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Date : 20131104

Dossier : T‑676‑13

Référence : 2013 CF 1116

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario) le 4 novembre 2013

En présence de madame la juge Kane

 

 

ENTRE :

EVA NOTBURGA MARITA SYDEL

 

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La demanderesse sollicite un bref de mandamus en vue de contraindre le procureur général du Canada ou le ministre de la Justice (le ministre) à donner une directive au registraire de la Cour suprême du Canada (le registraire). Plus précisément, la demanderesse souhaite qu’il soit ordonné au registraire de soumettre à un juge de la Cour suprême du Canada (la CSC) sa requête en réexamen de sa demande d’autorisation de pourvoi à la CSC d’une décision de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique.

 

[2]               La demande est rejetée pour les motifs qui suivent.

 

[3]               Les renseignements suivants permettent de situer la présente demande dans son contexte et de mieux comprendre les motifs du refus d’accorder la réparation demandée.

 

Contexte

[4]               En 2007, la demanderesse a été déclarée coupable de fraude fiscale par la Cour provinciale de la Colombie‑Britannique. Elle a été condamnée à 18 mois de prison et à une amende de 244 447 $.

 

[5]               La demanderesse a interjeté appel de sa déclaration de culpabilité devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, mais s’est par la suite désistée de son appel. Sa demande de réouverture de l’appel a été refusée. Elle a ensuite introduit, devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, une action civile dans laquelle elle sollicitait un jugement déclarant invalide tant la Loi de l’impôt sur le revenu que les déclarations de culpabilité prononcées contre elle en vertu de cette loi.

 

[6]               La demanderesse réclamait 300 millions de dollars en dommages‑intérêts pour violation de son droit à un procès équitable garanti par l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés au motif que son procès criminel avait été injuste parce que le juge avait un parti pris et que ce dernier avait communiqué par des signes non verbaux au cours du procès avec l’enquêteur de l’Agence du revenu du Canada, notamment en employant les signes utilisés par les francs‑maçons. Elle alléguait également que le juge était probablement un franc‑maçon parce qu’il refusait de dire s’il était un franc‑maçon ou non et que l’indépendance judiciaire avait été compromise parce que les francs‑maçons ont infiltré la magistrature et ont fait passer le serment franc‑maçon avant leur serment professionnel.

 

[7]               Elle a formulé les mêmes allégations relativement à d’autres juges qui ont statué sur les diverses instances judiciaires introduites par la demanderesse. La demanderesse a également saisi le Conseil canadien de la magistrature de plaintes qui ont toutes été jugées dénuées de fondement.

 

[8]               Le 3 août 2011, la demanderesse a saisi la CSC d’une demande visant à obtenir l’autorisation de se pourvoir contre l’ordonnance de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, qui avait rejeté son appel et avait confirmé le rejet de son action civile par la Cour suprême de la Colombie‑Britannique.

 

[9]               La demanderesse avait, en date du 21 novembre 2011, soumis toutes les pièces à l’appui de sa demande d’autorisation de pourvoi à la CSC.

 

[10]           Par ailleurs, par requête présentée le 29 novembre 2011 à la CSC, la demanderesse a demandé qu’il soit ordonné au procureur général du Canada, au Conseil canadien de la magistrature et au procureur général de la Colombie‑Britannique d’ouvrir une enquête pour chercher à savoir si certains juges nommément désignés de la Cour suprême et de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, et le juge de la Cour provinciale qui l’avait déclarée coupable, ainsi qu’un employé nommément désigné de l’Agence du revenu du Canada étaient des francs‑maçons. Aux termes d’une ordonnance datée du 15 décembre 2011, le registraire a rejeté cette requête.

 

[11]           Le 22 décembre 2011, une formation collégiale de trois juges de la CSC a rejeté la demande d’autorisation de pourvoi de la décision de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique.

 

[12]           Le 31 janvier 2012, la demanderesse a présenté une requête en réexamen de sa demande d’autorisation de pourvoi. Par lettre datée du 19 juin 2012, le registraire a informé la demanderesse que sa requête était refusée étant donné qu’elle ne révélait l’existence d’aucune circonstance extrêmement rare justifiant un réexamen au sens de l’article 73 des Règles de la Cour suprême du Canada (les Règles de la Cour suprême).

 

[13]           L’avocat de la demanderesse a ensuite écrit au ministre le 24 septembre 2012 pour lui demander [traduction] « d’ordonner au registraire de soumettre à la Cour les documents de [s]a cliente conformément aux Règles de la Cour ». Le ministre n’a pas donné suite à cette demande.

 

[14]           Ce qui nous amène à la présente demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre de refuser d’intervenir. La demanderesse sollicite maintenant un bref de mandamus et demande à notre Cour de forcer le procureur général du Canada ou le ministre à ordonner au registraire de soumettre à un juge de la CSC sa requête en communication et sa requête en réexamen du refus d’autoriser le pourvoi. La demanderesse n’a formulé aucun argument à l’appui de sa requête en communication et a limité sa demande de mandamus à sa requête en réexamen.

 

[15]           La réparation demandée ne peut pas et ne devrait pas être accordée.

 

Motifs invoqués par la demanderesse au soutien de sa demande de mandamus

[16]           Le principal argument invoqué par la demanderesse est que le registraire a rendu une décision qui revenait à un juge de la CSC. La demanderesse affirme que le registraire a agi sans pouvoirs en refusant sa requête en réexamen. Par conséquent, le ministre, qui est chargé d’exercer son autorité sur ce qui touche l’administration de la justice aux termes de l’article 4 de la Loi sur le ministère de la Justice, devrait ordonner au registraire de soumettre la requête en question à un juge de la CSC.

 

[17]           La demanderesse affirme que sa requête aurait dû être examinée par un juge de la CSC conformément à la Loi sur la Cour suprême et aux Règles de la Cour suprême. Elle affirme qu’on lui a refusé l’avantage de faire examiner par un juge, qui jouit d’une indépendance judiciaire, la question de savoir si sa requête en réexamen soulevait des circonstances extrêmement rares.

 

[18]           La demanderesse affirme que le registraire fait partie de l’organe exécutif et qu’il n’est pas judiciairement indépendant.

 

[19]           La demanderesse soutient qu’elle ne remet pas en cause l’irrévocabilité de la décision de la CSC, et affirme qu’elle cherche au contraire à obtenir une décision définitive, mais qu’une telle décision ne peut émaner que d’un juge de la CSC statuant sur sa requête en réexamen de sa demande d’autorisation de pourvoi. La demanderesse nie également que la présente demande de contrôle judiciaire constitue une attaque indirecte de la CSC, affirmant qu’il s’agit uniquement d’une attaque dirigée contre la personne qui a rejeté sa requête, en l’occurrence, le registraire.

 

[20]           La demanderesse affirme également qu’elle a satisfait à tous les éléments du critère à respecter pour obtenir un bref de mandamus, que la Cour d’appel fédérale a énoncés dans l’arrêt Apotex Inc c Canada (Procureur général), [1993] ACF no 1098, au paragraphe 45, [1994] 1 CF 742, conf. par [1994] 3 RCS 1100, [1994] ACS no 113 [Apotex].

 

Thèse du défendeur

[21]           Le défendeur affirme que le principe de l’indépendance judiciaire ne permet pas à notre Cour de délivrer un bref de mandamus pour forcer le ministre à ordonner au registraire de soumettre la requête en réexamen de la demanderesse à un juge de la CSC.

 

[22]           Le ministre ne peut, pas plus que tout autre ministre de la Couronne ou membre de l’organe exécutif, intervenir dans le processus décisionnel de quelque tribunal judiciaire que ce soit.

 

[23]           Le défendeur affirme qu’il n’est pas nécessaire d’examiner si les critères du mandamus ont été respectés étant donné que, pour s’acquitter des fonctions que lui confie la Loi sur le ministère de la Justice et pour respecter le principe de la primauté du droit, le ministre devait s’abstenir d’intervenir, comme il l’a fait en l’espèce.

 

[24]           Le défendeur affirme également que la réparation demandée constitue en fait une contestation indirecte de la décision de la CSC de rejeter la demande d’autorisation puisqu’elle vise à annuler la décision de la Cour.

 

[25]           Le défendeur signale également que le registraire fait partie de la CSC et qu’il ne peut être qualifié de membre de l’organe exécutif.

 

Question en litige

[26]           La question principale est celle de savoir si notre Cour a compétence pour ordonner au ministre ou au procureur général du Canada d’enjoindre au registraire de déférer à un juge de la CSC les requêtes en communication et en réexamen de la décision sur la demande d’autorisation de pourvoi présentées par la demanderesse.

 

[27]           Si la Cour possède effectivement cette compétence, la question à laquelle il faut répondre est celle de savoir si le critère à observer pour pouvoir obtenir un bref de mandamus a été respecté.

 

La Cour n’a pas compétence pour prononcer un bref de mandamus contre le registraire

[28]           La réparation sollicitée par la demanderesse porte atteinte aux principes d’indépendance judiciaire, à la hiérarchie de notre Cour ainsi qu’à la suprématie de la CSC.

 

[29]           De plus, l’argument de la demanderesse suivant lequel le registraire n’a pas compétence pour décider de refuser sa requête en réexamen est dénué de fondement.

 

[30]           Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’en sollicitant un bref de mandamus contre le ministre, la demanderesse cherche indirectement à faire ce qu’elle ne peut faire directement. Indépendamment de la façon dont la demanderesse formule sa requête, elle demande effectivement au ministre d’intervenir auprès de la CSC.

 

[31]           Comme le défendeur l’a fait observer, le rôle du ministre, qui consiste à veiller à la bonne administration de la justice conformément à l’article 4 de la Loi sur le ministère de la Justice, exige du ministre qu’il garantisse l’indépendance de la magistrature, ce qui, par ailleurs, l’oblige à ne pas intervenir, contrairement à ce que la demanderesse souhaite.

 

Pouvoirs du registraire

[32]           La demanderesse a soutenu à plusieurs reprises que le registraire avait agi sans droit en rejetant sa requête en réexamen de sa demande d’autorisation au motif que celle‑ci ne soulevait pas de circonstances extrêmement rares au sens de l’article 73 des Règles de la Cour suprême. Cet argument n’est pas fondé.

 

[33]           La Loi sur la Cour suprême dispose :

18.  Le registraire exerce la juridiction d’un juge en chambre selon les pouvoirs qui lui sont conférés par les ordonnances ou règles générales édictées en vertu de la présente loi.

 

 The Registrar has such authority to exercise the jurisdiction of a judge sitting in chambers as may be conferred on the Registrar by general rules or orders made under this Act.

 

 

[34]           Les dispositions applicables des Règles de la Cour suprême prévoient ce qui suit :

12.  Sous réserve de la règle 78, l’ordonnance du registraire lie toutes les parties intéressées comme si elle émanait d’un juge.

 

13.  Le registraire peut renvoyer à un juge toute affaire qui lui est soumise.

 

[…]

 

73. (1) Aucune demande d’autorisation de pourvoi ne peut faire l’objet d’un réexamen sauf si des circonstances extrêmement rares le justifient.

 

 

[…]

 

78. (1) Toute partie visée par une ordonnance du registraire peut, dans les vingt jours suivant le prononcé de celle‑ci, en demander la révision à un juge par requête.

 

(2) L’affidavit à l’appui de la requête en expose les motifs.

 

 

[Je souligne.]

 

12. Subject to Rule 78, every order made by the Registrar shall be binding on all parties concerned as if the order had been made by a judge.

 

13. The Registrar may refer any matter before him or her to a judge.

 

[…]

 

 (1) There shall be no reconsideration of an application for leave to appeal unless there are exceedingly rare circumstances in the case that warrant consideration by the Court.

 

[…]

 

 (1) Within 20 days after the Registrar makes an order, any party affected by the order may make a motion to a judge to review the order.

 

 

(2) The affidavit in support of the motion shall set out the reasons for the objection to the order.

 

(Emphasis added)

 

 

[35]           Suivant l’interprétation que je fais de ces dispositions, le pouvoir du registraire de rejeter la requête en réexamen est le même que celui qui est conféré à un juge en chambre, ainsi qu’il ressort de l’article 12 des Règles. L’ordonnance prononcée par le registraire a un caractère obligatoire.

 

[36]           Dans sa décision, le registraire a clairement déclaré que l’article 78 ne s’appliquait pas :

[traduction] J’ai examiné votre requête en réexamen ainsi que l’affidavit que vous avez présenté à l’appui de votre requête. J’ai le regret de vous informer qu’à mon avis, votre requête ne révèle pas l’existence de circonstances extrêmement rares qui justifieraient un réexamen par la Cour. De plus, veuillez prendre note que l’article 78 des Règles de la Cour suprême du Canada ne s’applique pas à la présente affaire.

 

[37]           La demanderesse n’a pas le droit de faire examiner sa requête en réexamen par un juge de la CSC, étant donné que sa requête a déjà été valablement examinée et tranchée par le registraire. Par conséquent, la thèse de la demanderesse suivant laquelle le ministre a l’obligation d’intervenir pour s’assurer que le registraire a agi dans les limites de ses pouvoirs est sans fondement.

 

L’indépendance de la magistrature exige que celle‑ci soit à l’abri de toute ingérence de l’organe exécutif

[38]           Le principe de l’indépendance judiciaire signifie et exige que la magistrature soit une entité distincte et indépendante de tous les autres acteurs du système de justice, y compris le gouvernement.

 

[39]           La CSC s’est penchée à de nombreuses reprises sur l’importance et les caractéristiques distinctives de l’indépendance judiciaire. Les principes sont clairs.

 

[40]           Dans l’arrêt Beauregard c Canada, [1986] 2 RCS 56, [1986] ASC no 50 [Beauregard], la CSC a retracé les origines du principe de l’indépendance judiciaire en faisant observer, au paragraphe 21 :

Historiquement, ce qui a généralement été accepté comme l’essentiel du principe de l’indépendance judiciaire a été la liberté complète des juges pris individuellement d’instruire et de juger les affaires qui leur sont soumises: personne de l’extérieur‑‑que ce soit un gouvernement, un groupe de pression, un particulier ou même un autre juge‑‑ne doit intervenir en fait, ou tenter d’intervenir, dans la façon dont un juge mène l’affaire et rend sa décision. Cet élément essentiel continue d’être au centre du principe de l’indépendance judiciaire. Néanmoins, ce n’est pas là tout le contenu du principe.

 

 

[41]           La Cour ajoute, aux paragraphes 30 et 31 :

[…]  l’histoire de la Constitution du Canada et le droit constitutionnel canadien actuel établissent clairement les racines profondes, la vitalité et le caractère vibrant contemporains du principe de l’indépendance judiciaire au Canada. Le rôle des tribunaux en tant qu’arbitres des litiges, interprètes du droit et défenseurs de la Constitution exige qu’ils soient complètement séparés, sur le plan des pouvoirs et des fonctions, de tous les autres participants au système judiciaire.

 

Je mets l’accent sur le mot « tous » dans la phrase précédente parce que, bien que l’indépendance judiciaire soit habituellement étudiée et analysée en fonction du rapport qui existe entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif, dans le présent pourvoi le rapport pertinent est celui qui existe entre le pouvoir judiciaire et le Parlement. Rien ne dépend de cette différence contextuelle. Bien qu’un soin particulier doive être pris pour préserver l’indépendance de la magistrature vis‑à‑vis du pouvoir exécutif (du fait que le pouvoir exécutif soit si souvent partie aux litiges devant les tribunaux), le principe de l’indépendance judiciaire doit également être maintenu face à toute autre ingérence possible, y compris celle du pouvoir législatif.

 

[42]           Dans l’arrêt R c Valente, [1985] ASC no 77, [1985] 2 RCS 673, la CSC s’est penchée sur le rapport qui existe entre l’impartialité et l’indépendance, à la page 685 :

Même s’il existe de toute évidence un rapport étroit entre l’indépendance et l’impartialité, ce sont néanmoins des valeurs ou exigences séparées et distinctes. L’impartialité désigne un état d’esprit ou une attitude du tribunal vis‑à‑vis des points en litige et des parties dans une instance donnée. Le terme « impartial », comme l’a souligné le juge en chef Howland, connote une absence de préjugé, réel ou apparent. Le terme « indépendant », à l’al. 11d), reflète ou renferme la valeur constitutionnelle traditionnelle qu’est l’indépendance judiciaire. Comme tel, il connote non seulement un état d’esprit ou une attitude dans l’exercice concret des fonctions judiciaires, mais aussi un statut, une relation avec autrui, particulièrement avec l’organe exécutif du gouvernement, qui repose sur des conditions ou garanties objectives.

 

[43]           Dans l’arrêt R c Lippé, [1990] ASC no 128, [1991] 2 RCS 114, la CSC fait observer, à la page 138 :

Le contenu du principe de l’indépendance judiciaire doit se déterminer en fonction de notre tradition constitutionnelle et il est donc limité à l’indépendance vis‑à‑vis du gouvernement. Bien que le texte de l’arrêt Beauregard, précité, puisse sembler avoir élargi le concept, il faut se rappeler que le raisonnement de l’affaire a fait porter l’exigence au‑delà de l’exécutif jusqu’au pouvoir législatif du gouvernement […]

 

Je n’entends toutefois pas limiter cette notion de « gouvernement » aux simples pouvoirs exécutif et législatif. Par l’expression « gouvernement », dans ce contexte, je veux dire toute personne ou tout organisme capable d’exercer des pressions sur les juges en vertu de pouvoirs émanant de l’État.

 

[Souligné dans l’original.]

 

[44]           En l’espèce, la requête en bref de mandamus de la demanderesse va à l’encontre du principe de la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire et elle compromet l’indépendance judiciaire de la CSC. La demanderesse demande en réalité au ministre de s’assurer que sa requête en réexamen soit examinée une seconde fois et qu’elle le soit par un juge de la CSC, ce qui revient à demander au ministre de superviser la plus haute juridiction du Canada ou de s’immiscer dans son fonctionnement, ce qui porte de toute évidence atteinte au principe de l’indépendance judiciaire.

 

[45]           Si le ministre pouvait être contraint d’ordonner au registraire de soumettre à un juge de la CSC une requête en réexamen d’une demande d’autorisation – ou toute autre requête –, forçant ainsi essentiellement le juge en question à examiner la requête, qu’est‑ce qui empêcherait le ministre d’ordonner au registraire de soumettre à un juge de la CSC une requête visant à examiner ou à réexaminer une affaire à laquelle un ministre est partie? Il n’y a aucun doute que cette façon de procéder violerait l’indépendance judiciaire ainsi que le principe de la primauté du droit.

 

[46]           Dans la décision Legere c Canada, 2003 CF 869, [2003] ACF no 766 [Legere], notre Cour a examiné les principes de l’indépendance judiciaire dans des circonstances semblables à celles de la présente affaire. M. Legere avait introduit une action devant la Cour fédérale contre Sa Majesté la Reine, en sa qualité de Couronne fédérale, en alléguant que la Couronne fédérale avait un pouvoir de contrôle vis‑à‑vis des juges et des protonotaires de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, qui l’avait débouté dans une affaire en droit de la famille.

 

[47]           Le protonotaire Hargrave a cité les extraits précités de l’arrêt Beauregard et a fait observer que la Couronne fédérale n’avait aucun pouvoir de contrôle sur la magistrature. Voici ce que le protonotaire déclare au paragraphe 15 de la décision Legere :

Les magistrats sont nommés à titre inamovible. Bien que les juges et les protonotaires soient nommés par la Couronne, ils ne sont pas des fonctionnaires de la Couronne : la Couronne, ses ministres, le Parlement et les ministères n’ont pas d’autorité sur eux et ne peuvent leur donner des directives. Les membres de la magistrature sont indépendants et jouissent d’une immunité totale contre les poursuites en justice découlant des gestes posés ou des déclarations faites dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires. Il ne peut donc y avoir de responsabilité du fait d’autrui de la part de la Couronne.

 

 

[48]           Les mêmes principes s’appliquent en l’espèce. Les juges de la CSC ne sont pas des fonctionnaires de la Couronne; la Couronne et ses ministres n’ont pas d’autorité sur eux et ne peuvent leur donner de directives. Le contraire compromettrait le partage des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire.

 

[49]           Dans la décision Legere, le protonotaire Hargrave a également fait observer que laisser l’instance suivre son cours équivaudrait à permettre au demandeur d’attaquer indirectement les décisions de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, ce qui est interdit. La règle interdisant les attaques indirectes empêche d’attaquer l’ordonnance rendue par un tribunal compétent dans le cadre d’une instance autre qu’une instance visant précisément à obtenir l’infirmation, la modification ou l’annulation de l’ordonnance.

 

[50]           Bien que la demande présentée en l’espèce vise le ministre, la règle interdisant les attaques indirectes s’applique néanmoins parce que la demanderesse cherche en fait à contester une décision valide et exécutoire du registraire en vue de faire annuler une décision rendue par une formation collégiale de trois membres de la CSC.

 

[51]           Dans son plaidoyer, l’avocat de la demanderesse a expliqué qu’il était d’accord avec la décision rendue par le protonotaire Hargrave dans l’affaire Legere et que [traduction] « aucun membre de l’organe exécutif ne devrait jamais avoir de contact avec la magistrature ou les tribunaux ». La demanderesse est toutefois d’avis que le registraire ne fait pas partie de la Cour ou de la magistrature, de sorte que ce principe ne s’applique pas dans son cas.

 

[52]           La demanderesse ne semble pas saisir les répercussions de ce qu’elle demande. Forcer le ministre à ordonner au registraire de soumettre à un juge de la CSC la requête en réexamen revient à court‑circuiter carrément le registraire et à ordonner au ministre d’exiger qu’un juge de la CSC examine la requête en réexamen de l’autorisation de pourvoi de la demanderesse.

 

La hiérarchie de la Cour doit être respectée

[53]           En plus de violer les principes de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance judiciaire, la réparation sollicitée par la demanderesse fait fi de la hiérarchie du système judiciaire canadien. On ne pourrait jamais arriver à une décision irrévocable si l’on pouvait forcer le ministre à ordonner au registraire de soumettre des requêtes aux juges de la CSC.

 

[54]           Dans l’arrêt Scheuneman c Canada (Procureur général), 2003 CAF 194, [2003] ACF no 686 [Scheuneman], la Cour d’appel fédérale a rappelé l’importance de l’irrévocabilité et de l’ordre hiérarchique des tribunaux, la CSC occupant le sommet de la hiérarchie.

 

[55]           M. Scheuneman demandait le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la CSC avait rejeté sa demande d’autorisation de pourvoi et sa requête en réexamen en faisant valoir que la CSC répondait à la définition d’« office fédéral » figurant au paragraphe 2(1) de la Loi sur la Cour fédérale, ce qui conférait à la Cour fédérale la compétence pour procéder au contrôle judiciaire de la décision rendue par la CSC au sujet de sa demande d’autorisation.

 

[56]           La Cour d’appel fédérale a écarté cet argument du revers de la main en faisant observer, aux paragraphes 10 et 11 :

[10]      La Cour est convaincue qu’il faut rejeter cet argument. À notre avis, il serait tellement absurde d’étendre à la Cour suprême du Canada la définition de « office fédéral, conseil, bureau, commission ou autre organisme » que le législateur n’a pas cru nécessaire d’en exclure expressément les juges de cette Cour. L’organisation judiciaire au Canada et ailleurs est de nature hiérarchique. Au Canada, la Cour suprême siège au sommet de notre ordre judiciaire. Sous réserve de son pouvoir discrétionnaire résiduel de revoir ses propres décisions (R. c. Hinse, [1997] 1 R.C.S. 3), les arrêts de cette Cour (y compris les décisions de ne pas revenir sur une demande d’autorisation) sont définitives et sans appel : article 52 de la Loi sur la Cour suprême du Canada. Ils ne sont pas susceptibles d’appel. Interpréter la définition de « office fédéral, conseil, bureau, commission ou autre organisme » de façon à y inclure la Cour suprême du Canada et permettre ainsi à la Cour fédérale de revoir les arrêts de ladite Cour, porterait atteinte au caractère définitif de ses décisions et renverserait l’ordre hiérarchique des tribunaux judiciaires.

 

[11]      Si, comme le soutient M. Scheuneman, la Cour fédérale pouvait revoir un arrêt ou une ordonnance de la Cour suprême du Canada, la décision qu’elle prendrait serait elle‑même sujette à pourvoi devant l’instance judiciaire suprême. De plus, advenant que celle‑ci rejette l’autorisation de pourvoi, ce refus pourrait théoriquement faire lui aussi l’objet d’une nouvelle demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale. Il serait absurde d’interpréter la Loi sur la Cour fédérale comme donnant compétence à la Cour de revoir la décision d’un organisme, alors que le résultat de ce contrôle pourrait ensuite être porté en appel devant le même organisme auteur de la décision sous examen. Le litige n’aurait plus de fin.

 

[57]           Les principes énoncés dans l’arrêt Scheuneman s’appliquent à la demande dont je suis saisi. La demanderesse sollicite une ordonnance de notre Cour contre le ministre. Si l’on fait droit à sa demande, une décision du registraire qui a la même force exécutoire qu’une décision d’un juge en chambre de la CSC ― et ce, malgré le fait que la CSC est la juridiction de dernier ressort ― serait assujettie à l’autorité de notre Cour ou serait compromise par celle‑ci.

 

[58]           Si la CSC examinait la requête en réexamen une seconde fois par suite d’une décision prise par le ministre par le biais du registraire et qu’elle rejetait la requête une seconde fois, la demanderesse irait‑elle jusqu’à laisser entendre que le ministre peut continuer à en exiger le réexamen? Bien que la thèse de la demanderesse soit qu’une décision n’est pas irrévocable tant qu’un juge, et non le registraire, n’a pas tranché la requête en réexamen, la réparation même qu’elle cherche à obtenir du ministre de la Justice inviterait des demandes de réexamen sans fin; il n’y aurait jamais de décision définitive et la hiérarchie de la CSC ne serait pas respectée.

 

Les conditions à remplir pour obtenir un bref de mandamus ne peuvent pas être respectées

[59]           La demanderesse soutenait qu’elle satisfaisait aux critères définis dans l’arrêt Apotex pour obtenir un bref de mandamus parce que : le ministre était tenu envers elle d’agir de manière à empêcher le registraire d’outrepasser sa compétence; elle avait satisfait à toutes les conditions préalables en demandant au ministre d’intervenir; elle ne disposait d’aucun autre recours; l’ordonnance sollicitée aurait une incidence sur le plan pratique parce qu’elle permettrait de soumettre à un juge l’affidavit dans lequel elle invoquait des circonstances extrêmement rares et permettrait d’apporter une solution définitive, comme elle le souhaite; et, enfin, la prépondérance des inconvénients la favorisait, parce qu’elle avait le droit de faire examiner sa requête par un juge ou, à tout le moins, parce que la mesure qu’elle réclame ne causerait aucun inconvénient ou confusion au sein de la CSC.

 

[60]           La demanderesse n’a satisfait à aucun des éléments du critère permettant d’obtenir un bref de mandamus pour les motifs qui ont déjà été exposés. Mais surtout, le ministre n’a aucune obligation d’intervenir et, en fait, est tenu de s’abstenir d’intervenir pour assurer l’indépendance judiciaire et pour respecter le principe de la séparation des pouvoirs.

 

Conclusion

[61]           La réparation sollicitée par la demanderesse porte atteinte aux principes de l’indépendance judiciaire, à la hiérarchie de notre Cour et à la suprématie de la CSC.

 

[62]           Je tiens également à signaler que la demanderesse n’a pas prétendu qu’on l’avait privée de la possibilité de soumettre l’affidavit dans lequel elle affirme qu’il existe des circonstances extrêmement rares justifiant un réexamen devant un juge, compte tenu du fait que son affidavit a été examiné par le registraire, lequel possède les mêmes pouvoirs qu’un juge de la CSC siégeant en chambre. Qui plus est, les circonstances extrêmement rares invoquées ― en l’occurrence ses allégations que les francs‑maçons ont infiltré le système de justice et que les francs‑maçons peuvent être une organisation criminelle et qu’ils ont, par conséquent, compromis l’indépendance judiciaire et le principe de la primauté du droit ― sont exactement les mêmes que celles qu’elle a formulées dans sa déclaration, laquelle a été rejetée et dont l’autorisation de pourvoi a été refusée par une formation collégiale de trois juges de la CSC.

 

[63]           La demanderesse affirme qu’elle cherche une décision définitive et que cet objectif ne sera atteint que lorsque sa requête sera examinée par un juge de la CSC. En fait, la demanderesse a déjà obtenu une décision définitive. Elle a exercé sans relâche tous les recours juridiques possibles pendant plusieurs années. Sa demande d’autorisation de pourvoi à la CSC a été rejetée, tout comme sa requête en réexamen de la décision relative à son autorisation de pourvoi. Les ordonnances en question sont définitives et exécutoires. Par conséquent, la décision de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique est définitive pour ce qui est de la confirmation du refus de la cause d’action de la demanderesse. La demanderesse doit se faire à l’idée et accepter cette décision définitive et comprendre que ses recours en justice ont atteint leur terme.

 

[64]           Ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a fait observer dans l’arrêt Scheuneman, précité, au paragraphe 12 :

[…] Nul n’est en droit d’utiliser les ressources limitées du public en vue de poursuivre indéfiniment une action quelle que soit l’importance que peuvent revêtir les questions en cause pour l’intéressé. L’irrévocabilité est un élément indispensable de tout système de justice.

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR :

 

1.         REJETTE la demande de contrôle judiciaire et de mandamus;

 

2.         ADJUGE les dépens au défendeur selon le milieu de la fourchette prévue à la colonne 3 du tarif B.

 

 

« Catherine M. Kane »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T‑676‑13

 

INTITULÉ :                                                  EVA NOTBURGA MARITA SYDEL c
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 21 octobre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 4 novembre 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Richard Hendery

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Kirat Khalsa

Loretta Chun

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Richard Hendery

Avocat

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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