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Date : 20140113

Dossier : T-1375-12

Référence : 2014 CF 32

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 janvier 2014

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

JOHN MICHAEL JOSEPH FREZZA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE
DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]               La cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, fondée sur l’article 41 de la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P‑21 [la Loi], visant deux décisions, datées du 23 décembre 2010 et du 5 janvier 2011, par lesquelles un délégué du ministre de la Défense nationale [le ministre] a refusé de communiquer certains renseignements personnels que le demandeur cherchait à obtenir en vertu du paragraphe 12(1) de la Loi.

CONTEXTE

[2]               Le demandeur était un employé civil du ministère de la Défense nationale [le MDN ou le ministère] qui a été congédié aux termes de l’article 62 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, LC 2003, c 22, art 12 et 13, juste avant la fin de son stage d’un an; il travaillait à l’Unité interarmées de soutien du personnel/Centre intégré de soutien du personnel [UISP] à Toronto. Avant cela, il occupait semble-t-il un emploi similaire à Ottawa en tant que membre du personnel en uniforme des Forces armées canadiennes, au sein de la Direction de la gestion du soutien aux blessés [DGSB]. Ses évaluations de rendement lorsqu’il était « en uniforme » à Ottawa étaient très satisfaisantes, mais son rendement à Toronto a été jugé problématique et a mené à son renvoi. Le demandeur a présenté un grief concernant ce licenciement, ainsi que l’énoncé des attentes de la direction qui l’a précédé, où il voit une forme de mesure disciplinaire déguisée. Ce faisant, il a soumis plusieurs demandes d’accès à des renseignements détenus par le MDN, parmi lesquelles les deux demandes en cause dans la présente instance.

 

[3]               Ces demandes ont été déposées aux termes du paragraphe 12(1) de la Loi le 1er décembre 2010. Elles concernaient tous les documents se rapportant au congédiement du demandeur en la possession de deux professionnelles des ressources humaines [RH] du MDN – une agente des relations du travail [ART] de la Direction générale du ministère à Ottawa-Hull (Isabelle Tremblay), et une experte régionale en relations du travail basée à Toronto [l’experte] (Jackie Lean).

 

[4]               La première demande du demandeur (P‑2010‑03965, ou la demande adressée à l’ART d’Ottawa) visait :

[traduction] Toute la correspondance – notes, courriels, notes de service concernant le « renvoi en cours de stage » de John Frezza AS4, UISP, sud de l’Ontario, en la possession de Mme Isabelle Tremblay DORT (RH-CIV), Ottawa-Hull.

[5]               Cette demande a été reformulée le 16 décembre 2010 avec le consentement du demandeur, étant donné que Mme Tremblay ne travaillait plus au MDN lorsque la demande a été reçue. La demande révisée était rédigée comme suit :

[traduction] Toute la correspondance – notes, courriels, notes de service concernant le « renvoi en cours de stage » de John Frezza AS4, UISP, sud de l’Ontario, qui a déjà été en la possession de l’ancienne employée Mme Isabelle Tremblay DORT (RH-CIV), Ottawa-Hull.

[6]               La deuxième demande du demandeur (P‑2010‑03966, ou la demande adressée à l’experte de Toronto) visait :

[traduction] Toute la correspondance – notes, courriels, notes de service concernant le « renvoi en cours de stage » de John Frezza AS4, UISP, sud de l’Ontario, en la possession de Mme Jackie Lean, experte en matière de relations du travail, DCSRHC-Toronto.

[7]               En ce qui intéresse la demande adressée à l’experte de Toronto, le MDN a identifié 29 pages de documents pertinents, mais a d’abord refusé d’en communiquer l’intégralité au demandeur en invoquant l’alinéa 22(1)b) de la Loi, en vertu duquel la divulgation des renseignements peut être refusée si elle risque vraisemblablement de nuire aux activités destinées à faire respecter les lois fédérales ou provinciales ou au déroulement d’enquêtes licites. D’après la preuve du défendeur, c’est ce dernier aspect qui justifiait le refus : les renseignements étaient censés se rapporter à une « enquête en matière de travail » liée au grief en cours du demandeur. Le 23 décembre 2010, le ministère lui a envoyé une lettre où il était écrit ceci :

[traduction] Veuillez noter que les documents que vous avez demandés concernent un grief en cours et qu’à ce titre ils tombent entièrement sous le coup de l’exception prévue à l’alinéa 22(1)b) de la Loi sur la protection des renseignements personnels en ce qui a trait à l’application de la loi et au déroulement d’une enquête. Vous pourrez présenter une nouvelle demande une fois que cette procédure administrative/ce grief aura pris fin.

[8]               Quant à la demande adressée à l’ART d’Ottawa-Hull, le MDN avisait le demandeur dans une lettre, en date du 5 janvier 2011, que [traduction] « [a]près la recherche minutieuse et approfondie de tous nos dossiers effectuée en réponse à votre demande, il a été établi qu’aucun document détenu par l’ancienne employée, Mme Isabelle Tremblay, n’a pu être retracé ». D’après les courriels du MDN soumis par le défendeur, le compte de courrier électronique de Mme Tremblay a été effacé à son départ, et une recherche dans son ancien bureau et ses meubles-classeurs n’a pas permis de retrouver des documents pertinents.

 

[9]               Mécontent de ces réponses, le demandeur s’est plaint au Commissariat à la protection de la vie privée [CPVP] les 5 janvier et 15 février 2011. Il faisait valoir, en substance, que le MDN avait violé la Loi en lui refusant l’accès à des renseignements personnels touchant son congédiement. Le CPVP a chargé un enquêteur d’examiner les plaintes.

 

[10]           Le 21 octobre 2011, après des discussions avec le CPVP, le MDN a communiqué au demandeur les 29 pages reconnues comme pertinentes relativement à la demande adressée à l’experte de Toronto [les documents à communiquer], avec certains passages caviardés. Le caviardage a été effectué sur un document intitulé [traduction] « Rapport de grief au troisième palier », préparé par l’agente des ressources humaines (région de l’Ontario) Lynn Greenwald, et adressé au Bgén Madower, CPM adjoint, QGDN [quartier général de la défense nationale], ainsi que sur une note de présentation rédigée par l’experte Jackie Lean au sujet de ce rapport. Bien que le dossier ne soit pas absolument clair sur ce point, le Bgén Madower devait, semble-t-il, instruire le grief au troisième niveau ou palier. Le ministère prétend que le caviardage était justifié en vertu de l’alinéa 22(1)b) de la Loi ainsi que de l’article 26, qui n’a pas été invoqué lorsque la divulgation des documents a d’abord été refusée. L’article 26 prévoit que la communication de renseignements personnels peut être refusée lorsqu’ils portent sur un autre individu que celui qui fait la demande.

 

[11]           Le demandeur allègue en l’espèce que le caviardage enfreint la Loi en le privant illégalement de renseignements personnels. Les parties non caviardées ont été transmises à la Cour au moyen d’un affidavit confidentiel, déposé par le défendeur, visé par une ordonnance de non‑communication rendue par la protonotaire Milczynski le 19 octobre 2012. La requête du demandeur visant à en obtenir la communication a été rejetée par le protonotaire Aalto le 17 septembre 2013.

 

[12]           Le CPVP a rendu son rapport de conclusions le 1er juin 2012 et l’a transmis aux deux parties.

 

[13]           En ce qui concerne la demande adressée à l’experte de Toronto, le rapport du CPVP notait (erronément semble-t-il) que le MDN avait répondu le 23 décembre 2010 au demandeur en lui communiquant certains renseignements et en refusant d’en divulguer d’autres. D’après le rapport, le MDN était revenu sur sa position initiale et avait fourni des renseignements additionnels au demandeur à l’issue de l’enquête, mais en refusant toujours de divulguer certains renseignements en vertu de l’alinéa 22(1)b) et de l’article 26 de la Loi.

 

[14]           Pour ce qui est du caviardage fondé sur l’alinéa 22(1)b), le CPVP a noté qu’il s’agissait d’une dispense discrétionnaire autorisant une institution fédérale à [traduction] « refuser de divulguer des renseignements personnels si cette divulgation est raisonnablement susceptible de nuire à l’application d’une loi fédérale ou à la conduite d’enquêtes licites ». Le rapport indique ceci : [traduction] « il a été établi à notre satisfaction que le MDN a à bon droit invoqué cette disposition ». Aucune autre explication n’a été fournie sur ce point.

 

[15]           Quant à l’unique passage caviardé sur le fondement de l’article 26, le rapport précise : [traduction] « Notre examen des renseignements en cause confirme que ceux qui ont été soustraits à la divulgation ne concernaient pas le plaignant et que l’exemption a été dûment appliquée. »

 

[16]           À la section des conclusions, le CPVP déclare au sujet de la demande adressée à l’experte de Toronto :

[traduction] Comme le plaignant n’a pas initialement obtenu l’accès à tous les renseignements auxquels il avait droit, la plainte est fondée. Cependant, maintenant que des renseignements additionnels lui ont été fournis, l’affaire est considérée comme étant résolue.

[Caractères gras dans l’original.]

[17]           Le demandeur a demandé des précisions à propos de la conclusion contenue dans le rapport selon laquelle l’alinéa 22(1)b) avait à bon droit été invoqué, et en particulier [traduction] « des précisions concernant le segment de la phrase “à l’application d’une loi fédérale et/ou à la conduite d’enquêtes licites” figurant dans les conclusions ». Le CPVP a répondu par lettre le 22 juin 2012 :

[traduction] Pour plus de clarté, nous précisons que le Commissariat est parvenu à cette conclusion en tenant compte du fait qu’une procédure de règlement des griefs était en cours au titre de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique au moment où le plaignant a adressé à la Défense nationale sa demande fondée sur la Loi sur la protection des renseignements.

[18]           Les documents soumis à la Cour que le demandeur a joints à la requête en autorisation de modifier la présente demande, présentée le 11 septembre 2013 et refusée par le protonotaire Aalto le 25 septembre suivant, indiquent que les renseignements caviardés en vertu de l’alinéa 22(1)b) de la Loi lui ont été communiqués le 13 novembre 2012, soit après que son dossier eut été déposé dans la présente affaire. De plus, la lettre que le demandeur a adressée à la Cour le 16 septembre 2013, relativement à sa requête en communication de l’affidavit confidentiel, précise qu’il [traduction] « connai[ssait] » désormais les passages caviardés en vertu de l’article 26. Le défendeur prétend que cela rend sa requête théorique, puisqu’en vertu de l’article 41 de la Loi, la Cour ne peut qu’ordonner la communication de renseignements non divulgués et que les renseignements en cause ont maintenant tous été communiqués. Le demandeur rétorque que des principes juridiques importants sont en jeu et sollicite d’autres mesures de réparation.

 

[19]           En ce qui concerne la demande adressée à l’ART d’Ottawa, le CPVP a estimé que la plainte visait à obtenir des renseignements manquants. Le rapport indique que l’ART à qui les documents avaient été demandés avait quitté son emploi au MDN avant que la demande ne soit reçue, et que rien n’avait été conservé après son départ. Le CPVP a précisé que le rôle de l’ART dans ce genre d’affaires était de fournir un avis d’expert, des conseils et des interprétations à l’expert régional – intervention [traduction] « strictement consultative et plutôt distante ». À ce titre, l’ART conservera parfois un dossier de correspondance, mais pas nécessairement dans chaque cas. L’ART n’est en possession du dossier que lorsque le grief atteint le dernier palier; en l’occurrence, il n’en était qu’au premier palier. Toute la correspondance et tous les renseignements sont officiellement détenus par l’équipe régionale chargée des relations de travail, et non par l’ART, [traduction] « [c]’est pourquoi, dans la présente affaire, l’ART n’avait aucun document pertinent ». Le rapport ajoute cependant que les personnes que l’ART avait avisées avaient conservé [traduction] « plusieurs des courriels qui leur avaient été envoyés », et que le demandeur avait reçu des renseignements préparés par l’ART au moyen d’autres demandes fondées sur la Loi sur la protection des renseignements personnels. Le rapport indique que [traduction] « [l]a preuve établit clairement qu’une recherche complète a été effectuée » et [traduction] « [...] que l’ART n’avait tout simplement pas de dossier sur le plaignant puisqu’elle ne jouait qu’un rôle consultatif dans cette affaire », mais poursuit en disant ceci :

[traduction] Nonobstant le fait que l’ART a sans doute joué un rôle plutôt limité, la Loi sur la protection des renseignements personnels prévoit clairement que les renseignements utilisés dans le cadre d’un processus décisionnel administratif doivent être conservés pendant au moins deux ans. Nous ne pouvons conclure que les renseignements ont été utilisés à des fins administratives parce qu’ils ont été détruits et qu’il n’a pas été possible de les examiner.

[20]           À la section des conclusions, le rapport indique, au sujet de la demande adressée à l’ART d’Ottawa :

[traduction] Comme nous ne pouvons pas connaître la teneur de ces courriels, nous concluons que les renseignements demandés n’existaient pas au moment de la demande. La plainte est donc jugée non fondée.

[Caractères gras dans l’original.]

[21]           À la section intitulée « Autre », le rapport indique que le fait que les renseignements générés par l’ART ont été conservés dans des dossiers détenus par les récipiendaires de ses avis [traduction] « ne change rien à son obligation de voir à ce que les renseignements concernant le plaignant qui ont été utilisés à des fins administratives soient sauvegardés ». Le rapport note que le CPVP a demandé au MDN de modifier ses pratiques de tenue de dossiers afin de s’assurer qu’à l’avenir ce type de renseignements soient conservés; le MDN a accepté de revoir ses procédures et de garder entre-temps, pendant une période de six mois, les courriels et dossiers électroniques de ses employés qui quittent l’organisation. Le rapport juge ce délai insuffisant et demande au MDN de le proroger de deux ans. Il invite également le ministère à rendre compte dans les trente jours pour confirmer qu’il a mis en œuvre cette recommandation, et à fournir une explication en cas contraire.

 

LA DÉCISION VISÉE PAR LA DEMANDE DE CONTRÔLE

[22]           Les décisions visées par la demande de contrôle sont celles du délégué du ministre et du directeur, Accès à l’information, du MDN, qui font suite aux demandes de communication du demandeur : voir Leahy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CAF 227 [Leahy], au paragraphe 84. Comme nous l’avons déjà vu, le directeur a refusé dans un cas, de communiquer certains renseignements personnels concernant le demandeur et indiqué, dans l’autre cas, qu’aucun des renseignements demandés n’avait pu être retracé. Quoique les plaintes présentées par le demandeur au CPVP aient été une condition préalable au dépôt de la présente demande et que le rapport du Commissariat puisse éclairer les délibérations de la Cour, ce rapport ne constitue pas la décision visée par la demande de contrôle. Le défendeur nommé dans la présente demande doit être le ministre.

 

[23]           En vertu de l’article 41 de la Loi, la personne qui s’est vu refuser la communication de renseignements personnels « peut, [...] exercer un recours en révision de la décision de refus devant la Cour ».

 

RÉPARATION DEMANDÉE

[24]           Dans la demande initialement déposée, le demandeur sollicite les mesures de réparation suivantes :

[traduction]

1.                  une ordonnance fondée sur l’article 49 de la Loi enjoignant au défendeur de communiquer au demandeur les dossiers demandés, conformément au paragraphe 12(1);

2.                  une ordonnance enjoignant au défendeur de conserver tous les dossiers se rapportant à l’[énoncé des attentes] que le demandeur a reçu le 25 mars 2010 et au congédiement qui a suivi le 31 mai 2010, jusqu’à ce que toutes les procédures dont est saisie la Cour aient pris fin, nonobstant la recommandation du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada et l’article 7 du Règlement sur la protection des renseignements personnels, DORS/83-508;

3.                  les dépens relatifs à la présente demande;

4.                  une ordonnance prévoyant un délai de sept jours pour la divulgation de tous les documents, et par la suite une amende de 500 $ par jour jusqu’à la divulgation intégrale;

5.                  toute autre mesure que le demandeur pourrait solliciter et que la Cour pourrait juger juste d’accorder dans les circonstances.

 

QUESTIONS À TRANCHER

[25]           La présente affaire soulève les questions suivantes :

a)                  La demande est-elle théorique?

b)                  Le délégué du ministre a-t-il agi de manière illégale ou déraisonnable :

(i)                 en refusant de communiquer des renseignements personnels au demandeur sur le fondement de l’alinéa 22(1)b) et de l’article 26 de la Loi?

(ii)               en répondant qu’aucun renseignement n’avait pu être retracé à la suite de la demande adressée à l’ART d’Ottawa, ou en omettant de s’assurer que les renseignements visés par cette demande soient conservés?

c)                  Si la réponse à la partie (i) ou (ii) de la question b) est affirmative, quels sont les mesures de réparation que la Cour peut accorder en l’espèce?

 

[26]           Le défendeur demande par ailleurs à la Cour de radier la présente requête au motif qu’aucune question n’est plus en litige, étant donné que le demandeur a maintenant obtenu tous les renseignements qu’il réclamait.

 

NORME DE CONTRÔLE

[27]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a déclaré qu’il n’était pas nécessaire d’effectuer à chaque fois l’analyse relative à la norme de contrôle. En effet, lorsque la norme applicable à une question particulière que la Cour doit trancher est établie de manière satisfaisante par la jurisprudence, le tribunal de révision peut l’adopter. Il n’examinera les quatre facteurs de l’analyse liée à la norme de contrôle que si la démarche se révèle infructueuse ou si la jurisprudence semble désormais incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire : Agraira c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

 

[28]           Dans Savard c Société canadienne des postes, 2008 CF 671, le juge Blanchard a effectué une analyse pour déterminer la norme de contrôle appropriée à la lumière de l’arrêt Dunsmuir, précité, en précisant au paragraphe 17 que l’évaluation fondée sur l’article 41 de la Loi comporte deux étapes. La première, touchant la question de savoir si les renseignements en cause sont « personnels au demandeur » ou s’ils relèvent d’une exception légale à la divulgation, appelle la norme de la décision correcte (voir aussi Thurlow c Canada (Solliciteur général), 2003 CF 1414, au paragraphe 28). La deuxième étape, qui concerne le contrôle d’une décision discrétionnaire de refuser la divulgation des renseignements, est soumise à la norme de la décision raisonnable. Ce précédent a été suivi par le juge Kelen dans la décision Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 470, aux paragraphes 45 et 46, et endossé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Leahy, précité, aux paragraphes 98 et 99; je me propose aussi de le suivre en l’espèce. Ainsi, la question de savoir si les renseignements en cause tombaient sous le coup des exceptions légales à la divulgation énoncées à l’alinéa 22(1)b) et à l’article 26 de la Loi est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, alors que la décision discrétionnaire du délégué du ministre d’invoquer ces exceptions pour refuser la divulgation des renseignements appelle la norme de la décision raisonnable.

 

[29]           Lors du contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir les arrêts Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. En d’autres termes, la Cour ne doit intervenir que si la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

DISPOSITIONS LÉGALES

[30]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent à la présente instance :

Définitions

 

3. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

 

« fins administratives » Destination de l’usage de renseignements personnels concernant un individu dans le cadre d’une décision le touchant directement.

 

 

[...]

 

« renseignements personnels » Les renseignements, quels que soient leur forme et leur support, concernant un individu identifiable, notamment :

 

[...]

 

e) ses opinions ou ses idées personnelles, à l’exclusion de celles qui portent sur un autre individu ou sur une proposition de subvention, de récompense ou de prix à octroyer à un autre individu par une institution fédérale, ou subdivision de celle-ci visée par règlement;

 

[...]

 

g) les idées ou opinions d’autrui sur lui;

 

 

[...]

 

toutefois, il demeure entendu que, pour l’application des articles 7, 8 et 26, et de l’article 19 de la Loi sur l’accès à l’information, les renseignements personnels ne comprennent pas les renseignements concernant :

 

j) un cadre ou employé, actuel ou ancien, d’une institution fédérale et portant sur son poste ou ses fonctions, notamment :

 

 

 

[...]

 

(v) les idées et opinions personnelles qu’il a exprimées au cours de son emploi;

 

[...]

 

Conservation des renseignements personnels utilisés à des fins administratives

 

6. (1) Les renseignements personnels utilisés par une institution fédérale à des fins administratives doivent être conservés après usage par l’institution pendant une période, déterminée par règlement, suffisamment longue pour permettre à l’individu qu’ils concernent d’exercer son droit d’accès à ces renseignements.

 

[...]

 

 

Droit d’accès

 

12. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, tout citoyen canadien et tout résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ont le droit de se faire communiquer sur demande :

 

a) les renseignements personnels le concernant et versés dans un fichier de renseignements personnels;

 

b) les autres renseignements personnels le concernant et relevant d’une institution fédérale, dans la mesure où il peut fournir sur leur localisation des indications suffisamment précises pour que l’institution fédérale puisse les retrouver sans problèmes sérieux.

 

 

[...]

 

Conclusions et recommandations du Commissaire à la protection de la vie privée

 

35. (1) Dans les cas où il conclut au bien-fondé d’une plainte portant sur des renseignements personnels, le Commissaire à la protection de la vie privée adresse au responsable de l’institution fédérale de qui relèvent les renseignements personnels un rapport où :

 

 

a) il présente les conclusions de son enquête ainsi que les recommandations qu’il juge indiquées;

 

 

b) il demande, s’il le juge à propos, au responsable de lui donner avis, dans un délai déterminé, soit des mesures prises ou envisagées pour la mise en œuvre de ses recommandations, soit des motifs invoqués pour ne pas y donner suite.

 

 

(2) Le Commissaire à la protection de la vie privée rend compte au plaignant des conclusions de son enquête; toutefois, dans les cas prévus à l’alinéa (1)b), le Commissaire à la protection de la vie privée ne peut faire son compte rendu qu’après l’expiration du délai imparti au responsable de l’institution fédérale.

 

 

[...]

 

Révision par la Cour fédérale dans les cas de refus de communication

 

41. L’individu qui s’est vu refuser communication de renseignements personnels demandés en vertu du paragraphe 12(1) et qui a déposé ou fait déposer une plainte à ce sujet devant le Commissaire à la protection de la vie privée peut, dans un délai de quarante-cinq jours suivant le compte rendu du Commissaire prévu au paragraphe 35(2), exercer un recours en révision de la décision de refus devant la Cour. La Cour peut, avant ou après l’expiration du délai, le proroger ou en autoriser la prorogation.

 

[...]

 

Charge de la preuve

 

47. Dans les procédures découlant des recours prévus aux articles 41, 42 ou 43, la charge d’établir le bien-fondé du refus de communication de renseignements personnels ou le bien-fondé du versement de certains dossiers dans un fichier inconsultable classé comme tel en vertu de l’article 18 incombe à l’institution fédérale concernée.

 

 

 

Ordonnance de la Cour dans les cas où le refus n’est pas autorisé

 

48. La Cour, dans les cas où elle conclut au bon droit de l’individu qui a exercé un recours en révision d’une décision de refus de communication de renseignements personnels fondée sur des dispositions de la présente loi autres que celles mentionnées à l’article 49, ordonne, aux conditions qu’elle juge indiquées, au responsable de l’institution fédérale dont relèvent les renseignements d’en donner communication à l’individu; la Cour rend une autre ordonnance si elle l’estime indiqué.

 

 

 

Ordonnance de la Cour dans les cas où le préjudice n’est pas démontré

 

49. Dans les cas où le refus de communication des renseignements personnels s’appuyait sur les articles 20 ou 21 ou sur les alinéas 22(1)b) ou c) ou 24a), la Cour, si elle conclut que le refus n’était pas fondé sur des motifs raisonnables, ordonne, aux conditions qu’elle juge indiquées, au responsable de l’institution fédérale dont relèvent les renseignements d’en donner communication à l’individu qui avait fait la demande; la Cour rend une autre ordonnance si elle l’estime indiqué.

Definitions

 

3. In this Act,

 

 

“administrative purpose”, in relation to the use of personal information about an individual, means the use of that information in a decision making process that directly affects that individual;

 

[...]

 

“personal information” means information about an identifiable individual that is recorded in any form including, without restricting the generality of the foregoing,

 

[...]

 

(e) the personal opinions or views of the individual except where they are about another individual or about a proposal for a grant, an award or a prize to be made to another individual by a government institution or a part of a government institution specified in the regulations,

 

[...]

 

(g) the views or opinions of another individual about the individual,

 

[...]

 

but, for the purposes of sections 7, 8 and 26 and section 19 of the Access to Information Act, does not include

 

 

 

 

(j) information about an individual who is or was an officer or employee of a government institution that relates to the position or functions of the individual including,

 

[...]

 

(v) the personal opinions or views of the individual given in the course of employment,

 

 

[...]

 

Retention of personal information used for an administrative purpose

 

 

6. (1) Personal information that has been used by a government institution for an administrative purpose shall be retained by the institution for such period of time after it is so used as may be prescribed by regulation in order to ensure that the individual to whom it relates has a reasonable opportunity to obtain access to the information.

 

[...]

 

Right of access

 

12. (1) Subject to this Act, every individual who is a Canadian citizen or a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act has a right to and shall, on request, be given access to

 

(a) any personal information about the individual contained in a personal information bank; and

 

(b) any other personal information about the individual under the control of a government institution with respect to which the individual is able to provide sufficiently specific information on the location of the information as to render it reasonably retrievable by the government institution.

 

[...]

 

Findings and recommendations of Privacy Commissioner

 

 

35. (1) If, on investigating a complaint under this Act in respect of personal information, the Privacy Commissioner finds that the complaint is well-founded, the Commissioner shall provide the head of the government institution that has control of the personal information with a report containing

 

(a) the findings of the investigation and any recommendations that the Commissioner considers appropriate; and

 

(b) where appropriate, a request that, within a time specified therein, notice be given to the Commissioner of any action taken or proposed to be taken to implement the recommendations contained in the report or reasons why no such action has been or is proposed to be taken.

 

(2) The Privacy Commissioner shall, after investigating a complaint under this Act, report to the complainant the results of the investigation, but where a notice has been requested under paragraph (1)(b) no report shall be made under this subsection until the expiration of the time within which the notice is to be given to the Commissioner.

 

[...]

 

Review by Federal Court where access refused

 

 

41. Any individual who has been refused access to personal information requested under subsection 12(1) may, if a complaint has been made to the Privacy Commissioner in respect of the refusal, apply to the Court for a review of the matter within forty-five days after the time the results of an investigation of the complaint by the Privacy Commissioner are reported to the complainant under subsection 35(2) or within such further time as the Court may, either before or after the expiration of those forty-five days, fix or allow.

 

 

[...]

 

Burden of proof

 

47. In any proceedings before the Court arising from an application under section 41, 42 or 43, the burden of establishing that the head of a government institution is authorized to refuse to disclose personal information requested under subsection 12(1) or that a file should be included in a personal information bank designated as an exempt bank under section 18 shall be on the government institution concerned.

 

Order of Court where no authorization to refuse disclosure found

 

48. Where the head of a government institution refuses to disclose personal information requested under subsection 12(1) on the basis of a provision of this Act not referred to in section 49, the Court shall, if it determines that the head of the institution is not authorized under this Act to refuse to disclose the personal information, order the head of the institution to disclose the personal information, subject to such conditions as the Court deems appropriate, to the individual who requested access thereto, or shall make such other order as the Court deems appropriate.

 

Order of Court where reasonable grounds of injury not found

 

49. Where the head of a government institution refuses to disclose personal information requested under subsection 12(1) on the basis of section 20 or 21 or paragraph 22(1)b) or (c) or 24(a), the Court shall, if it determines that the head of the institution did not have reasonable grounds on which to refuse to disclose the personal information, order the head of the institution to disclose the personal information, subject to such conditions as the Court deems appropriate, to the individual who requested access thereto, or shall make such other order as the Court deems appropriate.

 

 

[31]           Les dispositions suivantes du Règlement sur la protection des renseignements personnels, DORS/83-508, s’appliquent à la présente instance :

4. (1) Les renseignements personnels utilisés par une institution fédérale à des fins administratives doivent être conservés par cette institution :

 

 

a) pendant au moins deux ans après la dernière fois où ces renseignements ont été utilisés à des fins administratives, à moins que l’individu qu’ils concernent ne consente à leur retrait du fichier; et

 

b) dans les cas où une demande d’accès à ces renseignements a été reçue, jusqu’à ce que son auteur ait eu la possibilité d’exercer tous ses droits en vertu de la Loi.

 

[...]

4. (1) Personal information concerning an individual that has been used by a government institution for an administrative purpose shall be retained by the institution

 

(a) for at least two years following the last time the personal information was used for an administrative purpose unless the individual consents to its disposal; and

 

 

(b) where a request for access to the information has been received, until such time as the individual has had the opportunity to exercise all his rights under the Act.

 

[...]

ARGUMENTS

Le demandeur

Bien-fondé de la demande

[32]           Le demandeur soutient qu’il faut tenir compte de l’objet de la législation sur l’accès à l’information et la protection des renseignements personnels au moment d’appliquer les dispositions de la Loi : Dagg c Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 RCS 403. À ce titre, les exceptions à la divulgation prévues dans la Loi doivent être interprétées étroitement. Il cite à cet égard l’arrêt Lavigne c Canada (Commissariat aux langues officielles), 2002 CSC 53 [Lavigne] :

24        La Loi sur la protection des renseignements personnels est également une loi fondamentale du système juridique canadien. Elle a deux objectifs importants. Elle vise, premièrement, à protéger les renseignements personnels relevant des institutions fédérales et, deuxièmement, à assurer le droit d’accès des individus aux renseignements personnels qui les concernent (art. 2). [...]

 

[...]

 

30        Étant donné qu’un des objectifs de la Loi sur la protection des renseignements personnels est d’assurer l’accès des individus aux renseignements personnels qui les concernent, les tribunaux ont généralement interprété de manière restrictive les exceptions au droit d’accès. [...]

[33]           S’agissant de l’exception énoncée à l’alinéa 22(1)b) de la Loi, la non-divulgation ne peut se justifier que lorsque l’institution fédérale détenant les renseignements en cause est en mesure d’établir un lien clair et direct entre la divulgation demandée et le préjudice allégué. Le demandeur cite encore une fois l’arrêt Lavigne, précité :

58        La non-divulgation des renseignements personnels prévue à l’al. 22(1)b) n’est autorisée que s’il existe un risque « vraisemblable » que la divulgation nuise à l’enquête. [...] Il faut qu’il y ait entre la divulgation d’une information donnée et le préjudice allégué un lien clair et direct. La non-divulgation ne doit pas avoir pour seul objectif de faciliter le travail de l’organisme en question et doit se justifier par un vécu professionnel. La confidentialité des renseignements personnels ne doit être protégée que lorsque les faits le justifient et doit avoir pour but de favoriser le respect de la loi. Le refus d’assurer la confidentialité peut parfois créer des difficultés aux enquêteurs, mais peut aussi inciter à la franchise et protéger l’intégrité du processus d’enquête. [...]

[34]           Le demandeur avance que des promesses de confidentialité faites aux personnes interviewées, un préjudice hypothétique ou « l’effet d’intimidation » éventuel de la divulgation sur les enquêtes futures ne sont pas des motifs valables pour opposer un refus : Canada (Commissaire à l’information) c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 270 [Commissaire à l’information c MCI]. Il cite l’observation du juge Richard dans la décision Canada (Commissaire à l’information) c Canada (Président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié), ordonnance du 24 décembre 1997 rendue dans l’affaire T‑908‑97 :


[45]      Lorsque le préjudice anticipé au cas où le document demandé serait divulgué n’est qu'éventuel ou hypothétique, il ne correspond pas aux critères prévus. Il faut donc que le préjudice allégué soit de nature à nuire à une enquête déterminée, soit une enquête en cours, soit une enquête devant prochainement être menée. On ne peut ainsi pas refuser de divulguer un renseignement et invoquer pour cela les alinéas 16(1)c) de la Loi sur l’accès à l'information et 22(1)b) de la Loi sur la protection des renseignements personnels en faisant uniquement valoir que la divulgation du document en cause aurait pour effet d’intimider les éventuels participants à de futures enquêtes.

[35]           Quant à l’argument du défendeur selon lequel les avis exprimés par d’autres fonctionnaires du MDN doivent être soustraits à la divulgation en vertu de l’article 26 à titre de renseignements personnels les concernant, le demandeur fait observer que la Cour d’appel a conclu, dans l’arrêt Commissaire à l’information c MCI, que « les opinions personnelles d’un individu (d’une des personnes interrogées) constituent des “renseignements personnels” concernant cet individu, sauf lorsqu’ils portent sur un autre individu [le demandeur], auquel cas ces renseignements deviennent des “renseignements personnels” concernant [le demandeur], aux termes de l’alinéa 3g) », et que l’identité de l’auteur n’est protégé aux termes de l’alinéa 3h) que lorsque les avis exprimés portent sur une proposition de subvention, de récompense ou de prix : arrêt Commissaire à l’information c MCI, précité, aux paragraphes 23 et 24. Dans cette affaire, la Cour d’appel a pondéré l’intérêt privé de l’auteur de l’avis à ce que ses opinions ne soient pas divulguées et celui du demandeur, qui souhaitait consulter des renseignements personnels le concernant, et conclu :

[30]      L’intérêt privé des personnes interrogées consiste à cacher le fait qu’elles ont participé à l’enquête et à garder secrètes les conversations qu’elles ont eues avec l’enquêteur [...].

 

[31]      Cet intérêt privé est négligeable. Le fait que les personnes interrogées ont participé à l’enquête a en soi peu d’importance et, dans la mesure où elles peuvent justifier les idées qu’elles ont exprimées, elles ne devraient pas craindre les conséquences de la divulgation, bien que celle-ci puisse, évidemment, en comporter. Si elles ne peuvent justifier leurs idées, elles peuvent avoir raison d’avoir des craintes. Ces craintes s’expliquent non pas par la divulgation des idées en question, mais par le fait qu’elles ont au départ été exprimées et qu’elles n’étaient peut-être pas justifiées.

 

[...]

 

[33]      L’intérêt privé [du demandeur] est, en revanche, important. [...] Il n’en demeure pas moins qu’il doit se voir accorder la possibilité de connaître les propos qui ont été tenus à son sujet, et qui a tenu ces propos, ne serait-ce que pour pouvoir exercer le droit que lui reconnaît le paragraphe 12(2) de la Loi sur la protection des renseignements personnels de faire disparaître son nom des archives du Ministère.

 

[34]      L’intérêt du public à ce que les renseignements soient divulgués vise à assurer que les enquêtes administratives se déroulent de façon équitable. Indépendamment des règles relatives à la régularité de la procédure qui s’appliquent dans un cas déterminé, l’équité exige en règle générale que l’on ne donne pas carte blanche aux témoins et que les personnes contre lesquelles des opinions défavorables sont exprimées aient l’occasion d’en être informées, d’en contester l’exactitude et, au besoin, de les rectifier.

[36]           Le demandeur soutient que la non-divulgation fondée sur l’alinéa 22(1)b) s’appuie seulement sur une conclusion, et non sur une explication, ce qui est contraire aux consignes de la Cour dans la décision Kaiser c Canada (Ministre du Revenu national) (1995), 95 DTC 5416, [1995] ACF no 926 (CF 1re inst). Dans cette décision, le juge Rothstein notait que la Loi imposait au gouvernement de justifier la non-divulgation, et a établi que le ministre ou son délégué devait fournir une explication qui « montre sans équivoque l’existence d’un lien entre la divulgation et le préjudice supposé ». Il poursuit :

[I]l ne suffit pas de dire que « la divulgation de cette information porterait atteinte à l’intégrité de l’enquête ou risquerait vraisemblablement de nuire aux activités destinées à faire respecter la Loi de l’impôt sur le revenu ». Ce n’est pas là une explication, mais seulement une conclusion. Il peut en effet exister des raisons qui font que la divulgation porterait atteinte à l’intégrité d’une enquête, mais une explication doit être donnée avant qu’on arrive à cette conclusion. Aucune explication semblable n’a été donnée. L’intimé ne s’est pas acquitté de son obligation de prouver que la non-divulgation qu’il recherche est nécessaire parce que la divulgation risquerait vraisemblablement de nuire aux activités destinées à faire respecter la Loi de l’impôt sur le revenu ou au déroulement d’une enquête effectuée en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, ou pour toute autre raison mentionnée à l’alinéa 22(1)b) de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

[37]           Le demandeur ajoute que le défendeur ne peut changer de position quant aux motifs de la non-divulgation après la notification du refus : Ternette c Canada (Solliciteur général), [1992] 2 CF 75 (1re inst); Davidson c Canada (Solliciteur général), [1987] 3 CF 15 (1re inst), conf par [1989] 2 CF 341 (CA).

 

[38]           Le demandeur fait également valoir que son droit d’être traité équitablement est en jeu dans la présente affaire. Cet argument a trait à la fois aux répercussions de la non-divulgation sur le processus de règlement de grief et à la manière dont l’enquête du CPVP et le rapport ont été menés à bien. Le demandeur affirme qu’il a été porté atteinte à son droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de la justice fondamentale, énoncé à l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, LC 1960, c 44 (voir Duke c La Reine, [1972] RCS 917). D’après les règles de justice naturelle et d’équité procédurale, tout individu soumis à des procédures administratives a le droit de connaître les arguments avancés contre lui (R c H, [1986] 2 CF 71, au paragraphe 12 (CF 1re inst); Gough c Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1991] 2 CF 117 (CF 1re inst); Gray c Ontario (Director, Disability Support Program) (2002), 212 DLR (4th) 353, à la page 364 (CA Ont)), et doit pouvoir y répondre en présentant pleinement et équitablement les siens : Nicholson c Haldimand-Norfolk Regional Police Commissioners, [1979] 1 RCS 311; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817. Ces questions sont encore plus sérieuses lorsque la capacité de se maintenir dans un emploi ou une profession est en jeu : Megens c Ontario Racing Commission (2003), 64 OR (3rd) 142 (C Div); Kane c Université de la Colombie-Britannique, [1980] 1 RCS 1105. Le demandeur prétend que les non-divulgations en cause l’ont empêché de bien comprendre les arguments présentés contre lui et d’y répondre pleinement dans le cadre du processus de règlement des griefs.

 

[39]           De plus, le demandeur soutient qu’en omettant de conserver correctement les renseignements personnels dont il a demandé la communication au moyen de la demande adressée à l’ART d’Ottawa, comme l’exigeait l’article 6 de la Loi, le défendeur a violé son droit à l’équité procédurale.

 

[40]           Le demandeur prétend que le CPVP a failli à son obligation de faire respecter ses droits au moyen de son enquête et de son rapport, et demande à la Cour d’infirmer les conclusions de ce rapport portant que ses plaintes étaient, respectivement « bien fondées et résolues » et « non fondées ».

 

Le défendeur

Caractère théorique de la demande

[41]           Le défendeur a présenté une requête en radiation de la demande au motif qu’elle est devenue théorique, étant donné que tous les renseignements en cause sont maintenant aux mains du demandeur. Il ajoute que la demande a été présentée en vertu de l’article 41 de la Loi, qui est la seule disposition de la Loi donnant compétence à la Cour, et que tout ce qu’elle pouvait ordonner aux termes de cet article a déjà eu lieu. Le refus de l’accès aux renseignements est une condition préalable à toute demande fondée sur l’article 41 (Wheaton c Société canadienne des postes, [2000] ACF no 1127 (CF 1re inst), au paragraphe 16), et la jurisprudence a clairement établi que la Cour ne peut accorder aucune autre réparation dès lors que les renseignements ont été communiqués : Connolly c Société canadienne des postes (2000), 197 FTR 161, [2000] ACF no 1883 (CF 1re inst) [Connolly], aux paragraphes 8 et 12 (le juge MacKay), conf par 2002 CAF 50; Galipeau c Canada (Procureur général), 2003 CAF 223 [Galipeau], au paragraphe 4; Lavigne c Canada (Commission des droits de la personne), 2011 CF 290, au paragraphe 14 [Lavigne 2011]. Comme la Cour ne peut qu’ordonner la divulgation, et que celle‑ci a déjà eu lieu, la demande est théorique : Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, au paragraphe 15 [Borowski].

 

Bien-fondé de la demande

[42]           Le défendeur soutient que la seule question à examiner est de savoir s’il a répondu convenablement et pleinement aux deux demandes d’accès aux renseignements personnels qu’a présentées le demandeur, et que les réponses du ministre étaient bel et bien adéquates.

 

[43]           S’agissant de la demande adressée à l’ART d’Ottawa, le défendeur fait observer que le CPVP a souscrit à sa conclusion qu’aucun document pertinent n’avait pu être retracé, et que le demandeur n’a produit aucun élément de preuve indiquant que cette conclusion était erronée.

 

[44]           Pour ce qui est de la demande adressée à l’experte de Toronto, le défendeur avance que les exceptions prévues à l’alinéa 22(1)b) et à l’article 26 ont été invoquées à bon droit. Aux termes de l’article 49, la Cour ne peut ordonner la communication des renseignements soustraits à la divulgation en vertu de l’alinéa 22(1)b) que si le refus ne reposait pas sur des motifs raisonnables. Par ailleurs, le mot « enquêtes » à l’alinéa 22(1)b) doit recevoir une interprétation libérale : arrêt Lavigne, précité, au paragraphe 54; Maydak c Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 186, aux paragraphes 12 à 15.

 

[45]           Le défendeur soutient que l’exigence selon laquelle la divulgation doit nuire au déroulement d’une enquête, essentielle au regard de l’alinéa 22(1)b), est remplie si les renseignements à protéger ont un certain caractère confidentiel : arrêt Lavigne, précité, au paragraphe 58. Le caractère provisoire et ouvert des commentaires des enquêteurs qui ont rédigé le rapport de troisième palier sur le grief et la note de présentation démontre qu’ils considéraient les renseignements caviardés comme confidentiels. Il aurait été porté préjudice à l’enquête d’exiger que ces renseignements soient communiqués au demandeur, et il était raisonnable de s’y opposer du moment que l’enquête était en cours. La divulgation aurait très bien pu nuire à l’efficacité et à la viabilité de l’enquête pendante.

 

[46]           Le défendeur affirme que le caviardage effectué aux pages 6 et 14 des documents à communiquer (sur des passages identiques) se rapporte à une analyse contextuelle interne concernant le grief au troisième palier du demandeur, qui n’était pas destinée à être divulguée, du moins pas sous cette forme. La diffuser au-delà des destinataires limités à qui elle s’adressait aurait nui à la possibilité d’évaluer le grief à l’interne avant de rendre une réponse formelle, et aurait donc pu amener les enquêteurs à évaluer l’affaire avec moins de franchise. De même, la divulgation des extraits caviardés aux pages 8 et 29 des documents à communiquer aurait forcé le défendeur à révéler sa stratégie et des renseignements connexes qui n’étaient destinés qu’à un usage interne. Cela pouvait significativement restreindre la capacité du défendeur de planifier ses réponses au grief et d’y donner effet.

 

[47]           Le défendeur soutient que le fait d’ordonner la divulgation aurait permis au demandeur de contester les faits énoncés, ou de réclamer des documents ou des détails additionnels, ce qui risquait de compliquer, de ralentir ou de compromettre l’enquête en cours.

 

[48]           Le défendeur fait valoir que la divulgation des renseignements caviardés pouvait entraîner d’autres difficultés, notamment :

a)                  influer sur la possibilité de parvenir à un règlement;

b)                  influer sur la possibilité de renvoyer l’affaire à l’arbitrage;

c)                  influer sur le type et l’efficacité des autres mécanismes de recours à la disposition des parties;

d)                 conférer un avantage au demandeur relativement à cette tentative, ou à d’autres, de régler les questions soulevées dans le grief;

e)                  créer de faux espoirs pour le demandeur dans la mesure où les analyses et recommandations préliminaires n’auraient pas forcément été retenues par le décideur.

 

[49]           En ce qui a trait aux renseignements caviardés en vertu de l’article 26 de la Loi (aux pages 4 et 12 des documents à communiquer), ils concernent des opinions personnelles exprimées par des tiers et tombent donc sous le coup de l’exception à la divulgation prévue par cette disposition.

 

[50]           Il n’y a eu d’atteinte au droit à l’équité procédurale du demandeur à aucune étape de ses démarches visant à obtenir des renseignements en vertu de la Loi. Au contraire, le défendeur a pris soin de l’aviser de toutes les questions pertinentes et a respecté ses droits. Tous les documents visés par les demandes lui ont été fournis, tout le caviardage était justifié en droit et aucun renseignement n’a jamais été soustrait à la divulgation sans explication légitime, comme l’a confirmé le CPVP. Tous les efforts ont été déployés pour répondre aux deux demandes d’une manière conforme à l’esprit comme à la lettre de la Loi.

ANALYSE

[51]           Lorsque la présente demande de contrôle judiciaire a été instruite le 30 septembre 2013, les motifs initiaux invoqués à l’appui de la demande n’étaient plus d’actualité en raison de la suite des événements. En effet, M. Frezza avait alors reçu tous les renseignements initialement demandés dans sa demande fondée sur l’article 41, et il a volontiers reconnu que celle-ci n’avait plus d’objet.

 

[52]           M. Frezza estime néanmoins que ses demandes de renseignements n’auraient pas dû être refusées en premier lieu et il souhaite que la Cour se penche sur les retards et la résistance à fournir les renseignements en vue d’aider d’autres Canadiens qui cherchent à obtenir des renseignements en vertu de la Loi. Il reconnaît le caractère théorique de sa demande, mais aimerait que la Cour examine malgré tout les questions en litige et qu’elle lui accorde un jugement déclaratoire conformément aux principes établis dans l’arrêt Borowski, précité.

 

[53]           La Cour comprend les frustrations et les préoccupations persistantes de M. Frezza concernant le traitement des demandes de renseignements sous le régime de la Loi, mais plusieurs raisons l’empêchent de lui accorder la réparation qu’il sollicite à présent.

 

[54]           Premièrement, cette nouvelle question et la demande de jugement déclaratoire ne faisaient pas partie de sa demande initiale. La réparation demandée ne concernait que la divulgation des documents en vertu de la Loi. M. Frezza a essayé de modifier sa demande par la présentation d’une requête que le protonotaire Aalto a instruite et rejetée.

 

[55]           Par conséquent, je ne suis saisi que de la première demande, laquelle ne soulève pas la question du caractère théorique et ne cherche pas à obtenir de la Cour un examen des implications générales du cas de M. Frezza et un jugement déclaratoire.

 

[56]           Deuxièmement, je pense que la jurisprudence établit sans équivoque que la Cour dispose d’une compétence étroite à l’égard des demandes fondées sur l’article 41 et des réparations qu’elle peut accorder. Comme le fait remarquer le défendeur, notre Cour et la Cour d’appel fédérale ont, dans de nombreuses décisions, interprété l’article 41 de la Loi et ses effets. Le principe sous-jacent de ces décisions est qu’une fois les renseignements fournis, la Cour ne peut accorder aucune autre réparation. Mis à part la divulgation des documents, qu’il a maintenant obtenue, M. Frezza sollicite une réparation que la Cour n’a pas la compétence d’accorder.

 

[57]           Dans Connolly, précité, le juge MacKay a envisagé les implications de l’article 41 au regard de la Loi, et noté ce qui suit :

8          Cette disposition doit être lue de concert avec les articles 48 et 49, qui énoncent le pouvoir de la Cour d’agir lorsqu’elle estime que la communication des renseignements personnels demandés a été refusée à tort. Ces dispositions limitent le pouvoir de la Cour à celui d’ordonner la communication, lorsque celle-ci a été refusée contrairement aux dispositions de la Loi.

 

[...]

 

12        En résumé, étant donné que le demandeur a reçu communication des renseignements qu’il a demandés et à laquelle il avait droit et que des circonstances existaient lors de la demande de révision fondée sur la Loi sur la protection des renseignements personnels, j’en arrive à la conclusion, malgré l’avis du commissaire à la protection de la vie privée du Canada, que la Cour ne peut accorder aucune réparation au demandeur à l’égard du délai lié à la communication par les défendeurs des renseignements personnels qu’il a demandés en vertu de la Loi.

[Caractères gras ajoutés.]

La décision du juge MacKay a été confirmée en appel. La Cour d’appel fédérale a de même estimé dans l’arrêt Galipeau, précité :

5          À tout événement, le pouvoir d’intervention conféré à la Cour par l’article 48 de la Loi est consécutif à la nature du recours exercé sous l’article 41. Il se limite à une ordonnance de communication des renseignements demandés.

[Caractères gras ajoutés.]

[58]           Plus récemment, la Cour a précisé dans Lavigne 2011, précité, aux paragraphes 13 et 14, que l’article 41 n’autorise à accorder ni déclarations ni dommages-intérêts :

14     Dans sa demande, M. Lavigne demande à la Cour de déclarer que la décision Connolly ne devrait pas être suivie et qu’il est possible d’accorder des dommages-intérêts en vertu de l’article 41 de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Je ne crois pas que la Cour puisse faire une telle déclaration. Non seulement la décision Connolly a été confirmée par la Cour d’appel, mais encore elle a été suivie à maintes reprises par la Cour fédérale : voir, par exemple, la décision Keita c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 626, au paragraphe 12; Murdoch c. Canada (Gendarmerie royale), 2005 CF 420. Dans cette décision, M. le juge Noël a fait remarquer :

 

22.    La Cour fédérale n’est pas non plus en mesure d’accorder d’autres réparations dans un cas comme le présent. Ainsi qu’il a déjà été signalé, la compétence de la Cour fédérale pour contrôler les décisions du commissaire à la protection de la vie privée se trouve à l’article 41 de la Loi sur la protection des renseignements personnels (pour ce qui est des cas où la communication de renseignements personnels demandée en vertu de l’article 12 a été refusée) et au paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales. De plus, le pouvoir de la Cour fédérale d’accorder une réparation en pareil cas se limite essentiellement aux mesures que le commissaire à la protection de la vie privée pouvait lui-même ordonner, c’est‑à‑dire la communication de documents dont la divulgation a été refusée (voir les articles 48 à 50 de la Loi sur la protection des renseignements personnels et le paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales). En l’espèce, il n’y a pas de renseignements de ce genre qui n’ont toujours pas été communiqués. Cette réparation ne serait donc pas appropriée.

[Caractères gras ajoutés.]

[59]           Ces décisions établissent que s’il y a eu divulgation, le demandeur n’a pas d’autre recours au titre de l’article 41 de la Loi. La Cour n’a pas le pouvoir d’accorder la réparation que le demandeur, M. Frezza, sollicite maintenant.

 

[60]           Troisièmement, je ne pense pas que ce genre d’affaires justifie que la Cour poursuive un examen ou accorde une réparation, puisque les parties s’entendent pour dire que la demande est devenue théorique. La façon dont a été traitée la demande de renseignements fondée sur la Loi présentée par le demandeur concerne ce dernier en propre.

 

[61]           Dans l’arrêt Borowski précité, la Cour suprême du Canada a exposé l’approche à suivre pour établir si la Cour doit trancher une affaire devenue théorique. En général, la Cour ne statuera pas sur l’affaire dans de tels cas, mais elle a le pouvoir discrétionnaire de s’écarter de la pratique courante et de trancher une question théorique si les circonstances le justifient : arrêt Borowski, précité, aux paragraphes 16, 16 et 30. Bien que cette décision soit discrétionnaire, elle doit être rendue en tenant dûment compte des principes établis : arrêt Borowski, précité, au paragraphe 29. La Cour se laisse guider par les trois grands facteurs énoncés dans Borowski (quoique la Cour suprême ait précisé que cette liste n’était pas exhaustive) :

a.       un contexte contradictoire toujours présent;

b.      un souci d’économie des ressources judiciaires;

c.       l’assurance que l’appareil judiciaire remplit bien son rôle et n’empiète pas sur la fonction de l’appareil législatif.

 

[62]           L’analyse de ces facteurs est de nature contextuelle. Il n’est pas nécessaire que les trois facteurs soient présents, mais ils doivent tous être examinés (Borowski, au paragraphe 42).

 

[63]           En l’espèce, je n’ai aucune inquiétude quant au troisième facteur, que la Cour suprême a rapproché du concept plus général de « justiciabilité », et à la nécessité de rester attentif à la question de savoir si la Cour s’écarte de son rôle traditionnel et si l’intervention judiciaire sera efficace dans les circonstances : voir l’arrêt Borowski, précité, aux paragraphes 40, 41 et 47. Je ne doute pas que les questions juridiques soulevées en l’espèce méritent d’être tranchées par la Cour dans le cadre d’une affaire appropriée.

 

[64]           Mes préoccupations concernent plutôt les premier et deuxième facteurs. Le premier souligne l’importance du modèle contradictoire pour ce qui est de s’assurer que la Cour dispose d’un dossier complet pour trancher les questions juridiques en litige, et de situer ses conclusions dans un contexte factuel et dans des paramètres établis. Bien que les parties aient vigoureusement défendu leurs positions comme si un litige les opposait encore, comme dans l’affaire Borowski, précitée, les lacunes et faiblesses du dossier dont je dispose me paraissent problématiques. À ce titre, je ne suis pas convaincu que la présente affaire soit de celles qui justifient que la Cour statue sur des questions juridiques qu’elle n’a pas besoin de trancher pour régler un différend actuel entre les parties. Dans l’arrêt Leahy, précité, le dossier relatif à une demande fondée sur l’article 41 qui avait été soumis à la Cour d’appel fédérale était insuffisant pour déterminer si les exceptions à la divulgation avaient été invoquées à bon droit; la Cour d’appel fédérale a estimé qu’elle ne pouvait que renvoyer l’affaire à un autre décideur de l’institution ayant refusé la divulgation pour qu’il la réexamine, même si la réparation habituelle dans une affaire intéressant l’article 41 est une ordonnance en divulgation : voir l’arrêt Leahy, précité, aux paragraphes 100 et 146. Une telle décision n’aurait évidemment aucune utilité en l’espèce puisque les renseignements ont déjà été divulgués.

 

[65]           Une préoccupation analogue touche l’économie des ressources judiciaires, qui commande de ne pas trancher de questions théoriques, mais « [ce principe] n’empêche pas l’utilisation de ces ressources, si limitées soient-elles, à la solution d’un litige théorique, lorsque les circonstances particulières de l’affaire le justifient » : arrêt Borowski, précité, au paragraphe 34. La Cour suprême a donné des exemples d’une telle situation :

         lorsque « la décision de la cour aura des effets concrets sur les droits des parties même si elle ne résout pas le litige qui a donné naissance à l’action » : arrêt Borowski, précité, au paragraphe 35;

         lorsque les questions devenues théoriques sont récurrentes et brèves, et que de refuser de les trancher parce qu’elles n’ont plus d’objet peut les faire échapper à l’examen judiciaire : arrêt Borowski, précité, au paragraphe 36;

         lorsque se pose une question d’intérêt public qui doit être résolue, sous peine d’entraîner un coût social : arrêt Borowski, précité, aux paragraphes 38 et 39.

 

[66]           Je ne pense pas qu’une de ces justifications existe en l’espèce. Il n’a pas été démontré que le règlement des questions juridiques qui se posent ici aura des conséquences pratiques ou « accessoires » sur les droits des parties. Quant au deuxième exemple, la Cour suprême a fait remarquer qu’il ne suffit pas simplement que la même question se représente et qu’« [i]l est préférable d’attendre et de trancher la question dans un véritable contexte contradictoire, à moins qu’il ressorte des circonstances que le différend aura toujours disparu avant d’être résolu » : arrêt Borowski, précité, au paragraphe 36. Il est assez probable que dans certains cas, le refus de divulguer des renseignements sur la foi des exceptions citées en l’espèce par le défendeur persistera jusqu’à l’audience de contrôle judiciaire, ce qui permettra donc de trancher les questions juridiques pertinentes dans le contexte d’un litige actuel. Même s’il peut y avoir un intérêt public à ce que ces questions soient réglées, et certaines conséquences sociales au fait de retarder la clarification de certains points, j’estime que les avantages de leur résolution dans le contexte d’un litige actuel et mes préoccupations concernant la force et l’exhaustivité du dossier l’emportent sur ces considérations. De plus, comme je l’ai déjà noté, le cas et la situation du demandeur lui sont propres, et toute conclusion juridique que je suis susceptible de rendre ne s’appliquerait qu’à cette situation. Par conséquent, je refuse d’exercer ma compétence pour trancher la question malgré son caractère théorique.

 

[67]           En parallèle à la présente demande, et comme le demandeur a reçu les renseignements qu’il cherchait à obtenir, le défendeur a présenté une requête en radiation de la demande au motif qu’il est clair et évident qu’elle ne peut être accueillie. Comme le demandeur a reconnu le caractère théorique et qu’il n’y a pas lieu d’examiner plus avant la question de la réparation, j’estime que le défendeur a établi qu’il y a lieu de radier la demande conformément au critère énoncé dans la décision David Bull Laboratories (Canada) Inc. c Pharmacid Inc., [1995] 1 CF 588. Cependant, l’issue pratique est la même, que la demande soit rejetée en raison de son caractère théorique ou radiée parce qu’il est clair et évident qu’elle ne peut être accueillie.

 

[68]           Les parties conviennent que la seule autre question devant être tranchée est celle des dépens et elles ont toutes deux présenté des observations écrites à ce sujet.

 

[69]           Le défendeur fait remarquer que le demandeur a continué à faire valoir sa demande même après avoir reçu les renseignements concernés et alors qu’il était évident que la réparation demandée ne pouvait plus lui être accordée. On lui a proposé à trois reprises de renoncer à sa demande sans frais, mais il a refusé.

 

[70]           Le demandeur affirme qu’il a poursuivi sa demande, malgré l’obtention des renseignements réclamés, car il estimait rendre service aux Canadiens en essayant d’amener la Cour à examiner les pratiques générales du ministère et du Commissariat à la protection de la vie privée consistant à essayer de soustraire aux demandes de divulgation et à fournir des motifs insuffisants.

 

[71]           Après avoir examiné le dossier, je pense que le demandeur, en tant que plaideur non représenté, a présumé un peu naïvement, compte tenu de la nature des demandes fondées sur l’article 41, que la Cour pouvait se livrer à une évaluation plus générale des pratiques du Commissariat à la protection de la vie privée afin d’alléger certains des désagréments qu’il avait subis. Je ne crois pas pour autant que le demandeur ait agi de manière malicieuse ou vexatoire en tentant d’amener la Cour à se saisir de la question, même si c’est le défendeur qui a finalement eu gain de cause. Je ne pense pas qu’il faille décourager ceux qui sont dans la position du demandeur de présenter des plaintes authentiques et de les soumettre à la Cour, en adjugeant contre eux d’importants dépens.

 

[72]           En même temps, je ne pense pas que le demandeur devrait se voir adjuger les dépens, étant donné que le défendeur lui a expliqué la question du caractère théorique et lui a proposé de renoncer à sa demande sans frais. Il faut encourager tant soit peu les demandeurs qui agissent pour leur propre compte à examiner attentivement les questions en jeu et la jurisprudence avant d’obliger le défendeur à présenter des arguments dans une affaire devenue manifestement théorique, comme en l’espèce.

 

[73]           Le défendeur sollicite des dépens de 5 476,61 $. Pour les motifs qui précèdent, j’estime qu’une somme de 1 500 $ serait appropriée en l’espèce.


JUGEMENT

 

            LA COUR REJETTE la demande et ADJUGE les dépens, fixés à 1 500 $, au défendeur.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1375-12

 

INTITULÉ :                                      JOHN MICHAEL JOSEPH FREZZA c MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE DU CANADA

 

 

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 30 SEPTEMBRE 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 13 JANVIER 2014

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

John Michael Joseph Frezza

 

POUR LE DEMANDEUR
(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Rina M. Li

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John Michael Joseph Frezza

Barrie (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR
(POUR SON PROPRE COMPTE)

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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