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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20131129

Dossier : IMM-3407-13

Référence : 2013 CF 1201

Ottawa (Ontario), ce 29e jour de novembre 2013

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

MAMADY BADRA KABA

 

Demandeur

 

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

Défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]          Le demandeur, qui n’est pas représenté par avocat, s’est pourvu en contrôle judiciaire de la décision d’une agente de Citoyenneté et Immigration Canada qui a rejeté sa demande de résidence permanente alors que le demandeur se réclame de la catégorie de l’expérience canadienne. Cette catégorie est l’objet de l’article 87.1 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement). Quant à la demande de contrôle judiciaire, elle est présentée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la Loi).

[2]          Le demandeur est un citoyen de la Guinée qui, après ses études universitaires au Canada, désire devenir résident permanent. Pour satisfaire aux conditions du Règlement, il doit être démontré une accumulation au Canada d’au moins douze mois d’expérience de travail à temps plein dans certaines professions qui sont décrites à la Classification nationale des professions [CNP].

 

[3]          En notre espèce, le demandeur se réclamait de la CNP 6221 qui porte le titre « Spécialistes des ventes techniques – commerce de gros ». Au soutien de sa demande, il fait valoir une attestation d’emploi selon laquelle le demandeur remplissait un certain nombre de tâches. L’attestation d’emploi réfère spécifiquement à la « Nomenclature de l’emploi : représentant commercial en télécommunications (CNP 6221) ». Monsieur Kaba prétend satisfaire aux fonctions principales répertoriées sous la CNP 6221 lorsqu’il compare son attestation d’emploi à ces fonctions principales. Il argumente que l’agente d’immigration n’a pas procédé à cet examen comparatif; de ce fait, cette décision serait révisable. À son avis, une telle comparaison montrerait qu’il est un spécialiste des ventes techniques. Il n’est pas contesté devant cette Cour que le demandeur satisfait aux conditions académiques de cette classification.

 

[4]          La décision de laquelle on demande contrôle judiciaire se résume à quelques lignes :

… Selon cette lettre, je ne suis pas convaincue que les fonctions correspondent à l’énoncé principal de CNP 6221, spécialistes des ventes techniques – commerce de gros. Plus précisément que vous ne vendez pas des biens et des services techniques tels que du matériel scientifique, agricole et industriel, et des services de télécommunications, d’électricité et d’informatique à des entreprises gouvernementales, industrielles ou commerciales, sur le marché national et international. Selon votre lettre d’emploi, vous appelez les clients existants et potentiels pour promouvoir des produits et services de Bell Canada (Bell Internet Fibe et Bell Fibe TV, Bell téléphone, Bell Internet et Bell télévision).

 

 

 

[5]          Il y a lieu de faire une nuance importante à ce stade. Le rôle de la Cour n’est pas de décider si la lettre d’emploi correspond aux fonctions principales décrites à la CNP 6221, pas plus d’ailleurs que de déterminer si elle rencontre cette norme CNP 6221. Son rôle est plutôt de contrôler la légalité de la décision prise. Pour ce faire, les parties s’entendent pour conclure que la norme de contrôle est celle de la raisonnabilité. Cela implique que la décision mérite déférence. La décision Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, précise quels sont les attributs de la raisonnabilité :

[47]     Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

 

 

[6]          C’est précisément là où le bât blesse. Le justiciable a le droit de savoir pourquoi sa demande n’est pas recevable. Les motifs n’ont pas à être volumineux ou très articulés. Mais ils méritent quand même d’avoir une certaine qualité. La Cour suprême du Canada écrivait dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 :

[15]     La cour de justice qui se demande si la décision qu’elle est en train d’examiner est raisonnable du point de vue du résultat et des motifs doit faire preuve de « respect [à l’égard] du processus décisionnel [de l’organisme juridictionnel] au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 48). Elle ne doit donc pas substituer ses propres motifs à ceux de la décision sous examen mais peut toutefois, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat.

[7]          J’ai donc essayé de voir au dossier si les motifs, lus à la lumière du dossier tel qu’il était au moment de la décision, me permettaient de trouver ces attributs de la raisonnabilité. Pour toute réponse, l’avocate du défendeur, qui a par ailleurs défendu vaillamment les intérêts du défendeur, s’en est remise à une réponse donnée par celui-ci à une question sur l’affidavit soumis deux mois après la décision rendue.

 

[8]          Cette façon de faire me semble problématique. L’affidavit du défendeur est venu en support à son mémoire sur la demande de contrôle judiciaire. Se réclamant de la règle 11 des Règles des Cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22 (les Règles) l’affidavit est utilisé pour tenter d’améliorer la décision rendue et pour laquelle demande de contrôle était présentée. Alors que la décision ne traite aucunement de l’aspect « commerce de gros », l’affidavit le mentionne pour la première fois à son paragraphe 12.

 

[9]          Il est bien connu que l’affidavit sous la règle 11 ne peut être utilisé pour améliorer la décision (Barboza c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2011 CF 1420). C’est pourtant ce dont il est question ici.

 

[10]      Le demandeur qui, rappelons-le n’est pas avocat, a voulu interroger sur affidavit. À la première question posée, le défendeur non seulement tentait d’expliquer que les tâches du demandeur démontraient qu’il aurait travaillé au résidentiel, mais on fournissait une explication de la décision qui ne se retrouve pas ailleurs. C’était du nouveau. Je reproduis le dernier paragraphe de cette réponse :

Following a review of the letter of employment dated June 13, 2012, I was not satisfied that the applicant sold technical goods and services on a wholesale level. As noted above, the duties listed are descriptive of a residential clientele, and not a wholesale trade technical sales specialist as described in the lead statement of NOC 6221. As a result, I was not satisfied applicant met the employment criteria of the Canadian Experience as set out in R87.1 and the application was refused.

 

 

 

[11]      Non seulement apprend-on que l’absence de vente en gros était au cœur de la décision, mais l’on nous dit que la description que l’on trouve au début de la CNP 6221 en constitue le « lead statement », ou l’énoncé principal.

 

[12]      Les ajouts faits dans l’affidavit du défendeur et l’utilisation qui est faite du contre-interrogatoire sur affidavit cherchent manifestement à bonifier une décision qui était de toute évidence très mince. Ces ajouts ne sauraient être introduits. Ils ne sont pas partie du dossier qui fait l’objet du contrôle judiciaire.

 

[13]      Les motifs de la décision, même vus à la lumière du dossier menant à la décision du 25 avril 2013, ne permettent pas de conclure que celle-ci est une des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il eut fallu établir clairement quels sont les paramètres de la CNP 6221, avec son énoncé principal qui doit être respecté et une explication même brève fournissant les raisons, s’il en est, pourquoi la norme n’est pas rencontrée en l’espèce. Le justiciable y a droit. L’affidavit présenté par le défendeur, et le contre-interrogatoire sur affidavit, dont le contenu aurait pu servir à remplir les obligations de la loi s’ils avaient fait partie de la décision, sont venus après le fait. J’ajoute que de présenter un affidavit en soutien à une opposition à une demande de contrôle judiciaire afin d’expliquer une décision devrait être évité. Est à proscrire, à mon avis, d’utiliser des questions posées sur affidavit pour expliquer davantage et articuler la décision. En l’espèce, le demandeur est sans avocat et la question posée en contre-interrogatoire sur affidavit, plutôt précise, ne requérait pas le genre de réponse qui a été offerte.

 

[14]      Le demandeur a fait grand état de la décision de ma collègue Madame la juge Elizabeth Heneghan dans une affaire qui semble ressembler sensiblement à l’affaire sous étude. Dans Ye c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2012 CF 652, la Cour concluait dans un très bref jugement :

[6]     Le code 6221 de la CNP donne les exemples suivants d’appellations pouvant décrire un emploi appartenant à cette catégorie : « spécialiste en support technique » et « représentant commercial/représentante commerciale en télécommunications ».

 

[7]     À mon avis, l’agente a commis une erreur en n’appréciant pas la preuve qui démontrait que les responsabilités et l’expérience de travail de la demanderesse étaient visées par l’un des exemples d’appellations d’emploi de la catégorie 6221 de la CNP.

 

 

 

[15]      Le demandeur aurait voulu que je sois lié par la doctrine du stare decisis et qu’à la vue de cette décision, le défendeur aurait dû concéder. Les décisions de collègues ne sont pas sujettes à cette doctrine. On peut cependant être impressionné par le caractère persuasif d’une décision; en notre espèce, la décision est tellement courte, sans motifs élaborés, que sa valeur persuasive en est limitée. Je me vois par ailleurs conforté que ma collègue ait choisi de retourner l’affaire pour une nouvelle décision dans des circonstances qui sont analogues, du moins pour ce qu’il est possible de le savoir, à notre cas d’espèce.

 

[16]      J’ai insisté à l’audience pour que le demandeur sache que la Cour ne conclut aucunement que l’emploi qu’il a occupé le qualifie sous CNP 6221. La nouvelle décision examinera l’énoncé principal. On peut être porté à croire que lorsqu’une décision d’un tribunal administratif est retournée parce qu’elle n’est pas raisonnable, cela signifie que seulement une décision contraire à la première pourra être raisonnable. Ce serait une erreur.

 

[17]      Comme j’ai tenté de l’expliquer, la Cour ne se prononce nullement sur le fond de l’affaire. Il est possible qu’une fois examiné correctement, un décideur en vienne raisonnablement à la conclusion que l’emploi occupé par le demandeur ne se qualifie pas sous CNP 6221. Ma décision n’est basée que sur l’impossibilité, à partir des motifs et du dossier sur lequel le tribunal se fondait, à conclure que la décision se situe parmi les issues acceptables possibles au regard des faits et du droit. Le demandeur était confus et on peut comprendre pourquoi à l’examen du dossier dans son ensemble. Il faudra donc qu’une nouvelle décision soit rendue par une personne différente de l’agente d’immigration qui a décidé la présente affaire. J’ajoute qu’il y aurait lieu, étant donné les faits particuliers de l’espèce, qu’il soit permis au demandeur d’exposer son point de vue à nouveau. Cela inclura la possibilité qu’il lui soit permis de présenter des exemples d’emploi qui, dit-il, correspondent davantage à celui qu’il occupait et qui tomberaient dans CNP 6221 (Friesen Dental Corp v Director of Companies (Manitoba) (2011), 341 DLR (4th) 83 (C.A. Man.); Canada (Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Pinnock (1996), 122 FTR 68). À l’inverse, le ministre pourra expliquer plus correctement en quoi consiste le CNP 6221. Un nouveau décideur pourra adjuger sur la base de toute cette preuve et des arguments qui auront été faits.

 

[18]      Le demandeur a insisté pour que des dépens soient ordonnés. La règle en matière d’immigration est qu’aucun dépens n’est payable à moins qu’il n’y ait des raisons spéciales. La règle 22 des Règles se lit ainsi :

  22. Sauf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, la demande d’autorisation, la demande de contrôle judiciaire ou l’appel introduit en application des présentes règles ne donnent pas lieu à des dépens.

 

  22. No costs shall be awarded to or payable by any party in respect of an application for leave, an application for judicial review or an appeal under these Rules unless the Court, for special reasons, so orders.

 

 

[19]      La demande faite n’est pas farfelue. Mais les griefs faits par le demandeur me semblent porter davantage sur le refus de changer la décision prise par l’agent le 25 avril 2013. Sa demande de contrôle judiciaire a procédé de façon expéditive et du seul fait qu’il aura eu gain de cause ne justifie pas l’imposition de dépens quand cela est permis uniquement pour des raisons spéciales. Je ne crois pas que le seul empressement de défendre une position suffise pour imposer de tels dépens, même si les ajouts ex post facto, par voie d’affidavit et de contre-interrogatoire sur affidavit, n’étaient pas bien inspirés (Ndungu c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2011 CAF 208).

 

[20]      Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accordée, sans dépens. Il n’y a pas de question à certifier.

 

 

 

 


 

JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens. L’affaire est retournée à Citoyenneté et Immigration Canada pour qu’une nouvelle décision soit rendue par une personne différente de l’agente d’immigration qui a décidé la présente affaire le 25 avril 2013. Il y aurait lieu, étant donné les faits particuliers de l’espèce, qu’il soit permis au demandeur d’exposer son point de vue à nouveau. Cela inclura la possibilité qu’il lui soit permis de présenter des exemples d’emploi qui, dit-il, correspondent davantage à celui qu’il occupait et qui tomberaient dans CNP 6221. À l’inverse, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration pourra expliquer plus correctement en quoi consiste le CNP 6221. Un nouveau décideur pourra adjuger sur la base de toute cette preuve et des arguments qui auront été faits.

 

            Il n’y a pas de question à certifier.

 

 

« Yvan Roy »

Juge

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3407-13

 

INTITULÉ :                                      MAMADY BADRA KABA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 21 novembre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            Le juge Roy

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 29 novembre 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. Mamady Badra Kaba                   LE DEMANDEUR EN SON PROPRE NOM

 

Me Salima Djerroud                           POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

                                                                                    LE DEMANDEUR EN SON PROPRE NOM

 

 

William F. Pentney                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 

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