouvelles initiatives stratégiques, de la charge de travail exceptionnelle et de l’augmentation des prix requises pour financer certains programmes, comme l’enseignement primaire ou secondaire, fournis par les gouvernements provinciaux. Il est entendu que, bien que le Ministère puisse réaffecter les fonds excédentaires à des services répondant à des besoins essentiels, il ne doit pas demander de fonds supplémentaires pour ses programmes satisfaisant des besoins essentiels en sus des fonds approuvés dans son POP.

 

[...]

 

B.3      Responsabilités administratives

 

Le cadre de responsabilisation du MAINC concernant les politiques du CT, qui date du 13 juillet 1990, est administré par les responsables du SCT et les porte‑parole ministériels nommés à la section B.7 et définit, pour les politiques clés du CT :

 

-                      les objectifs de la politique;

 

-                      les objectifs/résultats devant être atteints au chapitre du rendement;

 

-                      les indicateurs de rendement;

 

-                      les exigences redditionnelles;

 

-                      le fondement sur lequel s’appuiera le CT pour évaluer le rendement.

 

[...]

 

C.3      Activités de développement social (PAII)

 

[...]

 

I)                   Aide sociale. Le Ministère finance l’aide sociale en conformité avec la norme de service et le mode d’exécution du programme, comme suit :

 

-                      Norme de service. Pour chaque province et le territoire du Yukon, le programme d’aide sociale doit adopter les exigences d’admissibilité et les taux d’aide du programme général de la province ou du territoire en question. Le niveau des prestations versées est rajusté pour refléter les services et les prestations fournis aux Indiens dans le cadre d’autres programmes fédéraux (p. ex. le Programme de logement des Indiens et les Services de santé non assurés).

 

[...]

 

Le Ministère octroie le financement des services d’aide sociale, notamment pour les postes suivants :

 

-                      Aide financière. Fonds pour les paiements de soutien au revenu versés aux bénéficiaires admissibles conformément aux taux d’aide du programme général de la province ou du territoire en question.

 

-                      Prestation de services. Fonds versés pour la prestation de services aux demandeurs admissibles.

 

-                      Mode d’exécution du programme. Le Ministère peut administrer directement l’aide sociale fournie aux demandeurs admissibles, mais des bandes ou des conseils de district/tribaux peuvent également s’en charger. Le Ministère est autorisé à conclure des ententes ou des accords avec les bandes ou les conseils de district/tribaux offrant le programme et à modifier ces ententes ou accords.

 

Pour ce qui est de la province de l’Ontario, le Ministère compense la province pour l’aide sociale qu’elle fournit aux Indiens des réserves. Les paiements sont versés conformément aux dispositions du Protocole d’entente sur les programmes d’aide sociale pour les Indiens conclu entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de l’Ontario en 1965 et conformément aux modifications subséquentes.

 

-                     Autorisations connexes liées à l’aide sociale. Le Ministère a obtenu l’autorisation du Conseil du Trésor de verser les prestations d’aide sociale aux personnes qui participent à des projets de formation et d’emploi. Les autorisations suivantes restent en vigueur :

 

-           Programme assistance‑travail – CT 705360 et 711118

 

-        Programme des stratégies de mise en valeur des ressources humaines par les collectivités indiennes – CT 808548

 

[...]

 

Annexe I         Cadres de rendement du programme

 

La responsabilité ministérielle accrue dans le domaine de la prestation de programmes établie dans le cadre du protocole d’entente relatif à l’APRM englobe les cadres de rendement du programme pour quatre secteurs clés du Ministère et un plan de l’élaboration proposée des cadres de rendement pour les autres secteurs importants du Ministère.

 

Les quatre cadres de rendement du programme terminés portent sur les activités suivantes :

 

-                      Éducation

 

-                      Développement social

 

-                      Gestion des capitaux

 

-                      Administration

 

Les dépenses liées à ces activités représentent 80 p. cent du total des dépenses du Programme des affaires indiennes et inuites, du Programme des affaires du Nord et du Programme d’administration. Les cadres comprennent l’objectif général des activités, les sous‑objectifs, les résultats connexes et les indicateurs de rendement ainsi que des détails sur les rapports et les cibles. Par ailleurs, certains des cadres comportent des engagements visant à apporter des améliorations précises à la gestion.

 

Dans le premier Rapport annuel de gestion (RAG), on fera rapport sur les divers indicateurs qui suivent. Les cibles pour ces indicateurs seront établies dans le premier RAG, et le deuxième RAG tiendra compte de ces cibles. Afin de fournir des données solides au Conseil du Trésor et d’améliorer l’élaboration des politiques, le Ministère accroît la qualité et la quantité de renseignements disponibles grâce à certaines initiatives, comme l’enquête postcensitaire obligatoire sur les personnes autochtones.

 

[...]

 

Développement social : Cadre de rendement du programme

 

Généralités – L’activité de développement social comporte trois programmes majeurs : aide sociale, services aux familles et enfants indiens et soins aux adultes.

 

Aide sociale : L’objectif du programme d’aide sociale est de veiller à ce que les Indiens admissibles reçoivent le même montant de prestations d’aide sociale que les autres résidents de la province et de réduire leur dépendance à l’aide sociale, dans la mesure du possible.

 

Sous‑objectifs

 

Résultats

Indicateurs

Cibles/Rapports

         Même niveau de prestations

         Traitement équitable des Indiens admissibles vivant dans les réserves qui recevront des prestations comparables à celles offertes aux autres Canadiens

 

         Pourcentage de fonds de l’aide sociale qui ont été administrés par une banque ou le Ministère et qui ont été bien gérés

 

         Élaborer des systèmes et des cibles pour le RAG de juin 1991. Faire rapport sur les cibles établies en juin 1992 et les années subséquentes

 

         Taux de dépendance réduit

         Plus grande autonomie

         Pourcentage du budget de l’aide sociale transféré aux termes des autorisations en vigueur pour fournir des séances de formation et de perfectionnement aux personnes admissibles

 

         Cet indicateur ne sera pas ciblé, car il subit les répercussions de bon nombre d’éléments incontrôlables. L’indicateur sera présent dans tous les RAG.

 

 

Évaluation : Une évaluation des répercussions à long terme de l’autorisation liée au transfert de l’aide sociale sera présentée dans le RAG de juin 1993 ou dans un RAG antérieur.

 

[11]           Le PE a également conféré à AADNC la souplesse nécessaire pour conclure des accords de modes optionnels de financement [MOF]. Contrairement aux EGF, les accords de MOF sont des ententes pluriannuelles dans le cadre desquelles les Premières Nations reçoivent un bloc de financement. Les MOF permettaient également aux Premières Nations de prendre les fonds inutilisés ou excédentaires dans le cadre de l’un des programmes et de les transférer à un autre programme approuvé. Dans le cadre des EGF, les Premières Nations doivent remettre à AADNC les fonds excédentaires. Les Premières Nations admissibles au financement, mais pas aux MOF, peuvent conclure une EGF d’une durée d’un an.

 

[12]           Depuis 1991, AADNC fournit des manuels de programmes régionaux et nationaux, qui présentent les priorités stratégiques et établissent les taux et les critères d’admissibilité pour l’aide au revenu dans les réserves. Certaines Premières Nations ont produit leurs propres manuels de politiques.

 

[13]           En 1991, AADNC a produit un manuel régional intitulé « Atlantic Office Social Assistance Manual for New Brunswick » (le manuel de 1991). Le manuel expliquait que les Premières Nations devaient administrer l’aide au revenu selon les normes et les taux provinciaux, mais, contrairement à la directive, les taux suggérés n’étaient pas identiques à ceux des provinces (voir l’affidavit de Susan Brown, DCD, volume 2, onglet 4, paragraphes 41 à 46 et le contre‑interrogatoire de Dougal MacDonald, DCD, volume 7, pages 2483 et 2484).

 

[14]           Sauf pour un changement de taux en 1994, les priorités stratégiques, les taux et les critères d’admissibilité pour l’aide au revenu décrits dans le manuel de 1991 sont demeurés les mêmes.

 

[15]           Avant l’achèvement du manuel de 1991, AADNC a reçu des commentaires des Premières Nations du Nouveau‑Brunswick. En avril 1990, la Première Nation d’Elsipogtog a envoyé un rapport à AADNC présentant ses commentaires et préoccupations sur l’ébauche du manuel de 1991. La Première Nation d’Elsipogtog était préoccupée par la décision d’AADNC d’adopter et de respecter les taux et les conditions établis par le gouvernement du Nouveau‑Brunswick.

 

[16]           En 1994, la Première Nation d’Elsipogtog a produit son propre manuel communautaire intitulé Programme Etpiiteneoei – Soutien au développement des personnes, des familles et de la collectivité (le manuel Etpiiteneoei), car elle croyait qu’il reflétait plus la réalité sociale de la réserve que le manuel régional. Le manuel Etpiiteneoei et le manuel de 1991 diffèrent principalement sur le plan des critères servant à déterminer l’admissibilité à l’aide au revenu. La Première Nation d’Elsipogtog applique le manuel Etpiiteneoei depuis au moins 1999 (peut‑être même 1994). Les parties ne s’entendent pas quant à la question de savoir si AADNC a déjà autorisé la Première Nation d’Elsipogtog à utiliser le manuel Etpiiteneoei pour administrer l’aide au revenu dans sa réserve.

 

[17]           De 1991 à 2008, AADNC n’a pas soumis les Premières Nations ayant conclu un accord de MOF à des examens de la conformité.

 

[18]           Vers 2004, AADNC a produit un manuel national intitulé [traduction] « Aide au revenu – Manuel sur les normes et les lignes directrices nationales » (le manuel national) afin d’établir des normes nationales pour orienter l’élaboration des politiques régionales. Une ébauche du manuel national datée du 16 février 2004 précise, à la section 1.5, que, en tant que principe général, l’aide au revenu serait octroyée selon des normes raisonnablement comparables à celles appliquées dans la province ou le territoire dans lequel est située la réserve.

 

[19]           Des manuels nationaux supplémentaires ont été publiés en juillet 2006 et en janvier 2007. Sous la rubrique Rôles et responsabilités, à la section 1.5.5, les deux manuels conservent le principe de normes raisonnablement comparables, dont voici l’extrait de la version de 2004 :

[traduction]

[...] les normes de prestation de l’aide au revenu doivent être raisonnablement comparables à celles de la province ou du territoire de résidence de référence (voir le DCD, volume 3, page 873).

 

[20]           Une ébauche du manuel des programmes sociaux pour le Canada atlantique (le manuel pour le Canada atlantique) traitant de l’aide au revenu et d’autres programmes sociaux dans les réserves dans la région de l’Atlantique a été rédigée et distribuée aux membres du comité régional des opérations et des programmes d’AADNC lors de sa réunion de juin 2011. Ce nouveau manuel, plutôt que de renvoyer à une comparabilité raisonnable, exigeait le respect intégral des normes et des taux provinciaux ou une correspondance avec ceux‑ci. Il précisait que [traduction] « [l]e Programme d’aide au revenu dans une réserve est administré en appliquant les mêmes taux et les mêmes critères d’admissibilité que le programme parallèle administré par la province pour les résidents hors réserve » (voir le DCD, volume 5, page 1844). Il précisait également que les taux d’allocation de base devraient correspondre aux normes et aux taux de la province (voir le DCD, volume 5, page 1852). En janvier 2012, AADNC a indiqué que ce manuel ne serait pas mis en œuvre et qu’il serait remplacé par un manuel national révisé (le manuel national (2012)).

 

[21]           Selon Dougal MacDonald, directeur général adjoint d’AADNC pour le Canada atlantique, le manuel national (2012) a remplacé l’ébauche du manuel pour le Canada atlantique. Les chefs et les conseillers du Canada atlantique ont reçu une copie de cette dernière version du manuel national (2012) en vue de leur participation à un atelier pratique sur les affaires autochtones. Il est important de prendre note de la formulation retenue dans le manuel national (2012) :

 

1.0       Principaux objectifs et description du programme

 

1.1              Le Programme d’aide au revenu, en tant que dernier recours, vise à :

 

         soutenir les besoins fondamentaux et particuliers des personnes démunies qui habitent dans les réserves indiennes et de leurs personnes à charge;

         soutenir l’accès aux services afin d’aider les clients à effectuer la transition vers le marché du travail et à favoriser leur rétention.

 

1.2              Le programme fournit une aide financière dans le but d’assurer :

 

         que les besoins de base pour l’alimentation, l’habillement et le logement sont satisfaits;

         qu’une aide à l’emploi et un soutien préalable à l’emploi sont fournis;

         que des allocations pour besoins spéciaux sont accordées pour les produits et les services qui sont essentiels au bien‑être physique ou social d’un client;

         que les programmes sont dispensés selon des normes raisonnablement comparables à celles en vigueur dans la province ou le territoire de résidence de référence [caractères gras ajoutés];

         que les montants payables au titre de l’aide au revenu sont équivalents aux taux en vigueur dans la province ou le territoire de référence. (voir le DCD, volume 2, page 416)

 

[22]           Le manuel explique que « les montants payables au titre de l’aide au revenu [seront] équivalents aux taux en vigueur dans la province ou le territoire de référence ». Le manuel national (2012) exige donc une correspondance avec les taux provinciaux, mais il conserve le critère de la comparabilité raisonnable en ce qui a trait à l’admissibilité. Il importe de mentionner que le manuel national (2012) précise, à la page 16, qu’un client doit montrer qu’il est admissible à l’aide financière de base ou particulière (selon la définition de la province ou du territoire de résidence) (voir le DCD, volume 2, page 418, section 3.1). Il s’agit par conséquent d’une application rigoureuse des critères d’admissibilité provinciaux.

 

[23]           Le manuel national (2012) n’alloue que quatre pages au Programme d’aide au revenu dans les réserves d’AADNC. AADNC a informé les participants à la réunion pratique tenue à la mi‑février 2012 que les Premières Nations du Nouveau‑Brunswick devront appliquer le manuel sur l’aide sociale du Nouveau‑Brunswick.

 

IV.       Questions en litige et norme de contrôle judiciaire

 

A.        Questions en litige

 

[24]           Les demandeurs ont proposé les questions en litige suivantes :

1.                  La décision est‑elle constitutionnelle eu égard aux principes de répartition des pouvoirs?

2.                  La décision entrave‑t‑elle le pouvoir discrétionnaire du ministre ou constitue‑t‑elle un abus de ce pouvoir?

3.                  La décision porte‑t‑elle atteinte au droit à l’équité procédurale des demandeurs?

 

[25]           Pour sa part, le défendeur soulève les points suivants :

1.                  Les décisions de la Couronne en matière de financement peuvent‑elles faire l’objet d’un contrôle judiciaire?

2.                  Le ministre n’a pas délégué ses pouvoirs.

3.                  Même si la décision peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire, la preuve n’appuie pas les allégations des demandeurs.

4.                  Le ministre n’a pas manqué à l’équité procédurale en rendant sa décision.

5.                  La mise en œuvre des décisions prises en vertu du pouvoir de financement du ministre ne met pas en cause l’honneur de la Couronne ni n’impose d’obligation de consulter.

 

[26]           La Cour conclut quant à elle que les questions suivantes sont déterminantes pour la présente demande :

1.         La décision du ministre d’imposer, dans le cadre du financement de l’aide au revenu dans les réserves, des taux et des exigences d’admissibilité correspondant à ceux établis par la province est‑elle conforme au PE du Conseil du Trésor?

2.                  Le ministre a‑t‑il manqué à son obligation  d’équité procédurale envers les demandeurs?

 

B.        Norme de contrôle judiciaire

 

[27]           Il est clair que la décision peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire au regard de son respect de la Loi constitutionnelle de 1867. Le défendeur allègue que la Cour ne peut contrôler la décision du ministre en fonction des principes du droit administratif, car il s’agit essentiellement d’une décision en matière de financement et la Cour devrait donc rendre une décision politique quant à la façon dont l’État devrait exercer son pouvoir de dépenser. La Cour est en désaccord avec le défendeur pour les motifs qui suivent.

 

[28]           Le professeur David J. Mullan définit le droit administratif et la relation entre les tribunaux et le processus administratif de la façon suivante :

[traduction]

[...] le droit administratif est... l’ensemble des règles de droit qui établit ou décrit les paramètres juridiques de pouvoirs qui existent en vertu d’une loi ou d’une prérogative royale résiduelle [...] [l]e droit administratif englobe les principes qui sous‑tendent la supervision par les cours des agissements de personnes et d’organismes qui tirent leurs pouvoirs d’une loi ou d’une prérogative royale (David J. Mullan, Administrative Law, (Toronto : Irwin Law, 2001) à 3).

 

[29]           Le principe directeur de la définition ci‑dessus est le respect de la répartition des pouvoirs entre les organes exécutif, législatif et judiciaire de notre démocratie constitutionnelle. Comme le juge Barnes l’a déclaré au paragraphe 25 de la décision Ami(e)s de la Terre c Canada (Gouverneur en conseil), 2008 CF 1183 :

L’un des principes directeurs de la justiciabilité est celui selon lequel chacune des branches du gouvernement doit être attentive à la séparation des fonctions au sein de la matrice constitutionnelle du Canada, afin d’éviter toute intrusion mal à propos dans les pouvoirs réservés aux autres branches : voir l’arrêt Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, paragraphes 33 à 36, et la décision S.C.F.P. c. Canada (Ministre de la Santé), 2004 CF 1334, paragraphe 39, 244 D.L.R. (4th) 175. En général, une cour de justice s’abstiendra de revoir les actes ou décisions du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif lorsque l’objet du différend ne se prête pas à l’intervention des tribunaux ou lorsque le tribunal n’a pas les ressources nécessaires pour trancher la question.

 

[30]           L’alinéa 4a) de la Loi sur le MAINC prévoit ce qui suit : « [l]es pouvoirs et fonctions du ministre s’étendent d’une façon générale à tous les domaines de compétence du Parlement non attribués de droit à d’autres ministères ou organismes fédéraux et liés : a) aux affaires indiennes; [...] ». S’il s’agissait de la seule loi conférant des pouvoirs au ministre relativement au financement de l’aide au revenu destinée aux Premières Nations, il serait difficile pour la Cour d’intervenir. La décision serait véritablement un exemple d’une décision gouvernementale (c.‑à‑d. pouvoir exécutif) motivée, dans ce cas‑ci, par une politique gouvernementale. Ces décisions sont généralement définitives et ne peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire selon les principes du droit administratif (voir Thorne’s Hardware Ltd c La Reine, [1983] 1 RCS 106 [Thorne’s Hardware] à la page 111; décision Masse, précitée, au paragraphe 214).

 

[31]           Le contrôle judiciaire pour des motifs d’abus du pouvoir discrétionnaire du ministre est complexe en l’espèce, car un tel contrôle est limité : 1) aux décisions qui sont contraires ou qui ne correspondent pas à l’objet de la loi conférant le pouvoir discrétionnaire; 2) aux décisions qui sont si déraisonnables qu’elles équivalent à une absence de bonne foi (voir Conseil des Innus de Ekuanitshit c Canada (Procureur général), 2013 CF 418, au paragraphe 76).

 

[32]           La Loi sur le MAINC est peu utile en l’espèce, car elle ne traite pas expressément de l’aide au revenu destinée aux Premières Nations et ne présente donc pas d’objet précis permettant d’évaluer la décision. En fait, comme nous l’avons déjà mentionné, la Loi sur le MAINC a une portée restreinte, puisqu’elle limite les pouvoirs et fonctions du ministre liés à AADNC à ceux pour lesquels le Parlement a compétence et qui n’ont pas été attribués à d’autres ministères ou organismes fédéraux. Comme nous l’avons vu, le Parlement du Canada détient l’autorité législative concernant les Indiens aux termes du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. Le Parlement n’a pas encore promulgué de loi régissant expressément l’aide au revenu destinée aux Premières Nations.

 

[33]           Cependant, comme la décision a trait à la dépense de deniers publics, les actes du ministre sont visés par les dispositions de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F‑11 [LGFP] et par les exigences légales et réglementaires liées aux dépenses et aux marchés de l’État (p. ex. les lois de crédits annuelles). La question de savoir si la décision est conforme à la LGFP peut clairement faire l’objet d’un contrôle judiciaire (voir Larocque c Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2006 CAF 237 [Larocque]). Il est toutefois moins évident de déterminer si la décision peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire au motif qu’elle n’est pas conforme à la directive, au PE ou à la Politique sur les paiements de transfert du Conseil du Trésor.

 

[34]           Dans la décision Endicott c Canada (Conseil du Trésor), 2005 CF 253 [Endicott] au paragraphe 11, le juge Strayer a conclu que, « [s]elon la jurisprudence, la question de savoir [des] directives [du Conseil du Trésor] créent des droits reconnus par la loi que les tribunaux peuvent définir et appliquer dépend de l’intention et du contexte dans lequel la directive a été publiée ».

 

[35]           Selon le défendeur, le PE du Conseil du Trésor constituait un exercice de son pouvoir légal à l’égard de la gestion financière des fonds [en application de l’alinéa 7(1)c) de la LGFP] et imposait une contrainte au pouvoir du ministre de dépenser ces fonds (mémoire du défendeur, paragraphe 17). La Cour est d’accord. Comme le Parlement n’a pas légiféré dans le domaine de l’aide au revenu destinée aux Premières Nations, la directive, le PE et la Politique sur les paiements de transfert du Conseil du Trésor sont les seuls documents qui expriment l’objectif ou l’intention du Parlement relativement à la fourniture d’un financement de l’aide au revenu dans les réserves. En ce sens, ils constituent une sorte de prise de décision législative où le ministre est lié par la décision discrétionnaire qu’il a prise à l’égard de la dépense des fonds autorisés à cette fin. Selon la Cour, ces documents sont bien plus que de simples lignes directrices pour la dépense des fonds et la gestion efficiente du Programme d’aide au revenu, car ils établissent également les critères de dépense de ces fonds et les résultats à atteindre (voir le PE).

 

[36]           Les deux parties reconnaissent que le Conseil du Trésor, par l’entremise de sa directive, de son PE et de sa Politique sur les paiements de transfert, a octroyé à AADNC des pouvoirs en matière de financement pour administrer les programmes d’aide au revenu selon des taux et des normes « comparables » à ceux des provinces. Le seul point en litige important entre les parties est la mesure dans laquelle le manuel national (2012) impose des taux et des exigences d’admissibilité « comparables » à ceux des provinces de référence. Autrement dit, la Cour est appelée à se prononcer sur l’interprétation qu’il convient de donner au mot « comparable ».

 

[37]           Dans l’arrêt Assh c Canada (Procureur général), 2006 CAF 358, au paragraphe 40, le juge Evans s’est interrogé sur la norme de contrôle judiciaire applicable pour l’interprétation des directives du Conseil du Trésor et a conclu que c’était la norme de la décision correcte. La Cour s’est également reportée à la décision Endicott, précitée, qui avait trait à l’interprétation par le comité de grief du libellé de la politique du Conseil du Trésor. Dans cette décision, la Cour a jugé que la norme de contrôle judiciaire applicable était celle de la décision correcte (voir la décision Endicott, précitée, au paragraphe 9). On pourrait toutefois faire valoir que la norme adéquate en l’espèce est celle de la décision raisonnable, car, comme il est indiqué dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 54 [Dunsmuir], lorsque le tribunal interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, il convient habituellement de recourir à la norme de la décision raisonnable. L’arrêt Alberta (Information and Privacy commissioner) c Alberta Teacher’s Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 34, étaye cette thèse :

[S]auf situation exceptionnelle – et aucune ne s’est présentée depuis Dunsmuir –, il convient de présumer que l’interprétation par un tribunal administratif de « sa propre loi constitutive ou [d’]une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie » est une question d’interprétation législative commandant la déférence en cas de contrôle judiciaire.

 

[38]           Comme tous les ministères sont assujettis à la LGFP, précitée, et aux lois de crédits, on peut considérer que ces lois sont étroitement liées à leur mandat. Le pouvoir du ministre concernant les dépenses liées à l’aide au revenu destinée aux bénéficiaires des Premières Nations est défini par le PE, la LGFP et les lois de crédits. Par conséquent, la Cour est d’avis que la norme de contrôle judiciaire de la décision raisonnable devrait s’appliquer en l’espèce relativement à la première question en litige.

 

[39]           La Cour conclut qu’elle a le pouvoir de contrôler la décision du ministre d’interpréter les termes « adopter », « comparables » et « conformément à » utilisées dans le PE comme commandant une correspondance avec les taux provinciaux. Contrairement à l’argument du défendeur, ce n’est pas le pouvoir d’engager des dépenses du ministre qui est examiné en l’espèce, mais plutôt la façon dont il a interprété les critères applicables aux dépenses en vertu de ce pouvoir et la question de savoir si cette interprétation permettra d’atteindre les objectifs établis par le PE en ce qui a trait au Programme d’aide au revenu.

 

[40]           En ce qui concerne la deuxième question en litige, c’est‑à‑dire l’équité procédurale, il convient d’appliquer la norme de contrôle de la décision correcte (voir Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 RCS 539, au paragraphe 100, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43).

 

V.        Prétentions des parties

 

A.                Prétentions des demandeurs

 

[41]           Les demandeurs présentent trois arguments principaux à l’appui de leur conclusion que la Cour doit annuler la décision du ministre de suivre les taux et les critères d’admissibilité provinciaux.

 

[42]           La première proposition trouve sa source dans le droit constitutionnel. Les demandeurs font valoir qu’il est inconstitutionnel pour un ordre de gouvernement d’obliger ses citoyens à respecter les lois d’un autre gouvernement, en l’espèce les lois provinciales sur l’aide sociale. Ils citent un arrêt de la Cour suprême, le Renvoi relatif à la Loi anti‑inflation (Canada), [1976] 2 RCS 373 [Renvoi relatif à la Loi anti‑inflation], où le juge Laskin, au paragraphe 89, affirmerait que le ministre des Affaires indiennes n’a pas le pouvoir, aux termes du paragraphe 91(24), d’obliger les Premières Nations à respecter des lois qui n’ont pas été promulguées par le Parlement et qui ne sont pas applicables aux Premières Nations en vertu d’une loi habilitante.

 

[43]           Le deuxième argument présenté par les demandeurs tient au fait que la décision du ministre d’imposer des taux reflétant les taux provinciaux aux Premières Nations des réserves des Maritimes est tellement erronée qu’elle constitue un abus de son pouvoir discrétionnaire, car elle a été prise sans tenir de consultation adéquate et sans tenir compte de ses répercussions sur les bénéficiaires.

 

[44]           Les demandeurs allèguent qu’AADNC ne connaît pas tous les effets de la décision et qu’il n’en a pas évalué les répercussions sur les bénéficiaires actuels. Ils mentionnent tout d’abord le chaos administratif et la probabilité accrue de non‑conformité qui découleront de la mise en œuvre du manuel national (2012), étant donné que les travailleurs sociaux des Premières Nations sont maintenant tenus d’accéder au manuel social provincial applicable en ligne. Les demandeurs ajoutent que les systèmes informatiques utilisés à l’heure actuelle par plusieurs Premières Nations ne sont pas compatibles avec les systèmes provinciaux de données sur l’aide (voir le DCD, volume 2, onglet 6, paragraphes 16 à 28 et paragraphes 66 à 73, affidavit de Susan Brown).

 

[45]           La deuxième question soulevée par les demandeurs a trait au changement des critères d’admissibilité en raison du passage d’une approche liée à la raisonnabilité comparable établie dans le manuel du Canada atlantique de 1991 à un respect rigoureux des normes provinciales rendu obligatoire par AADNC. Leur principal argument à cet égard est que plusieurs types de revenus qui ne sont pas actuellement utilisés pour calculer le revenu brut des bénéficiaires seront maintenant pris en compte aux termes des règles provinciales, rendant ainsi plusieurs bénéficiaires non admissibles. En Nouvelle‑Écosse, les aînés n’auront désormais plus droit à certaines prestations et les jeunes deviendront admissibles au programme à 19 ans, au lieu de 18 ans (voir l’exposé de M. Wien daté du 24 avril 2011, DCD, volume 8, onglet K, page 2758).

 

[46]           Les demandeurs affirment également qu’on ne peut comparer les régimes provinciaux et les besoins des collectivités des Premières Nations dans le Canada atlantique. Selon eux, en raison de l’imposition d’un respect rigoureux des taux d’aide de base et des besoins particuliers, définis par les manuels provinciaux applicables, les subventions et les programmes provinciaux, complémentaires à ces régimes, ne seront pas accessibles aux bénéficiaires des Premières Nations, ce qui créera une importante disparité. Ils font mention d’une lettre envoyée par l’assemblée des premiers chefs du Nouveau‑Brunswick au ministre d’AADNC en avril 2011 présentant 29 programmes au Nouveau‑ Brunswick qui complètent le taux de base des bénéficiaires de l’aide sociale dans cette province et qui ne sont pas accessibles aux bénéficiaires des Premières Nations vivant dans les réserves. Une préoccupation semblable existe en ce qui concerne les programmes de prestations sociales complémentaires en Nouvelle‑Écosse (voir le DCD, volume 1, onglet 2, page 89). Voici la liste des programmes du Nouveau‑Brunswick relevés :

Subventions du programme de logement abordable

Programme d’assistance au service de garderie

Programme de soutien aux personnes ayant un handicap

Supplément de chauffage en cas d’urgence

Programme élargi de rattrapage en matière d’efficacité énergétique

Supplément de chauffage

Programme fédéral‑provincial de réparations

Services de santé – Programme de sérum antiallergique

Services de santé – Programme de convalescence et de réadaptation

Services de santé – Programme de soins dentaires

Services de santé – Programme de soins dentaires supplémentaires

Services de santé – Programme des prothèses auditives

Services de santé – Programme de suralimentation

Services de santé – Programme orthopédique

Services de santé – Programme de fournitures pour stomisés

Services de santé – Programme médical hors province

Services de santé – Programme d’oxygénothérapie et d’assistance respiratoire

Services de santé – Programme prothétique

Services de santé – Programme des soins de la vue

Services de santé – Programme de fauteuils roulants et d’aides au positionnement

Supplément pour le chauffage des résidences

Programme de prêts pour la finition de l’habitat

Programme d’accession à la propriété

Aide au logement pour les personnes ayant un handicap

Subventions pour les soins de longue durée

Programme de prestation prénatale

Programme de prestation postnatale

Programme de supplément de loyer

Prestation pour personnes âgées à faible revenu

 

[47]           Le quatrième problème cerné par les demandeurs est l’absence de supplément pour le logement et son effet sur les prêts accordés par la Société canadienne d’hypothèques et de logement pour les habitations des personnes à faible revenu. Comme l’expliquent les demandeurs :

[traduction]

La plupart des bénéficiaires de l’aide sociale vivant dans les réserves habitent dans des logements appartenant à la bande financés dans le cadre d’ententes de prêt entre la Première Nation et la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) conformément à l’article 95 de la Loi nationale sur l’habitation, LRC, 1985, c N‑11. En vertu de ces ententes, les prêts de la SCHL pour la construction de chaque logement doivent être remboursés grâce aux paiements d’aide sociale de l’occupant. Le montant des remboursements de prêt de la SCHL peut être de 500 à 600 $ par mois pour ce qui est des réserves au Nouveau‑Brunswick. [...] Par conséquent, si une personne vivant dans une réserve reçoit le montant de base de l’annexe B du Nouveau‑Brunswick, soit 827 $, il ne lui restera, après avoir versé son loyer, que 200 à 300 $ pour payer les services publics, la nourriture, les transports et les articles personnels pendant tout le mois (mémoire des demandeurs, paragraphe 55).

 

[48]           Les demandeurs allèguent également qu’un problème semblable existera en Nouvelle‑Écosse. Ils renvoient la Cour à l’exposé de M. Wien, consultant embauché par le comité mixte, et plus précisément à la comparaison qu’il établit entre ce qu’un adulte célibataire reçoit actuellement et ce qu’il recevrait à la suite de l’imposition des taux provinciaux.

 

Composante

Montant reçu à l’heure actuelle dans les réserves (mensuellement)

Montant qui serait reçu selon les taux provinciaux (mensuellement)

Aide de base

209,70

229,00

Supplément pour le ménage

108,60

Logement

 

620

Électricité

À déterminer

 

Chauffage

373,00

 

Hypothèque

411,00

 

 

 

 

Prestations pour deux enfants âgés de cinq et de sept ans

276,60

 

TOTAL

1 378,90 $

849 $

 

[49]           Les demandeurs ont cerné deux autres secteurs au Nouveau‑Brunswick où l’application rigoureuse des taux provinciaux créerait d’importantes difficultés : la réduction du supplément pour les services publics et la réduction du financement des suppléments pour les régimes alimentaires spéciaux.

 

[50]           Les demandeurs font également valoir que les bénéficiaires de l’aide sociale de la Nouvelle‑Écosse ne pourront plus continuer à recevoir la Prestation nationale pour enfants, qui représente un montant d’environ 56 à 84 $ toutes les deux semaines (voir l’exposé de M. Wien, DCD, volume 8, onglet 18, paragraphe 38).

 

[51]           Les demandeurs soutiennent qu’AADNC reconnaît que la décision d’appliquer les taux et les critères d’admissibilité provinciaux aura des répercussions, mais qu’il insiste sur le fait que les Premières Nations recevront le même montant dans le cadre de leur entente de financement respective et qu’elles pourront donc combler les écarts au moyen de la mise en place de nouveaux programmes. Les demandeurs n’acceptent pas ce point de vue, faisant valoir que la formulation des nouvelles ententes ne fournit pas nécessairement la souplesse pour combler adéquatement les écarts.

 

[52]           Comme le gouvernement du Canada a choisi de ne pas légiférer sur la prestation de services aux Premières Nations, les demandeurs font valoir que la nature discrétionnaire de la décision ne devrait pas être à l’abri d’un contrôle judiciaire. Les Indiens des réserves devraient avoir les mêmes droits que les autres Canadiens quant à la possibilité d’exiger un contrôle judiciaire même si la décision du ministre est de nature discrétionnaire, car il n’y a pas de cadre législatif imposant de limites au ministre concernant la prestation de services d’aide sociale aux Premières Nations.

 

[53]           Les demandeurs se reportent également à l’engagement du Canada établi à l’article 5 de l’Entente‑cadre sur l’union sociale [ECUS] et à l’appui du Canada à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones [DNUDPA], plus précisément les articles 19, 21 et 43, pour faire valoir que les deux instruments reflètent des valeurs et des principes qui auraient dû orienter la décision du ministre.

 

[54]           Les demandeurs affirment également que, dans toutes les interactions entre le Canada et les peuples autochtones du pays, l’honneur de la Couronne est en jeu (Mushkegowuk Council c Ontario, [1999] OJ No 3170 [Mushkegowuk]; Nation Haida c Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), [2004] 3 RCS 511 [Haida] et Première Nation Tlingit de Taku River c Colombie‑Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74 [Taku River]).

 

[55]           S’appuyant sur l’arrêt de la Cour suprême Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker], les demandeurs soutiennent que la Cour, lorsqu’elle applique les facteurs qui y sont établis pour évaluer le caractère raisonnable de la décision, doit considérer l’objet initial de la directive de 1964. La Cour devrait donc adopter une approche contextuelle pour évaluer la décision discrétionnaire prise par le ministre.

 

[56]           Un autre argument présenté par les demandeurs est fondé sur le fait que le ministre n’a pas offert la possibilité de tenir une véritable consultation et qu’il a manqué à son obligation d’équité procédurale à leur endroit. Voici les cinq principes établis aux paragraphes 23 à 27 de l’arrêt Baker, précité :

(1)               la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir;

(2)               la nature du régime législatif;

(3)               l’importance de la décision pour les personnes visées;

(4)               les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision;

(5)               les choix de procédure que l’organisme fait lui‑même.

 

[57]           Les demandeurs allèguent que les facteurs 2 et 4 sont fortement en leur faveur, que le facteur 5 n’est pas pertinent et que le facteur 1 est neutre; par conséquent, la Cour devrait intervenir, car une majorité des facteurs sont en faveur des demandeurs.

 

B.        Prétentions du défendeur

 

[58]           Le défendeur présente les arguments qui suivent pour conclure que la Cour devrait rejeter la demande de contrôle judiciaire.

 

[59]           Selon le défendeur, la Cour ne devrait pas soumettre une décision stratégique à un contrôle. En l’espèce, la décision du ministre est essentiellement une décision visant la dépense de deniers publics, soit la façon de financer l’aide au revenu destinée aux membres des Premières Nations vivant dans les réserves par l’entremise d’une subvention et selon certaines conditions.

 

[60]           Le défendeur allègue également que les cours, au moment de remplir leur fonction de contrôle judiciaire, doivent tenir compte de la doctrine de la séparation des pouvoirs et donc n’examiner la décision d’un ministre que si elle ne relève pas des organes exécutif ou législatif du gouvernement.

 

[61]           Le défendeur affirme que les demandeurs demandent essentiellement à la Cour de prendre une décision politique quant à la façon dont l’État devrait dépenser ses fonds. Selon le défendeur, les décisions Hamilton‑Wentworth (Regional Municipality) c Ontario, 46 OAC 246 et Masse c Ontario (Ministry of Community and Social Services), [1996] OJ No 363 [Masse] appuient clairement la proposition que de telles décisions ne peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire par les tribunaux.

 

[62]           Se reportant à l’arrêt Larocque, précité, de la Cour d’appel fédérale, le défendeur rappelle à la Cour que le processus de dépenses doit respecter rigoureusement la procédure administrative afin d’assurer la conformité avec les règles établies par le Conseil du Trésor et la surveillance adéquate des dépenses de l’État. La procédure à cet égard exige que les sommes votées et autorisées par le Parlement ne soient pas dépassées et qu’elles soient dépensées dans l’exercice où elles sont approuvées. AADNC doit rendre des comptes au Parlement de ces dépenses.

 

[63]           Comme le Conseil du Trésor a approuvé les pouvoirs en matière de financement du ministre afin qu’il puisse verser des contributions pour l’aide au revenu et que le ministre a choisi de ne pas légiférer quant à la façon de fournir les programmes d’aide au revenu aux Premières Nations, le défendeur est d’avis qu’une telle décision ne peut être soumise à un contrôle judiciaire de la Cour.

 

[64]           Le défendeur rejette également l’allégation des demandeurs selon laquelle le renvoi à des normes provinciales constitue une délégation de pouvoirs inconstitutionnelle, car, en l’espèce, comme l’a confirmé la Cour suprême dans l’arrêt Coughlin c Ontario (Highway Transport Board), [1968] RCS 569, l’adoption de normes provinciales n’équivaut pas à une délégation de pouvoirs. Le défendeur remet également en question la pertinence de la doctrine énoncée dans Renvoi relatif à la Loi anti‑inflation, précité, dont font mention les demandeurs, puisque, en l’espèce, il n’y a aucun abandon de la responsabilité fédérale, comme c’était le cas de la province de l’Ontario dans cette dernière affaire lorsqu’elle a adopté les normes fédérales.

 

[65]           Le défendeur s’oppose également à la prétention des demandeurs selon laquelle la conclusion d’EGF et d’accords de MOF conférait à la Première Nation de Big Cove le pouvoir de mettre en œuvre son propre manuel sans tenir compte du régime provincial existant. Une telle délégation, selon le défendeur, aurait été illégale, car AADNC n’a jamais eu l’intention ni la possibilité de transférer le pouvoir visant à déterminer les exigences d’admissibilité et les taux aux administrateurs des Premières Nations.

 

[66]           Selon le défendeur, le manuel de 1991 est clair et ne laisse aucune place à la discussion. AADNC ne pouvait transférer le pouvoir visant à déterminer les exigences d’admissibilité et les taux aux administrateurs des Premières Nations, car le ministre doit rendre des comptes au Parlement en ce qui concerne la dépense des fonds. Par conséquent, il n’y a aucune décision susceptible de contrôle, car AADNC n’a jamais autorisé l’utilisation du manuel des Premières Nations.

 

[67]           Le défendeur prétend également que la preuve factuelle ne soutient pas l’affirmation des demandeurs selon laquelle la décision du ministre constitue un changement de politique qui doit faire l’objet d’un contrôle par la Cour. À cet égard, le défendeur soutient que la décision est essentiellement une décision de financement et qu’elle ne peut donc pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

 

[68]           Le défendeur affirme que le statu quo doit être maintenu jusqu’à ce que la Cour statue sur l’issue de la demande. Le statu quo est fondé sur la comparabilité avec les taux et les critères d’admissibilité provinciaux. Selon le défendeur, le statu quo, tel qu’il est défini par les demandeurs du Nouveau‑Brunswick, ne reflète pas la situation réelle, car les critères d’admissibilité appliqués par la Première Nation de First Cove et les Premières Nations de Kingsclear, d’Oromocto et de Woodstock ne sont pas raisonnablement comparables à ceux de la province du Nouveau‑Brunswick, comme l’exigeait le manuel de 1991.

 

[69]           En ce qui a trait aux Premières Nations de la Nouvelle‑Écosse, le défendeur affirme que le statu quo est le manuel de la Nouvelle‑Écosse de 1991‑1994, mais celui‑ci ne permet pas de déterminer les critères d’admissibilité ou les taux qui ont été appliqués de 1991 à 2008.

 

[70]           Selon le défendeur, le manuel des Premières Nations n’est pas raisonnablement comparable à ce que prescrivent les provinces de référence et ne reflète pas le statu quo. Par conséquent, le défendeur conteste la prétention des demandeurs selon laquelle le ministre a en fait modifié la politique. Le défendeur allègue que, selon la preuve, l’accent est surtout mis sur la conformité avec les taux et les critères d’admissibilité provinciaux plutôt que sur la modification réelle de la politique. On allègue que seulement deux événements importants sont survenus depuis 1991. Premièrement, les Premières Nations n’ont pas respecté le manuel de 1991 et, deuxièmement, AADNC n’a pas effectué, avant 2008, d’examens de la conformité auprès des Premières Nations ayant conclu des accords de MOF.

 

[71]           Enfin, le défendeur fait valoir que les Premières Nations, en tant qu’administrateurs et bénéficiaires se sont vu traiter de façon équitable sur le plan procédural avant la mise en œuvre de la décision du ministre. Il ajoute que, en l’espèce, il n’y avait pas d’obligation de consulter et il n’y a pas eu de manquement à l’honneur de la Couronne.

 

[72]           Comme le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, art. 35, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 [Loi constitutionnelle de 1982], ne donne ouverture ni à une revendication autochtone ni à un droit au financement, le défendeur prétend que l’honneur de la Couronne n’est pas en jeu.

 

[73]           Pour montrer qu’il y a eu consultation, le défendeur mentionne l’avis fourni aux Premières Nations en mai 2011 au sujet de la mise en œuvre des taux et des critères d’admissibilité provinciaux et la possibilité qu’elles ont eue de poser des questions sur le manuel lors d’une séance tenue à cette fin. Le comité directeur et les sous‑comités de travail mis sur pied, mais par la suite démantelés quand les représentants des Premières Nations se sont retirés du processus, sont également considérés par le défendeur comme un autre exemple de consultation et des discussions qui ont eu lieu et de la possibilité fournie aux administrateurs des Premières Nations de formuler des commentaires et de recevoir une formation.

 

[74]           Selon le défendeur, les bénéficiaires des Premières Nations ont le droit d’interjeter appel de toute décision des administrateurs des Premières Nations, comme le prévoient les ententes de financement et le manuel de 1991. L’absence de cadre législatif ne cause donc pas de préjudice aux demandeurs. De plus, le défendeur souligne que les décisions prises par le comité d’appel régional peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

 

[75]           Le défendeur déclare également que la DNUDPA ne peut transformer l’équité procédurale en un droit matériel.

 

Questions préliminaires – Quelle est la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire?

 

[76]           Les demandeurs décrivent la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire comme une nouvelle interprétation par AADNC de sa directive de programme, passant de a) la comparabilité raisonnable à b) un respect rigoureux des normes et des taux provinciaux, ou une correspondance avec ceux‑ci (mémoire des demandeurs, paragraphe 35). Ils considèrent la décision comme discrétionnaire et comme un choix délibéré du gouvernement pour réaliser des économies et les réinvestir dans des mesures actives (mémoire des demandeurs, paragraphe 125).

 

[77]           Aux termes du paragraphe 2(1) et de l’alinéa 4a) de la Loi sur le MAINC, précitée, le ministre des Affaires autochtones (le ministre) est un délégué du Parlement canadien et [ses] « pouvoirs et fonctions s’étendent [...] à tous les domaines de compétence du Parlement, non attribués de droit à d’autres ministères ou organismes fédéraux et liés : a) aux affaires indiennes; [...] » (alinéa 4a) de la Loi sur le MAINC).

 

[78]           Le pouvoir du Parlement de légiférer sur les questions relatives aux Indiens découle du paragraphe 91(24) de la Constitution. Les demandeurs allèguent que, comme le Canada n’a pas encore promulgué de loi concernant l’aide au revenu dans les réserves indiennes, la participation d’AADNC à l’aide sociale des Indiens par l’entremise d’ententes de contribution, de directives et de politiques doit donc être considérée comme un exercice de prise de décisions discrétionnaires (mémoire des demandeurs, paragraphe 73).

 

[79]           Pour sa part, le défendeur affirme que le ministre n’a pas de pouvoir discrétionnaire quant au montant que les Premières Nations reçoivent pour l’aide au revenu. Il ajoute que les demandeurs cherchent en fait à attaquer la décision du ministre de fournir une aide au revenu en vertu d’exigences d’admissibilité et de taux d’aide correspondant au programme général de la province ou du territoire dans lequel le programme est administré aux termes de la directive du Conseil du Trésor et du PE qui a suivi.

 

[80]           Même si le Parlement fédéral a un pouvoir législatif en ce qui a trait à l’aide au revenu dans les réserves, il ne l’a jamais exercé. Selon le défendeur, le pouvoir constitutionnel lié à la prestation par le gouvernement fédéral d’une aide au revenu aux Premières Nations découle du pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral et de l’autorisation législative de dépenser les fonds en vertu des lois de crédits annuelles (mémoire du défendeur, paragraphe 67).

 

[81]           Aux termes de l’alinéa 4a) de la Loi sur le MAINC, le ministre dispose du pouvoir discrétionnaire de demander au Parlement des fonds pour les programmes d’aide au revenu dans les réserves. Le ministre n’a cependant pas le pouvoir discrétionnaire de déterminer les conditions d’utilisation de ces fonds. Le défendeur renvoie à l’arrêt Larocque, précité, aux paragraphes 15 et 16, où la Cour d’appel fédérale explique que « [l]e cheminement d’une dépense [dans le cas des deniers publics] obéit concrètement à un processus administratif précis afin que soit assuré le respect de règles visant à assurer le contrôle des dépenses de l’État ».

 

[82]           La procédure exige que 1) l’objet de la dépense soit clairement indiqué; 2) les sommes votées par le Parlement dans la loi de crédits annuelle ne soient pas dépassées; 3) les sommes autorisées ne soient accessibles que dans l’exercice où elles sont approuvées; et 4) les ministères doivent fournir au Parlement les renseignements nécessaires pour qu’il puisse examiner leur rendement eu égard aux politiques, fonctions, projets et programmes (voir l’arrêt Larocque, précité, au paragraphe 16). La Cour d’appel a souligné ce qui suit : « Ces principes se reflètent, au Canada, dans la Loi sur la gestion des finances publiques, dont j’ai reproduit certaines dispositions. Ces principes, on le voit notamment par les articles 7(1)c), 32, 34, 40 et 41 de cette Loi, s’appliquent à la passation de marchés. » (Larocque, au paragraphe 17)

 

[83]           La Cour est d’accord avec la prétention du défendeur que les décisions du ministre relatives au financement sont limitées par les conditions des directives et des PE du Conseil du Trésor. Cette conclusion sera expliquée dans l’analyse de la Cour.

 

[84]           La Cour est toutefois d’accord avec les demandeurs pour dire que la mesure contestée dans le cadre de la présente demande est la décision du ministre d’interpréter le PE du Conseil du Trésor de façon étroite et d’exiger le respect des taux et des critères d’admissibilité provinciaux. Par contre, le défendeur insiste sur le fait que le ministre impose uniquement aux réserves le respect des taux et des normes comparables à ceux des provinces où la réserve est située.

 

VI.       Analyse

 

[85]           Les demandeurs soutiennent que la présente affaire soulève des questions de droit administratif et, accessoirement, de droit autochtone en raison de la relation sui generis entre la Couronne et les Indiens. Pour la Cour, il est clair que l’affaire est liée aux principes du droit administratif, comme nous l’avons déjà expliqué, puisque le ministre doit, en vertu d’une politique publique, octroyer un financement pour les programmes d’aide au revenu dans les réserves depuis 1964.

 

[86]           En vertu de cette politique, le ministre bénéficie d’un vaste pouvoir discrétionnaire. Dans le cadre de l’exercice de ce pouvoir, il doit respecter les limites et les paramètres des conditions de la politique et veiller à ce que les objectifs énoncés par le Conseil du Trésor soient atteints. En l’espèce, il faut se demander si la décision du ministre respecte les principes établis dans la directive et le PE du Conseil du Trésor et si elle veille à ce que les membres des Premières Nations vivant dans les réserves reçoivent les mêmes prestations d’aide sociale que les autres résidents de la province.

 

[87]           Nous sommes d’avis que la décision d’appliquer de façon rigoureuse les taux provinciaux fera en sorte que les membres des Premières Nations vivant dans les réserves recevront au moins des prestations d’aide sociale comparables à celles des autres résidents de la province pour les motifs qui suivent.

 

[88]           Tout d’abord, il importe de mentionner que la Cour rejette la prétention des demandeurs selon laquelle le renvoi aux normes provinciales constitue une délégation inconstitutionnelle du pouvoir du ministre. Contrairement à la situation exposée dans le Renvoi relatif à la Loi anti‑inflation, précité, il est clair en l’espèce que le renvoi aux normes provinciales constitue un exercice de compétence fédérale consistant à financer l’aide sociale dans les réserves selon un traitement comparable des bénéficiaires de l’aide sociale vivant dans les réserves et hors réserve dans la même province. Même s’il y a application des normes d’admissibilité et des taux établis par les provinces, le gouvernement fédéral a toujours compétence au chapitre des questions relatives aux Indiens aux termes de la Loi constitutionnelle de 1867.

 

[89]           Ensuite, la Cour rejette également l’argument des demandeurs selon lequel le ministre a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, car le manuel national (2012) conservait les critères de la comparabilité raisonnable.

 

[90]           Afin de préciser la question, la Cour considère également que le manuel Etpiiteneoei, en ce qui concerne l’admissibilité selon les exigences relatives à l’aide, n’était pas comparable aux exigences d’admissibilité en vigueur au Nouveau‑Brunswick. Le manuel national (2012) tente d’harmoniser les exigences d’admissibilité avec celles des provinces, même si une section indique que ces exigences doivent être « raisonnablement comparables » et qu’une autre section fait mention d’un respect rigoureux des exigences. La question est de savoir si l’imposition des taux et des critères d’admissibilité provinciaux entraînera pour les bénéficiaires dans les réserves une aide financière moindre que celle des personnes admissibles dans le cadre des régimes d’aide sociale provinciaux.

 

[91]           Les demandeurs allèguent qu’il y aura d’importants écarts, car les provinces, au moment d’établir les taux d’aide de leurs programmes d’aide sociale, adoptent maintenant une approche plus exhaustive et tiennent compte des autres subventions, services et programmes qu’elles offrent aux bénéficiaires de l’aide sociale, lesquels sont complémentaires à ces régimes, mais ne sont pas considérés comme des prestations d’aide sociale. Les seuls éléments de preuve soumis à la Cour relativement à l’ampleur de ces écarts sont la lettre envoyée par l’assemblée des premiers chefs du Nouveau‑Brunswick au ministre d’AADNC en avril 2011 présentant 29 programmes au Nouveau‑Brunswick qui complètent le taux de base (ces programmes ont été énumérés au paragraphe 46) et les conclusions de M. Wien figurant au paragraphe 48 des présents motifs.

 

[92]           La Cour souligne qu’AADNC a en fait passé en revue la liste et conclu que, pour la majorité de ces programmes, il était en mesure de déterminer clairement le montant des prestations comparables; il s’agissait d’un montant qu’il pourrait verser par l’entremise de l’aide au revenu, comme le supplément de chauffage, ou d’un montant clairement versé par l’entremise d’un autre programme (voir le contre‑interrogatoire de Barbara Robinson, DCD, volume 6, page 2271, lignes 11 à 16). À cet égard, voici un extrait du témoignage de Mme Robinson :

[traduction]

Eh bien, une des choses dont nous étions certainement au courant quand cette lettre a été envoyée au ministre, c’est qu’il y a un certain nombre de prestations énumérées sur cette liste qui sont soit accessibles dans le cadre de l’aide au revenu — et on a présumé que non —, soit versées par le Canada par l’entremise d’autres mécanismes [...] Les « Services de santé » englobent un certain nombre d’éléments : programme de soins dentaires, sérum antiallergique et prothèses auditives; toutes des choses qui peuvent être offertes par l’entremise des Services de santé non assurés de Santé Canada (voir le DCD, volume 6, page 2266, lignes 18 à 25 et page 2267, lignes 1 à 4).

 

[93]           À la lumière du témoignage de Mme Robinson et du fait que la conclusion d’AADNC a été communiquée verbalement lors de la réunion du 19 mai 2011 avec le Congrès des chefs des Premières nations de l’Atlantique, la Cour est convaincue que la majorité des programmes énumérés sont offerts par le gouvernement fédéral par l’entremise des Services de santé non assurés du Canada ou accessibles en vertu de l’aide au revenu, ou encore que les résidents des réserves peuvent y accéder directement (formation professionnelle, etc.). En résumé, un degré comparable, mais pas nécessairement identique, de prestations est offert.

 

[94]           Selon la preuve au dossier, même si seulement 30 p. cent du taux de base est destiné aux coûts de logement au Nouveau‑Brunswick, la province offre également une subvention au logement couvrant 70 p. cent des autres coûts de logement. Comme l’expliquent les demandeurs :

[traduction]

La plupart des bénéficiaires de l’aide sociale vivant dans les réserves habitent dans des logements appartenant à la bande financés dans le cadre d’ententes de prêt entre la Première Nation et la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) conformément à l’article 95 de la Loi nationale sur l’habitation, LRC, 1985, c N 11. En vertu de ces ententes, les prêts de la SCHL pour la construction de chaque logement doivent être remboursés grâce aux paiements d’aide sociale de l’occupant. Le montant des remboursements de prêt de la SCHL peut être de 500 à 600 $ par mois pour ce qui est des réserves au Nouveau‑Brunswick. [...] Par conséquent, si une personne vivant dans une réserve reçoit le montant de base de l’annexe B du Nouveau‑Brunswick, soit 827 $, il ne lui restera, après avoir versé son loyer, que 200 à 300 $ pour payer les services publics, la nourriture, les transports et les articles personnels pendant tout le mois (mémoire des demandeurs, paragraphe 55).

 

[95]           Comme il a été mentionné précédemment, la majorité des Premières Nations des provinces des Maritimes ont conclu des accords de MOF avec Affaires autochtones (à l’heure actuelle, 27 bandes sur 30). Antérieurement, les MOF permettaient aux Premières Nations de transférer les fonds excédentaires d’un programme à un autre. Les demandeurs expliquent que cela leur est désormais impossible : [traduction] « Si la décision ne permet pas de fournir un supplément d’aide au logement additionnel excédant le taux de base prévu par les normes de prestation du programme d’aide sociale, fournir un tel supplément serait également interdit dans le cadre d’un programme de logement social découlant du programme d’immobilisations » (mémoire des demandeurs, paragraphe 65).

 

[96]           Interrogée à ce sujet par l’avocat des demandeurs, Mme Robinson a clairement indiqué (à la page 2231, DCD, volume 6, lignes 13 à 22) ce qui suit :

[traduction]

[...] je crois que le mécanisme pour soutenir cela dans le cadre de l’entente de financement existe, car, dans l’entente de financement global, évidemment, s’il y a des fonds excédentaires dans un programme, on peut transférer ces dépenses admissibles à un autre programme. Si l’on diminue le montant général versé aux fins de l’aide au revenu, advenant le cas que l’on ne paie plus les coûts pour le loyer et les services publics, ces fonds excédentaires peuvent être transférés au programme d’immobilisations pour être affectés aux logements subventionnés ou aux hypothèques.

 

[97]           Ainsi, la question des dépenses de logement décrite ci‑dessus n’est pas si cruciale (du moins pour la vaste majorité des Premières Nations qui ont conclu des accords de MOF). En ce qui concerne les Premières Nations du Nouveau‑Brunswick qui ont conclu des EGF, la preuve au dossier montre qu’AADNC s’est engagé à mettre en réserve, à l’intention des bandes concernées, le montant du manque à gagner découlant de l’application des taux provinciaux (voir le contre‑interrogatoire de Barbara Robinson, DCD, volume 6, page 2244, lignes 10 à 18).

 

[98]           Les Premières Nations pourront transférer les économies découlant de la mise en œuvre des taux provinciaux pour leur programme d’aide sociale à de nouveaux programmes d’aide au logement, qui leur permettront de réduire les coûts de logement des bénéficiaires de l’aide au revenu. Selon le directeur général régional associé de la région de l’Atlantique d’AADNC, Dougal MacDonald, les nouvelles ententes de financement exigeront des Premières Nations qu’elles obtiennent une approbation préalable pour l’utilisation des fonds excédentaires. Le libellé des nouvelles ententes prévoit l’obligation d’obtenir l’approbation d’AADNC pour le transfert des fonds excédentaires à un programme d’aide au logement (voir le DCD, volume 6, onglet 9, page 2147). Rien ne prouve qu’une telle approbation ne sera pas accordée.

 

[99]           Les demandeurs ont également présenté des éléments de preuve montrant un écart important entre le montant que les bénéficiaires recevront en Nouvelle‑Écosse et ce qu’ils reçoivent actuellement en raison de la mise en œuvre du changement de politique. La Cour conclut qu’une partie de cette différence importante a trait aux paiements liés au logement et à l’hypothèque, ce qui peut être réglé de la façon indiquée ci‑dessus. Il existe néanmoins une différence importante au chapitre du supplément pour l’aide sociale à l’enfance, auquel les bénéficiaires actuels dans les réserves n’auraient plus droit selon la preuve présentée par M. Wien. Pendant son témoignage, Mme Robinson a déclaré ce qui suit : [traduction] « Cependant, les familles continuent de recevoir le montant complet de la Prestation nationale pour enfants et elles reçoivent également la prestation pour enfants de la Nouvelle‑Écosse, et le montant combiné de ces prestations pour enfants est supérieur à ce qu’elles recevraient pour répondre aux besoins essentiels de leurs enfants en vertu de l’ancien manuel de 1991 » (voir le DCD, volume 6, page 2378, lignes 8 à 13).

 

[100]       Deux autres secteurs de préoccupation ont été cernés par les demandeurs : les suppléments pour les régimes alimentaires et le financement des services publics. La Cour reconnaît que l’application des taux provinciaux aura certainement des répercussions sur les bénéficiaires de l’aide sociale vivant dans les réserves qui suivent un régime alimentaire spécial. Les données présentées à la Cour n’indiquent pas le nombre de bénéficiaires qui seront touchés, mais l’indemnité mensuelle sera réduite de 16 $ au Nouveau‑Brunswick (voir le DCD, volume 6, contre‑interrogatoire de Barbara Robinson, page 2255, lignes 6 à 12). La Cour constate également que l’indemnité pour les régimes alimentaires spéciaux prénatals et postnatals et les préparations sera limitée à 40 $ par mois au Nouveau‑Brunswick (voir le DCD, volume 6, page 2257, lignes 16 à 18). Mme Robinson a déclaré (voir le DCD, volume 6, page 2188, lignes 6 à 15) que, dans la province du Nouveau‑Brunswick, il y a désormais une indemnité fixe pour les régimes alimentaires spéciaux. Ainsi, dans la plupart des cas, le montant de l’indemnité pour les régimes alimentaires spéciaux dans la province du Nouveau‑Brunswick sera inférieur à celui que les clients recevaient.

 

[101]       En ce qui concerne les services publics, la preuve au dossier montre qu’il existe des mesures liées aux taux provinciaux du Nouveau‑Brunswick, comme le supplément unique de 550 $ s’ajoutant au taux de base de 250 $ payable de novembre à avril et de 100 $ payable pour le reste de l’année (voir le DCD, volume 6, page 2249, lignes 8 à 16), qui peuvent compenser partiellement la pratique actuelle de certaines Premières Nations consistant à payer les coûts réels.

 

[102]       Enfin, en ce qui a trait à l’affirmation des demandeurs selon laquelle les bandes ne seraient pas en mesure d’accéder aux manuels provinciaux en ligne, Mme Barbara J. Robinson a indiqué que, en fait, les manuels sont accessibles en ligne, que des responsables provinciaux ont présenté à des membres des Premières Nations des exposés sur la façon d’accéder aux manuels provinciaux en ligne (voir le DCD, volume 6, contre‑interrogatoire de Barbara Robinson, à la page 2297) et, surtout, que du financement est accessible dans le cadre de la prestation de services pour l’achat de programmes de gestion de cas prêts à utiliser (voir le DCD, volume 6, contre‑interrogatoire de Barbara Robinson, page 2309, lignes 2 à 5).

 

[103]       Outre les ententes de financement, la preuve dont dispose la Cour montre qu’Affaires autochtones compte transférer la plupart des fonds excédentaires dans des programmes de mesures actives, qui viseraient certains services, comme la formation professionnelle (voir le DCD, volume 5, onglet 62, page 1785). On peut soutenir que le transfert des fonds excédentaires à la formation professionnelle permettra également d’atteindre un des objectifs établis par le PE, soit la diminution des taux de dépendance et une plus grande autonomie, mais il est important de souligner que la priorité établie par le PE est le traitement égal des personnes vivant dans les réserves et des personnes vivant hors réserve.

 

[104]       Lorsque Barbara J. Robinson, la gestionnaire des programmes sociaux, a été interrogée sur les répercussions qu’aurait l’application des taux provinciaux, elle a expliqué qu’AADNC ne pouvait pas déterminer l’effet du respect rigoureux des taux provinciaux sur chaque bénéficiaire, mais que globalement :

[traduction]

[...] si l’on tient compte de l’ensemble des prestations actuellement offertes (coûts des logements, y compris les services publics, plus les indemnités personnelles), dans la plupart des cas, le manuel pour la région de l’Atlantique assurerait un montant d’aide plus élevé par client que l’échelle de taux provinciale [...] pas dans tous les cas, mais dans la majorité des cas (voir le contre‑interrogatoire de Barbara Robinson, DCD, volume 6, page 2187, lignes 11 à 19).

 

[105]       L’établissement de taux identiques à ceux offerts dans les provinces de référence correspondrait, selon nous, à l’interprétation littérale de l’expression « conformément à » utilisée dans le PE, et ces taux seraient également « comparables », puisque, comme le montre la preuve, une majorité des bénéficiaires des Premières Nations recevront un montant moindre, mais le montant global de financement octroyé à leur collectivité respective demeurera constant. Comme les Premières Nations ont la possibilité de créer des programmes pour amoindrir les répercussions de l’application rigoureuse des taux provinciaux, la Cour considère que le changement de politique prévu dans le manuel national (2012) est conforme au PE du Conseil du Trésor, qui précise que les bénéficiaires de l’aide sociale des Premières Nations doivent recevoir le même niveau de prestations que les autres résidents de la province.

 

[106]       La Cour est d’avis que le changement de politique influera essentiellement sur l’admissibilité. Les demandeurs ont présenté peu d’éléments de preuve sur les répercussions réelles, sauf pour ce qui est de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, où, à leurs dires, 35 p. cent des bénéficiaires n’auront plus droit aux prestations, et pour les jeunes de la Nouvelle‑Écosse, qui devront maintenant avoir 19 ans pour être admissibles.

 

[107]       Dans le cadre de son examen de l’affidavit de Mme Robinson daté du 8 mars 2012, la Cour souligne les paragraphes 7 et 38, qui traitent des critères d’admissibilité. Après 2008, moment où les examens de la conformité ont commencé à être menés, certains des problèmes communs relevés étaient les suivants :

[traduction]

a)         Prestations non admissibles ou mauvais taux appliqués;

 

b)         Bénéficiaires non admissibles touchant des prestations, notamment :

 

Personnes vivant hors réserve

 

Personnes dont le revenu excède les montants admissibles

 

Personnes qui n’ont pas fourni la preuve de leur admissibilité

 

Personnes qui n’ont pas présenté de demande d’aide au revenu (s’applique généralement aux personnes qui touchent uniquement des prestations spéciales)

 

Personnes touchant des prestations de la Sécurité de la vieillesse ou du Supplément de revenu garanti (voir le DCD, volume 3, page 586)

 

[108]       À l’exception du paragraphe 9 de l’affidavit de Mme Robinson, où elle mentionne qu’une analyse d’un échantillon de 5 p. cent des dossiers d’aide au revenu de la Première Nation d’Elsipogtog menée en 2010 a révélé que 21 personnes travaillant pour la bande avaient reçu des prestations qui n’avaient pas été réduites malgré leur revenu d’emploi, peu de données existent sur le nombre réel de bénéficiaires qui seront touchés par l’application rigoureuse des critères d’admissibilité provinciaux.

 

[109]       Lors de son contre‑interrogatoire sur son affidavit, Mme Robinson a déclaré que ce manque de données s’expliquait par le fait que les bandes recevant un financement global n’étaient pas tenues de fournir des données sur la clientèle dans le cadre de leur entente et qu’AADNC n’avait pas demandé à obtenir ces renseignements (voir le DCD, volume 6, pages 2404 et 2386).

 

[110]       Au paragraphe 38 de son affidavit, Mme Robinson mentionne que les personnes qui seront sûrement le plus touchées par la mise en œuvre des taux en vigueur au Nouveau‑Brunswick sont celles qui reçoivent une aide, mais qui ne sont pas admissibles à d’autres formes d’aide aux termes de la réglementation provinciale. Ces personnes seraient seulement considérées comme non admissibles si leur revenu était supérieur à l’évaluation des besoins établie dans le manuel provincial, si elles appartenaient au même ménage qu’une personne dont le revenu est supérieur à l’évaluation des besoins, si elles vivaient hors réserve ou si les biens qu’elles possèdent excédaient les limites établies dans la réglementation provinciale.

 

[111]       La Cour souligne qu’AADNC n’a pas présenté d’éléments de preuve indiquant qu’il avait mené une étude complète pour déterminer les répercussions réelles qu’aurait l’application rigoureuse des critères d’admissibilité provinciaux. Le seul document au dossier à cet égard a été présenté par les demandeurs et figure au paragraphe 68 de leur mémoire. Il provient d’AADNC et dresse une longue liste de risques liés à l’application rigoureuse des taux et des critères d’admissibilité provinciaux, mais n’attribue pas de valeur pécuniaire aux répercussions réelles ni n’indique le nombre de personnes qui seront touchées.

 

[112]       La décision d’appliquer rigoureusement les critères provinciaux est‑elle conforme au protocole d’entente du Conseil du Trésor?

 

[113]       La Cour conclut néanmoins qu’elle est conforme au protocole d’entente du Conseil du Trésor pour les mêmes motifs que ceux présentés ci‑dessus, à savoir que le libellé du manuel reflète l’objectif énoncé dans le PE initial. Elle n’est toutefois pas raisonnable, car aucune donnée sur le nombre de bénéficiaires qui n’auront plus droit à leurs prestations en raison de l’application des critères d’admissibilité provinciaux n’a été présentée. Le ministre n’a pas obtenu de données sur les répercussions qu’aurait l’application rigoureuse des critères d’admissibilité provinciaux sur les bénéficiaires; la décision n’est donc pas raisonnable (voir Agraira c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 91 [Agraira]).

 

[114]       La Cour observe également que le libellé du manuel (2012) s’éloigne quelque peu de celui du PE en ce qui concerne les normes applicables aux programmes, puisque le concept de comparabilité raisonnable a été conservé. Les demandeurs devraient donc tirer profit de ce changement, car la norme applicable aux programmes doit seulement être raisonnablement comparable.

 

[115]       Comme j’ai conclu que l’application des critères d’admissibilité et des taux provinciaux est conforme au protocole d’entente du Conseil du Trésor, il ne reste plus qu’à examiner la question de la consultation.

 

CONSULTATION

 

[116]       Dans leurs observations, les demandeurs ont souligné qu’il y avait eu manquement à l’équité procédurale et qu’ils avaient droit à une véritable consultation selon leur analyse du cadre établi dans l’arrêt Baker.

 

[117]       À l’exception de la décision Mushkegowuk, précitée, rendue par le juge Pitt et des arrêts de la Cour suprême Haida et Taku River, précités, les demandeurs n’ont rien cité à l’appui de leur prétention selon laquelle l’honneur de la Couronne imposait une obligation de tenir une véritable consultation en l’espèce. La Cour mentionne que le droit des demandeurs de recevoir des prestations dans le cadre de programmes d’aide au revenu ne découle pas d’une revendication autochtone potentielle ni d’un droit issu d’un traité en vertu du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 et que l’appui du Canada à la DNUDPA n’entraîne pas de droits matériels.

 

[118]       L’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 prévoit dispose que :

 

35. (1) Les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.

 

(2) Dans la présente loi, « peuples autochtones du Canada » s’entend notamment des Indiens, des Inuit et des Métis du Canada.

 

(3) Il est entendu que sont compris parmi les droits issus de traités, dont il est fait mention au paragraphe (1), les droits existants issus d’accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d’être ainsi acquis.

 

(4) Indépendamment de toute autre disposition de la présente loi, les droits — ancestraux ou issus de traités — visés au paragraphe (1) sont garantis également aux personnes des deux sexes.

 

35. (1) The existing aboriginal and treaty rights of the aboriginal peoples of Canada are hereby recognized and affirmed.

 

(2) In this Act, “aboriginal peoples of Canada” includes the Indian, Inuit and Métis peoples of Canada.

 

(3) For greater certainty, in subsection (1) “treaty rights” includes rights that now exist by way of land claims agreements or may be so acquired.

 

 

 

(4) Notwithstanding any other provision of this Act, the aboriginal and treaty rights referred to in subsection (1) are guaranteed equally to male and female persons.

 

 

[119]       La Cour est en désaccord avec l’affirmation des demandeurs selon laquelle l’honneur de la Couronne est en jeu dans toutes les interactions entre le Canada et les peuples autochtones du pays. Dans la décision Native Council of Nova Scotia c Canada (Procureur général), 2011 CF 72, la Cour, se reportant à l’arrêt Haida, a mentionné ce qui suit au paragraphe 39 :

Je ne suis pas convaincu que l’arrêt de la Cour suprême va aussi loin que les demandeurs l’avancent. À mon avis, cet arrêt, interprété de façon appropriée, ne dispose pas que l’honneur de la Couronne est en jeu à chaque fois que la Couronne prend des mesures qui pourraient avoir des répercussions indirectes sur les peuples autochtones. Les tribunaux, dans l’arrêt Nation haïda et dans d’autres décisions, ont plutôt souligné que l’honneur de la Couronne est en jeu lorsque des intérêts ou des droits ancestraux sont en cause dans les affaires de la Couronne. Dans l’affaire Nation haïda, le droit ou l’intérêt en cause était les titres ancestraux sur l’ensemble des terres d’Haida Gwaii et sur les eaux les entourant que la première nation haïda prétendait avoir [...] 

 

[120]       Les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer qu’il existait un droit ou un titre ancestral qui pourrait être touché négativement par la décision du défendeur.

 

[121]       La Cour suprême du Canada a reconnu l’importance des lois internationales en matière de droits de la personne dans l’interprétation des lois nationales, comme la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6. Pour ce qui est de l’interprétation des lois canadiennes, on présume, même si cela est réfutable, que ces lois ont été promulguées en conformité avec les obligations internationales du Canada. Par conséquent, quand une disposition d’une loi nationale peut avoir plusieurs significations, l’interprétation conforme aux ententes internationales que le Canada a conclues doit être privilégiée. En l’espèce, les demandeurs invoquent la DNUDPA, dont il faudrait tenir compte dans le cadre de l’approche contextuelle de l’interprétation des lois, selon l’arrêt Baker, précité, aux paragraphes 69 à 71. En fait, même si cet instrument ne crée pas de droits matériels, la Cour privilégie néanmoins une interprétation correspondant aux valeurs qui y sont décrites.

 

[122]       La Cour est d’accord avec les demandeurs pour dire qu’ils avaient le droit d’être traités de façon équitable sur le plan procédural. La décision était de nature administrative et aurait d’importantes répercussions sur les intérêts d’un grand nombre de personnes, soit la majorité des bénéficiaires de l’aide sociale (voir Cardinal c Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 RCS 643, au paragraphe 14, et l’arrêt Dunsmuir, précité, aux paragraphes 87 et 88).

 

[123]       Les différents manuels de programme publiés par AADNC étaient de nature non pas législative, mais plutôt administrative, car ils étaient destinés « à une application interne comme guide d’interprétation de “règles” établies par le régime législatif » (voir Greater Vancouver Transportation Authority c Fédération canadienne des étudiantes et étudiants – Section Colombie‑Britannique, 2009 CSC 31, au paragraphe 72), en l’espèce en tant que guide d’interprétation des normes et des objectifs énoncés dans le PE. Les manuels ont pour objet d’établir des priorités stratégiques, des normes, des taux et des critères d’admissibilité afin de bien administrer les fonds dépensés aux termes des autorisations accordées par le Conseil du Trésor dans le PE.

 

[124]       Il est important de passer en revue le cours des événements pour déterminer, tout d’abord, si, vu son obligation de traiter équitablement les demandeurs sur le plan procédural, AADNC devait les consulter et, ensuite, s’ils ont été adéquatement consultés.

 

[125]       En avril 2011, le chef Simon, de la Première Nation d’Elsipogtog, a appris qu’AADNC préparait l’ébauche d’un manuel des programmes sociaux pour la région de l’Atlantique. Une lettre a été envoyée au ministre au nom des chefs du Nouveau‑Brunswick pour exposer les préoccupations de ces derniers concernant cette ébauche et lui demander de préconiser une collaboration entre AADNC et les chefs du Nouveau‑Brunswick.

 

[126]       En mai 2011, les responsables d’AADNC ont tenu une réunion avec les membres du Congrès des chefs des Premières nations de l’Atlantique, où ils les ont avisés qu’une ébauche du manuel pour l’Atlantique était sur le point d’être achevée et qu’ils devront respecter les normes et les taux provinciaux à compter du 1er novembre 2011. Rien ne permet de penser qu’on a offert, lors de cette réunion, une possibilité de consultation aux Premières Nations.

 

[127]       En juillet 2011, le chef Simon a envoyé une lettre de suivi, mais il n’a reçu aucune réponse aux deux lettres.

 

[128]       En septembre 2011, les chefs de la Nouvelle‑Écosse ont appuyé une motion s’opposant à la mise en œuvre du manuel. Au cours de ce même mois, les chefs du Nouveau‑Brunswick ont adopté une résolution selon laquelle ils n’aideraient pas AADNC à mettre en œuvre des compressions dans les programmes d’aide sociale avant de rencontrer des représentants élus du gouvernement du Canada pour discuter des politiques sociales. À la fin du mois de septembre, AADNC a tenu une réunion d’information à Fredericton au sujet de l’ébauche du manuel pour l’Atlantique. Certains représentants des Premières Nations, notamment ceux de la Première Nation d’Elsipogtog, n’y ont pas pris part de crainte qu’AADNC ne dise qu’ils avaient été pleinement consultés.

 

[129]       Le 21 septembre 2011, le sous‑ministre adjoint d’AADNC a rencontré le directeur exécutif du CCPNA, John Paul, pour discuter de préoccupations relatives aux taux d’aide au revenu dans les réserves. La juge Simpson a constaté, dans son ordonnance d’injonction, que cette réunion était la première et seule consultation tenue concernant l’application rigoureuse des taux et des critères d’admissibilité provinciaux (voir Simon c Canada (Procureur général), 2012 CF 387, au paragraphe 26).

 

[130]       Le 28 septembre 2011, Dougal Macdonald d’AADNC a présenté le manuel au CCPNA, mais rien n’indique que les points de vue des chefs ont été pris en compte ni même sollicités.

 

[131]       Le 29 septembre 2011, le CCPNA a adopté une résolution soutenant les chefs de la Nouvelle‑Écosse et du Nouveau‑Brunswick dans leur opposition à l’ébauche du manuel. La résolution en appelait également à la création d’un groupe de travail mixte (le groupe de travail) sur l’aide sociale qui serait composé de représentants du CCPNA et d’AADNC pour discuter des questions liées à la mise en œuvre du manuel.

 

[132]       Le 7 octobre 2011, les demandeurs ont présenté leur demande de contrôle judiciaire.

 

[133]       La première réunion du groupe de travail a eu lieu le 19 octobre 2011. Selon le procès‑verbal de la réunion, la discussion devait porter non pas sur le bien‑fondé du manuel, mais plutôt sur sa mise en œuvre. L’objectif du groupe de travail était de recueillir des données pour permettre aux parties de comprendre les différentes répercussions du manuel. On a demandé que la mise en œuvre soit reportée.

 

[134]       Le 24 octobre 2011, le groupe de travail s’est réuni en Nouvelle‑Écosse. Aucun représentant de la Première Nation d’Elsipogtog n’a pris part à cette réunion de crainte que la participation de la Première Nation ne soit considérée par la suite comme une consultation. Pendant cette réunion, on a décidé que le groupe de travail recueillerait des données pour montrer les répercussions de la politique et que la collecte des données devrait être terminée en novembre 2011 afin que les recommandations finales soient prêtes au plus tard à la fin du mois de février 2012.

 

[135]       Trois événements ont fait dérailler ce processus le 27 octobre 2011 : 1) les chefs de la Nouvelle‑Écosse ont quitté le groupe de travail; 2) le ministre n’a pas fixé de nouvelle échéance; 3) le CCPNA a stoppé le processus du groupe de travail.

 

[136]       Les chefs de la Nouvelle‑Écosse ont quitté le groupe de travail, car ils voulaient qu’on leur confirme que le groupe n’avait pas pour objectif de changer les conditions et les taux de l’aide sociale en vigueur en Nouvelle‑Écosse et qu’il ne s’agissait pas d’un processus pour mettre en œuvre le nouveau manuel. Ils craignaient que leur participation ne soit considérée comme une acceptation du manuel et un appui à celui‑ci.

 

[137]       Le 27 octobre 2011, le ministre a envoyé une lettre concernant la date de mise en œuvre. Dans la lettre, il était indiqué qu’il restait suffisamment de temps avant la fin de l’exercice (31 mars 212) pour recueillir les données et achever la mise en œuvre des normes provinciales. La Cour est d’accord avec les points de vue de la juge Simpson, qui a déclaré que la lettre semblait dire que la mise en œuvre serait menée à terme pendant que le groupe de travail préparerait ses recommandations; par conséquent, les conclusions ne seraient pas prises en considération avant la mise en œuvre complète du manuel (voir la décision Simon c Canada, précitée, au paragraphe 36).

 

[138]       Le 16 novembre 2011, John Paul a écrit au ministre pour lui demander de lui confirmer qu’AADNC ne considérerait pas la participation au groupe de travail comme une acceptation du manuel et un appui à celui‑ci.

 

[139]       Le 20 décembre 2011, le ministre a écrit au CCPNA pour lui demander de participer au groupe de travail, l’informer du report de la mise en œuvre des taux et des critères d’admissibilité provinciaux au 1er avril 2012 et fournir la confirmation demandée.

 

[140]       Le 28 décembre 2011, le ministre a écrit aux chefs du Nouveau‑Brunswick pour confirmer la date de mise en œuvre du 1er avril 2012 et les inviter à présenter une solution de rechange au groupe de travail afin de donner aux parties l’occasion de se prononcer sur les problèmes liés à la mise en œuvre.

 

[141]       Le groupe de travail ne s’est pas réuni par la suite. La Cour est en désaccord avec l’affirmation du défendeur selon laquelle les demandeurs ont renoncé à leur droit d’être traités équitablement sur le plan procédural parce qu’ils n’ont pas pris part au processus de consultation (voir le mémoire du défendeur aux paragraphes 140 et 160). Les consultations tenues dans le cadre du groupe de travail portaient non pas sur la décision elle‑même, mais plutôt sur la façon de la mettre en œuvre et d’évaluer les répercussions.

 

[142]       La dernière interaction entre les parties a eu les 15 et 16 février 2012 dans le cadre d’un atelier pratique d’AADNC à l’intention des administrateurs du développement social concernant la mise en œuvre des normes et des taux provinciaux du manuel national (2012), qui a remplacé en janvier 2012 le manuel pour l’Atlantique.

 

[143]       Il ressort de ce qui précède que les Premières Nations ont été consultées sur la mise en œuvre du nouveau manuel et qu’elles ont choisi d’abandonner le processus. Cependant, il n’y a jamais eu de véritable consultation sur le bien‑fondé d’une application rigoureuse des taux et des critères d’admissibilité provinciaux avant que le manuel ne soit élaboré et mis en œuvre. Par ailleurs, rien ne montre que les résultats de l’étude menée par le groupe de travail sur les répercussions auraient pu empêcher la mise en œuvre du manuel.

 

[144]       La Cour reconnaît que les demandeurs avaient le droit d’être traités équitablement sur le plan procédural; cependant, pour déterminer l’ampleur de cette obligation, il faut tenir compte des cinq facteurs établis dans l’arrêt Baker. Il convient de rappeler ces facteurs :

(1)               la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir;

(2)               la nature du régime législatif;

(3)               l’importance de la décision pour les personnes visées;

(4)               les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision;

(5)               les choix de procédure que l’organisme fait lui‑même.

 

[145]       La juge L’Heureux‑Dubé, au nom de la Cour suprême du Canada, a dit ce qui suit :

[...] les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur (voir l’arrêt Baker, précité, au paragraphe 22).

 

[146]       La décision d’interpréter le PE est de nature administrative et n’a rien à voir avec la prise de décisions judiciaires; par conséquent, l’obligation d’équité procédurale est moindre (voir l’arrêt Baker, au paragraphe 23).

 

[147]       Il n’y a aucun régime législatif qui permet d’interjeter directement appel de la décision. La Cour rejette l’affirmation du défendeur selon laquelle les personnes touchées par la mise en œuvre des taux provinciaux peuvent interjeter appel de toute décision les concernant devant leur conseil de bande respectif. En l’espèce, il n’y a aucune loi régissant l’aide sociale aux Premières Nations; par conséquent, il n’existe pas de mécanisme permettant de contester la décision du ministre de changer les normes applicables à la prestation de l’aide sociale dans les réserves. AADNC devait donc offrir des protections procédurales plus importantes, notamment eu égard aux 20 années qui se sont écoulées entre la mise en œuvre du manuel pour la région de l’Atlantique de 1991, qui appliquait le concept de comparabilité raisonnable, et la décision de passer à une application rigoureuse des taux et des critères d’admissibilité provinciaux en 2012, en dépit de l’intégration du concept de comparabilité raisonnable dans le manuel national (2012) (voir l’arrêt Baker, au paragraphe 24).

 

[148]       La décision aura des répercussions importantes sur les bénéficiaires de l’aide sociale des Premières Nations, mais ces répercussions n’ont pas été évaluées à fond par le ministre. À la lumière des éléments de preuve au dossier selon lesquels AADNC a admis ne pas connaître pleinement les répercussions de la décision relative à l’application rigoureuse des taux ou des critères d’admissibilité provinciaux, la Cour constate sans l’ombre d’un doute que le ministre avait une obligation d’équité procédurale plus importante envers les demandeurs.

 

[149]       Les demandeurs font valoir qu’ils s’attendaient légitimement à être consultés avant que des changements à l’aide sociale soient apportés. Ils renvoient au rapport du Comité du Cabinet sur la politique sociale de 1976, au document du gouvernement du Canada Rassembler nos forces et à l’entente‑cadre sur l’union sociale pour démontrer la preuve que le Canada s’est engagé à travailler de concert avec les peuples autochtones et à ne pas agir unilatéralement en ce qui concerne les programmes de développement social (voir le DCD, volume 3, onglets 4, 6, 8, 21, 23, 24 et 25). Même si la Cour reconnaît que le gouvernement s’est engagé à travailler étroitement avec les Premières Nations, la Cour suprême du Canada a récemment clarifié la notion d’attentes légitimes dans l’arrêt Agraira. Elle écrit ce qui suit au paragraphe 94 :

[...] Si un organisme public a fait des déclarations au sujet des procédures qu’il suivrait pour rendre une décision en particulier, ou s’il a constamment suivi dans le passé, en prenant des décisions du même genre, certaines pratiques procédurales, la portée de l’obligation d’équité procédurale envers la personne touchée sera plus étendue qu’elle ne l’aurait été autrement.

 

[150]       Les attentes légitimes ne confèrent toutefois pas de droits matériels; la Cour peut seulement accorder une réparation procédurale (arrêt Agraira, précité, au paragraphe 97).

 

[151]       Les demandeurs s’attendaient légitimement à ce qu’on les consulte avant de prendre des décisions sur les changements à apporter à l’aide sociale et de les mettre en œuvre. On avait déjà offert aux Premières Nations l’occasion d’exprimer leurs points de vue concernant l’ébauche du manuel de 1991 avant sa mise en œuvre, et il aurait fallu au moins leur accorder la même possibilité en l’espèce. Il est clair, eu égard à ce facteur, qu’on avait envers les demandeurs une obligation d’équité procédurale plus importante et qu’ils auraient dû pouvoir présenter leurs arguments relativement aux changements apportés dans le manuel.

 

[152]       En ce qui concerne le dernier facteur énoncé dans l’arrêt Baker, les choix de procédure que l’organisme fait lui‑même, la Cour est d’accord avec les demandeurs pour dire qu’il n’est pas pertinent, car il n’est pas certain qu’AADNC ait fait quelque choix de procédure que ce soit (voir la décision Simon c Canada, précitée, au paragraphe 86); il a plutôt fait des choix par rapport à la façon dont il communiquerait sa décision.

 

[153]       Vu l’analyse ci‑dessus des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker, la Cour conclut que les demandeurs avaient droit à une plus grande protection procédurale, prenant la forme de consultations, avant que la décision soit prise.

 

[154]       Il ressort de la preuve qu’aucune véritable consultation n’a été tenue sur le bien‑fondé du manuel avant qu’il soit élaboré et mis en œuvre. Les Premières Nations concernées par la décision n’ont pas eu l’occasion de « présenter leur point de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur » (voir l’arrêt Baker, précité, au paragraphe 22). Le défendeur a donc manqué à son obligation d’équité procédurale.

 

[155]       La Cour estime que la consultation qui a eu lieu n’était pas sérieuse, puisque la décision avait déjà été prise. AADNC avait à sa disposition des éléments de preuve concluants montrant que l’application des taux provinciaux aurait des répercussions sur une majorité des bénéficiaires, mais il a tout de même informé les Premières Nations que la décision serait mise en œuvre. Il est particulièrement troublant de constater qu’il n’existe aucune donnée de base sur le nombre de bénéficiaires qui ne seraient plus admissibles à l’aide sociale après l’application rigoureuse des critères d’admissibilité provinciaux. Les bénéficiaires de l’aide sociale sont les personnes les plus vulnérables de la société, mais on a tout de même pris une décision touchant un certain nombre d’entre eux sans en connaître véritablement les répercussions. Les réunions tenues portaient sur la mise en œuvre de la décision; au bout du compte, aucune discussion n’a eu lieu pour déterminer s’il était opportun d’appliquer rigoureusement les taux et les critères d’admissibilité provinciaux dans le contexte de la politique globale d’AADNC axée sur une plus grande autonomie des Premières Nations dans la gestion de leurs affaires.

 

[156]       Par conséquent, la Cour accueille la demande.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie, le défendeur étant condamné aux dépens.

2.                  La décision du ministre des Affaires autochtones et du Développement du Nord est par la présente annulée.

 

 

« André F.J. Scott »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

T-1649-11

 

INTITULÉ :

CHEF JESSE JOHN SIMON ET AUTRES c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            le 19 juin 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT:

                                                            LE JUGE SCOTT

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 4 NovembrE 2013

COMPARUTIONS :

Naiomi Metallic

Jason T. Cooke

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Jonathan Tarlton

Julien Matte

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

BURCELLS LLP

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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