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Date : 20131119

Dossier : IMM-11580-12

Référence : 2013 CF 1174

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 novembre 2013

En présence de monsieur le juge Zinn

 

ENTRE :

 

 

SUZANA PRECI

FLAVIA-ALESSIA PRECI

LUISON LEONARDO PRECI

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté la demande d’asile des demandeurs au motif qu’ils n’ont pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles étayant le bien‑fondé de leur crainte de persécution au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

 

[2]               Suzana Preci est une citoyenne albanaise de 43 ans. Les deux autres demandeurs sont sa fille et son fils. 

 

[3]               Dans son formulaire de renseignements personnels (FRP), Mme Preci affirme qu’elle demande l’asile parce qu’elle craint [traduction] « d’être maltraitée ou même tuée par Lekë Preci ([son] ex‑époux), la famille de celui‑ci et les hommes de la famille Nikolli [sa propre famille] ». 

 

[4]               À mon avis, il n’y a rien de déraisonnable dans les conclusions de la SPR selon lesquelles Mme Preci n’a pu établir qu’elle était exposée à un risque d’être ciblée par Lekë Preci ou par la famille de ce dernier. Elle a déclaré dans son témoignage que même si elle avait été victime de violence conjugale pendant leur mariage, ils étaient maintenant divorcés et elle ne savait pas où son ex‑époux se trouvait ni s’il la cherchait. Elle a également admis que ni M. Preci ni la famille de celui‑ci n’avaient déclaré une vendetta contre sa famille.

 

[5]               Toutefois, je conclus que la SPR a fait une analyse déraisonnable de l’autre agent de persécution, la propre famille de la demanderesse, parce qu’elle s’est fondée sur des conjectures et des inférences arbitraires, et elle n’a pas tenu compte de la preuve.

 

Contexte

[6]               La famille élargie de Mme Preci observe un ensemble de coutumes médiévales répandues dans le nord de l’Albanie, connu sous le nom de « Lek Dukagjini ». Selon ce code, les femmes sont considérées comme des possessions, et l’honneur des hommes de la famille est tenu en très haute estime. En 1999, la famille de Mme Preci a obligé celle‑ci à épouser M. Preci, un homme qu’elle n’avait jamais rencontré. Après le mariage, elle a déménagé en Italie, où M. Preci résidait et travaillait.

 

[7]               Durant les 10 années suivantes, Mme Preci a été maltraitée physiquement et émotionnellement; elle a été violée, battue, menacée de mort et victime de violence psychologique à répétition. M. Preci s’en est également pris aux enfants. 

 

[8]               En 2002, Mme Preci a téléphoné à sa famille et a demandé si elle pouvait divorcer de M. Preci compte tenu des mauvais traitements dont les enfants et elle‑même étaient victimes. Sa famille lui a répondu qu’elle ne pouvait pas divorcer de M. Preci et que si elle le faisait, il vaudrait mieux qu’elle ne revienne jamais.

 

[9]               En 2009, Mme Preci a téléphoné à la police pour signaler les mauvais traitements, mais par crainte de la réaction de M. Preci, elle a demandé aux policiers de ne pas intervenir. À la même période, elle a également dit à M. Preci qu’elle entendait divorcer de lui. En réponse, il a menacé de la tuer et il a transféré la propriété de la résidence conjugale à son frère pour que Mme Preci ne puisse en bénéficier en cas de divorce.

 

[10]           Le 7 juin 2010, M. Preci a obtenu un jugement de divorce en Albanie, à l’insu de Mme Preci. Le 22 juin 2010, Mme Preci est retournée en Albanie. Sa famille a appris le divorce et lui a dit qu’elle avait jeté le déshonneur sur leur famille et que les membres de la famille se sentiraient tenus de la tuer eux‑mêmes si elle ne quittait pas l’Albanie. 

 

[11]           Le 27 juin 2010, Mme Preci a fui aux États‑Unis où elle a retrouvé sa sœur. Grâce à l’aide d’une deuxième sœur qui vivait au Canada, elle est entrée au Canada le 1er août 2010. Mme Preci n’avait pas demandé l’asile lorsqu’elle se trouvait aux États‑Unis. 

 

[12]           En 2000, une cousine de Mme Preci qui était divorcée de son mari avait été renvoyée dans sa famille. Elle aurait eu une relation avec un autre homme. Malgré sa grossesse, la cousine de Mme Preci a été tuée par les membres de sa propre famille pour que soit rétabli l’honneur de la famille.

 

Décision

[13]           La SPR a mis l’accent sur le fait que c’était M. Preci qui avait obtenu le divorce, à l’insu de Mme Preci, et que puisqu’elle n’avait pas demandé le divorce, elle n’avait pas enfreint le code de Lek Dukagjini. La SPR a conclu que l’allégation selon laquelle elle avait entaché l’honneur de la famille n’était pas fondée et que la famille n’avait aucune raison de chercher vengeance. Sur ce fondement, la SPR a conclu que Mme Preci ne courait aucun risque auprès de sa propre famille.

 

[14]           La SPR a également commenté le fait que M. Preci n’avait pas témoigné à l’audience et n’a pas accepté la déclaration de Mme Preci selon laquelle M. Preci lui reprochait le divorce parce que, de l’avis de la SPR, c’était « absurde que, après que [M. Preci] a obtenu le jugement de divorce en Albanie sans que la demandeure d’asile principale le sache, il la tienne tout de même responsable du fait qu’il a divorcé d’elle ». Sur ce fondement, la SPR a conclu qu’il ne faudrait accorder « aucune importance » au témoignage de Mme Preci et qu’il était incroyable que la demandeure d’asile principale craigne sa propre famille.

 

Question en litige

[15]           Les demandeurs soulèvent une multitude de questions, qui ne sont que des variations sur la question centrale : la conclusion de la SPR selon laquelle Mme Preci n’avait rien à craindre auprès de sa famille était‑elle déraisonnable parce que la SPR n’a pas tenu compte d’éléments de preuve ou qu’elle a tiré des conclusions abusives ou arbitraires? 

 

Analyse

[16]           La décision de la SPR en l’espèce était déraisonnable pour quatre raisons :

1.      La SPR a déduit de façon déraisonnable que Mme Preci n’avait pas enfreint l’ancien code de Lek Dukagjini parce que c’était M. Preci qui avait obtenu le divorce;

2.      La SPR a conclu de façon abusive que M. Preci n’aurait pas continué de tenir son ex‑épouse responsable du divorce puisqu’il avait entamé la procédure lui‑même, et elle a écarté les éléments de preuve contraires;

3.      La SPR a tiré une inférence défavorable d’une incohérence entre le témoignage de Mme Preci et le contenu de son FRP, laquelle n’existait pas;

4.      La SPR a omis de fournir les motifs pour lesquels elle a exclu certains éléments de preuve probants.

 

[17]           En affirmant que rien n’appuyait l’allégation selon laquelle l’honneur de la famille avait été entaché et qu’il n’y avait donc aucune raison de craindre la persécution, la SPR se fondait sur son évaluation des conséquences au fait que le divorce avait été demandé par M. Preci et non par Mme Preci :

Il n’est pas possible d’avancer ou même d’insinuer [que Mme Preci] a enfreint l’ancien code de Lek Dukagjini, puisque rien ne prouve qu’elle ait incité ou forcé son ex‑mari à obtenir le jugement de divorce. Il n’est même ni vraisemblable ni crédible qu’elle ait pu inciter ou forcer son mari à divorcer d’elle, compte tenu de sa principale allégation selon laquelle elle était maltraitée et dominée à tous les égards par son ex-mari durant toute la période qu’ils ont passée ensemble en Italie. La déclaration de la demandeure d’asile principale dans son exposé circonstancié, soit [traduction] « Je ferais honte à la famille si je divorçais de Leke Preci », et son autre déclaration selon laquelle ses actions, c’est‑à‑dire divorcer de Leke Preci, ne concordent pas avec les éléments de preuve établissant que c’est Leke qui a divorcé d’elle. [Souligné dans l’original.]

 

[18]           Un examen de la transcription de l’audience révèle clairement que lorsque Mme Preci a déclaré qu’elle ferait honte à sa famille si elle divorçait de son époux, elle ne faisait pas référence à l’acte d’entamer elle‑même une procédure de divorce, mais au fait de devenir divorcée, peu importe qui avait entamé la procédure. Toutes ses références au fait de « divorcer » renvoient au divorce au sens large, et elle n’accorde jamais d’importance à qui a demandé le divorce. Par exemple, la SPR lui a demandé directement s’il était important que ce soit son époux, et non elle, qui ait demandé le divorce :

[traduction]

 

Président de l’audience : Maintenant – et veuillez écouter attentivement ma question – le fait que c’est votre ex‑époux […] qui a demandé le divorce […] ne pourrait‑il pas modifier l’opinion de votre famille selon laquelle vous avez jeté le déshonneur sur elle?

 

Demandeure d’asile : C’est précisément la raison pour laquelle il a demandé le divorce.

[…]

Président de l’audience : Parce que le divorce a jeté le déshonneur et la disgrâce sur votre famille… D’accord. Je vais vous reposer la question. Le fait que ce n’est pas vous qui avez demandé le divorce; c’était Leki Preci […] le fait que ce n’est pas vous qui avez jeté la disgrâce et le déshonneur sur votre famille ne change‑t‑il pas les sentiments de votre famille à votre égard?

 

Demandeure d’asile : C’est précisément ce divorce qui me place dans une position encore plus difficile vis‑à‑vis de ma famille. Il est sous‑entendu que je suis la cause du divorce. 

 

[19]           Mme Preci a clairement répondu à la question de la SPR en disant que c’était l’acte de divorcer en soi, peu importe qui avait demandé le divorce, qui était déshonorant. Elle a maintes fois répété ce qui suit au cours de l’audience : [traduction] « ma famille ne consentirait jamais à un divorce, même si j’avais pu être celle qui l’avait demandé » et « ma famille s’opposait à tout genre de divorce ». [Non souligné dans l’original.]

 

[20]           Ce témoignage n’est pas incompatible avec le contenu de son FRP dans lequel elle semble aussi s’exprimer sur le divorce de façon générale, sauf lorsqu’elle évoque directement la possibilité de divorcer de son époux.

 

[21]           Selon le témoignage de Mme Preci, c’est l’acte de divorcer en soi qui fait honte à sa famille, peu importe qui a intenté la procédure de divorce. La SPR n’a aucune raison d’écarter son affirmation réitérée selon laquelle le divorce, peu importe qui l’avait demandé, l’exposerait à la persécution de sa famille, comme elle le craignait. 

 

[22]           Je ne suis pas non plus d’accord avec la conclusion de la SPR selon laquelle « [i]l est absurde » qu’un époux qui demande le divorce continue de tenir son ex‑épouse responsable du divorce. Cette conclusion en elle‑même est dénuée de bon sens et de raison et elle est directement contredite par la preuve.

 

[23]           Tout d’abord, sur un plan strictement logique, il est tout à fait concevable qu’un homme qui maltraite verbalement, psychologiquement, physiquement et sexuellement son épouse depuis des années demande le divorce et continue de la maltraiter psychologiquement en lui reprochant le divorce. En fait, dans bon nombre de cas de divorce, il n’est pas rare qu’un conjoint demande le divorce puis rende son conjoint ou sa conjointe responsable du divorce. Et même si ces cas étaient rares, il demeure que les deux ne s’excluent pas mutuellement.

 

[24]           Deuxièmement, selon le jugement de divorce officiel, M. Preci, le demandeur, rend Mme Preci responsable du divorce. On peut lire sur le jugement traduit que [traduction] « les relations se sont détériorées, de sorte que le demandeur reproche à son ex‑épouse ses bons comportements envers lui ». La traduction est manifestement erronée, car on ne peut reprocher à quelqu’un ses « bons comportements »; Mme Preci a précisé à l’audience ce dont il était vraiment question dans la décision :

[traduction]

Président de l’audience : « Le demandeur reproche à son ex‑épouse ses bons comportements envers lui. » […] Ceci m’apparaît absurde […] D’accord. Venons‑en à la cause. Je n’ai rien vu dans le jugement de divorce qui permettrait de penser que vous [Mme Preci] étiez la raison ou la cause du divorce.

Demandeure d’asile : J’ai lu attentivement le jugement de la cour. Je l’ai lu en albanais, bien sûr. Et il y est écrit, il y est énoncé que la relation dans, que les relations dans cette famille sont houleuses en raison de ma faute [celle de la demanderesse]. [Non souligné dans l’original.]

 

[25]           En faisant abstraction de ce témoignage, la SPR a également souligné le fait que M. Preci lui‑même ne s’était pas présenté à l’audience pour témoigner sur la question de savoir qui avait demandé le divorce et qui devait être tenu responsable du divorce, et, d’une façon qui paraît abusive, elle semble en avoir tiré une inférence défavorable. Je ne peux imaginer que l’on puisse s’attendre à ce qu’un ex‑époux se présente à l’audition de la demande d’asile de la femme qu’il a maltraitée. Le fait que M. Preci n’a pas témoigné à l’audience n’est aucunement pertinent – il était illogique de s’attendre à ce qu’il témoigne, et ce n’est pas une raison valable pour faire abstraction de la preuve documentaire et du témoignage de Mme Preci.

 

[26]           Enfin, la SPR a également omis de traiter de la preuve selon laquelle la cousine de Mme Preci avait été tuée par sa famille après que son époux et elle eurent divorcé. À l’audience, le commissaire a affirmé que ce fait ne lui apparaissait pas pertinent, sans toutefois expliquer pourquoi. À première vue, il semble plutôt présenter un certain intérêt dans le cadre de la demande et démontrer éloquemment la façon dont la famille perçoit les femmes qui jettent le déshonneur sur la famille par le divorce. Le conseil du défendeur a fait remarquer que la cousine de Mme Preci était celle qui avait entamé la procédure de divorce et qu’elle avait commis l’adultère. Si c’était le fondement sur lequel la SPR s’était appuyée pour conclure que cette preuve probante n’était pas pertinente, elle était tenue de le préciser; compte tenu de ce que le conseil du défendeur a fait, l’on ne peut que s’interroger sur les raisons réelles à l’origine de l’exclusion de cet élément de preuve.

 

[27]           En résumé, la conclusion de la SPR selon laquelle M. Preci ne pouvait rendre Mme Preci responsable du divorce puisque lui‑même l’avait demandé est illogique et directement réfutée par la preuve au dossier et par le témoignage sous serment. Plus grave encore, la SPR a commis une erreur en s’appuyant sur cette conclusion illogique et infondée pour déterminer que l’allégation de Mme Preci selon laquelle elle avait enfreint les règles du Lek Dukagjini « [n’avait] simplement aucun sens », « [qu’a]ucune importance ne [devait] être accordée à cette preuve » et « qu’il [était] également incroyable que la demandeure d’asile principale craigne sa propre famille ». En tirant une conclusion défavorable quant à la crédibilité de Mme Preci et en ne tenant pas compte de sa crainte de sa propre famille en l’absence d’élément de preuve corroborant ou de fondement logique, la SPR a commis une erreur et la demande doit être renvoyée pour faire l’objet d’un nouvel examen.

 

[28]           Aucune question à certifier n’a été proposée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie, que la décision rejetant la demande d’asile des demandeurs est annulée, que leur demande sera renvoyée à un autre commissaire pour nouvelle décision, et qu’aucune question n’est certifiée.

 

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Myra-Belle Béala De Guise

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-11580-12

 

 

INTITULÉ :                                      SUZANA PRECI ET AL c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 13 novembre 2013

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE ZINN

 

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 19 novembre 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jeffrey L. Goldman

 

 

                 POUR LES DEMANDEURS

David Knapp  

 

 

                  POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

JEFRREY L. GOLDMAN

Avocat

Toronto (Ontario)

 

               POUR LES DEMANDEURS

WILLIAM F. PENTNEY

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

                 POUR LE DÉFENDEUR

 

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