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Date : 20140502


Dossier :

IMM‑5930‑13

Référence : 2014 CF 416

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 2 mai 2014

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

U.S.A.

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Le demandeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, sollicite, conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel de l’immigration (la SAI). La SAI a jugé que le défendeur n’était pas frappé d’une interdiction du territoire selon l’article 34 de la LIPR, car la preuve ne démontrait pas que l’organisation à laquelle il reconnaissait appartenir était une organisation qui avait tenté de renverser un gouvernement par la force, ou une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme (selon les termes des alinéas 34(1)b), c) et f) de la LIPR).

[2]               Pour protéger le droit du défendeur à une décision équitable concernant sa demande d’asile, une ordonnance de confidentialité est en vigueur dans la présente affaire. La présente décision ne renferme pas de renseignements confidentiels.

II.                Les faits

[3]               Le défendeur U.S.A, de nationalité nigériane, a demandé l’asile dès son entrée au Canada en avril 2010. Il a reconnu appartenir au Mouvement pour l’actualisation de l’État souverain du Biafra (le MASSOB). Le dossier a été transféré à la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour qu’elle décide s’il est interdit de territoire pour des raisons de sécurité, étant donné qu’il avait reconnu appartenir à une organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme ou au renversement d’un gouvernement par la force (alinéas 34(1)b), c) et f) de la LIPR).

[4]               En juin 2012, un commissaire de la SI a fait une analyse portant à la fois sur la question du renversement d’un gouvernement par la force (alinéa 34(1)b) de la LIPR) et sur celle du terrorisme (alinéa 34(1)c) de la LIPR). Il a conclu que la preuve n’était pas suffisante pour démontrer que le MASSOB se livrait à l’une ou l’autre de ces activités.

[5]               Le ministre a interjeté appel de la décision devant la SAI, qui a procédé à une nouvelle analyse et conclu, en octobre 2013, que la preuve ne permettait pas d’établir que le MASSOB se livrait au terrorisme ou au renversement d’un gouvernement par la force. C’est cette conclusion de la SAI qui est visée par la présente demande de contrôle.

[6]               Le MASSOB est un mouvement séparatiste. Son objectif est d’établir un État biafrais indépendant dans la partie sud-est du Nigéria. L’organisation a été constituée en 1999 par le chef Ralph Uwazurkie, qui avait résolu d’enclencher la sédition par des moyens non violents. Elle se compose principalement de membres de l’ethnie Igbo.

[7]               La non-violence a été choisie par le chef Uwazurkie comme réponse à la perte violente de l’État biafrais au cours de la guerre civile entre le Nigéria et le Biafra à la fin de la décennie 1960. Entre 1967 et 1970, le peuple Igbo avait tenté, par la force, d’établir la République du Biafra. La guerre civile a été sanglante et source de divisions. Le MASSOB a résolu d’améliorer les conditions de vie du peuple Igbo en pratiquant la désobéissance civile non violente, le but ultime étant la création d’un Biafra indépendant. Cette désobéissance a pris la forme de protestations à domicile et de manifestations.

[8]               Le différend entre le Nigéria et le MASSOB n’a pas été pacifique. Il semble qu’au fil des ans, le chef Uwazurkie a quelque peu perdu de son autorité sur certains éléments de l’organisation, et le gouvernement nigérian tout comme de nombreux membres du MASSOB (certains d’entre eux formant des groupuscules indépendants, d’autres se débattant tout en demeurant au sein du MASSOB) ont recouru à la violence contre le peuple et le gouvernement. Le MASSOB dénonce publiquement ces groupuscules violents.

III.             La décision attaquée

[9]               Les activités potentiellement subversives ou terroristes que la commissaire a examinées étaient les suivantes :

1)             saisie de transporteurs de pétrole par le MASSOB pour redistribution du pétrole à la région orientale du Nigéria, afin de protester contre les prix élevés du pétrole dans la région et dans l’espoir de modifier la politique gouvernementale;

2)             attaques violentes menées contre des recenseurs durant une opération soutenue par le MASSOB qui visait à dissuader les personnes se déclarent comme étant Biafrais de participer au recensement;

3)             attaques menées contre des postes de police; et

4)             affrontements entre miliciens du MASSOB et un organisme de transport routier (NARTO, un acronyme non identifié mentionné dans le dossier) qui, selon ce que croyait le MASSOB, rançonnait les citoyens, ce qui avait conduit le gouvernement nigérian à donner l’ordre de tirer à vue, ordre qui valait tant pour les membres du MASSOB que pour ceux du NARTO dans la région.

[10]           La commissaire a limité son analyse à la question du renversement du gouvernement par la force. Elle n’a pas cherché à analyser séparément la question du terrorisme, car le demandeur avait axé ses arguments sur la question du renversement du gouvernement par la force.

[11]           S’agissant de la question du renversement, l’analyse faite par la commissaire traitait principalement de la saisie de transporteurs de pétrole par le MASSOB, saisie à l’égard de laquelle l’organisation avait reconnu sa responsabilité. La commissaire a conclu que la preuve du recours à la force reposait sur des suppositions et que les actions du MASSOB visaient à obtenir un changement par la désobéissance civile afin de rendre plus équitable la distribution du pétrole, et sans aucune intention de renverser le gouvernement nigérian.

IV.             Questions en litige

[12]           Les questions en litige en l’espèce sont les suivantes :

1)             Quelle est la norme de contrôle?

2)             La commissaire a-t-elle mal examiné la question de savoir si le MASSOB s’était livré au terrorisme?

3)             La commissaire a-t-elle appliqué le mauvais critère à la question du renversement d’un gouvernement par la force?

4)             La conclusion de la commissaire selon laquelle le MASSOB n’avait pas recouru à la force en s’emparant de transporteurs de pétrole était-elle une conclusion de fait erronée, tirée au mépris des éléments qui lui avaient été soumis?

5)             Était‑il raisonnablement loisible à la commissaire de conclure que la saisie des transporteurs de pétrole par le MASSOB constituait un acte de désobéissance civile qui ne visait pas le renversement du gouvernement nigérian par la force?

V.                Norme de contrôle

[13]           Le demandeur et le défendeur ont tous deux plaidé pour l’application de la norme de la décision raisonnable, ce qui est appuyé par la jurisprudence récente (B074 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1146, au paragraphe 23; P.S. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 168, au paragraphe 5). Cette norme de contrôle est applicable en l’espèce puisque les points litigieux soulèvent des questions de fait ou des questions mixtes de droit et de fait.

VI.             Dispositions applicables

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés
LC 2001, ch 27

Immigration and Refugee Protection Act
SC 2001, c 27

Interprétation

33. Les faits - actes ou omissions - mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

Rules of Interpretation

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

Sécurité

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

[...]

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

c) se livrer au terrorisme;

[...]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

Security

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[...]

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

(c) engaging in terrorism;

[...]

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).

 

 

VII.          Analyse

A.                Exigences de la loi

[14]           Selon l’article 33 de la LIPR, le demandeur doit établir les faits constitutifs de l’interdiction de territoire mentionnés à l’article 34, et ces faits sont « appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir ». La commissaire devait donc être convaincue, suivant la prépondérance de la preuve, que le demandeur avait satisfait à la norme de preuve, c’est-à-dire qu’il avait « des motifs raisonnables de croire » que le défendeur avait été l’auteur d’un acte visé à l’article 34.

[15]           S’agissant des normes de preuve, aucun des seuils juridiques reconnus ou des normes de preuve reconnues, dont l’exigence d’établir l’existence de motifs raisonnables de croire, ne doit être confondu avec le seuil requis pour convaincre un décideur d’arriver à une conclusion de fait. Ce dernier seuil requiert de démontrer que, au vu de la preuve admissible, il est vraisemblable que le fait est survenu – ce qui mène à une conclusion selon la prépondérance de la preuve. La question est alors de savoir si, une fois que l’on est arrivé à une conclusion sur les faits, les faits en question satisfont à la norme des motifs raisonnables de croire que les actes reprochés se sont produits.

[16]           En l’espèce, à l’étape de la présentation des observations orales, l’aspect le plus controversé a porté sur la meilleure manière de définir la norme des « motifs raisonnables de croire » pour démontrer que la conduite reprochée a eu lieu.

[17]           Cette norme a été reconnue comme une norme de faible seuil, bien inférieure à la preuve « hors de tout doute raisonnable » en matière criminelle ou à la prépondérance des « probabilités » en matière civile.

[18]           Dans l’arrêt Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 RCS 100 [l’arrêt Mugesera], au paragraphe 114, la Cour suprême décrivait ainsi la norme des motifs raisonnables dans une affaire portant sur des crimes contre l’humanité :

La première question que soulève l’al. 19(1)j) de la Loi sur l’immigration est celle de la norme de preuve correspondant à l’existence de « motifs raisonnables [de penser] » qu’une personne a commis un crime contre l’humanité. La CAF a déjà statué, à juste titre selon nous, que cette norme exigeait davantage qu’un simple soupçon, mais restait moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile : Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.), p. 445; Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 297 (C.A.), par. 60. La croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi : Sabour c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1615 (1re inst.).

[Non souligné dans l’original.]

[19]           Dans la présente affaire, le demandeur a affirmé à maintes reprises que la norme à appliquer était celle qui exigeait « davantage qu’un simple soupçon ». Le défendeur a renvoyé à la norme de « la croyance possédant un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi ». Le demandeur a prétendu qu’il s’agissait dans les deux cas de la même norme, mais je ne partage pas cet avis.

[20]           Selon moi, les mots « motifs raisonnables de croire » signifient une norme de preuve qui se situe entre « davantage qu’un simple soupçon » et « la prépondérance des probabilités ». C’est ainsi que la Cour suprême la décrivait dans l’arrêt Mugesera : « cette norme exig[e] davantage qu’un simple soupçon, mais rest[e] moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile ». Le demandeur préconise d’appliquer le niveau inférieur de cette fourchette en renvoyant à une norme exigeant « davantage qu’un simple soupçon », laquelle peut être distinguée du seuil le plus élevé possible mentionné par la Cour suprême dans l’arrêt Mugesera comme la norme se situant juste au-dessous de la prépondérance des probabilités. Selon moi, les motifs exposés par la Cour suprême dans l’arrêt Mugesera établissent un seuil qui représenterait un juste milieu entre les deux extrêmes de ce qui pourrait peut-être constituer des motifs raisonnables de croire à la véracité d’un fait.

[21]           Une norme de preuve, ou fardeau de la preuve, est nécessairement un seuil, et non une fourchette. Ainsi, des normes telles que la « prépondérance des probabilités » et la « preuve hors de tout doute raisonnable » sont des seuils minimaux auxquels il faut satisfaire pour parvenir à établir une responsabilité civile ou une conduite criminelle. La mesure dans laquelle une conclusion de fait dépasse un tel seuil est sans intérêt. Pour satisfaire à la norme de preuve, il suffit de dépasser les seuils, quelle que soit la mesure du dépassement.

[22]           La norme des « motifs raisonnables de croire » est nouvelle au regard des normes juridiques traditionnelles parce que la croyance dans la véracité d’un fait est une mesure très générale qui, par définition, n’a pas à être fondée sur un fait rationnellement établi. Le fait d’exiger que la croyance soit « raisonnable » fait entrer la norme dans le monde juridique axé sur des faits. Cependant, cette norme laisse malgré tout un éventail de circonstances dont on pourrait soutenir qu’elles constituent une croyance raisonnable. C’est pourquoi, selon moi, la Cour suprême a choisi d’exprimer le critère d’une manière plus concrète et plus détaillée, l’intention étant de fixer le sens de la norme en renvoyant aux éléments qui la composent qui sont familiers au monde juridique.

[23]           Dans l’arrêt Mugesera, la Cour suprême décrivait la nécessité de renseignements (la preuve) qui, d’après un fondement objectif (c’est-à-dire la personne raisonnable appréciant la valeur probante de la preuve), peuvent être jugés concluants (convaincants) et crédibles (fiables quant à leur source). Cette norme est bien différente de celle qui exige « davantage qu’un simple soupçon ». C’est également le sens qui, d’après la Cour suprême, devrait être attribué à la norme prévue par la loi des « motifs raisonnables de croire », que j’ai l’obligation d’appliquer.

[24]           Le défendeur a aussi prétendu que le critère devrait englober le terme « corroboré ». Il s’agissait du troisième élément de la norme énoncée dans la décision Sabour, c’est-à-dire « renseignements concluants, dignes de foi et corroborés », à laquelle la Cour suprême faisait référence. Cependant, la Cour suprême n’a manifestement pas inclus le terme « corroboré » quand elle a fait sien le critère tiré de la décision Sabour. Ajouter l’exigence d’une corroboration serait établir une norme trop élevée, par exemple lorsqu’il existe une preuve crédible et concluante d’actes de torture commis par une personne et que cette preuve ne peut pas être corroborée par d’autres sources. En fait, en exigeant une corroboration, la cour se trouverait à imposer une norme plus élevée que celle requise en droit criminel pour qu’une personne soit déclarée coupable hors de tout doute raisonnable. Ainsi que l’écrivaient David Paciocco et Lee Stuesser dans The Law of Evidence, 6e édition (Toronto : Irwin Law Inc. 2011), à la page 522, à propos de la corroboration d’une preuve :

[traduction] Les règles strictes de la corroboration sont aujourd’hui moins courantes et beaucoup moins techniques qu’elles l’étaient autrefois. Elles sont en train d’être supprimées et, dans certains cas, elles sont remplacées par d’autres règles conçues pour fournir des pistes aux juges des faits.

B.                 Se livrer au terrorisme – alinéa 34(1)c) de la LIPR

[25]           Le terrorisme au sens de l’article 34 de la LIPR a été défini comme englobant « [1] tout acte destiné à tuer ou blesser grièvement [2] un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé [3] lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque » (arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 RCS 3, au paragraphe 98) [crochets ajoutés].

[26]           Selon le demandeur, la Commission ne s’est pas demandé si le MASSOB s’était livré à du terrorisme. Vu l’absence quasi totale de toute référence au terrorisme, sans compter l’absence de toute analyse de la question, je dois souscrire à cet argument.

[27]           Si les arguments du demandeur concernant le terrorisme n’ont pas été examinés, c’est semble-t-il parce que la commissaire a cru, à tort, que les arguments du ministre visaient l’alinéa 34(1)b) de la LIPR, qui porte sur le renversement d’un gouvernement par la force, à l’exclusion de tout argument se rapportant à l’alinéa 34(1)c), qui porte sur le terrorisme. Au paragraphe 11 de sa décision, la commissaire écrit ce qui suit : « Les arguments de l’appelant portaient principalement sur l’alinéa 34(1)c), c’est­à­dire sur la question visant à savoir si le MASSOB a été l’instigateur ou l’auteur d’actes ayant pour but de renverser le gouvernement par la force. »

[28]           La commissaire n’énonce nulle part dans sa décision le critère du terrorisme ni n’entreprend une analyse des faits appuyant les arguments avancés par le ministre concernant le terrorisme. Je reconnais que la brève mention du mot « terrorisme », dans les motifs de la commissaire, ne prouvait pas qu’elle avait réfléchi à la question d’une manière le moindrement utile.

[29]           Cela est d’autant plus vrai que les références au terrorisme dans la décision s’accompagnaient de références au renversement du gouvernement par la force. On serait tenté d’en conclure que, pour la commissaire, les deux aspects devaient être examinés selon le même critère. C’est loin d’être le cas, dans la mesure où le terrorisme requiert la preuve d’un comportement destiné à tuer ou blesser grièvement des civils ou des personnes qui ne participent pas aux hostilités, dans le dessein d’intimider une population ou d’imposer une ligne de conduite à des organismes gouvernementaux.

[30]           Compte tenu du fait que l’appel interjeté devant la commissaire était fondé sur les arguments écrits des parties, il est irréfutable que le ministre avait avancé des arguments séparés et distincts sur la question du terrorisme, plus précisément des arguments fondés sur le fait qu’un passage à tabac avait été infligé à un prêtre méthodiste de haut rang, accusé d’avoir fourni des renseignements à une escouade de militaires et de policiers à qui le MASSOB imputait un assaut contre son quartier général.

[31]           Le défendeur soutient que, puisque cette preuve, qui était reprise dans diverses sources, faisait état de supposés membres du MASSOB, la commissaire pouvait dès lors passer l’incident sous silence. Cependant, le compte rendu fait par l’ecclésiastique dans la preuve documentaire met clairement en cause le MASSOB d’une manière qui semblerait cadrer avec la définition du terrorisme. La commissaire devait dire si cette preuve était ou non digne de foi, puisque, si elle était jugée recevable, elle permettrait de conclure que le MASSOB s’est livré à des actes de terrorisme.

[32]           La preuve faisait aussi état d’agressions au cours desquelles des personnes qui procédaient à un recensement au nom du gouvernement nigérian avaient subi des blessures. Parmi les preuves soumises à la commissaire, il y avait celle selon laquelle le MASSOB démentait avoir participé à ces agressions. Or, la commissaire n’a pas analysé cette preuve, alors même qu’elle soulevait de prime abord la question de possibles actes terroristes commis par le MASSOB.

[33]           Il n’appartient pas à la Cour de procéder à l’analyse requise, de tirer des conclusions de fait ni de fournir les motifs qui auraient pu être exposés par la commissaire si elle avait examiné ces questions (voir la décision Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, au paragraphe 11).

[34]           Dans la mesure où une conclusion selon laquelle le MASSOB s’était livré à un acte terroriste au sens de l’alinéa 34(1)c) rendrait le défendeur passible d’interdiction de territoire en vertu de la LIPR, la décision de la commissaire doit être annulée pour ce qui concerne ses conclusions sur le terrorisme, puis renvoyée à un autre commissaire pour qu’il rende une nouvelle décision.

C.                Être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force – alinéa 34(1)b) de la LIPR

[35]           La LIPR ne définit ni le mot « renversement » ni le mot « terrorisme ». Cependant, les tribunaux ont fourni des pistes sur la manière de définir ces deux termes.

[36]           Le renversement d’un gouvernement par la force a été défini comme « l’introduction d’un changement par des moyens illicites » et comme « [t]out acte commis dans l’intention de contribuer au processus de renversement d’un gouvernement » ou plus communément, comme « l’utilisation ou l’incitation à l’utilisation de la force, de la violence ou de moyens criminels dans le but de renverser tout gouvernement sur une partie de son territoire ou sur tout le territoire » (Maleki c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 131, au paragraphe 8; Eyakwe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 409, aux paragraphes 7 et 30; Suleyman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 780, au paragraphe 63).

[37]           L’expression « par la force » s’entend quant à elle de la coercition ou de la contrainte par des moyens violents, à laquelle s’ajoute « la perception raisonnable du risque qu’on exerce une coercition par des moyens violents » (Oremade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1077 [décision Oremade n° 1], au paragraphe 27; Oremade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1189, au paragraphe 4). On peut aussi établir l’existence d’une intention en présumant « qu’une personne connaissait ou aurait dû connaître et avoir envisagé la conséquence naturelle de son action » (décision Oremade n° 1, précitée, au paragraphe 30).

(1)               La commissaire a-t-elle appliqué le mauvais critère à la question du renversement par la force?

[38]           Le demandeur soutient que la commissaire a dénaturé la question qui lui était soumise en se demandant s’il était vraisemblable que le MASSOB soit devenu une organisation subversive. Il se fonde pour cela sur la déclaration suivante de la commissaire, au paragraphe 15 de ses motifs :

Le contexte pertinent en ce qui concerne l’analyse du rôle qu’a joué le MASSOB dans les événements mentionnés concerne le fait que le MASSOB était au départ une organisation pacifique et non militaire. Compte tenu de ce contexte, il doit y avoir des éléments de preuve crédibles qui démontrent une possibilité sérieuse ou un degré de probabilité que le MASSOB, à un certain moment, a modifié sa position originale et qu’il est devenu une organisation terroriste ou subversive.

[39]           Si je devais conclure que cette déclaration constitue le fondement de la décision de la commissaire, j’admettrais qu’elle a formulé d’une manière fautive le point à examiner. Cependant, après analyse attentive des motifs de la commissaire, je suis d’avis que sa décision procédait de la conclusion selon laquelle la preuve ne permettait pas de conclure que le MASSOB avait été l’instigateur d’actes visant au renversement du gouvernement par la force, et aussi de la conclusion selon laquelle l’intention du MASSOB n’était pas de renverser le gouvernement nigérian. J’examinerai ces deux points ci-après.

(2)               La conclusion de la commissaire selon laquelle le MASSOB n’avait pas recouru à la force en s’emparant des transporteurs de pétrole était‑elle une conclusion de fait erronée, tirée au mépris des éléments qui lui avaient été soumis?

[40]           Comme indiqué dans l’exposé des faits, la question du renversement par la force reposait principalement sur l’incident entourant la saisie des transporteurs de pétrole. Contrairement aux autres incidents, le MASSOB a reconnu sa responsabilité dans celui-ci. Les motifs de la commissaire concernant l’incident des transporteurs de pétrole sont exposés au paragraphe 16, lequel renferme plusieurs aspects qui préoccupent la Cour.

[41]           D’abord, la commissaire a fondé sa décision sur une conclusion de fait manifestement déraisonnable, ayant écrit que « le recours à la force ou des menaces de recourir à la force restent dans le domaine des conjectures ». Dans sa plaidoirie, le défendeur a concédé que la preuve qui décrivait la saisie des transporteurs de pétrole comme une « interception par la force » sous la conduite du MASSOB n’était pas contestée. Il a plutôt fondé son argument sur l’absence d’intention du MASSOB de renverser le gouvernement nigérian par de tels actes.

[42]           Même s’il n’y a pas eu recours à la force, il est impossible d’admettre que la saisie de transporteurs de pétrole n’a pas donné lieu à une « perception raisonnable du risque qu’on exerce une coercition par des moyens violents ».

(3)               Était-il loisible à la commissaire de conclure que la saisie des transporteurs de pétrole par le MASSOB constituait un acte de désobéissance civile qui ne visait pas le renversement du gouvernement nigérian par la force?

[43]           Je suis également d’avis que la conclusion de la commissaire selon laquelle les actions du MASSOB n’étaient pas destinées à renverser le gouvernement par la force, mais « cadr[aient] davantage avec un acte de désobéissance civile » est une conclusion déraisonnable au point qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables. Il est tout à fait impossible de voir un acte de désobéissance civile dans l’acte consistant à saisir des transporteurs de pétrole par la force, acte qui n’est rien d’autre qu’un « détournement ». Si des membres du MASSOB avaient bloqué l’accès des camions en les encerclant passivement ou en plaçant des barrières, on pourrait certainement prétendre qu’il s’agissait là d’actes de désobéissance civile. Qui plus est, le fait que le contenu des citernes était distribué parmi la population est la preuve que la conduite du MASSOB constituait un recours illicite à la force destiné à prendre possession de biens qui ne lui appartenaient pas.

[44]           Il est tout aussi déraisonnable de la part de la commissaire de décrire cette manière d’agir comme une « menace » (mot mis entre apostrophes dans ses motifs) « d’intervenir dans l’activité économique [qui] cadr[ait] davantage avec un acte de désobéissance civile ». Il s’agissait plutôt d’une manière d’agir dont l’objet était de renverser un gouvernement.

[45]           Enfin, si on lit attentivement les motifs de la commissaire, on constate que selon elle la saisie des camions n’était pas un acte visant au renversement du gouvernement. Elle décrit cette conduite comme un acte de désobéissance civile, en affirmant que l’intention du MASSOB était de corriger les injustices et les déséquilibres dans le prix du pétrole au Biafra par rapport à son prix dans le reste du pays, et non de renverser le gouvernement.

[46]           Je reproduis ici les passages pertinents du paragraphe 16 de la décision de la commissaire, où elle parle de l’intention à l’origine de l’interception des camions-citernes :

Il y a des références documentaires à l’intention déclarée du MASSOB d’intercepter des [transporteurs de pétrole. L’intention établie était de forcer le gouvernement fédéral à remédier au déséquilibre dans la distribution des produits pétroliers au pays en raison de l’injustice présumée attribuable au fait qu’il est impossible de trouver du carburant dans la région où opère le MASSOB au prix approuvé par le gouvernement. Des rapports font état que le MASSOB s’est juré de résister à toute opposition quant aux saisies du MASSOB jusqu’à ce qu’il soit remédié à l’injustice et au déséquilibre.

[...]

En outre, compte tenu du contexte économique et politique complexe au Nigéria et dans la région du Biafra en particulier, le vœu d’intercepter des [transporteurs de pétrole] n’équivaut pas raisonnablement au recours à la force pour renverser le gouvernement du Nigéria.

[...]

En l’absence d’articles plus fiables et cohérents à propos de la saisie de [transporteurs de pétrole], les éléments de preuve dont je dispose ne suffisent pas à établir des motifs raisonnables de croire que le MASSOB a commis des actes visant à renverser le gouvernement.

[Non souligné dans l’original.]

[47]           La preuve renferme des déclarations du MASSOB selon lesquelles, en saisissant par la force les camions-citernes, il voulait corriger les injustices de l’offre et du prix d’un produit essentiel en prenant le contrôle de sa distribution. Cette conduite a eu toutefois pour conséquence évidente de mettre à mal l’autorité du gouvernement nigérian en causant des affrontements et des dommages, compromettant du même coup la légitimité du gouvernement central. Cette conséquence découle directement de la mainmise du MASSOB sur un secteur essentiel de l’économie nigériane, d’une manière qui mettait à mal le pouvoir du gouvernement de veiller à ce que l’économie du pays ne soit pas perturbée par des moyens illicites, et la saisie de camions-citernes servant à transporter un produit essentiel constitue à coup sûr un moyen illicite.

[48]           Comme l’écrivait le juge Phelan, de la Cour fédérale, dans la décision Oremade n° 1, précitée, au paragraphe 30, on est présumé avoir pensé aux conséquences de ses actes. S’emparer du système d’approvisionnement en pétrole dans une partie d’un pays constitue un acte clairement destiné à renverser le gouvernement. La décision de la commissaire arrivant à la conclusion contraire était manifestement déraisonnable.

[49]           L’appel est donc accueilli, et la décision de la SAI est annulée. Vu la conclusion selon laquelle la saisie des transporteurs de pétrole par la force constituait un acte visant au renversement d’un gouvernement par la force aux termes de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR, l’affaire est renvoyée à la SAI, à laquelle la Cour enjoint d’accueillir l’appel interjeté par le ministre.

 


JUGEMENT

LA COUR ACCUEILLE la demande et RENVOIE l’affaire à la SAI, à laquelle il est enjoint d’accueillir l’appel interjeté par le ministre.

« Peter Annis »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM‑5930‑13

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c USA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 AVRIL 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 MAI 2014

 

COMPARUTIONS :

R. Keith Reimer

 

POUR LE demandeur

 

Gurpreet Badh

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney,

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (C.‑B.)

pour le demandeur

 

 

Smeets Law Corporation

Vancouver (C.‑B.)

pour le défendeur

 

 

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