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Date : 20140127

Dossier : IMM-6933-13

Référence : 2014 CF 98

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

 

ARSHAD MUHAMMAD

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

 MOTIFS DU JUGEMENT

 

En présence de madame la juge MCVEIGH

 

À LA SUITE du jugement définitif rendu dans ce dossier au mois de novembre 2013 à Toronto et ayant pour effet de rejeter la demande, les motifs de ma décision sont exposés ci‑après.

 

I.          Faits

[1]               Les faits qui suivent sont tirés de la décision rendue par le juge Michel Beaudry le 16 octobre 2013 :

•     Le demandeur est un citoyen du Pakistan et un musulman sunnite. Le 2 août 1999, il est arrivé à Montréal avec un passeport italien volé. Sa demande d’asile a été rejetée par la Commission en application des alinéas 1Fa) et c) de la Convention relative au statut des réfugiés de 1951 de l’UNHCR (la Convention sur les réfugiés) en raison de son appartenance à une organisation terroriste interdite par le gouvernement pakistanais. Cette décision a été prise au vu des déclarations que le demandeur avait faites au point d’entrée et selon lesquelles il était membre du parti sunnite du Pakistan. Sa demande d’autorisation de contrôle judiciaire de cette décision a été rejetée le 6 février 2002 et l’ordonnance de renvoi du demandeur est devenue exécutoire.

•     Le demandeur a présenté une demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire, laquelle lui a été refusée le 5 novembre 2002. Il a par la suite fait une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), laquelle a été rejetée le 19 mars 2003. L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) l’avait convoqué à une interview en janvier 2003, mais il ne s’est pas présenté. Un mandat d’arrestation a été délivré contre lui en juillet 2003.

•     Le demandeur a quitté Montréal pour s’établir à Toronto et est resté au Canada illégalement. Il a travaillé dans la construction et a vécu chez des connaissances apparemment pour éviter qu’on le retrouve. En juillet 2011, l’ASFC a inscrit le demandeur sur sa liste des personnes les plus recherchées avec 29 autres individus. Le demandeur a finalement été arrêté et mis en détention le 22 juillet 2011. Depuis ce jour et 32 examens des motifs de la garde plus tard, il est toujours en détention, la Commission ayant chaque fois conclu que le demandeur se soustrairait vraisemblablement au renvoi.

•     Le 3 août 2011, le demandeur a présenté une deuxième demande d’ERAR en prétendant que des faits nouveaux avaient été mis au jour. Selon lui, vu l’intérêt manifesté par les médias au sujet de la publication de la liste des personnes les plus recherchées de l’ASFC, il était devenu une personne à protéger. D’après ce document, le demandeur entretenait des liens avec une organisation islamiste impliquée dans des attaques terroristes contre le Pakistan. Le demandeur a soutenu que s’il retournait au Pakistan, il serait exposé au risque de sévices extrêmes, de détention illégale et d’exécution sommaire aux mains de groupes sectaires ou justiciers.

•     La demande d’asile du demandeur a été rejetée en application du paragraphe F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. Le demandeur ne pouvait donc plus faire l’objet que d’un ERAR restreint, dans le cadre duquel sont uniquement pris en considération les facteurs énoncés à l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Sa demande d’ERAR du mois d’août 2011 a été accueillie par un agent d’ERAR le 7 octobre 2011. L’agent a conclu que le demandeur serait susceptible d’intéresser les autorités pakistanaises et qu’il serait fort probablement exposé à des risques s’il retournait au Pakistan.

•     Conformément à la procédure décrite au chapitre 9 du Guide des procédures de Citoyenneté et Immigration Canada qui porte sur l’ERAR restreint, l’opinion de l’agent a ensuite été transmise à la Division de la sécurité nationale de l’ASFC qui devait effectuer une évaluation du danger que le demandeur posait pour la sécurité du Canada. À la suite de cette évaluation, ASFC a conclu que les preuves disponibles ne suffisaient pas à établir que le demandeur posait un danger pour la sécurité du Canada ou qu’il était directement impliqué dans des actes de criminalité internationale. L’ASFC a donc conclu qu’il ne semblait pas justifié de le renvoyer du Canada.

•     Le 15 décembre 2011, le rapport d’ERAR et le rapport d’évaluation de la sécurité de l’ASFC ont été communiqués au demandeur, lequel a eu la possibilité de faire des observations avant que les documents ne soient transmis à la déléguée du ministre pour décision finale.

•     La déléguée du ministre a rendu une décision défavorable le 16 février 2012. Le 17 février 2012, le demandeur a reçu signification d’un avis de renvoi. Il a alors présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la déléguée du ministre et a obtenu un sursis le 27 février 2012.

•     Le juge Richard Boivin a conclu que la déléguée du ministre n’avait pas convenablement expliqué, compte tenu de la preuve, les raisons pour lesquelles elle avait conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque s’il était renvoyé. La question a été renvoyée en vue d’une nouvelle décision. La demande d’ERAR a de nouveau été rejetée le 17 mai 2013 au motif que le demandeur n’avait pas établi le risque qu’il alléguait selon la norme requise. Cette décision fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire qu’a instruite la juge Cecily Strickland le 19 septembre 2013. À la date de ces raisons, aucune décision n’avait encore été rendue.

•     Le demandeur a soumis des propositions de mise en liberté lors des contrôles des motifs de détention tenus devant la Commission en janvier, en février et en août 2012 ainsi qu’en janvier 2013. À chacun de ces contrôles, il a pu prendre connaissance des conclusions de l’agent d’ERAR et des résultats de l’évaluation de la sécurité de l’ASFC. Après chacun de ces contrôles, le demandeur est resté en détention étant donné qu’il a été déterminé qu’il ne se présenterait probablement pas à la mesure de renvoi.

         Le demandeur n’a pas soulevé la question de la non‑communication des résultats de l’évaluation de l’ERAR du 7 octobre 2011 avant la tenue du contrôle des motifs de détention du 13 septembre 2013. La Commission a fait part de sa décision de maintenir le demandeur en détention le 26 septembre 2013. Le demandeur a demandé que cette décision fasse l’objet d’un contrôle judiciaire.

         Le 16 octobre 2013, le juge Beaudry a accueilli la demande et conclu que la preuve établissait que les agents de l’ASFC n’avaient pas communiqué au Comité d’examen des cas tous les renseignements relatifs à l’ERAR favorable. Se fondant sur l’arrêt Cardinal c Directeur de L'Établissement Kent, [1985] 2 RCS 643, et sur le jugement B135 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 871, au paragraphe 30, il a conclu que par sa conduite, le ministre avait commis un déni de justice naturelle dont le recours consistait à renvoyer l’affaire en vue d’une nouvelle décision.

         Le juge Beaudry a annulé la décision rendue au contrôle des motifs de détention du 26 septembre 2013 et statué que [traduction] « le prochain comité de contrôle des motifs de détention doit tenir compte, au moment de rendre sa décision, de l’élément important que constitue l’abus de procédure commis ».

 

[2]               Le 25 octobre 2013, la Commission a procédé au contrôle des motifs de détention du demandeur et a jugé que le maintien en détention était justifié. Cette décision fait maintenant l’objet du présent contrôle judiciaire.

 

II.        Question préliminaire

[3]               Le demandeur a produit un affidavit de Krassina Kostadinov et un autre d’Adrienne Smith. Adrienne Smith a représenté le demandeur lors du contrôle des motifs de détention du 13 septembre 2013, et Krassina Kostadinov l’a représenté lors du contrôle du 25 octobre 2013. Les auteurs des deux affidavits ont prêté serment au sujet de ce qui s’était produit lors du contrôle auquel elles étaient présentes et ont joint des pièces à l’appui aux fins du présent contrôle judiciaire. Cette façon de procéder va à l’encontre de l’article 82 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Les parties n’ont pas demandé d’autorisation, mais la Cour a consulté un avocat à ce sujet. Après discussion avec l’avocat, il a été décidé que puisque la Cour possédait maintenant une transcription des audiences, les affidavits seraient admis, mais seulement à cause des pièces non contestées et non pour le contenu des affidavits. La pratique a été découragée et n’a été acceptée que pour accélérer la procédure.

 

III.       Décision et analyse

[4]               Le juge Beaudry a ordonné que le comité qui effectuerait le prochain examen du cas en vue d’un éventuel maintien en détention considère comme « important » l’abus de procédure commis par les agents de l’ASFC qui n’avaient pas communiqué les conclusions favorables de l’ERAR d’octobre 2011 au comité d’examen du cas en vue d’un éventuel maintien en détention d’octobre et de novembre 2011 :

[traduction]

Après un déni de justice naturelle, il n’appartient pas à la Cour de déterminer quelle aurait été la décision si toutes les informations pertinentes avaient été soumises à la Commission. Le recours en l’espèce consiste à renvoyer l’affaire en vue d’une nouvelle décision.

 

La Cour n’ayant pas à apprécier le caractère raisonnable de la décision relative aux cautions ou à la surveillance électronique qu’a proposés le demandeur, l’erreur susceptible de contrôle qu’a commise la Commission suffit à casser la décision contestée et à exhorter le comité qui sera chargé d’effectuer le prochain examen des motifs de détention à prendre en considération l’abus de procédure susmentionné comme un important élément de sa décision. (Non souligné dans l’original.)

 

[5]               L’avocate du demandeur a soutenu à l’audience que le manquement relevé par le juge Beaudry révélait le mépris de la justice naturelle le plus flagrant qui lui avait été donné de constater au cours de ses 30 années de métier. Le demandeur fait valoir que la Commission a fait affront à la justice en cherchant à déterminer si ce manquement était grave et quels en avaient été les effets étant donné que [traduction] « un manquement est un manquement, et celui-ci était extrêmement grave ». 

 

[6]               Le demandeur fait valoir qu’il est outrancier que le défendeur ait maintenu à l’audience relative à la détention ainsi qu’au présent contrôle judiciaire que le manquement auquel la Cour a conclu est justifié parce que la Commission a appliqué sa politique. La Cour prend acte que le défendeur soutient que ce n’est pas sur ce point que s’articule son argument. Le demandeur fait valoir que le refus du défendeur de reconnaître le manquement a pour effet de perpétuer le préjudice qu’il subit et que la seule avenue qui s’offre à moi consiste à suspendre la procédure, d’imposer un verdict, de le relâcher, avec ou sans condition, et d’accorder des dépens sur la base avocat‑client.

 

[7]               Le juge Beaudry n’a pas conclu que la réparation applicable à ce manquement à la justice naturelle consistait en un sursis, en une libération avec ou sans condition, ou encore en des dépens avocat‑client. Le juge Beaudry a conclu que la réparation consistait à renvoyer l’affaire en vue d’une nouvelle décision et que le manquement devait être considéré comme un élément important, mais non comme l’unique élément. Le manquement devait constituer un critère important parmi les autres critères applicables au contrôle des motifs pouvant justifier la détention prévus à l’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (Règlement). Je conclus que l’ordonnance tenait lieu de réparation de ce manquement et il s’agit ici du contrôle judiciaire de la décision que la Commission a rendue le 25 octobre 2013, et non d’un appel de la décision du juge Beaudry. Je pense qu’on a voulu interpréter l’ordonnance trop largement ou encore qu’on essaie subtilement de me pousser à rendre une nouvelle décision sur la réparation accordée par le juge Beaudry dans le cadre du contrôle judiciaire auquel il a procédé. Pour ce, le commissaire a dû analyser le manquement et son effet sur le demandeur ainsi que le tort qu’il lui a causé. Pour ce faire, le décideur devait examiner le manquement. L’appréciation d’un manquement et l’examen de l’effet d’un manquement sont des tâches qui relèvent du mandat de la Commission.

 

A.  Réparation

[8]               Le demandeur soutient que la Commission et que le défendeur dans son mémoire avaient de part et d’autre compris, à tort, que le demandeur souhaitait obtenir un sursis de la procédure à l’audience du 25 octobre 2013. Le demandeur allègue qu’il ne cherchait pas à obtenir un sursis comme le prétendait le défendeur dans son mémoire et que c’est ce qui rend la question susceptible de contrôle.

 

[9]               Je ne suis pas d’accord avec le demandeur sur ce point.

 

[10]           J’ai examiné la transcription de l’audience de maintien en détention du 25 octobre 2013. J’ai remarqué que l’avocate du demandeur y utilisait le terme « sursis » et « libération sans condition » de façon interchangeable dans ses observations.

 

[11]           À l’audience, l’avocate du demandeur a fait de longues observations sur la suspension de la procédure. Elle s’est fondée en partie sur la décision rendue par la Cour suprême et selon laquelle la réparation a constitué en une suspension de la procédure lorsque par sa conduite, l’État a transgressé les droits conférés par la Charte dans une affaire de fouille du contenu d’un ordinateur visant à trouver des images de pornographie juvénile. Plus précisément, l’avocate du demandeur a présenté cet argument : « Nous pouvons donc retenir de cette affaire que, même s’il n’y a pas eu de tentative délibérée, un arrêt des procédures a été ordonné. »

 

[12]           L’avocate du demandeur a poursuivi en assimilant le sursis de la procédure accordé dans ce cas à la réparation demandée lors du contrôle des motifs de détention, à savoir la libération : [traduction] « Si le commissaire se préoccupe vraiment de l’intégrité du processus de contrôle des motifs de détention et souhaite faire comprendre que ce type de conduite est inacceptable, alors la seule réparation qu’il devrait accorder en l’espèce serait la mise en liberté. »

 

[13]           Plus tard, la Commission s’est exprimée ainsi : « Comme je l’ai indiqué au départ, M. Muhammad a adopté la position que l’abus de procédure commis par le ministre était tellement flagrant qu’il répond au critère énoncé par la Cour suprême du Canada, de sorte que le recours approprié en l’espèce serait l’arrêt des procédures, ce qui signifierait que j’ordonnerais la libération sans condition de M. Muhammad. »

 

[14]           La libération sans condition que l’avocate du demandeur cherchait à obtenir au contrôle des motifs de détention du 25 octobre 2013 aurait équivalu pour le demandeur à un sursis quoique, bien entendu, la Cour soit consciente des différentes répercussions juridiques. Cette confusion de termes est présente dans toute la transcription de l’audience du 25 octobre 2013. L’avocate ayant utilisé les termes « sursis » et « libération » comme moyen de réparation demandé, elle ne peut prétendre maintenant que le défendeur et la Commission ont mal compris les observations du demandeur. De plus, à mon avis, en prenant sa décision, la Commission a compris que la réparation demandée était une mise en liberté et que le demandeur demandait à la Commission de recourir au critère applicable à l’arrêt de la procédure pour déterminer si l’abus de procédure justifiait une libération sans condition ou, si l’abus n’était pas assez grave, une libération conditionnelle.

 

[15]           Selon la transcription de sa décision, la Commission s’est exprimée ainsi :

Les arguments que M. Muhammad a présentés aujourd’hui portent principalement sur la question de l’abus de procédure. Il fait valoir que l’abus commis par le ministre était tellement grave que la réparation appropriée est une suspension des procédures. Cela signifie que M. Muhammad devrait être mis en liberté sans condition. Subsidiairement, il devrait être mis en liberté selon les cautionnements qui ont déjà été proposés au contrôle des motifs de détention précédent.

 

[16]           Il ressort clairement de cet extrait que la Commission a, de fait, compris que la réparation demandée par l’avocate devait prendre la forme d’une libération conditionnelle ou inconditionnelle (que l’avocate du demandeur a également appelée une suspension de la procédure).

 

B.  Analyser la gravité du manquement et la considérer comme un facteur

[17]           Lors de l’audience de réexamen des motifs de détention qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire, l’avocate du demandeur a soutenu que par sa conduite, le ministre avait délibérément et sciemment décidé de ne pas communiquer des renseignements et a induit la Commission en si grande erreur que la réparation appropriée consistait en une libération inconditionnelle. Subsidiairement, l’avocate du demandeur a fait valoir que lorsqu’une décision délibérée n’était pas considérée assez grave pour commander une libération totale et inconditionnelle, la réparation appropriée consistait en la mise en application du plan complet de mise en liberté déjà proposé qui prévoyait quatre cautions, d’importantes sommes d’argent et des conditions plus strictes.

 

[18]           Le demandeur et le défendeur soutiennent l’un et l’autre que l’arrêt Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Tobiass, [1997] 3 SCR 391 (Tobiass) a établi les facteurs permettant de déterminer les cas où la conduite de l’État équivaut à un abus de procédure. Aux paragraphes 91 à 93 de l’arrêt Tobiass, précité, la CSC traite des facteurs justifiant la suspension des procédures pour corriger une conduite répréhensible de l’État. Toutefois, la Cour suprême a reconnu que d’autres recours peuvent s’appliquer selon les faits et la gravité de l’abus (arrêt Tobiass, aux paragraphes 94 à 97).

 

[19]           Le défendeur soutient que la Commission ne s’est pas dérobée à l’ordonnance et n’a pas déclaré qu’il n’y avait pas d’abus de la procédure, mais que la Commission devait tenir compte de la gravité de l’abus lorsqu’elle a considéré comme un élément important. Je constate que la Commission a respecté l’ordonnance du juge Beaudry et les directives énoncées par la CSC dans l’arrêt Tobiass. La Commission a examiné le manquement pour déterminer ce qui s’était produit et mettre fin à l’abus de procédure afin d’« empêcher que ne se perpétue une atteinte qui, faute d’intervention, continuera à perturber les parties et la société dans son ensemble à l’avenir ». Pour tenir compte dans sa décision de l’élément important que constitue l’abus de procédure, il serait normal que la Commission en évalue la gravité.

 

[20]           La Commission s’est référée à l’arrêt Tobiass, ainsi que l’ont préconisé les parties, qui énonce les critères servant à déterminer les cas où la conduite de l’État équivaut à un abus de procédure, et plus précisément, celui selon lequel il y a abus de procédure « la conduite reprochée est si grave que le simple fait de poursuivre le procès serait choquant. Mais de tels cas devraient être relativement très rares. »

 

[21]           S’appuyant sur l’arrêt Tobiass pour prendre cette nouvelle décision dont je suis saisi, la Commission a jugé que l’abus de procédure n’était pas grave au point de commander un sursis ou les autres réparations demandées par le demandeur. En fait, la Commission a tenu compte de l’observation du demandeur selon laquelle le ministre était tenu de communiquer le rapport d’ERAR favorable à l’audience d’octobre 2011. Cependant, la Commission a estimé que la communication du document que réclamait le demandeur aurait donné lieu à des hypothèses qu’il aurait été inapproprié de considérer comme déterminant de la mise en liberté. Par ailleurs, la Commission a estimé, compte tenu de son guide et des dispositions législatives applicables, le ministre est tenu, en vertu de l’article 172 du Règlement, de communiquer les renseignements figurant dans une évaluation du risque seulement après la seconde étape du processus d’évaluation, c’est‑à‑dire après l’évaluation de sécurité de l’ASFC.

 

[22]           Selon la Commission, la preuve avait établi que l’information avait effectivement été communiquée conformément au Règlement puisque le rapport d’EPAR et l’évaluation de sécurité de l’ASFC avaient tous deux été communiqués au demandeur en décembre 2011, le jour même où l’évaluation de sécurité avait été signée. La Commission a conclu que, de toute façon, tout préjudice qu’aurait subi le demandeur par suite de la non‑communication des évaluations du risque a été redressé lorsqu’il a soumis ses observations sur les deux rapports lors du contrôle des motifs de détention du 13 janvier 2012.

 

[23]           De plus, la Commission a également pris acte de la directive formulée par la Cour fédérale le 16 octobre 2013. Il ressort clairement de la transcription que la Commission a compris la directive et qu’elle a considéré l’abus comme un important élément lors du contrôle des motifs de détention.

 

[24]           Plus précisément, dans son analyse, la Commission s’est exprimée ainsi :

Donc M. Muhammad a fait valoir que l’abus de procédure signalé par la Cour fédérale satisfait au critère de l’abus extrêmement grave ou de la conduite reprochée « si grave » énoncé par la Cour.

 

J’estime que l’abus de procédure signalé par la Cour fédérale ne satisfait pas au degré de gravité.

 

M. Muhammad a fait valoir que le ministre a décidé de façon consciente et délibérée de ne pas divulguer le résultat de la première étape de la décision liée au risque.

 

Excusez-moi... avant de passer à cela, je dois souligner que la Cour fédérale, dans sa décision du 16 octobre, a conclu qu’il y avait abus de procédure, mais elle n’a pas mentionné le degré de gravité de l’abus commis. En outre, le ministre a signalé que la Cour n’a pas effectué une analyse du préjudice découlant de l’abus de procédure.

 

 

[25]           Accessoirement, l’avocate du demandeur a fait valoir que si la Commission estimait que ce manquement était du niveau le plus inacceptable, la réparation appropriée serait alors la libération conditionnelle : « Au cas où vous croyez que ce manquement à lui seul n’était pas suffisant, qu’il n’atteint pas le niveau des cas les plus manifestes, nous avons déjà proposé un plan qui était, la dernière fois, un plan complet de mise en liberté, qui comprend quatre cautions avec d’importants montants d’argent et des conditions plus strictes. »

 

C.  Plan de mise en liberté

[26]           Le demandeur a fait valoir que la Commission a fait erreur en ne prenant pas en considération un nouveau plan qui prévoyait la surveillance et en se fondant à tort sur le plan de mise en liberté antérieur. Ici encore, la transcription nous éclaire sur le plan de mise en liberté proposé par l’avocate du demandeur :

Conseil : […] Au cas où vous croyez que ce manquement à lui seul n’est pas suffisant, qu’il n’atteint pas le niveau des cas les plus manifestes, nous avons déjà proposé un plan qui était, la dernière fois, un plan complet de mise en liberté, qui comprend quatre cautions avec d’importants montants d’argent et des conditions plus strictes.

 

Commissaire : D’accord. Donc, les mêmes cautionnements qu’au dernier contrôle sont proposés.

 

Conseil : Ce sont les mêmes cautionnements, le même plan qui est proposé, avec une surveillance. Toute l’information est dans la transcription (inaudible), à partir de la page 53.

 

 

[27]           Je ne suis pas d’accord. Le plan qui a été proposé à la Commission figure dans le dossier du demandeur.

 

[28]           Selon ma lecture de ces documents, il me semble que la Commission a examiné ce plan au regard des critères de l’article 248 du Règlement.

 

[29]           La Commission a examiné les éléments du plan et a conclu que le demandeur « se soustrairait vraisemblablement à son renvoi » et qu’il ne pouvait donc pas être mis en liberté.

 

[30]           La Commission a pris en compte chacun des critères applicables aux contrôles des motifs de la détention énumérés à l’article 248 du Règlement. Plus précisément, la Commission a conclu que le demandeur n’avait pas établi de relations suffisamment étroites avec les cautions qu’il proposait pour que la garantie soit efficace. Entre autres constations sous-jacentes à sa conclusion, la Commission a estimé que Jaffar Ullah Usmani (M. Usmani) et l’autre caution proposée ne constituaient pas des solutions de rechange acceptables à la détention aux termes de l’alinéa 248d) du Règlement. S’agissant de M. Usmani, la première caution proposée, la Commission a conclu que, contrairement à sa proposition de verser « un dépôt de 65 000 $ en espèces ainsi qu’une garantie de bonne exécution de 100 000 $ », il ne pouvait même pas offrir une garantie de bonne exécution de 33 000 $ selon l’information financière à son sujet. Ensuite, la Commission a conclu que le demandeur n’avait pas été franc. « Plus particulièrement, il a menti à M. Usmani en lui disant qu’il attendait encore la décision concernant sa demande d’asile. De plus, il vivait chez M. Usmani, et à l’insu de ce dernier, [et] c’était pour lui un moyen… cela faisait partie de son plan pour éviter d’être détenu par l’Agence des services frontaliers du Canada. »

 

[31]           Après examen du plan de mise en liberté, j’estime que ces conclusions sont raisonnables. Ce plan comprend une déclaration selon laquelle M. Usmani est la première caution et une déclaration sous serment dans laquelle M. Usmani déclare qu’il avait connu le demandeur au cours des dix années qu’il avait vécu chez son beau‑frère, mais que durant cette période, M. Usmani ignorait le statut d’immigration du demandeur. Selon moi, il était raisonnable pour la Commission d’inférer de cette déclaration que le demandeur n’avait pas été franc avec M. Usmani au sujet de son statut et qu’il cherchait à éviter la détention, et je conclus en conséquence que la relation entre le demandeur et M. Usmani n’était pas suffisamment étroite pour que la garantie soit efficace.

 

[32]           La Commission a pris sa décision en se fondant sur les documents dont elle disposait et a conclu que le demandeur « se soustrairait vraisemblablement à son renvoi » et a estimé que le demandeur ne pouvait être mis en liberté.

 

[33]           Par ailleurs, la Commission a conclu que le demandeur n’avait pas établi que les solutions de rechange proposées à la détention étaient adéquates et que la durée de la détention pesait en faveur de sa mise en liberté. Plus particulièrement, la Commission a estimé que le bracelet de cheville avait ses limites et ne constituait pas une solution de rechange efficace à la détention. En outre, la Commission a considéré la durée de la détention comme un facteur neutre étant donné les affaires dont la Cour fédérale était saisie à l’époque.

 

[34]           Pour conclure, le demandeur, dans ses observations, n’a pas réussi à me convaincre que la Commission a fait une évaluation déraisonnable des propositions de recourir à des cautions ou à un bracelet émetteur comme solutions de rechange à la détention. Le demandeur ne m’a pas non plus convaincue que la conclusion tirée par la Commission au sujet de la durée de la détention comme facteur neutre était déraisonnable.

 

[35]           À mon avis, la Commission n’a pas fait d’erreur et je ne puis conclure que sa décision est déraisonnable. La Commission a appliqué le critère de la décision correcte, considéré l’ensemble de la preuve et des observations du demandeur et rendu une décision qui appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Il n’y a pas d’erreur susceptible de contrôle et je rejette la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[36]           Aucune question à certifier n’a été présentée.

 

« Glennys L. McVeigh »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Marie-Michèle Chidiac, trad. a.


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6933-13

 

INTITULÉ :                                      Muhammad c MSPPC

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 20 novembre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           La juge McVeigh

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 27 janvier 2014

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. Lorne Waldman

Mme Adrienne Smith

 

POUR LE DEMANDEUR

Mme Sharon Stewart Guthrie

M. Jamie Todd

Mme Jane Stewart

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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