Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date: 20131209

Dossier : IMM-2845-13

Référence : 2013 CF 1223

Ottawa (Ontario), le 9 décembre 2013

En présence de monsieur le juge Simon Noël 

ENTRE :

 

MUSTAFA YUZGULEC

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

         MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

I.          Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR] à l’encontre de la décision rendue le 27 mars 2013 par un membre de la Section d’appel de l’immigration [SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada qui rejetait l’appel interjeté par le demandeur à l’égard de la mesure de renvoi prise contre lui par la Section de l’immigration [SI] le 24 mars 2010 à la suite d’un constat d’interdiction de territoire prononcé par l’application de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR.

II.        Faits

[2]               Le demandeur est né en Turquie le 27 septembre 1986 et est arrivé au Canada en octobre 1986 à l’âge d’un mois. Il a obtenu le statut de résident permanent le 19 mars 1992. Il n’est pas citoyen canadien.

 

[3]               En 2008, le demandeur a été condamné pour trafic de stupéfiants et s’est vu imposer une peine de six mois avec sursis.

 

[4]               À la suite de ces condamnations, un rapport circonstancié a été rédigé le 17 septembre 2009 au titre du para 44(1) de la LIPR et le ministre a déféré l’affaire à la SI le 24 novembre 2009 en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR.

 

[5]               Au terme d’une enquête devant la SI, le demandeur a été interdit de territoire le 24 mars 2010.

 

[6]               Il a interjeté appel de cette décision devant la SAI, qui a instruit l’appel le 22 janvier 2013 et rendu sa décision le 27 mars 2013 rejetant l’appel du demandeur et refusant de lui accorder un sursis à sa mesure de renvoi.

 

III.       Décision contestée

[7]               La SAI a ultimement conclu au bien-fondé en droit de la mesure de renvoi prise contre le demandeur, notamment parce que celui-ci ne s’est pas déchargé, selon une balance des probabilités, du fardeau qui lui incombait de démontrer que, dans les circonstances de l’affaire, l’intérêt supérieur de l’enfant et des motifs d’ordre humanitaire justifient la prise d’une mesure spéciale à son égard.

 

[8]               Dans sa décision, la SAI a souligné diverses erreurs ou incohérences dans le témoignage du demandeur qui ont nui à la crédibilité de celui-ci. Notons quelques exemples marquants. Le demandeur s’est contredit quant à sa connaissance de l’identité des personnes avec qui il a commis les infractions. Il s’est également contredit en affirmant avoir été impliqué dans le trafic de stupéfiants pendant 5 mois, alors qu’en réalité il s’agit plutôt de 10 mois. Le demandeur s’est trompé quant aux nombres de chefs d’accusation dont il a fait l’objet en 2011 en répondant quatre plutôt que six. Il a affirmé avoir commis les infractions dont il a été reconnu coupable en 2009 en raison des problèmes financiers et de la faillite de l’entreprise pour laquelle il travaille, alors que l’entreprise n’est tombée en faillite qu’en 2011. Le demandeur s’est par la suite ravisé dans son témoignage et s’est dit trop facilement influençable.

 

[9]               L’audience a également permis à la SAI de déterminer que le demandeur n’était même pas conscient d’être en probation au moment de l’audience et qu’il n’arrivait pas à se souvenir de toutes les condamnations dont il a fait l’objet. De plus, le demandeur faisait l’objet de deux autres poursuites au moment de l’audience – une pour fraude, une autre pour possession de stupéfiants – au sujet desquelles il ne connaît que peu de détails quoiqu’il s’agisse d’événements récents. Aussi, le demandeur fait l’objet d’une mesure de renvoi depuis 2010, mais il continue à commettre des crimes et à récidiver. Pour toutes ces raisons, la SAI est venue à la conclusion que le demandeur ne prend pas sa criminalité au sérieux et qu’il ne respecterait probablement pas des conditions qui lui seraient imposées accessoirement à un sursis.

[10]           En ce qui concerne la gravité de l’historique de criminalité du demandeur, la SAI a noté, entre autres, que celui-ci a admis avoir eu des liens avec le crime organisé, nommément les Hells Angels, et qu’il a par ailleurs été reconnu coupable de nombreuses infractions.

 

[11]           Pour ce qui est du soutien que pourraient offrir famille et amis au demandeur, la SAI a conclu que le demandeur a toujours profité du soutien de ce réseau et que rien n’a changé à cet égard : son réseau n’a jamais été en mesure de l’encadrer convenablement dans le passé.

 

[12]           La SAI a également pris en considération les faibles efforts déployés par le demandeur, notamment en ce qui a trait à ses études et au travail. Pour ce qui est de son emploi, la SAI était d’avis que le demandeur n’a pas beaucoup travaillé et qu’il n’a pas fait suffisamment d’efforts pour se trouver un emploi compte tenu du fait qu’il a des antécédents judiciaires. Relativement à ses études, le demandeur, qui n’a pas décroché son diplôme d’études secondaires, a tenté à deux reprises d’obtenir son équivalence de cinquième secondaire. La dernière fois, il est arrivé en retard à l’examen et s’est vu refuser l’entrée. La SAI a perçu dans ses actions un manque de volonté. Le demandeur a affirmé avoir déménagé chez sa mère – où il n’apporte aucune contribution financière – dans le but de se faire encadrer, mais puisqu’il n’y est que depuis trois ou quatre mois, la SAI a conclu qu’il ne s’agissait que d’un simple geste visant à impressionner le tribunal. La même conclusion s’applique aux démarches minces et peu fructueuses entreprises par le demandeur en janvier 2013 dans le but de faire du bénévolat.

 

[13]           De plus, la SAI a examiné la question de l’intérêt supérieur de l’enfant susceptible d’être touché par la mesure de renvoi, soit le filleul du défendeur, fils de son meilleur ami, qui est né deux semaines avant l’audience. Pour sa part, le demandeur n’a pas d’enfant. La SAI était d’avis que l’enjeu de l’intérêt supérieur de l’enfant n’était pas pertinent en l’espèce.

 

[14]           En outre, le demandeur a fait valoir des motifs d’ordre humanitaires à l’appui de sa demande d’appel. Il a affirmé craindre de retourner en Turquie, notamment parce qu’il n’a pas accompli le service militaire qui y est obligatoire et qu’il risque, de ce fait, d’être poursuivi et emprisonné. La SAI a soulevé le peu d’efforts du demandeur pour vérifier s’il était bel et bien assujetti à cette obligation; le demandeur ne s’est même pas informé auprès de l’ambassade, ce que la SAI a perçu comme de la négligence. Au contraire, la preuve documentaire semble indiquer que le demandeur pourrait se soustraire à cette obligation et, de toute façon, le fait pour lui de devoir accomplir un service militaire n’est pas un motif humanitaire suffisant. Le demandeur a également indiqué qu’il ne connaît personne en Turquie et qu’il ne parle pas la langue du pays. Or, le père du demandeur ainsi qu’une de ses tantes habitent ce pays. En somme, la SAI a conclu que les divers motifs d’ordre humanitaires invoqués par le demandeur ne suffisaient pas pour contrecarrer les effets négatifs de son mauvais dossier.

 

[15]           La SAI a aussi conclu que compte tenu du nombre élevé de condamnations pour récidives, omissions et défaut de se conformer, les possibilités de réadaptation du demandeur sont très faibles, voire inexistantes, et les chances que celui-ci se conforme à des conditions qu’elle pourrait lui imposer au titre d’un sursis sont très minces.

 

[16]           Enfin, la SAI a indiqué que le seul facteur qui joue en faveur du demandeur est le fait qu’il habite ici depuis très longtemps, mais que ce facteur à lui seul, ne suffit pas à renverser les autres considérations négatives, notamment sa faible contribution à la société canadienne.

 

[17]           La SAI a indiqué n’accorder aucune confiance au demandeur, notamment en raison de la gravité de son historique criminel et de ses récidives, de sa faible possibilité de réadaptation, de sa faible contribution à la société canadienne, du peu de soutien que lui apporterait sa famille, de son absence de remord et du fait qu’il prend sa criminalité et sa mesure d’expulsion à la légère. En outre, elle s’est dite aucunement convaincue qu’il allait respecter des conditions d’un éventuel sursis.

 

IV.       Arguments du demandeur

[18]           Le demandeur est d’avis que la décision de la SAI n’est pas raisonnable et il soulève cinq arguments à l’appui de ses prétentions.

 

[19]           Premièrement, la SAI a analysé son témoignage de façon microscopique dans le but d’en ressortir des contradictions ou des invraisemblances sur des éléments non déterminants. Le demandeur remet également en doute la pertinence de certains détails sur lesquels la SAI s’est attardée dans sa décision, comme le fait qu’il ne se souvienne pas du nom d’anciennes connaissances de 2008 ou qu’il ne connaisse pas le nombre exact de chefs d’accusation dont il faisait l’objet à l’égard d’une infraction précise, détails qu’il estime très peu importants et qui ne sauraient réellement miner sa crédibilité.

 

[20]           Deuxièmement, la SAI n’a pas correctement apprécié la preuve au dossier, notamment en ce qui concerne les liens entre le demandeur et le crime organisé, les rapports qu’il entretient avec sa famille, les explications raisonnables qu’il a formulées quant à savoir pourquoi il n’a pas été en mesure de décrocher un emploi. À cet égard, le demandeur prétend que le témoignage de sa sœur – que la SAI a par ailleurs qualifiée de crédible – est venu corroborer ses efforts en matière de recherche d’emploi.

 

[21]           Troisièmement, la SAI n’a pas été réceptive, sensible et attentive à l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché par le renvoi du demandeur, soit son filleul. La SAI a confondu le sexe de l’enfant, le qualifiant de fille alors qu’il s’agit d’un garçon, faisant ainsi montre d’un manque de sensibilité à son égard.

 

[22]           Quatrièmement, la SAI a mal évalué les difficultés auxquelles le demandeur serait exposé advenant son retour en Turquie, notamment pour ce qui est du fait qu’il a passé toute sa vie au Canada et qu’il ne connaît rien de la Turquie, pays qu’il a quitté à l’âge d’un mois et où il n’est jamais retourné. Il n’a aucun contact en Turquie, à l’exception de son père, à qui il ne parle pas, et d’une tante qu’il ne connaît pas. La SAI aurait dû tenir compte de la preuve documentaire au dossier qui montre qu’il sera certainement arrêté dès son arrivée en Turquie et poursuivi pour ne pas avoir accompli son service militaire obligatoire.

 

[23]           Cinquièmement, la SAI a commis une erreur puisqu’elle n’a pas indiqué dans ses motifs les raisons pour lesquelles elle n’a pas tenu compte de ses décisions antérieures en matière d’octroi de sursis. Elle aurait pourtant dû le faire.

V.        Arguments du défendeur

[24]           Le défendeur prétend que la décision de la SAI est raisonnable et il appuie sa thèse sur deux arguments.

 

[25]           Premièrement, la décision de la SAI est raisonnable puisqu’elle a été prise au terme d’un examen de toute la preuve pertinente dont elle disposait. Le demandeur invite tout simplement la Cour à apprécier à nouveau la preuve puisqu’il n’est pas satisfait de l’importance accordée par la SAI aux divers éléments de preuve, alors que son rôle est limité à étudier le caractère raisonnable de la décision contestée.

 

[26]           Ainsi, la SAI a justement examiné, de façon détaillée, les éléments suivants : la gravité et les circonstances de la criminalité du demandeur, la mince possibilité de réadaptation du défendeur et sa faible contribution à la société canadienne, le peu de soutien que sa famille pourra lui apporter ainsi que les difficultés de réinstallation ténues auxquelles il est exposé.

 

[27]           Deuxièmement, la SAI n’avait pas à évaluer ses décisions antérieures puisqu’elle se devait de tirer ses conclusions au terme de sa propre appréciation de la preuve. Les questions de fait échappent à la notion de courtoisie judiciaire et l’octroi de mesures spéciales constitue un pouvoir discrétionnaire qui relève essentiellement de l’appréciation de la preuve au cas par cas. De plus, dans la plupart des décisions invoquées par le demandeur, l’appelant avait entamé des démarches pour prendre sa vie en main, ce qui n’est pas le cas du demandeur en l’espèce. De toute façon, la SAI n’a pas à faire état de tous les arguments dans ses motifs.

 

[28]           En somme, le défendeur fait valoir que la SAI a procédé aux analyses applicables à l’alinéa 67(1)c) et au paragraphe 68(1) de la LIPR et que sa décision est raisonnable.

 

VI.       Mémoire en réplique du demandeur

[29]           Le demandeur a déposé un mémoire en réplique aux prétentions du défendeur dans lequel il renvoie essentiellement à divers arguments déjà soulevés dans son mémoire original. Il n’a donc amené aucun autre argument qui mérite d’être mentionné dans les présentes.

 

VII.     Questions en litige

[30]           Dans leur mémoire respectif, les parties soulèvent des questions en litige différentes que je reformulerai ainsi :

 

1.  La SAI a-t-elle commis une erreur dans son appréciation de la preuve, notamment en ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant et les risques auxquels serait exposé le demandeur advenant son retour en Turquie?

 

2.  La SAI était-elle tenue de commenter ses décisions antérieures rendues dans le cadre d’affaires similaires?

 

VIII.    Norme de contrôle

[31]           La première question en litige porte sur l’appréciation de la preuve par la SAI et constitue, de ce fait, une question mixte de fait et de droit devant être contrôlée suivant la norme de la décision raisonnable relevant d’un important pouvoir discrétionnaire (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 58, [2009] 1 RCS 339; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]).

 

[32]           La seconde question en litige est une question de droit et doit donc faire l’objet d’un contrôle suivant la norme de la décision correcte (Dunsmuir, précité, au para 59).

 

IX.       Analyse

            Remarques préliminaires

[33]           Avant d’entreprendre l’analyse des questions en litige, il convient de préciser le contexte factuel et juridique de l’affaire.

 

[34]           Au Canada, un résident permanent peut devenir interdit de territoire pour grande criminalité s’il commet une des infractions mentionnées au paragraphe 36(1) de la LIPR et, subséquemment, faire l’objet d’une mesure de renvoi par l’application de l’alinéa 45(1)d) de la LIPR. Le résident permanent visé par la mesure de renvoi peut interjeter appel de la mesure auprès de la SAI en vertu du paragraphe 63(3) de la LIPR.

 

[35]           L’article 66 de la LIPR prévoit que trois options s’offrent alors à la SAI, qui peut faire droit à l’appel, surseoir à la mesure de renvoi ou rejeter l’appel. Dans les situations où un résident permanent fait valoir et établit l’existence de motifs d’ordre humanitaire, la SAI n’a que deux options : faire droit à l’appel [LIPR, al 67(1)c) et para 68(1)]. Dans de tels cas, la SAI doit être convaincue « qu’il y a -- compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché -- des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales. » Si la SAI décide de surseoir à la mesure de renvoi, elle doit imposer les conditions prévues à l’article 251 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227.

 

[36]           Afin de décider si elle exerce son pouvoir discrétionnaire, la SAI doit prendre en compte une série de facteurs établis dans la décision Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI no 4 (QL/Lexis), et confirmés par la Cour suprême du Canada dans Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3 aux paras 40 et 41, [2002] 1 RCS 84 [Chieu]. Une décision de la présente Cour, Kacprzak c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 53, [2011] ACF no 59, résume ces critères au para 29 :

 

[29]      Les facteurs pertinents mentionnés dans l’affaire Ribic, ci-dessus, sont les suivants :

 

a.   la gravité de l’infraction ayant donné lieu à la mesure de renvoi;

b.   la possibilité de réhabilitation;

c.   le temps passé au Canada et le degré d’établissement;

d.   la présence au Canada de membres de la famille de la personne exposée au renvoi et les bouleversements que son expulsion pourrait leur occasionner;

e.   le soutien dont bénéficie le demandeur, non seulement au sein de sa famille, mais aussi de la collectivité;

f.    l’importance des difficultés que le demandeur subirait en retournant dans le pays dont il a la nationalité.

 

[37]           Le fardeau de prouver ces motifs incombe au résident permanent (Chieu, précité, au para 90). C’est donc dire qu’il revient toujours au demandeur de convaincre la SAI qu’il existait des motifs qui justifient qu’il demeure au Canada.

 

A.  La SAI a-t-elle commis une erreur dans son appréciation de la preuve, notamment en ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant et les risques auxquels serait exposé le demandeur advenant son retour en Turquie?

 

[38]           La Cour est d’avis que la SAI n’a pas commis d’erreur en appréciant la preuve au dossier, et ce, tant d’une manière générale que relativement à l’intérêt supérieur de l’enfant et les difficultés auxquelles le demandeur serait exposé advenant son retour en Turquie. La décision est raisonnable puisque la SAI s’est appuyée sur la preuve dont elle disposait avant de rendre sa décision et a abordé tous les éléments importants dans sa décision. Le demandeur invite plutôt la Cour à réexaminer la preuve au dossier, ce qui ne relève pas de sa compétence.

 

            1. Intérêt supérieur de l’enfant

[39]           Le demandeur prétend que la SAI ne s’est pas montrée réceptive, sensible et attentive à l’intérêt de l’enfant directement touché par la mesure de renvoi prise à son égard. Comme seul argument à l’appui de ses prétentions, le demandeur fait valoir que la SAI a commis une erreur quant au sexe de l’enfant, qualifiant le filleul du demandeur de fille, alors qu’il s’agit d’un garçon. Le demandeur ne propose aucun autre argument. La Cour reconnaît qu’il s’agit bien d’une erreur, mais conclut néanmoins que le demandeur n’a pas montré en quoi cette simple erreur, somme toute anecdotique, rend la décision déraisonnable.

 

            2. Risques d’un éventuel retour en Turquie

[40]           Le demandeur affirme que la SAI a mal évalué les difficultés auxquelles il serait exposé advenant son retour en Turquie. Pour sa part, le défendeur est d’avis que la SAI a tenu compte des difficultés d’adaptation ténues auxquelles serait exposé le demandeur advenant son retour dans son pays natal. La Cour se range derrière les arguments du défendeur. S’appuyant sur la preuve au dossier, la SAI a raisonnablement conclu que le demandeur n’était pas exposé à des difficultés excessives, notamment parce qu’il connaît des gens qui habitent en Turquie, dont son père.

 

[41]           D’une manière plus précise, en ce qui concerne le service militaire obligatoire en Turquie, la Cour est d’avis qu’il était raisonnable pour la SAI de conclure que le demandeur a fait preuve d’insouciance puisqu’il n’a pas entrepris de démarche pour vérifier s’il avait la possibilité de reporter son service militaire obligatoire ou de se soustraire à cette obligation étant donné qu’il est arrivé au Canada à l’âge d’un mois. Dans sa décision, la SAI affirme avoir pris connaissance de la preuve documentaire sur le service militaire obligatoire, mais le demandeur a avoué ne jamais s’être informé de ses options à cet égard auprès de l’ambassade. Il appuyait ses prétentions sur des recherches qu’il a faites sur Internet. Toutefois, la preuve au dossier révèle qu’il est possible de différer ou de réduire cette obligation. Cette conclusion de la SAI était donc raisonnable.

 

            3. Appréciation de la preuve en général

[42]           À cet égard, le demandeur fait valoir deux points : d’une part, la SAI a analysé son témoignage de façon microscopique dans le but d’en ressortir des contradictions ou des invraisemblances sur des éléments non déterminants, d’autre part, la SAI a commis des erreurs dans son analyse de la preuve.

 

[43]           Ainsi, le demandeur prétend que la SAI a analysé son témoignage dans le but précis d’y trouver des incohérences et il remet en doute l’importance qu’elle a accordée à certains détails, par exemple le fait qu’il ne se souvienne pas du nom d’anciennes connaissances de 2008 ou qu’il ne connaisse pas le nombre exact de chefs d’accusation dont il faisait l’objet à l’égard d’une infraction précise. Le demandeur voit un « excès de zèle » dans les propos de la SAI et il est d’avis que ces détails ne devraient aucunement permettre de miner sa crédibilité.

 

[44]           Certes, prises individuellement, les incohérences et contradictions relevées par la SAI peuvent ne pas paraître déterminantes pour l’issue de la demande, mais les erreurs et les réponses incertaines et évasives du demandeur sont si nombreuses qu’elles le deviennent. Le demandeur, qui était pourtant représenté par un conseil, n’était vraisemblablement pas au fait de son lourd casier judiciaire. Questionné à ce sujet à de nombreuses reprises, il n’a simplement pas donné suffisamment de détails pour satisfaire la SAI, notamment au sujet des personnes avec qui il a commis les infractions et des circonstances entourant ces infractions ou même des peines qu’il s’est vu imposer à la suite de celles-ci. Parmi les erreurs fatales commises par le demandeur, notons qu’il ne semblait même pas être conscient d’être assujetti à une ordonnance de probation au moment de l’audience et de son obligation résultant de cette ordonnance d’observer une série de conditions.

 

[45]           En ce qui concerne les accusations de fraude de 2009, le demandeur précise avoir bel et bien commis ces infractions parce que l’entreprise pour laquelle il travaillait traversait des moments difficiles. Bien que la faillite ait eu lieu en 2011, les moments difficiles de l’entreprise précédaient forcément la mise en faillite. Toutefois, indépendamment de ce qu’il prétend dans son mémoire, le demandeur a bel et bien admis à l’audience s’être trompé en invoquant la faillite de l’entreprise pour laquelle il travaillait. Il a expliqué qu’il avait besoin de l’argent pour payer des factures de téléphones et de cartes de crédit et pour payer des voitures dont il a la charge. La Cour doit donc conclure que le demandeur semble vouloir ajuster son témoignage.

 

[46]           Le demandeur affirme également que la SAI a mal apprécié la preuve au dossier. Il prétend ne jamais avoir affirmé être affilié aux Hells Angels et qu’il s’agit d’une erreur importante de la part de la SAI. Une relecture de la transcription de l’audience permet de constater que, à la question de savoir avec quelle organisation ou bande criminelle le demandeur entretenait des liens à une certaine époque, le demandeur a répondu : « D’après moi, c’était pour les Hells Angels, pour les motards. Je ne sais pas si c’était vraiment pour les Hells ou … (sic) » (transcription de l’audience, p. 134). Il n’en demeure pas moins que le demandeur a lui-même déclaré penser qu’il était associé aux Hells Angels. Il serait difficile de reprocher à la SAI d’en arriver à une telle conclusion, qui est tout à fait raisonnable compte tenu de la preuve dont elle était saisie.

 

[47]           De plus, le demandeur affirme que sa sœur était mineure au moment où il a commis ses infractions et que c’est pour cette raison qu’elle n’a jamais été en mesure de l’encadrer. Il affirme que la donne est désormais différente et que la SAI aurait dû en tenir compte. Il ajoute ne pas avoir toujours profité du soutien de sa famille puisque celle-ci n’a jamais pris au sérieux la situation du demandeur. Il suggère également que la SAI a ignoré ses explications raisonnables quant à savoir pourquoi il n’a pas été en mesure de décrocher un emploi ainsi que le témoignage de sa sœur qui est venu corroborer ses efforts en matière de recherche d’emploi. Toutefois, la SAI n’a pas ignoré les explications du demandeur, qu’elle a d’ailleurs reprises dans son analyse. Elle est tout simplement arrivée à une conclusion différente après avoir regardé la preuve dans son ensemble, y compris le témoignage de la sœur du demandeur. Cette conclusion était donc, elle aussi, raisonnable.

 

[48]           Outre les éléments susmentionnés, d’une manière générale, la SAI a raisonnablement pris en compte les autres éléments pertinents de Ribic et de Chieu, précités, dont la présence au Canada de membres de la famille de la personne exposée au renvoi et les bouleversements que son expulsion pourrait leur occasionner, le temps passé au Canada par le demandeur et le soutien familial dont celui-ci bénéficie.

 

[49]           Enfin, dans son raisonnement, la SAI a accordé beaucoup de poids à deux autres éléments, c’est-à-dire la gravité de l’infraction à l’origine du renvoi et la possibilité de réadaptation du demandeur. En effet, le demandeur a été reconnu coupable de trafic de stupéfiants en 2008, infraction ayant mené à l’interdiction de territoire. Or, le fait pour le demandeur d’être sous le coup d’une mesure de renvoi ne l’a pas empêché de poursuivre ses activités criminelles. En 2010, il a été déclaré coupable sous plusieurs chefs d’accusation pour fraude. Il a également été reconnu coupable de manquements à des jugements de la Cour en 2011 pour non-respect de conditions. En 2012, il a plaidé coupable à une accusation d’entrave. Sans oublier qu’au moment de l’audience le demandeur faisait l’objet de deux poursuites, l’une pour fraude, l’autre pour possession de stupéfiants. Voilà un dossier que l’on pourrait qualifier de chargé pour une personne menacée de renvoi.

 

[50]           L’importance des activités criminelles du demandeur est telle qu’il aurait été inconcevable que la SAI n’en tienne pas compte dans son appréciation de la possibilité de réadaptation du demandeur. En effet, le demandeur n’a jamais exprimé de remords pour ses gestes. Il était fort raisonnable pour la SAI de conclure qu’il était peu probable que le demandeur respecte les conditions qui lui seraient imposées advenant l’octroi d’un sursis : il a déjà été condamné pour non-respect de ses conditions et il a poursuivi ses activités criminelles après avoir appris qu’il fait l’objet d’une mesure de renvoi.

 

            4. Appréciation de la preuve – Conclusion

[51]           En somme, comme l’indique le défendeur, le demandeur invite la Cour à réexaminer la preuve au dossier parce qu’il est insatisfait de l’importance accordée aux différents éléments de preuve par la SAI. Or, la Cour siégeant en contrôle judiciaire n’a pas à réévaluer la preuve : un décideur jouissant d’un important pouvoir discrétionnaire l’a déjà raisonnablement fait, en l’occurrence la SAI. Compte tenu des témoignages livrés à l’audience et de la preuve au dossier, la Cour n’est pas convaincue par le demandeur que les conclusions de fait tirées par la SAI sont déraisonnables puisqu’elles font parties des issues possibles eu égard aux faits et au droit et qu’elles sont motivées et intelligibles. Comme l’a indiqué la présente Cour dans une affaire très similaire :

 

[50]      Le demandeur soutient que les conclusions sur ces faits sont erronées, ou que la SAI n’a pas tenu compte de la preuve qu’il a présentée et a tiré des conclusions déraisonnables.

 

[51]      L’analyse des allégations du demandeur permet de constater que celui-ci souhaite que la Cour évalue la preuve à son tour. Le problème à cet égard est que les tribunaux, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, ne peuvent tout simplement pas réévaluer la preuve et substituer leur opinion à la décision contestée, sauf si celle-ci, pour reprendre les termes de l’arrêt Dunsmuir, précité, n’appartient pas "aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit" ou, autrement dit, est fondée sur des conclusions abusives et arbitraires au titre de l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales (Sahil c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 772, aux paragraphes 9 et 10; Matsko c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 691, au paragraphe 8; Barm c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 893, au paragraphe 12). (Sharma c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 277 aux paras 50-51, [2009] ACF no 339)

 

[52]           De surcroît, à la face même du dossier et compte tenu des détails de la présente affaire, il était tout à fait raisonnable pour la SAI, en l’espèce, d’accorder une grande importance à certains des critères énoncés dans Ribic et dans Chieu, précités, dont le fait que le demandeur a de très minces possibilités de réadaptation, avant de rejeter l’appel du demandeur. La SAI devait accomplir un exercice de pondération globale et pouvait décider elle-même du poids à accorder à chacun de ces éléments. La décision est donc raisonnable et l’intervention de la Cour n’est pas justifiée à l’égard de cette question en litige.

 

B. La SAI était-elle tenue de commenter ses décisions antérieures rendues dans le cadre d’affaires similaires?

 

[53]           Le demandeur avait soumis au décideur une série de décisions que la SAI a elle-même rendues dans des circonstances similaires et il prétend que la SAI avait l’obligation d’analyser ces décisions et d’expliquer dans ses motifs les raisons pour lesquelles elle a décidé de ne pas suivre cette jurisprudence. Le défendeur estime qu’aucune obligation semblable n’incombait à la SAI.

 

[54]           La Cour se range derrière les arguments du défendeur et doit répondre à la question en litige par la négative. L’octroi d’un sursis constitue une mesure extraordinaire et discrétionnaire dont chaque cas est un cas d’espèce, différent quant aux faits, nécessitant un examen de la preuve au dossier (Bal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1178 au para 36, [2008] ACF no 1460). Le demandeur s’appuie d’ailleurs sur cette décision, qu’il interprète comme créatrice d’une obligation pour la SAI :

 

[35]      […] En affirmant simplement qu’"[à] [son] avis, les cas invoqués ne sont pas utiles, car ils sont différents quant aux faits", sans faire aucune autre analyse, le demandeur prétend que la SAI a contrevenu au principe du stare decisis.

 

[36]      Cet argument est sans fondement. Un sursis est une mesure extraordinaire et discrétionnaire et chaque cas est un cas d’espèce. La SAI a appliqué le critère énoncé dans Ribic; le fait que l’issue n’est pas celle que le demandeur souhaitait n’équivaut pas à une erreur susceptible de contrôle. La gravité de l’infraction n’est pas limitée à la nature des accusations, mais comprend également d’autres particularités de l’affaire. En outre, il ne s’agit que de l’un des facteurs à prendre en compte et à apprécier dans l’ensemble des circonstances de l’affaire. Enfin, la SAI n’avait pas à procéder à une analyse détaillée des décisions soumises par le demandeur; le commissaire a examiné ces décisions et a fourni des motifs courts, mais suffisants pour expliquer pourquoi il n’accordait aucun sursis malgré cette jurisprudence. [Non souligné dans l’original.]

 

[55]           Je n’y vois aucune obligation : dans cette affaire, la SAI n’avait bel et bien pas à analyser dans le détail les décisions soumises par le demandeur, mais elle l’a néanmoins fait et fourni de brefs motifs expliquant ce pour quoi elle a décidé d’écarter la jurisprudence. Une simple lecture de ce passage suffit pour comprendre qu’il ne s’agit pas de la confirmation d’une obligation pour le décideur, mais bien la simple attestation de ce qui a été fait par le décideur.

 

[56]           De toute façon, un décideur administratif est présumé avoir pris en compte l’ensemble de la preuve dont il était saisi (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598) et il est de jurisprudence constante qu’un décideur n’a pas à faire référence à toute la preuve qui va à l’encontre de ses conclusions (voir Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425; Hassan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 NR 317 (CAF)).

 

[57]           Pour ces motifs, je suis d’avis qu’il était correct pour la SAI de ne pas avoir mentionné dans sa décision la jurisprudence soumise par le demandeur. Cette question ne justifie pas l’intervention de la Cour.

 

[58]           Les parties ont été invitées à présenter une question à des fins de certification, mais aucune question ne fut proposée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question n’est certifiée.

 

                                                                                                                 « Simon Noël »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2845-13

 

INTITULÉ :                                      YUZGULEC c LE MINISTRE DE LA

                                                            CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 4 décembre 2013

 

MOTIFS D’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LE JUGE SIMON NOËL

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 9 décembre 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Stéphane Handfield

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Ian Demers

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Me Stéphane Handfield

Avocat

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.