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Date : 20140509


Dossiers : IMM-3681-13

Référence : 2014 CF 448

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 9 mai 2014

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :                                                             

ARSHAD MUHAMMAD

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT


TABLE DES MATIÈRES

I.         CONTEXTE PROCÉDURAL  4

A.   Vue d’ensemble. 4

B.   Première décision faisant suite à l’ERAR restreint 5

C.   Seconde décision faisant suite à l’ERAR restreint (décision à l’examen) 8

D.   Questions procédurales connexes. 9

II.        CONTEXTE LÉGISLATIF.. 11

III.      DÉCISION À L’EXAMEN.. 12

IV.      QUESTIONS EN LITIGE.. 19

V.        ANALYSE.. 21

Question 1 :... Quelle est la norme de contrôle applicable?. 21

Question 2 :... La déléguée du ministre est‑elle liée par les conclusions tirées de l’agent d’ERAR au sujet du risque de torture en cas de retour dans le pays d’origine?. 24

Question 3 :... Y a‑t‑il eu manquement aux principes d’équité procédurale et, plus précisément :

i)           Le processus décisionnel prévu au paragraphe 112(3) est‑il structuré de manière indépendante et impartiale, et la déléguée du ministre prend‑elle ses décisions en toute indépendance ?

ii)         Existe-t-il une crainte raisonnable de partialité en raison de l’intérêt manifesté au sujet de la liste des personnes recherchées par l’ASFC ou en raison d’un abus de procédure ?...........,........39

Résumé des éléments de preuve pertinents.............................................................. 50

i)        La déléguée du ministre et la DGGC.. 50

ii)      Intérêt pour la liste des personnes recherchées par l’ASFC.. 52

iii)    Rencontre entre l’ASFC et CIC.. 53

Analyse  54

i)    Indépendance ou impartialité structurelle et indépendance individuelle  54

ii)  Crainte raisonnable de partialité ou abus de procédure?. 64

Question 4 :... Était‑il raisonnable de la part de la déléguée du ministre de conclure que le demandeur ne serait exposé à aucun risque s’il devait retourner au Pakistan ?  68

VI.      CONCLUSION.. 85


 

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision défavorable en date du 17 mai 2013 rendue par Mme Karine Roy-Tremblay, de la Direction générale du règlement des cas [la déléguée du ministre] à Citoyenneté et Immigration Canada [CIC]. Comme le demandeur est une personne visée à l’alinéa 112(3)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], sa demande de protection a fait l’objet d’un examen selon le régime établi à l’article 172 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement]. La présente demande de contrôle judiciaire a été introduite conformément au paragraphe 72(1) de la LIPR.

I.                   CONTEXTE PROCÉDURAL

A.                Vue d’ensemble

[2]               Le demandeur est un citoyen du Pakistan et un musulman sunnite. Il est arrivé au Canada en août 1999, muni d’un faux passeport italien. Il a présenté une demande d’asile, mais cette demande a été rejetée le 16 octobre 2001 au motif que la qualité de réfugié au sens de la Convention ne pouvait lui être reconnue en vertu de l’article 98 de la LIPR (lequel incorpore les alinéas 1Fa) et 1Fc) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention) de 1951, en raison de son appartenance à une organisation terroriste. Il a été débouté le 6 février 2002 de sa demande de contrôle judiciaire de cette décision.

[3]               Le demandeur a par la suite présenté une demande de résidence permanente au Canada fondée sur des raisons d’ordre humanitaire, qui a été refusée le 5 novembre 2002. Il a soumis une première demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] le 30 octobre 2002. Cette demande a été refusée le 19 mars 2003. Avant de recevoir ces deux décisions défavorables, le demandeur aurait écrit à son ancien avocat pour lui faire savoir qu’il quittait Montréal pour retourner au Pakistan, mais il est en fait allé vivre à Toronto. Le demandeur a été convoqué à une entrevue avec l’ASFC en janvier 2003, mais il n’y a pas été, alléguant qu’il craignait d’être emprisonné et renvoyé au Pakistan s’il se présentait à l’entrevue. Un mandat de renvoi a été délivré à son encontre le 3 juillet 2003.

[4]               Le demandeur a été arrêté en juillet 2011 après que l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) eut publié son nom, sa photographie et sa dernière adresse connue sur son site Web avec des renseignements détaillés portant sur vingt-neuf autres individus sous la rubrique « Personnes recherchées par l’ASFC » [liste des personnes recherchées par l’ASFC]. On trouve les explications suivantes sur le site Internet de l’ASFC : « Les personnes suivantes sont visées par un mandat de renvoi pancanadien parce qu’elles sont interdites de territoire au Canada. Il a été établi que ces individus ont violé des droits humains ou internationaux en vertu de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre ou de la loi internationale ».

B.                 Première décision faisant suite à l’ERAR restreint

[5]               Le demandeur a déposé une deuxième demande d’ERAR le 3 août 2011, dans laquelle il alléguait que de faits nouveaux étaient survenus depuis juillet 2011. Il a soutenu qu’il avait maintenant la qualité de personne à protéger à cause de toute la publicité entourant sa situation et que les risques auxquels il pourrait être exposé au Pakistan comprenaient des agressions très graves pendant qu’il se trouverait sous la garde des autorités, la détention illégale et l’exécution sommaire. Le 7 octobre 2011, l’agent d’ERAR a conclu que le demandeur serait exposé à des risques s’il était renvoyé au Pakistan [ERAR].

[6]               L’agent d’ERAR a évalué les risques auxquels le demandeur serait exposé en fonction du fait qu’il serait considéré comme un membre d’une organisation terroriste. Le demandeur avait d’abord affirmé qu’il s’était joint à cette organisation ou qu’il avait exprimé son intérêt à y adhérer, mais il ne se fondait plus sur cette assertion pour appuyer sa demande d’asile. Il affirmait maintenant qu’il n’était pas vraiment membre de ce genre d’organisation et qu’il avait menti aux autorités canadiennes parce qu’il pensait que cette allégation faciliterait l’acceptation de sa demande d’asile. Les nouvelles allégations qu’il formulait pour appuyer sa demande d’ERAR étaient donc fondées sur sa conviction qu’il serait considéré comme un membre d’une organisation terroriste.

[7]               L’agent d’ERAR a pris connaissance d’éléments de preuve documentaire objectifs décrivant les violations des droits de la personne par des représentants de l’État et des organismes d’exécution de la loi au Pakistan. Il a constaté que le dossier du demandeur avait été largement diffusé au Canada et, jusqu’à un certain point, dans des médias de langue anglaise au Pakistan, et a conclu que les autorités pakistanaises étaient probablement au courant des allégations formulées contre le demandeur. Comme il était généralement admis, dans les documents objectifs examinés, que les policiers et les membres des forces de sécurité du Pakistan maltraitent les citoyens de ce pays, l’agent d’ERAR a conclu qu’il était plus probable que le contraire que le demandeur soit exposé à des risques s’il y était renvoyé. L’agent d’ERAR a estimé qu’il existait une possibilité de refuge intérieur (PRI) à l’égard à la menace que posaient les membres des groupes d’autodéfense, mais non en ce qui concerne la menace provenant des autorités.

[8]               Ensuite, comme l’exige le sous‑alinéa 113d)(ii) de la Loi, l’ASFC a, le 15 décembre 2011, produit un rapport d’évaluation de la nature et de la gravité des actes commis par le demandeur et du danger qu’il constituait pour la sécurité du Canada [le rapport d’évaluation de sécurité] (dossier de la demande, vol 2, p 514 à 527). Elle a conclu qu’il n’existait pas de renseignements qui le liaient directement à un crime contre l’humanité ou à des actes terroristes, et a estimé qu’elle ne disposait pas de suffisamment de renseignements pour conclure que le demandeur constituait un danger pour la sécurité du Canada. L’ASFC a expliqué que, même si le demandeur était complice par association des actes commis par le groupe terroriste, la jurisprudence relative à la complicité par association exigeait que l’on soumette des éléments de preuve crédibles établissant que le demandeur avait commis des actes favorisant la perpétration d’un crime au sens du sous‑alinéa 113d)(ii). Or, il n’avait pas été établi que le demandeur avait participé directement à la perpétration de crimes internationaux et que sa complicité par association [traduction] « pouvait ne pas être suffisante pour justifier son renvoi du Canada s’il était établi qu’il est exposé à des risques ».

[9]               Les résultats de l’ERAR et le rapport d’évaluation de sécurité établi par l’ASFC ont été transmis au demandeur en décembre 2011 pour qu’il présente ses observations avant qu’ils ne soient transmis à la déléguée du ministre chargée de prendre la décision finale. La déléguée du ministre a rejeté la demande d’ERAR du demandeur le 16 février 2012 [première décision faisant suite à l’ERAR restreint]. Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire qui a été accueillie par le juge Boivin le 18 décembre 2012 (Arshad Muhammad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1483 [Muhammad]). Le juge Boivin a conclu que la déléguée du ministre n’avait pas réussi pas à expliquer adéquatement, en se fondant sur la preuve, pour quels motifs elle concluait que le demandeur ne serait probablement pas exposé à des risques.

C.                 Seconde décision faisant suite à l’ERAR restreint (décision à l’examen)

[10]           La déléguée du ministre qui a rendu la seconde décision était Mme Roy‑Tremblay. Le 17 mai 2013, elle a elle aussi conclu que le demandeur n’avait pas établi qu’il serait exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé au Pakistan [seconde décision faisant suite à l’ERAR restreint ou la décision)]. Il s’agit de la décision qui fait l’objet de la présente instance. Le demandeur a introduit sa demande de contrôle judiciaire le 24 mai 2013.

[11]           Par la suite, le 28 mai 2013, le demandeur a appris, en prenant connaissance de l’affidavit souscrit par M. Reg Williams, ancien directeur, Exécution de la loi à l’ASFC, qu’une rencontre avait eu lieu le 3 février 2012 entre Mme Glenda Lavergne, ancienne directrice générale, Opérations frontalières, à l’ASFC, Mme Susan Kramer, directrice, Direction générale du règlement des cas à CIC, et M. Michel Dupuis, directeur général du Règlement des cas à CIC, pour discuter du cas du demandeur. Par conséquent, et conformément à l’ordonnance rendue le 26 juin 2013 par le juge Noël, le demandeur a contre-interrogé Mme Lavergne, Mme Kramer, M. Dupuis et Mme Roy‑Tremblay entre juillet et septembre 2013 au sujet des affidavits qu’ils avaient souscrits relativement à la rencontre en question et aux rapports entre l’ASFC et CIC.

[12]           Le renvoi du demandeur du Canada vers le Pakistan, qui était prévu pour le 2 juin 2013, a été suspendu par l’ordonnance rendue le 1er juin 2013 par la juge Gleason jusqu’à ce qu’une décision soit rendue au sujet de la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Le demandeur a demandé à de nombreuses reprises d’être relâché du centre de détention de l’immigration. Toutefois, à la suite de divers contrôles de la légalité de sa détention par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission], il a été maintenu en détention parce qu’on estimait qu’il se soustrairait vraisemblablement à son renvoi du Canada.

D.                Questions procédurales connexes

[13]           La présente demande de contrôle judiciaire a fait l’objet de nombreux incidents de procédure liés d’une façon ou d’une autre à la présente instance. Nous ne signalerons que ceux qui ont un rapport direct avec la présente affaire.

[14]           Le 26 juin 2013, le juge Noël a également ordonné la communication de tous les documents se rapportant aux allégations du demandeur suivant lesquelles il avait été victime d’un abus de procédure et que l’ASFC et CIC n’avaient pas respecté leur obligation de franchise. Lors du contrôle des motifs de la détention effectué en septembre 2013, le demandeur a soumis de nouveaux renseignements qu’il venait de découvrir et qu’il avait obtenus en prenant connaissance des documents qui lui avaient ainsi été communiqués, notamment des courriels échangés entre l’ASFC et CIC en octobre 2011. Dans les courriels en question, l’ASFC exprimait ses réserves au sujet de l’ERAR qui, à son avis, aurait des incidences sur le contrôle de la détention prévu pour le 21 octobre 2011 et sur le fait que la décision de l’ASFC ne serait pas portée à la connaissance du commissaire chargé de procéder au contrôle des motifs de la détention à temps pour le prochain contrôle de la détention.

[15]           En réponse à l’allégation subséquente par laquelle le demandeur affirmait que l’ASFC avait manqué à son obligation de franchise en refusant de lui communiquer les résultats de l’ERAR, la Commission a conclu, le 26 septembre 2013, que le refus de communiquer ce document ne constituait pas un abus de procédure. Toutefois, le 16 octobre 2013, dans le dossier de la Cour no IMM‑6232‑13, le juge Beaudry a fait droit à la demande de contrôle judiciaire du demandeur visant cette décision de la Commission. Le juge a estimé que l’ASFC avait délibérément décidé de ne pas communiquer les renseignements en question au commissaire chargé de procéder au contrôle de la détention, ce qui équivalait à un manquement à son obligation de franchise.

[16]           Par suite de la décision du juge Beaudry, la décision rendue au sujet du maintien en détention du demandeur a été renvoyée à la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision. Après réexamen, la Commission a décidé, le 25 octobre 2013, que le maintien en détention du demandeur était toujours justifié. Le 28 octobre 2013, le demandeur a soumis une demande de contrôle judiciaire de cette décision. Le 21 novembre 2013, la juge McVeigh a rejeté sa demande de contrôle judiciaire de la nouvelle décision en question en estimant que la Commission avait refusé de façon raisonnable de le remettre en liberté.

[17]           Le 9 septembre 2013, le demandeur a déposé un avis de question constitutionnelle dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Il alléguait que la déléguée du ministre n’était pas indépendante et impartiale et qu’elle ne pouvait donc se prononcer sur les risques de torture, question qui fait intervenir l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, qui constitue l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 [la Charte], ce qui exigeait que l’on recoure à un processus décisionnel indépendant.

II.                CONTEXTE LÉGISLATIF

[18]           Dans le cas qui nous occupe, la procédure de renvoi est régie par le paragraphe 112(3) de la LIPR. Selon l’alinéa 112(3)c) de la Loi, une personne dont la demande d’asile est rejetée au titre de l’article F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés, comme c’est le cas en l’espèce, ne peut obtenir la protection demandée. L’alinéa Fa) se trouve dans une annexe de la LIPR. Il prévoit que les dispositions de cette convention ne sont pas applicables aux personnes dont on a des raisons sérieuses de penser qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour réprimer ces crimes.

[19]           Un ERAR visant une personne tombant sous le coup du paragraphe 112(3) de la Loi est souvent qualifié d’« ERAR restreint ». L’alinéa 113d) prévoit que, s’agissant du demandeur visé au paragraphe 112(3), il est disposé de la demande sur la base des éléments mentionnés à l’article 97 de la LIPR. Dans le cas qui nous occupe, les facteurs énumérés à l’article 97 doivent être examinés en tenant du fait que la demande devrait être rejetée en raison de la nature et de la gravité des actes commis par le demandeur ou du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada (sous‑alinéa 113d)(ii)).

[20]           De plus, aux termes du paragraphe 114(1), une décision positive rendue à la suite d’un ERAR restreint a, en pareil cas, uniquement pour effet de surseoir à la mesure de renvoi visant l’intéressé, pour le pays à l’égard duquel il a été jugé qu’il avait qualité de personne à protéger. Elle n’aurait pas pour effet de conférer l’asile. Les paragraphes 172(1) et (2) du Règlement prévoient qu’avant de prendre sa décision accueillant ou rejetant la demande de protection du demandeur visé au paragraphe 112(3) de la Loi, le ministre (ou son délégué) tient compte de l’évaluation écrite effectuée au regard des éléments mentionnés à l’article 97 de la Loi (l’ERAR), de l’évaluation écrite effectuée au regard des éléments mentionnés aux sous-alinéas 113d)(i) ou (ii) de la LIPR (le rapport d’évaluation de sécurité) selon le cas (en l’espèce, du sous-alinéa 113d)(ii) de la LIPR) et de toute réponse écrite du demandeur à l’égard de ces évaluations. C’est bien la procédure qui a été suivie en l’espèce.

III.             DÉCISION À L’EXAMEN

[21]           Comme nous l’avons déjà signalé, le 17 mai 2013, la déléguée du ministre a rendu une décision dans laquelle elle a conclu que le demandeur ne serait pas exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé au Pakistan. Étant donné qu’elle a estimé que le demandeur ne serait pas exposé aux risques énumérés à l’article 97 de la Loi, la déléguée du ministre a jugé qu’il n’était pas nécessaire de mettre en balance cette conclusion et le rapport d’évaluation établi par l’ASFC relativement à la gravité des actes du demandeur et au danger qu’il constitue pour le Canada.

[22]           La déléguée du ministre a expliqué que, pour rendre sa décision, elle avait tenu compte de l’évaluation des risques de l’agent d’ERAR, du rapport d’évaluation de sécurité de l’ASFC et de la réponse du demandeur à ces deux documents.

[23]           Elle a expliqué le processus suivi pour la désigner à son poste ainsi que son rôle et ses attributions. À ce propos, elle a fait observer que le Guide opérationnel IL3- Législation sur l’immigration (IL) de CIC – Désignation des agents et délégation des attributions [le Guide IL3], définit la désignation des agents et la délégation de pouvoir prévue dans l’Instrument de désignation et de délégation signé par le ministre en vertu des paragraphes 6(1) et 6(2) de la LIPR.

[24]           La déléguée du ministre a décrit le Guide IL3 et a soumis un tableau des pouvoirs faisant l’objet d’une délégation. En ce qui concerne les articles 112 et 113 et le sous‑alinéa 113d)(ii) de la LIPR ainsi que l’article 172 du Règlement, elle a expliqué que les pouvoirs qui y sont énoncés lui avaient été délégués par le ministre en vertu du paragraphe 6(2) de la LIPR et que seules les personnes ayant fait l’objet d’une telle délégation de pouvoirs pouvaient se prononcer sur les demandes de protection présentées par des personnes dont la demande avait été rejetée en vertu de l’alinéa 112(3)c) de la LIPR. Les personnes désignées dans la liste, notamment elle-même en tant que directrice, Règlement des cas, se voient déléguer le pouvoir d’examiner et d’accueillir ou de rejeter la demande de protection présentée par une personne interdite de territoire pour raisons de sécurité, qui a porté atteinte aux droits de la personne ou aux droits internationaux, pour criminalité organisée, ou dont la demande d’asile a été rejetée en application de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ou qui est désignée dans un certificat visé au paragraphe 77(1) de la LIPR. Les délégués en question peuvent déterminer si la demande devrait être rejetée en raison de la nature et de la gravité des actes commis par le demandeur ou en raison du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.

[25]           La déléguée du ministre a déclaré que l’agent d’ERAR qui avait procédé à l’évaluation des risques ne possédait pas les pouvoirs délégués en question et qu’il n’avait pas compétence pour prendre une décision au sujet d’une personne visée au paragraphe 112(3) de la LIPR. Elle a renvoyé à la décision Placide c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1056 [Placide] dans laquelle le juge Shore a conclu que l’évaluation à laquelle l’agent d’ERAR procède en vertu de l’article 97 ne saurait valoir décision, mais qu’il s’agit plutôt d’un avis ou d’une recommandation. Elle a affirmé que, si l’on devait considérer qu’elle est liée par l’ERAR ou par les rapports d’évaluation de sécurité, on entraverait l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[26]           En ce qui concerne les allégations du demandeur au sujet de l’existence d’une crainte raisonnable de partialité, la déléguée a affirmé que, dès lors qu’une délégation de pouvoirs est accordée à une personne visée par le Guide IL3, cette personne est entièrement indépendante et impartiale dans le cadre du processus décisionnel. Sa nomination au poste de directrice, Règlement des cas, faisait suite à un processus de sélection au mérite effectué en conformité avec la Loi sur l’emploi dans la fonction publique et était fondée sur son expérience et sur ses connaissances de la LIPR et de ses règlements d’application. Ce type de processus est à l’abri de toute intervention ministérielle, compte tenu du fait que la fonction publique du Canada est indépendante de l’organe exécutif du gouvernement.

[27]           La déléguée du ministre a également affirmé qu’elle n’avait jamais participé au programme de la « Liste des personnes recherchées », qui, comme les renvois, relevait du mandat de l’ASFC. Elle a ajouté que le processus d’ERAR était impartial, indépendant et à l’abri de toute intervention, notamment du ministre et de son bureau ou des autres hauts fonctionnaires. Les directeurs chargés de régler les cas sont des fonctionnaires de CIC et non de l’ASFC, et ils ne font pas partie de la garde rapprochée du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ni de celle des hauts fonctionnaires chargés des renvois et de l’application de la loi. Même s’il y a, au sein de la Direction générale du règlement des cas, des personnes qui s’occupent de dossiers faisant l’objet d’une grande couverture médiatique, son rôle est entièrement distinct et elle ne participe à aucune de leurs discussions. Elle relève du directeur général qui, à son tour, relève du sous‑ministre adjoint délégué. Le directeur général ne s’immisce jamais dans ses dossiers ou ses décisions.

[28]           La déléguée du ministre a ensuite expliqué en quoi consiste l’analyse exigée par l’article 97 de la LIPR au regard de l’article premier de la Convention contre la torture ainsi que le concept de « traitements ou peines cruels et inusités » à l’article 12 de la Charte. Elle a fait observer que le Pakistan est une république fédérale dont le régime démocratique a été rétabli en 2008 et que le Parti du peuple pakistanais (le PPP), auquel le demandeur avait adhéré en 1996, avait été élu en février 2008 et exerce présentement le pouvoir au Pakistan en coalition avec des partis plus petits.

[29]           La déléguée du ministre a examiné la preuve documentaire, et plus précisément deux rapports, qu’elle a cités, l’US Department of State Country Report on Human Rights Practices 2011 [USSD 2011], qui fait état de violations des droits de la personne, notamment d’exécutions sommaires, de tortures et de disparitions, ainsi que le rapport publié en 2012 par la Border Agency du Royaume‑Uni intitulé Pakistan Country of Origin Information (COI) Report [UKBA 2012], qui signalait que la situation s’était améliorée en matière de respect des droits de la personne. Elle a déclaré que d’autres rapports non précisés mentionnaient que malgré le travail qu’il restait à faire au Pakistan en matière de respect des droits de la personne, des progrès sensibles avaient été accomplis.

[30]           La déléguée du ministre a conclu que le risque auquel était exposé le demandeur était un risque généralisé. De plus, comme il était un homme adulte originaire du Pendjab et un musulman sunnite, son profil faisait en sorte qu’il était exposé à des risques moins élevés que la population générale du Pakistan.

[31]           Quant à la situation actuelle au Pakistan en matière de sécurité, bien qu’elle se soit améliorée depuis 2001, la déléguée du ministre a reconnu qu’il restait encore beaucoup de choses à faire. De façon générale, toute personne est exposée à un risque de mort au Pakistan; toutefois, les éléments de preuve dont disposait la déléguée du ministre indiquaient que le Pendjab était l’une des régions les plus sûres du pays. La déléguée a conclu qu’elle ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que le demandeur serait ciblé par des acteurs non étatiques au Pakistan du fait qu’il était associé à un groupe terroriste parce que son nom s’était retrouvé sur la liste des personnes recherchées par l’ASFC. Elle n’était pas convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le risque que le demandeur soit associé à un groupe terroriste par l’État ou par des acteurs non étatiques l’exposait à un risque au sens de l’article 97.

[32]           La déléguée du ministre a conclu que le demandeur était exposé à un risque très faible d’attirer l’attention sur sa personne ou d’être arrêté ou détenu à son retour au Pakistan. Elle a ensuite examiné les risques auxquels il serait exposé à son arrivée au Pakistan.

[33]           Elle a examiné chacune des raisons invoquées par le demandeur pour justifier les risques, y compris le fait qu’il est un demandeur d’asile débouté, qu’il a utilisé un document frauduleux pour se rendre au Canada, que son nom et son apparence ont été rendus publics par suite de la publication de la liste des personnes recherchées par l’ASFC et qu’il est considéré comme une personne ayant des liens avec une organisation terroriste.

[34]           Elle a fait observer qu’il était indiqué, dans une lettre de mai 2005 de la Commission des droits de la personne du Pakistan citée dans l’UKBA 2012, que les demandeurs d’asile pakistanais déboutés n’étaient pas habituellement pas détenus à leur retour au Pakistan. En ce qui concerne l’usage d’un faux passeport, la déléguée du ministre a fait observer que le fait de voyager avec un document frauduleux est illégal au Pakistan et que le demandeur risquait donc d’être accusé, ce qui augmentait la probabilité qu’il soit détenu pendant un certain temps.

[35]           Tout en reconnaissant qu’il serait exposé à des conditions difficiles s’il était détenu, telles que [traduction] « des prisons surpeuplées, peu de médecins disponibles pour examiner les détenus et les cas signalés de mauvais traitements, y compris des agressions, des périodes d’isolement prolongées et la privation de nourriture et de sommeil », elle a également fait observer que le rapport USSD 2011 indiquait que, si le demandeur était accusé d’une infraction criminelle, il serait traduit devant un juge dans les 24 heures et qu’il pourrait demander sa remise en liberté sous caution. Elle a conclu qu’affirmer qu’il serait probablement torturé ou exposé à des traitements cruels ou inusités au cours de sa détention relevait de la conjecture, étant donné qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il serait personnellement exposé à un risque plus élevé de mauvais traitements que d’autres prisonniers. Elle a également conclu que la preuve documentaire indiquait que ces situations se présentaient dans des cas précis et qu’ils étaient surtout signalés dans les provinces du Balochistan et de Khyber Pakhtunkhwa (KP), ainsi que dans les Zones tribales sous administration fédérale (ZTAF).

[36]           En ce qui concerne le fait que le nom du demandeur figurait sur la liste des personnes recherchées par l’ASFC en raison de ses présumés liens avec une organisation terroriste, la déléguée du ministre a conclu que le nom de l’organisation terroriste en question n’avait jamais été rendu public. Elle a par conséquent conclu que les autorités pakistanaises ne seraient pas en mesure d’établir un lien entre le demandeur et une organisation précise. La documentation relative à l’arrestation et à la détention de membres soupçonnés d’appartenir à des organisations terroristes démontrait que, dans la plupart des cas, les personnes arrêtées étaient associées à des actes terroristes précis. De plus, comme le demandeur vivait au Canada depuis 1996, la déléguée du ministre a estimé que les autorités pakistanaises ne seraient pas en mesure de le relier à une organisation terroriste en particulier ou à des actes terroristes précis commis au Pakistan. Il était donc plus probable que le contraire que le demandeur serait remis en liberté rapidement si jamais il était détenu en raison de ses présumés liens avec une organisation terroriste.

[37]           La déléguée du ministre a fait observer que le rapport UKBA 2012 reprenait les observations formulées par la Commission des droits de la personne asiatique au sujet d’une allocution prononcée par le ministre pakistanais des Affaires étrangères, qui avait déclaré que le gouvernement pakistanais avait de la difficulté à traduire en justice les militants associés à des organisations terroristes ou à des actes terroristes sur le sol pakistanais.

[38]           La déléguée du ministre a conclu que, même si la preuve documentaire indiquait que le Pakistan se trouvait aux prises avec une situation difficile en matière de respect des droits de la personne et en ce qui concerne la sécurité, et même si le demandeur était susceptible de faire l’objet d’une réclusion administrative et d’être interrogé à son arrivée, la preuve n’appuyait pas l’allégation qu’il serait exposé au risque d’être torturé, ou à une menace à sa vie ou à un risque de traitements cruels et inusités au sens de l’article 97.

[39]           Ayant tiré une conclusion négative au sujet des risques, la déléguée du ministre a déclaré qu’elle n’était donc pas tenue de mettre en balance le risque mentionné dans l’ERAR et le rapport d’évaluation de sécurité de l’ASFC conformément au paragraphe 172(4) du Règlement. Elle a refusé la demande de protection.

IV.             QUESTIONS EN LITIGE

[40]           Je formulerais comme suit les questions soulevées par la présente demande de contrôle judiciaire :

1.                   Quelle est la norme de contrôle applicable ?

2.                  La déléguée du ministre est‑elle liée par les conclusions de l’agent d’ERAR au sujet du risque de torture en cas de retour dans le pays d’origine ?

3.                  Y a‑t‑il eu manquement aux principes d’équité procédurale et, plus précisément :

i.         Le processus décisionnel prévu au paragraphe 112(3) est‑il structuré de manière indépendante et impartiale, et la déléguée du ministre prend‑elle ses décisions en toute indépendance ?

ii.       Existe-t-il une crainte raisonnable de partialité en raison de l’intérêt manifesté au sujet de la liste des personnes recherchées par l’ASFC ou en raison d’un abus de procédure ?

4.                  La déléguée du ministre a‑t‑elle eu raison de conclure que le demandeur ne serait exposé à aucun risque s’il devait retourner au Pakistan ?

[41]           Suivant le défendeur, il n’est pas nécessaire d’examiner la Charte lorsqu’une affaire peut être tranchée en vertu des principes du droit administratif et de l’interprétation des lois (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 11 [Baker]; Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 RCS 84, au paragraphe 19; Tran c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 175, au paragraphe 36).

[42]           Je suis d’accord pour dire que notre Cour n’est nullement tenue de répondre à une question constitutionnelle s’il est possible de répondre aux questions posées en appliquant des principes de droit administratif. Ainsi que la juge L’Heureux Dubé l’a déclaré dans l’arrêt Baker, précité :

[11]     Comme, à mon avis, l’appel peut être tranché en vertu des principes du droit administratif et de l’interprétation des lois, il n’est pas nécessaire d’examiner les divers moyens fondés sur la Charte qui ont été invoqués par l’appelante et les intervenants qui l’ont appuyée.

[43]           À mon avis, il est possible de trancher le volet de la présente demande relative à l’équité procédurale en appliquant certains des principes en question. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner le moyen tiré de la Charte.

V.                ANALYSE

Question 1 :    Quelle est la norme de contrôle applicable?

Observations du demandeur

[44]           Le demandeur affirme que, hormis la question du caractère raisonnable de la décision, toutes les questions se rapportant à l’indépendance, à la partialité et à l’abus de procédure sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte, puisqu’elles concernent l’équité procédurale (Kastrati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1141, aux paragraphes 9 et 10).

[45]           Pour ce qui est du caractère raisonnable de la décision, le demandeur affirme que l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses] ne se veut pas une invitation faite à la Cour de renoncer à son rôle de surveillance en matière de contrôle judiciaire (Alberta Information and Privacy Commissioner c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, au paragraphe 54) [Alberta Teachers]).

Observations du défendeur

[46]           Le défendeur affirme que la norme de contrôle applicable en ce qui concerne l’appréciation de la preuve est celle de la décision raisonnable. L’évaluation des risques effectuée par un directeur chargé du règlement des cas commande une grande déférence en cas de contrôle judiciaire (décision Muhammad, précitée, au paragraphe 28; décision Placide, précitée, au paragraphe 92; Sing c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 915, au paragraphe 39 [Sing]).

[47]           Dès lors que la déléguée du ministre a tenu compte de facteurs pertinents et est arrivée à une conclusion raisonnablement étayée par la preuve, il n’est pas loisible au demandeur d’inviter la Cour à procéder à une nouvelle évaluation de la preuve, et ce, peu importe que la preuve ait également pu justifier une conclusion différente (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 [Khosa]). L’auteur de la décision n’est pas tenu de mentionner chaque élément de preuve et il est présumé avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve dont il disposait (arrêt Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 16; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CA) (QL)).

[48]           Le défendeur n’a formulé aucun argument au sujet de la norme de contrôle applicable pour ce qui est des autres questions.

Analyse

[49]           Il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle. Les tribunaux doivent plutôt d’abord vérifier si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence dont il convient de faire preuve envers l’auteur de la décision à l’égard d’une catégorie de questions en particulier (arrêt Khosa, précité, au paragraphe 53; arrêt Dunsmuir, précité, aux paragraphes 57 et 62).

[50]           Quant à la seconde question, celle de savoir si la déléguée du ministre est liée par l’ERAR, le juge Boivin s’est déjà penché sur cette question dans la décision Muhammad, précitée : il a conclu qu’il s’agissait d’une question de compétence liée à l’interprétation de la LIPR et de son règlement et que cette question était susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (arrêt Dunsmuir, précité, aux paragraphes 50 et 59; décision Muhammad, précitée, au paragraphe 28). À mon avis, la question pourrait également être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable, étant donné que « [l]orsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise » (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 54; McLean c Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, aux paragraphes 19 à 23; arrêt Alberta Teachers, précité, au paragraphe 34).

[51]           La troisième question concerne l’équité procédurale et la justice naturelle et elle doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte (Kozak c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 124, [2006] 4 RCF 377, au paragraphe 44). Plus précisément, la question relative à l’économie du processus décisionnel du paragraphe 112(3) et celle de savoir si la déléguée du ministre est indépendante et impartiale sont des questions qui concernent l’équité procédurale (Douglas c Canada (Procureur général), 2014 CF 299, au paragraphe 71; Bell Canada c Association canadienne des employés de téléphone, 2003 CSC 36, [2003] 1 RCS 884, au paragraphe 21 [Bell Canada]). Les questions de partialité et d’indépendance institutionnelles sont également assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 669, au paragraphe 25 [Singh]). Les questions d’abus de procédure concernent également l’équité procédurale et doivent être contrôlées selon la norme de la décision correcte (Pavicevic c Canada (Procureur général), 2013 CF 997, au paragraphe 29; Herrera Acevedo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 167, au paragraphe 10). Lorsqu’elle applique la norme de la décision correcte, la Cour n’a pas à faire preuve de déférence et elle procède à sa propre analyse des questions (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 50).

[52]           Pour ce qui est de la quatrième question, la norme de contrôle applicable à l’évaluation que la déléguée du ministre a faite de la preuve est celle de la décision raisonnable (décision Muhammad, précitée, au paragraphe 28; arrêt Dunsmuir, précité). Lorsqu’elle contrôle une décision en fonction de la norme de la décision raisonnable, la Cour ne doit intervenir que si la Commission a tiré une conclusion qui n’était pas transparente, justifiable et intelligible ou qui n’appartenait pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; arrêt Khosa, précité, au paragraphe 59). La juridiction de révision ne peut substituer à la solution qui a été retenue celle qui serait à son avis préférable et elle ne peut procéder à une nouvelle appréciation de la preuve (arrêt Khosa, précité, au paragraphe 59).

Question 2 :    La déléguée du ministre est‑elle liée par les conclusions de l’agent d’ERAR au sujet du risque de torture en cas de retour dans le pays d’origine ?

Observations du demandeur

[53]           Le demandeur affirme qu’il n’appartient pas à la déléguée du ministre de procéder à une nouvelle évaluation des risques. Son rôle se limite à la pondération et à la mise en balance de l’évaluation positive des risques déjà effectuée par l’agent d’ERAR et le rapport d’évaluation de sécurité de l’ASFC. Cette interprétation est étayée par le texte même de la Loi, notamment par le paragraphe 112(3) et l’article 114 de la LIPR ainsi que par l’article 172 du Règlement.

[54]           Le demandeur renvoie au chapitre PP3, Examen des risques avant renvoi (ERAR), du Guide opérationnel de CCI (Guide opérationnel d’ERAR), qu’il interprète comme suit :

[traduction]

Étape 1 : L’agent d’ERAR examine la demande et conclut soit qu’il n’existe aucun risque − auquel cas il rejette la demande sur‑le‑champ et aucun autre examen n’a lieu), soit qu’il existe un risque, auquel cas il rédige ses motifs et les transmet à l’agent chargé des renvois. Il en va de même pour toute demande d’ERAR, sauf que l’évaluation positive de l’agent d’ERAR ne tranche pas la demande, étant donné que seul un délégué du ministre peut rendre une décision définitive et faire droit à une demande d’ERAR fondée sur le par. 112(3). Le demandeur doit alors plutôt passer à l’étape 2.

Étape 2 : Un analyste de la Division de la sécurité nationale procède à l’évaluation prévue à l’alinéa 172(2)b) du Règlement afin de déterminer si la présence du demandeur au Canada constitue un danger pour la sécurité du pays, ou si la nature ou la gravité des actes commis par le demandeur justifient le rejet de sa demande.

À l’étape 3, les deux évaluations sont transmises au demandeur, qui est invité à formuler ses observations.

Enfin, à l’étape 4, le délégué du ministre prend connaissance des deux évaluations ainsi que des observations soumises par le demandeur et décide, en se fondant sur ces éléments, de refuser la demande ou de l’accueillir et de surseoir au renvoi.

[Mots soulignés et/ou mis en caractères gras par le demandeur]

[55]           Le demandeur affirme que l’évaluation des risques que fait l’agent d’ERAR est définitive et que la déléguée du ministre ne peut l’écarter ou tirer ses propres conclusions. Cette interprétation est conforme au paragraphe 172(4) du Règlement, au Guide opérationnel d’ERAR et à la jurisprudence, qui qualifie le rôle que joue le délégué du ministre d’« exercice de mise en balance » (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CAF 75, aux paragraphes 10 et 54 [Li]).

[56]           L’expertise de l’agent d’ERAR quant à l’évaluation des risques et de la crédibilité a été confirmée par la jurisprudence (Raza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1385, au paragraphe 10; Kim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 437; Hassan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), [1992] ACF no 946 (CA) (QL)), et le délégué du ministre n’est pas censé passer outre à l’évaluation effectuée par l’agent d’ERAR.

[57]           Le demandeur affirme que la Cour ne devrait pas suivre la décision Placide, précitée, (qui a été suivie dans Delgato c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1131 [Delgato]), parce que cette décision reposait sur une affirmation erronée qui n’avait été formulée qu’à titre incident. Selon le demandeur, le juge Shore se serait trompé quant à la disposition portant délégation de pouvoirs pour conclure que le délégué du ministre n’était pas lié par l’avis de l’agent d’ERAR. Le juge Shore se fondait sur l’article 101, mais, suivant le demandeur, c’est plutôt l’article 55 qui, de par son libellé explicite, indique clairement que le rôle du délégué du ministre se limite à un exercice de mise en balance au regard de l’ERAR favorable.

[58]           Le demandeur affirme également que, dans son analyse, le juge Shore n’a pas compris que la décision de faire droit ou non à une demande d’ERAR ne survenait qu’une fois que l’agent d’ERAR avait rendu une décision favorable, de sorte que le délégué du ministre ne peut mettre en balance que les mesures qui peuvent être prises après un ERAR positif. La Cour ne devrait donc pas suivre la décision Placide, conformément aux exceptions aux principes de la courtoisie judiciaire (Almrei c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1025, aux paragraphes 61 et 62). De plus, l’autorité et l’indépendance du délégué du ministre sont des questions soumises expressément à notre Cour, ce qui n’était pas le cas dans l’affaire Placide.

Observations du défendeur

[59]           Le défendeur renvoie au Guide opérationnel d’ERAR; toutefois, son interprétation diffère de celle du demandeur. Voici les explications fournies par le demandeur à ce sujet :

[traduction]

Étape 1 – Évaluation du risque – Un agent de CIC (appelé « agent d’ERAR ») prépare un avis dans lequel il se prononce sur la question de savoir si le demandeur serait exposé à un risque au sens de l’article 99 s’il était renvoyé dans son pays d’origine. Si l’agent d’ERAR est d’avis qu’il n’y a pas de risque, la demande d’ERAR restreint est rejetée et le demandeur est renvoyé du Canada conformément au par. 172(4) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (le Règlement). Si l’agent d’ERAR est d’avis qu’il y a un risque, l’examen de la demande d’ERAR restreint n’est pas terminé et l’on passe à l’étape suivante.

Étape 2 – Évaluation des restrictions – Un agent de l’ASFC prépare une opinion, appelée Évaluation des restrictions, au sujet de la question de savoir si la demande d’ERAR restreint devrait être refusée malgré les risques qu’il a relevés, compte tenu de la nature et de la gravité des actes commis, ou parce que le demandeur constitue un danger pour la sécurité du Canada au sens de l’al. 113d) de la LIPR.

Étape 3 – Observations du demandeur – L’évaluation des risques et l’évaluation des restrictions sont transmises au demandeur conformément au par. 172(2) du Règlement, qui est invité à formuler ses observations. Par souci d’efficacité administrative, les évaluations ne sont transmises en même temps au demandeur, une fois qu’elles ont été rédigées toutes les deux.

Étape 4 – Observations du demandeur – L’évaluation des risques et l’évaluation des restrictions sont, avec les observations du demandeur, transmises au délégué du ministre de CIC (par ex., un directeur chargé de régler les cas). Le délégué du ministre se sert de ces renseignements ainsi que du fruit de ses propres recherches pour prendre la décision définitive au sujet de l’ERAR restreint. Dans la décision définitive, le délégué décide si la demande est accueillie ou rejetée, c’est‑à‑dire si le demandeur doit ou non être renvoyé dans son pays d’origine (conformément au par. 114(1) de la LIPR).

[Caractères gras du défendeur]

[60]           Le défendeur affirme qu’à l’étape 4, suivant le par. 172(1) du Règlement, le délégué du ministre est tenu d’examiner les documents qui ont été soumis, mais qu’il n’est pas lié par l’ERAR initial. Cette interprétation est conforme à la jurisprudence (décision Placide, précitée; décision Muhammad, précitée, aux paragraphes 29 à 31, 42; décision Delgato, précitée, au paragraphe 6). Le défendeur affirme que l’arrêt Li, précité, n’appuie pas l’argument que la compétence du délégué du ministre se limite à l’appréciation des évaluations portées à sa connaissance. De plus, l’affirmation de la Cour d’appel fédérale suivant laquelle le délégué du ministre se livre à un « exercice de mise en balance » ne signifie pas pour autant que la compétence du délégué du ministre est aussi restreinte que ce que prétend le demandeur.

[61]           Le défendeur cite l’Instrument de désignation et de délégation du ministre, ainsi que le Guide IL3 de CIC pour étayer sa thèse suivant laquelle l’agent d’ERAR ne possède pas les pouvoirs délégués nécessaires pour rendre une décision d’ERAR définitive. Cette décision relève exclusivement des personnes occupant les postes énumérés dans le Guide IL3, ce qui permet au directeur, tout comme au délégué du ministre, d’« [é]tudier et accueillir, ou rejeter, la demande de protection (ERAR) présentée par la personne [...] qui eut sa revendication rejetée en vertu de la section F de l’article premier » (décisions Placide et Delgato, précitées; Sa c Canada (Solliciteur général), 2005 CF 739, conf par 2006 CAF 422 [Say]). L’affaire Say concernait la compétence d’un délégué du ministre sur une personne visée au paragraphe 112(3); cette décision reposait sur une interprétation logique des lois, règlements, guides et instruments de délégation applicables. Le demandeur n’a pas démontré que cette jurisprudence était manifestement erronée (Bell c Cessna Aircraft Co, [1983] 149 DLR (3rd) 509, à la page 511).

[62]           Le défendeur affirme que l’interprétation que le demandeur fait du régime irait à l’encontre de la raison d’être des évaluations de risque parce que le sort d’une évaluation pourrait être scellé lorsqu’un certain temps s’est écoulé entre l’ERAR et la décision du délégué du ministre. Cette interprétation n’explique pas non plus pourquoi les deux évaluations sont transmises au délégué pour examen, et ce, indépendamment de l’issue de l’évaluation de sécurité. Lorsque le rapport d’évaluation de sécurité est négatif, le fait de le transmettre avec l’ERAR initial au délégué du ministre n’est d’aucune utilité si le seul rôle du délégué est de pondérer les deux évaluations.

[63]           Le défendeur affirme que la déléguée du ministre possède les qualités nécessaires pour procéder à un ERAR restreint étant donné qu’elle a été engagée à l’issue d’un processus de recrutement fondé sur le mérite dans le cadre duquel il lui a fallu démontrer qu’elle connaissait le processus d’ERAR et la LIPR.

Analyse

[64]           Cette question a déjà été soumise à notre Cour. Me fondant à la fois sur la législation et sur la jurisprudence, je suis d’avis que la déléguée du ministre n’est pas liée par l’évaluation du risque de l’agent d’ERAR.

[65]           La demande d’ERAR soumise par le demandeur a été examinée conformément aux paragraphes 172(1) et 172(2) du Règlement et du régime législatif de la LIPR que nous avons déjà décrit. Le paragraphe 172(1) précise qu’avant de « prendre sa décision accueillant ou rejetant la demande » visée au paragraphe 112(3) de la Loi, le délégué du ministre « tient compte » des évaluations du risque et de la sécurité ainsi que de toute réplique écrite du demandeur à l’égard de ces évaluations. Il ne limite pas son examen à une appréciation des évaluations et il ne déclare pas que le délégué du ministre est lié par ces évaluations.

[66]           Le Guide opérationnel ERAR décrit également ce processus, mais, comme nous le verrons, pas nécessairement de façon aussi catégorique que ce que les parties l’ont laissé entendre en l’espèce :

Demandeur non visé au L97

Si l’agent d’ERAR ne décèle aucun danger de torture, de mort ou de traitements ou peines cruels et inusités, l’évaluation se termine à ce stade. L’agent termine l’évaluation et rédige la lettre de refus, qu’il joint au dossier envoyé au bureau de renvoi de l’ASFC compétent […]

 

Demandeur visé au L97

Si l’agent d’ERAR découvre que le demandeur est visé au L97, il prépare l’évaluation décrite au R172(2)a) et l’envoie, accompagnée de tout document afférent, au bureau de renvoi de l’ASFC compétent.

 

L’agent de renvoi prépare la documentation à l’appui de l’application des restrictions prévues au

L112(3)a), b), c) ou d) et au L113d)(i) ou (ii), si ces éléments s’appliquent, puis l’envoie, accompagnée de l’évaluation issue de l’ERAR et des documents à l’appui, au coordonnateur de l’unité Danger pour le public/Réhabilitation, Examen des cas, de la Direction générale du règlement des cas (DGRC) de CIC. La DGRC traite ces cas et transmet les cas mettant en cause la sécurité, le crime organisé et les crimes de guerre modernes à la Division de la sécurité nationale de l’ASFC, pour évaluation.

 

Un analyste du Danger pour le public/Réhabilitation, Examen des cas ou de la Division de la sécurité nationale (DSN), selon le cas, prépare une évaluation, conformément au R172(2)b), afin de déterminer si la présence du demandeur au Canada constitue un danger pour le public ou pour la sécurité du pays, ou si la nature ou la gravité des actes commis par le demandeur justifient le rejet de sa demande. L’évaluation décrite au R172(2)b), accompagnée de tout document à l’appui, est envoyée au bureau de renvoi de l’ASFC.

 

L’agent de renvoi transmet au demandeur l’évaluation décrite aux R172(2)a) et b), accompagnée de tout document à l’appui. Toute nouvelle preuve extrinsèque en lien avec l’évaluation et cruciale pour cette dernière est également divulguée.

 

Le demandeur a alors 15 jours pour répliquer par écrit. On informe le demandeur qu’il doit envoyer toute observation directement au bureau de renvoi de l’ASFC compétent. Le demandeur peut demander une prolongation du délai qui lui est accordé pour répliquer […]

 

À la réception des observations envoyées par le demandeur, l’agent de renvoi transmet les deux évaluations et les documents à l’appui, accompagnés des documents fournis par le demandeur, au coordonnateur de l’unité Danger pour le public/Réhabilitation, Examen des cas, de la DGRC. Un analyste ajoute au dossier une note de couverture confirmant que le demandeur a vu les évaluations, puis s’assure que les observations, si le demandeur en a soumises, sont incluses, puis transmet le dossier au délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

 

Le délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration prend en considération les évaluations, la documentation à l’appui et les observations soumises par le demandeur, puis rend une décision sur la demande. La décision est ensuite renvoyée au bureau de renvoi de l’ASFC compétent. Simultanément, si la DSN a préparé une évaluation basée sur le R172(2)b), la DSN est avisée de la décision.

[Caractères gras ajoutés.]

 

 

[67]           Le Guide opérationnel ERAR ne limite donc pas le rôle du délégué du ministre à une mise en balance des évaluations du risque et de sécurité.

[68]           Dans son affidavit du 22 août 2013, la déléguée du ministre mentionne l’article 17.2 du Guide opérationnel ERAR. Cet article porte sur les circonstances dans lesquelles les personnes qui se sont vu octroyer un sursis en vertu du paragraphe 112(3) et de l’alinéa 172(2)b) de la LIPR sont interrogées de nouveau en raison de l’évolution de leur situation, conformément à l’alinéa 172(2)a) du Règlement. Voici un extrait de la procédure à suivre en pareil cas :

À la réception des observations du demandeur, l’agent de renvoi de l’ASFC les transmet au coordonnateur de l’unité Danger pour le public/Réhabilitation de la DGRC, pour examen par le délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, qui prend la décision d’annuler ou de maintenir le sursis, après avoir soupesé les facteurs énoncés au L97(1) et au L113d)(i) ou (ii), selon le cas. Le sursis est maintenu si le délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, après avoir soupesé les risques envers la personne et les risques pour la société, est d’avis que la personne frappée de renvoi devrait être autorisée à rester au Canada, en raison des risques auxquels elle pourrait être exposée si elle était renvoyée. Cependant, si le délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration juge que la personne n’est plus exposée à des risques ou que les risques qu’elle pose pour le Canada ou pour les Canadiens surpassent les risques auxquels elle est elle-même exposée, le sursis est annulé. […]

[69]           Il s’ensuit que, non seulement le délégué du ministre peut mettre en balance les évaluations du risque de sécurité, mais qu’il peut également prendre une décision sur la question de savoir si le risque existe toujours. De toute évidence, si cette décision est prise, elle peut aller ou non dans le sens de l’évaluation des risques qu’a faite l’agent d’ERAR.

[70]           Le libellé du paragraphe 172(1) du Règlement précise qu’avant de prendre sa décision accueillant ou rejetant la demande de protection du demandeur visée au paragraphe 112(3) de la LIPR, le ministre « tient compte des évaluations » visées au paragraphe 172(2), c’est‑à‑dire l’ERAR et le rapport d’évaluation de sécurité. Le Guide opérationnel ERAR va dans le même sens et décrit ces documents d’évaluations et oblige le délégué du ministre à les examiner avant de prendre sa décision. Contrairement à ce que prétend le défendeur, le rôle que joue l’agent d’ERAR ne se limite pas à donner un « avis ». Le Guide opérationnel ERAR n’indique pas non plus que la décision du délégué du ministre doit être fondée uniquement sur les évaluations, contrairement à ce que prétend le demandeur.

[71]           Il ressort de la simple lecture des dispositions en question qu’on ne peut conclure que la compétence du délégué du ministre est subordonnée à la conclusion que l’agent d’ERAR a formulée dans le rapport d’évaluation des risques soumis à l’examen du délégué. Bien que le délégué du ministre doive examiner ou apprécier les évaluations en question, la loi et le règlement ne vont pas plus loin et ne restreignent pas sa capacité de réexaminer les conclusions en question. D’ailleurs, le paragraphe 172(1) reconnaît que le délégué du ministre peut accueillir ou rejeter la demande. Il convient de le signaler, étant donné que seules les évaluations de risque favorables sont soumises au délégué du ministre. Le délégué du ministre peut, comme la déléguée l’a fait en l’espèce, recevoir une évaluation de risque positive, ce qui signifie que le demandeur serait exposé à des risques s’il devait retourner dans son pays d’origine, ainsi qu’un rapport d’évaluation de sécurité négatif suivant lequel le demandeur ne représente aucun risque pour la sécurité du Canada. Si le délégué du ministre était uniquement tenu de pondérer ces deux risques, l’issue serait évidente et connue d’avance. Les risques auxquels serait exposé le demandeur l’emporteraient sur les risques que courrait le Canada. Le délégué du ministre n’aurait aucune marge de manœuvre pour rejeter la demande pour cette raison.

[72]           À mon avis, la jurisprudence préconise également cette conclusion. Dans l’affaire Li, précitée, une des questions soumises à la Cour d’appel fédérale était de savoir si l’agent d’ERAR avait le droit d’examiner une demande en vertu de l’alinéa 113d) de la LIPR après avoir jugé que l’intéressé était exclu de la protection par application de l’article 98. Quant au rôle du délégué du ministre, l’arrêt Li n’a abordé que de façon accessoire cet aspect :

[10]      L’agente d’ERAR a conclu qu’il existait un risque réel que les frères Li soient torturés, compte tenu de la nature des accusations qui pesaient contre eux. Elle a ensuite soumis le dossier au délégué du ministre pour qu’il examine les facteurs militant contre l’éventuelle décision de permettre aux frères Li de demeurer au Canada, c’est‑à‑dire la nature et la gravité des crimes qui leur étaient reprochés. Cet exercice de mise en balance n’est toujours pas terminé. [...]

[…]

[54]      […] Malgré le fait qu’elle estimait que l’article 98 s’appliquait aux frères Li, l’agente d’ERAR a poursuivi en concluant qu’ils seraient exposés au risque d’être torturés s’ils retournaient en Chine et elle a transmis le dossier au représentant du ministre pour qu’il apprécie les facteurs se rapportant à leur renvoi en Chine, compte tenu de ce risque. […]

[73]           La question de la compétence d’un délégué du ministre de prendre une décision à la suite d’une évaluation des risques et de la production d’un rapport d’évaluation de sécurité a toutefois été examinée à fond par le juge Shore dans la décision Placide, précitée.

[74]           Dans l’affaire Placide, le demandeur était un citoyen haïtien qui demandait le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un délégué du ministre avait refusé sa demande d’asile. Entre 1989 et 2005, le demandeur avait fait l’objet de 44 déclarations de culpabilité et une mesure de renvoi avait été prise contre lui. Il a ensuite présenté une demande d’ERAR, qui a été accueillie au motif qu’il serait exposé à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités s’il devait retourner en Haïti. Par la suite, le délégué du ministre a rejeté la demande de protection du demandeur au motif qu’il ne serait pas exposé au risque d’être soumis à la torture ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il devait retourner en Haïti. Le délégué du ministre a également conclu que le demandeur constituait un danger actuel et futur pour le public au Canada.

[75]           La Cour a rejeté la demande de contrôle judiciaire de cette décision et, dans le cadre de son analyse de l’évolution de la situation en Haïti, a fait observer que le délégué du ministre n’avait pas « infirmé » la décision rendue par l’agent d’ERAR et que « les motifs ainsi rendus par l’agent ne sont qu’une évaluation que le délégué du Ministre doit considérer dans sa décision finale, mais qui ne lie pas ce dernier ». Le délégué avait pris sa propre décision, comme l’exigeait la LIPR à la lumière de la preuve dont il disposait au moment de sa décision. La Cour a déclaré que le demandeur tentait de donner à l’évaluation d’ERAR « une valeur qu’elle n’a pas ».

[76]           Le juge Shore a déclaré ce qui suit au sujet de l’économie des dispositions pertinentes :

[60]      Généralement, tout étranger sous le coup d’une mesure de renvoi ayant pris effet et qui n’est pas visé par un certificat de sécurité ou un avis de danger peut présenter une demande de protection au Ministre (LIPR au par. 112(1)). Si l’étranger, comme monsieur Placide, est visé au paragraphe 112(3) de la LIPR, l’asile ne peut lui être conféré (LIRP au par. 112(3) in limine). Sa demande, plutôt que d’être évaluée comme toute demande ordinaire sur la base des articles 96 à 98 de la LIPR, est disposée – dans un cas comme celui de monsieur Placide – sur la base des motifs de protection énoncés à l’article 97, d’une part, et du danger qu’il représente pour la sécurité du Canada ou en raison de la nature et la gravité de ses actes passés, d’autre part (LIPR, alinéa 113d)(i)).

[61]      Avant de prendre sa décision, le délégué du Ministre doit tenir compte des évaluations écrites des motifs de protection décrits à l’article 97 et des éléments du sous-alinéa 113d)(i) de la LIPR (RIPR au par. 172(1)). Ces deux évaluations sont communiquées au demandeur, qui dispose de 15 jours pour présenter ses observations écrites au délégué du Ministre. Si le délégué conclut que le demandeur n’est pas visé à l’article 97, il n’a pas à tenir compte des éléments du sous-alinéa 113d)(i) et il rejette la demande de protection (RIPR au par. 172(4)). Ce processus est en fait la codification de l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1 (CanLII), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1 aux par. 122-123).

[62]      Enfin, si le délégué du Ministre conclut au contraire que le demandeur encourrait un risque décrit à l’article 97, il évalue les éléments du sous-alinéa 113d)(i) et, le cas échéant, se livre à l’exercice de pondération visant à déterminer si la situation du demandeur est exceptionnelle au point de justifier un renvoi vers un pays qui pratique la torture (LIPR, alinéa 113d), Suresh, ci-dessus, aux par. 76‑79; Charkaoui (Re), 2005 CF 1670 (CanLII), [2006] 3 R.C.F. 325, 2005 CF 1670 aux par. 12-13)).

[63]      Dans ce contexte, il est clair que l’agent d’ERAR qui a rendu l’évaluation du 16 novembre 2007 n’a donné rien d’autre qu’un avis ou une recommandation qui ne lie pas le délégué du Ministre. Conformément à l’article 6 de la LIPR, le Ministre n’a pas délégué à l’agent d’ERAR , mais à l’Administration centrale seulement, le pouvoir de décider d’une demande de protection visée par le paragraphe 112(3) de la LIPR (Guide de l’immigration, ch. 1L3, CIC instrument de désignation et de délégation, item 48 (Délégation – Étudier et accueillir, ou rejeter, la demande de protection (ERAR ) présentée par la personne qui est interdite de territoire pour grande criminalité, estimer si ce demandeur constitue un danger pour le public au Canada. Cette délégation relève de l’Administration centrale)).

[64]      La jurisprudence oblige d’ailleurs le délégué à prendre lui‑même la décision et la motiver; « ces motifs doivent émaner de l’auteur de la décision, en l’occurrence la ministre, et ne doivent pas prendre la forme d’une opinion ou d’une recommandation » (Suresh, ci-dessus, au par. 126). Bref, le processus s’apparente à celui qui a donné lieu à l’arrêt Thomson c. Canada (Sous-ministre de l’Agriculture), 1992 CanLII 121 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 385, aux pages 399 à 401, la Cour jugeant que le titulaire d’un pouvoir qui reçoit une recommandation n’est pas tenu de la suivre (la jurisprudence rapporte plusieurs exemples semblables; Jaballah (Re), 2004 CAF 257 (CanLII), [2005] 1 R.C.F. 560, 2004 CAF 257 aux par. 17-22 (ERAR ; obiter); Robinson c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) reflex, (1995), 90 F.T.R. 43, 52 A.C.W.S. (3d) 1098 au par. 23; Jennings c. Canada (Ministre de la santé) reflex, (1995), 97 F.T.R. 23, 56 A.C.W.S. (3d) 144 aux par. 31-32, conf. par (1997), 211 N.R. 136, 56 A.C.W.S. (3d) 144 autor. ref. [1997] S.C.C.A. no 319;Abdule c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 176 F.T.R. 282, 92 A.C.W.S. (3d) 578 au par. 14).

[65]      Autrement, le délégué du Ministre n’exercerait pas réellement le pouvoir qui lui est conféré. Il ne ferait qu’approuver administrativement les évaluations et leur donnerait force de loi. Ce serait, en somme, donner aux agents d’ERAR un pouvoir décisionnel que le Ministre a décidé de déléguer à un autre agent de la fonction publique.

[Caractères gras ajoutés.]

[77]           À la lumière de la décision Placide, l’évaluation des risques effectuée par l’agent d’ERAR ne constitue qu’un avis ou une suggestion qui ne lie pas le délégué du ministre, à qui il est loisible de prendre sa propre décision motivée. De plus, toute mise en balance de l’évaluation des risques et du rapport d’évaluation de sécurité n’intervient que si le délégué du ministre estime qu’il existe un risque au sens de l’article 97.

[78]           Le demandeur soutient que la Cour ne devrait pas suivre la décision Placide, étant donné qu’elle n’était pas fondée sur le bon article de l’Instrument de désignation et que, dans cette affaire, la Cour n’avait pas compris que l’avis de l’agent d’ERAR précédait celui du délégué du ministre.

[79]           Sur le premier point, je crois que le demandeur fait allusion au paragraphe 63 de la décision Placide, précitée, où la Cour mentionne entre parenthèses l’article 48 du Guide de l’immigration, ch. 1L3, CIC Instrument de désignation et de délégation. Bien que la Cour ait fait erreur en citant l’article 48 (alors qu’elle aurait probablement dû citer l’article 68), j’estime que cette erreur ne tire pas à conséquence. Ce qui importe c’est que, conformément à l’article 6 de la LIPR, le ministre n’a pas délégué à l’agent d’ERAR, mais uniquement à l’administration centrale, le pouvoir de trancher une demande de protection présentée par une personne visée au paragraphe 112(3) de la LIPR, ce qui était également le cas en l’espèce (LIPR, article 6, instrument de délégation de CIC, article 68). En tout état de cause, la décision Placide demeure valable du fait qu’elle repose sur les autres décisions mentionnées au paragraphe 64, suivant lesquelles le délégué doit lui-même prendre la décision et la motiver.

[80]           Quant au second point, j’estime qu’il est sans fondement et je ne crois pas que, dans la décision Placide, la Cour n’ait pas saisi que l’agent d’ERAR formule son opinion avant que le délégué du ministre ne formule la sienne. Au contraire, la Cour a exposé en détail le processus législatif ainsi que la chronologie des faits, ce qui démontre qu’elle était bien consciente du moment où l’agent d’ERAR prenait sa décision.

[81]           Le juge Hugues a également suivi la décision Placide dans l’affaire Delgado, précitée, dans laquelle la Commission avait accueilli la demande d’asile de l’épouse du demandeur, mais avait jugé que le demandeur n’avait pas droit à l’asile en raison de l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention. Le demandeur avait sollicité un ERAR et l’agent d’ERAR avait estimé que le demandeur serait exposé à un risque s’il devait être renvoyé en Angola. Toutefois, un rapport d’évaluation de sécurité de l’ASFC concluait que le demandeur s’était rendu complice de crimes contre l’humanité. Le délégué du ministre a rejeté la demande de sursis d’exécution de la mesure de renvoi prononcée contre lui et a conclu que, tout compte fait, la preuve n’était pas suffisante pour démontrer que la vie du demandeur serait menacée ou qu’il y avait plus qu’une simple possibilité que le demandeur subisse des peines ou traitements cruels et inusités ou soit victime de torture en Angola.

[82]           Dans sa demande de contrôle judiciaire de cette décision, le demandeur avait invoqué un argument semblable à celui qui est formulé en l’espèce. Plus précisément, le demandeur affirmait qu’il ressortait de l’économie de la LIPR et du Règlement que la décision relative au risque aurait dû être prise par l’agent d’ERAR et non par le délégué du ministre. Le juge Hughes a cité la décision Placide, précitée, et conclu que c’était au délégué du ministre qu’il incombait de prendre la décision définitive au sujet de la demande d’ERAR restreint.

[83]           Je tiens par ailleurs à signaler qu’antérieurement, dans la décision Muhammad, précitée, le juge Boivin s’était fondé sur la décision Placide pour conclure que la déléguée du ministre avait le droit de mener ses propres recherches parce qu’elle ne se livrait pas à un simple examen de l’évaluation de l’agent d’ERAR et qu’elle n’avait pas à se limiter aux renseignements qui avaient été examinés à cette étape.

[84]           Vu ce qui précède, j’estime que c’est au délégué du ministre qu’il appartient de rendre la décision définitive au sujet de la demande d’ERAR restreint et qu’en l’espèce, la déléguée du ministre n’était pas liée par l’évaluation du risque de l’agent d’ERAR. Par conséquent, que l’on contrôle cet aspect de la décision selon la norme de la décision correcte ou selon celle de la décision raisonnable, j’estime qu’aucune erreur susceptible de révision n’a été commise.

Question 3 :    Y a‑t‑il eu manquement aux principes d’équité procédurale et, plus précisément :

i.         Le processus décisionnel prévu au paragraphe 112(3) est‑il structuré de manière indépendante et impartiale, et la déléguée du ministre prend‑elle ses décisions en toute indépendance ?

ii.       Existe-t-il une crainte raisonnable de partialité en raison de l’intérêt manifesté au sujet de la liste des personnes recherchées par l’ASFC ou en raison d’un abus de procédure ?

Thèse du demandeur

(i)         Indépendance et impartialité structurelles; indépendance individuelle

[85]           Le demandeur affirme que la déléguée du ministre ne possède pas l’indépendance nécessaire pour procéder à une appréciation des risques de torture. L’article 7 de la Charte s’applique lorsqu’une personne peut être expulsée vers un pays où elle risque d’être torturée; par conséquent, les principes de justice fondamentale exigent que le demandeur ait la faculté de faire évaluer ces risques par un tribunal indépendant et impartial.

[86]           Le demandeur cite les arrêts Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 RCS 3 [Bande indienne Matsqui] et Valente c La Reine, [1985] 2 RCS 673 [Valente] dans lesquels la Cour suprême du Canada a expliqué que le critère de l’indépendance et de l’impartialité comportaient trois éléments, à savoir l’inamovibilité, la sécurité financière et le contrôle administratif. Ces critères s’appliquent également aux tribunaux administratifs, bien que le degré d’indépendance puisse être différent. L’indifférence judiciaire comporte un aspect individuel aussi bien qu’institutionnel (Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau‑Brunswick c Nouveau-Brunswick et autres, 2005 CSC 44, [2005] 2 RCS 286). Les exigences d’indépendance et d’impartialité varient selon la nature de la décision administrative en cause (Imperial Oil c Québec, 2003 CSC 58, [2003] 2 RCS 624; arrêt Bell Canada, précité).

[87]           Le demandeur affirme que le poste de délégué du ministre ne comporte pas les caractéristiques nécessaires d’indépendance pour convaincre une personne raisonnable que cette personne possède le degré requis d’indépendance ou d’impartialité, et ce, pour les raisons suivantes :

         Les délégués du ministre relèvent de la Direction générale de la gestion des cas (DGGC) de CIC, qui est chargée des dossiers complexes;

         La Division d’examen des cas fournit son appui et ses conseils sur les dossiers à la haute direction et au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration;

         Le DGGC compte des conseillers ministériels qui relèvent directement du ministre;

         Le DGGC participe à la gestion des litiges;

         Le gestionnaire de la DGGC, qui est la personne de qui les délégués du ministre relèvent, participe également à la gestion des dossiers délicats et importants;

         Le gestionnaire rencontre régulièrement les délégués pour discuter des questions se rapportant à leurs dossiers;

         Il n’existe pas de système indépendant d’établissement du calendrier et aucune mesure n’est prise pour isoler les délégués des autres fonctions du DGGC;

         Le fait que les attributions des délégués du ministre soient entremêlées avec les autres attributions du DGGC nuit à la perception que les délégués prennent leurs décisions de façon indépendante et impartiale.

[88]           Le demandeur affirme que le fait que les délégués du ministre soient choisis à la suite d’un concours ne les rendent pas pour autant indépendants. De plus, dans le cas des dossiers très médiatisés dans lesquels le gouvernement a investi un capital politique important en expulsant des individus du Canada, le fait que la personne chargée de prendre une décision soit près du ministre ne contribue pas à créer une image d’indépendance et d’impartialité dans son cas.

[89]           Pour pouvoir déterminer s’il existe une impartialité institutionnelle, il faut que l’économie du processus de prise de décisions et que les personnes choisies pour prendre des décisions soient telles que la personne raisonnable examinant la question de façon objective les considéraient comme impartiaux. Dans le contexte des affaires portant sur des certificats de sécurité décidés par des délégués du ministre qui concluaient presque toujours que le demandeur ne courait aucun risque, notre Cour a infirmé leurs conclusions au motif qu’elles étaient déraisonnables.

[90]           Le demandeur affirme que bien que, dans l’arrêt Ocean Port c Colombie-Britannique, 2001 CSC 52, [2001] 2 RCS 781 [Ocean Port], la Cour suprême ait conclu qu’en l’absence de considérations fondées sur la Charte, le législateur est libre de déterminer la composition des tribunaux administratifs, la Cour suprême a reconnu que la Charte exigeait peut-être une structure plus indépendante.

[91]           Le demandeur ajoute que notre Cour a jugé que l’agent d’ERAR possède le niveau d’indépendante requis par rapport au ministre pour se prononcer de façon objective sur les risques, mais cette conclusion reposait sur le fait que l’agent en question occupait son poste pour une durée déterminée et que l’agent en question n’était pas aussi près du cabinet du ministre que ne le sont ses délégués.

[92]           Le demandeur soutient que le critère de l’indépendance et de l’impartialité institutionnelles exige à la fois l’existence de structures institutionnelles assurant une indépendance et une impartialité suffisantes et l’impartialité des personnes chargées de prendre des décisions, et que ces deux critères n’ont pas été respectés en l’espèce.

(ii)        Crainte raisonnable de partialité ou abus de procédure

[93]           Le demandeur affirme qu’une personne raisonnable et bien renseignée, qui étudierait la question de façon réaliste et pratique, croirait que la déléguée du ministre est incapable d’être impartiale dans son évaluation de la demande d’ERAR restreint du demandeur.

[94]           Le demandeur fait valoir que les deux ministres concernés, ainsi que l’ASFC, ont un intérêt direct et personnel dans l’issue du présent dossier en raison de ses répercussions sur la liste des personnes recherchées par l’ASFC. Les parties en question ont investi un capital politique important dans la liste en question et cherchaient, à l’époque de la décision, à élargir la portée des critères permettant d’inscrire des individus sur cette liste. Si l’on concluait que le demandeur était exposé à un risque du fait que son nom se retrouvait sur la liste en question, le gouvernement se trouvait dans l’embarras, parce que cette situation l’empêcherait jusqu’à un certain point d’atteindre ses objectifs déclarés.

[95]           Suivant le demandeur, les nombreuses déclarations publiques du ministre Kenney, ainsi que ses commentaires au sujet de la liste des individus recherchés par l’ASFC, viennent confirmer l’existence de cet intérêt. Le ministre a défendu la liste en réponse aux critiques suivant lesquelles elle violait l’équité et était inefficace, étant donné qu’elle était susceptible d’exposer des personnes à des risques. La présente affaire se distingue de la plupart de celles dont il est question dans la jurisprudence parce que le ministre a mentionné expressément le nom du demandeur ainsi que la liste de l’ASFC sur laquelle apparaît son nom (Bertillo c Canada, [1994] ACF no 1617 (1re inst) (QL); Dunova c Canada, [2010] ACF no 511 (1re inst) (QL) [Dunova]; Cervenakova c Canada, [2010] ACF no 1591 (1re inst) (QL) [Cervenakova]). Le dossier du demandeur était également suivi de près par des ministres et de hauts fonctionnaires. Le gestionnaire du règlement des cas est intervenu comme jamais personne ne l’avait fait avant lui pour abréger le processus décisionnel de six mois à huit semaines.

[96]           Par conséquent, compte tenu du fait qu’il n’existe pas de cloisonnement entre, d’une part, la personne chargée de prendre la décision et, d’autre part, le ministre, et compte tenu des intérêts du ministre à l’égard de la liste des personnes recherchées par l’ASFC et des liens étroits qui existent entre l’auteur de la décision et le ministre, il existait une crainte raisonnable de partialité en l’espèce.

Thèse du défendeur

(i)         Indépendance et impartialité structurelles; indépendance individuelle

[97]           Le défendeur affirme que l’article 7 de la Charte s’applique. Par conséquent, la question qui se pose est celle de savoir si le régime législatif de l’ERAR est conforme aux principes de justice fondamentale. Pour ce faire, l’équité procédurale doit être respectée, ce qui comprend l’indépendance et l’impartialité. Les membres du tribunal sont présumés être impartiaux (Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 RCS 3, aux paragraphes 44, 113; arrêt Bell Canada, précité, au paragraphe 21; Charkaoui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 RCS 350, aux paragraphes 29 et 32; Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 39, [2005] 2 RCS 91, au paragraphe 13 [Mugesera]; EA Manning Ltd c Ontario Securities Commission, 1995 CanLII 1706 (CA Ont); Finch c Assn of Professional Engineers & Geoscientists (BC), 1996 CanLII 773 (CA C‑B)).

[98]           Le défendeur affirme en outre qu’il doit exister un manquement réel à un principe de justice naturelle ou à l’équité procédurale pour qu’il puisse y avoir un contrôle judiciaire et qu’une crainte d’absence d’indépendance n’est pas suffisante pour justifier une intervention (Ellis-Don Ltd c Ontario (Commission des relations de travail), 2001 CSC 4, [2001] 1 RCS 221, aux paragraphes 34 et 49 [Ellis-Don]). Même s’il existe un rapport étroit entre l’indépendance et l’impartialité, ce sont néanmoins des « valeurs ou exigences séparées et distinctes » (arrêt Valente, précité, à la page 685; arrêt Bell Canada, précité, au paragraphe 18). Le « critère de l’indépendance est non pas l’absence d’influence, mais plutôt la liberté de décider selon ses propres conscience et opinions » (Tremblay c Québec (Commission des affaires sociales), [1992] 1 RCS 952).

[99]           Il importe que l’auteur de la décision paraisse impartial devant le regard objectif d’un observateur raisonnable et bien informé (Imperial Oil Ltd c Québec (Ministre de l’Environnement), [2003] 2 RCS 624, au paragraphe 20). Le critère de la crainte raisonnable de partialité consiste à se demander si une personne bien renseignée, qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, en arriverait à la conclusion que, selon toute vraisemblance, le décideur, consciemment ou non, ne rendrait pas une décision juste (Committee for Justice and Liberty et autres c L’Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 RCS 369, à la page 394 [Committee for Justice]). Le fardeau de la preuve appartient à la partie qui soulève le manquement, réel ou appréhendé, à l’obligation d’impartialité (arrêt Mugesera, précité, au paragraphe 13), le critère auquel il faut satisfaire est exigeant (R c S (RD), [1997] 3 RCS 484, aux paragraphes 111 à 113 [R c S(RD]) et les raisons de craindre à la partialité ainsi que les éléments de preuve présentés à l’appui doivent être sérieux (arrêt Committee for Justice, précité, à la page 394; décision Say, précitée, au paragraphe 22).

[100]       Pour ce qui est de l’impartialité institutionnelle, le demandeur doit démontrer l’existence d’une crainte de partialité dans un « grand nombre de cas » (R c Lippé, [1991] 2 RCS 114, à la page 141 [Lippé]; arrêt Matsqui, précité). L’état d’esprit d’une personne raisonnable ne doit pas être assimilé à la partie perdante ou à une personne « exagérément méfiante » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Huntley, 2010 CF 1175, aux paragraphes 225 à 259; Geza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 124). De plus, il convient d’accorder une grande déférence aux décisions du gouvernement concernant l’organisation appropriée des fonctionnaires chargés de l’administration du vaste éventail de responsabilités incombant au gouvernement du Canada (décision Say, précitée, au paragraphe 22). À défaut de preuve contraire, les fonctionnaires sont présumés être indépendants et impartiaux (décision Dunova, précitée; Mohammad c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 363 (CAF) [Mohammad]).

[101]       Sur la question de l’indépendance institutionnelle, le défendeur affirme que, lorsque le demandeur conteste l’indépendance ou l’impartialité de l’auteur de la décision, il lui incombe d’établir le bien-fondé de ses allégations, et non au ministre de les réfuter (décision Huntley, précitée, aux paragraphes 275 à 278). Dans le cas qui nous occupe, le demandeur n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que la déléguée du ministre n’était pas suffisamment indépendante.

(ii)        Crainte raisonnable de partialité ou abus de procédure

[102]       Le défendeur affirme que la preuve démontre que la déléguée du ministre est suffisamment à l’abri des pressions extérieures, qu’elle a l’obligation de s’assurer que son processus de prise de décisions n’est entaché d’aucune partialité, qu’elle doit prendre ses propres décisions, ajoutant qu’elle travaille pour CIC et non pour l’ASFC. Le demandeur a présenté des observations détaillées dans lesquelles il a résumé les éléments de preuve étayant sa thèse.

[103]       Au sujet de la rencontre du 3 février 2012 entre l’ASFC et CIC, le défendeur affirme que, même si on pouvait la qualifier de tentative visant à influer sur l’issue finale de la décision, ce qui s’est passé lors de cette rencontre n’a jamais été communiqué à la déléguée du ministre. Suivant la preuve, Mme Lavergne a fait part à M. Dupuis de ses préoccupations. Ces préoccupations s’expliquaient peut‑être par une méconnaissance du processus d’ERAR restreint et par un éventuel manque de surveillance de fonctionnaires subalternes. M. Dupuis lui a expliqué le processus. Quant aux préoccupations exprimées par Mme Lavergne au sujet des répercussions d’un ERAR positif sur le mandat confié à l’ASFC en ce qui concerne le contrôle d’application de la Loi, le défendeur affirme que ces répercussions sont prévisibles compte tenu des nouvelles orientations données par le ministre.

[104]       Le défendeur fait valoir que la tentative du demandeur de démontrer que l’intérêt qu’avait l’ASFC à conserver la liste des personnes recherchées avait amené ses fonctionnaires à tenter d’influencer le processus est sans fondement. Même si une décision favorable au demandeur aurait pu entraîner des conséquences, il ressort de la preuve qu’une telle décision n’aurait pu miner l’ensemble du programme.

[105]       Selon le défendeur, il n’y a jamais eu de tentative explicite d’influencer M. Dupuis ou la déléguée du ministre ou d’infléchir le résultat final. Les sentiments ou les intuitions de Mme Kramer au sujet des conséquences de la rencontre sur la décision finale ne doivent se voir accorder que très peu de poids, vu les éléments de preuve suivant lesquels la rencontre visait à clarifier des questions procédurales. Ses intuitions ne s’appuient sur aucun fondement factuel.

[106]       Concernant les communications provenant du cabinet du ministre, le défendeur soutient qu’il s’agissait simplement d’une demande de mise à jour de dossier en vue de la préparation du document de communication portant sur la liste des dossiers très médiatisés. Rien ne permet de penser que la déléguée du ministre ait interagi avec le cabinet du ministre au sujet du fond de la décision. La déléguée du ministre a expliqué qu’elle ne considérait pas la communication comme une tentative visant à infléchir sa décision. Les communications directes avec le cabinet du ministre, telles que celles concernant les relations avec les médias, les notes préparées en vue de la période de questions et les autres demandes de renseignements, sont traitées par d’autres fonctionnaires de son équipe de travail et débordent le cadre de ses fonctions.

[107]       Le défendeur affirme que le simple fait que la déléguée du ministre ait pu être consciente du caractère médiatique du dossier du demandeur ne démontre pas que sa décision a fait l’objet de quelque influence extérieure que ce soit. Elle travaille au sein d’une équipe chargée d’examiner de tels dossiers et cela n’a rien d’inhabituel. Elle a expliqué qu’elle n’avait senti aucune pression pour l’amener à trancher le dossier du demandeur dans un sens ou dans l’autre par suite des déclarations publiques du ministre.

[108]       Le défendeur fait valoir que le lien exigé entre les actes reprochés, la rencontre et la capacité d’influencer l’issue de la décision n’ont pas été démontrés. Même si la première décision d’ERAR restreint était viciée en raison d’une ingérence extérieure, en l’occurrence la rencontre en question, la question aurait été examinée à fond à la suite du renvoi de l’affaire pour réexamen ordonné par notre Cour. La décision à l’examen est la seconde décision d’ERAR restreint; la contestation du demandeur constitue donc une attaque indirecte portée contre la première décision d’ERAR restreint, étant donné qu’il n’y a pas eu de rencontre semblable avant la décision du 17 mai 2013.

[109]       Le défendeur soutient que notre Cour a déjà estimé qu’un délégué du ministre était apte à prendre une décision indépendante et à trancher une demande d’ERAR de façon impartiale (décision Sing, précitée, aux paragraphes 33 à 37). Même si la directrice dans le cadre de son mandat conseille le ministre sur certaines questions, cela ne suffit pas pour démontrer une absence d’indépendance (Sheriff c Canada (Procureur général), 2006 CAF 139, [2007] 1 RCF 3).

[110]       Enfin, selon le défendeur, les raisons invoquées pour étayer une perception d’absence d’indépendance ou d’impartialité doivent être « sérieuses » (Say, précité). Dans l’affaire Say, la Cour s’est penchée sur la question de savoir si le transfert de l’équipe d’ERAR de CIC auprès du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile suscitait une crainte raisonnable de partialité institutionnelle, systémique ou structurelle en ce qui concerne le traitement des demandes d’ERAR. Elle a estimé qu’une personne parfaitement informée n’aurait pas de crainte raisonnable que les décideurs du programme d’ERAR soient préjugés « dans un grand nombre de cas ». Par conséquent, le fait qu’un décideur fasse partie d’une direction d’un ministère n’est pas suffisant pour démontrer l’existence d’une partialité institutionnelle.

Résumé des éléments de preuve pertinents

[111]       Il est utile de résumer d’entrée de jeu brièvement certains des éléments de preuve les plus pertinents versés au dossier dans la présente affaire.

(i)         La déléguée du ministre et la DGGC

[112]       La déléguée du ministre a été embauchée comme directrice, Règlement des cas, à la suite d’un concours interne organisé par l’administration publique fédérale.

[113]       Dans son affidavit, elle a expliqué qu’elle avait été nommée pour une durée indéterminée par CIC conformément à la Loi sur l’emploi dans la fonction publique. La description de poste de travail du/de la déléguée du ministre exigeait du candidat qu’il possède [traduction] « une vaste expérience en matière de formulation de recommandations et/ou de prise de décisions sous le régime de la Loi sur l’immigration et la Protection des réfugiés [la LIPR] ».

[114]       La déléguée du ministre travaille au bureau de la DGGC, qui est divisé en deux parties, à savoir la Division d’examen des cas et la Division de gestion des litiges. La raison d’être déclarée de la DGGC est [traduction] « la gestion efficace des dossiers fortement médiatisés, complexes, litigieux et délicats ». La Division d’examen des cas fournit son soutien et ses conseils à la haute direction et au ministre du CIC en ce qui concerne les dossiers. Elle examine et gère également les dossiers d’immigration litigieux, complexes, hautement médiatisés et délicats, conseille les agents de CIC et collabore avec CIC et l’ASFC.

[115]       La déléguée du ministre relève de M. Dupuis, directeur général de la DGGC, qui relève lui‑même du sous‑ministre adjoint délégué. M. Dupuis rencontre régulièrement les directeurs pour discuter de questions administratives et de certains dossiers. M. Dupuis a déclaré qu’il avait conseillé aux délégués du ministre de ne pas discuter avec lui de ses dossiers, qu’il n’avait jamais discuté de la teneur de leurs décisions et qu’il avait l’habitude d’insister pour dire aux directeurs que leurs décisions leur appartenaient entièrement. M. Dupuis a également effectué l’examen du rendement de milieu et de fin d’exercice des directeurs chargés de régler les cas et, partant, celui de la déléguée du ministre.

[116]       M. Dupuis a confirmé que la Direction générale d’examen des cas comptait dans ses rangs deux conseillers ministériels qui relevaient de lui par l’intermédiaire de leur directeur. Ces personnes ont des liens directs avec le cabinet du ministre.

[117]       La déléguée du ministre a déclaré dans son affidavit qu’elle était consciente de l’importance de maintenir l’indépendance de la personne chargée de prendre des décisions et de rendre des décisions impartiales, ajoutant que l’on avait insisté sur ces aspects lors de sa formation. Le guide opérationnel d’ERAR de CIC informe les agents d’ERAR de leur obligation de veiller à ce que non seulement leurs décisions ne soient entachées d’aucun parti pris, mais qu’il ne semble pas y avoir de parti pris. La déléguée du ministre a déclaré qu’elle était toujours la seule personne à prendre ses décisions et qu’en principe, les seules communications qu’elle avait avec M. Dupuis au sujet d’une décision particulière portaient sur la question de savoir qui serait chargé d’un dossier déterminé et à quel moment la décision devait être rendue. Elle consultait toutefois à l’occasion ses collègues au sujet d’un dossier particulier, ce qui pouvait notamment l’amener à discuter de façon générale des faits et des divers aspects à examiner. Elle n’a pas discuté du fond de sa décision dans le cas qui nous occupe avec M. Dupuis et ce dernier n’a pas tenté d’en parler avec elle. Elle n’a communiqué avec personne d’autre au sein de l’ASFC au sujet de sa décision.

[118]       Les seules communications qu’elle a eues avec de hauts fonctionnaires concernaient une mise à jour concernant l’état d’avancement du dossier et le moment où elle comptait rendre sa décision. Elle a reçu un courriel qui lui a été transmis de M. Dupuis. Ce courriel daté du 30 janvier 2013 provenait de Heather Primeau et l’objet du courriel était le suivant : [traduction] « Questions sur la liste des dossiers fortement médiatisés ». M. Primeau expliquait dans son courriel que [traduction] « Kennedy m’a demandé où vous en étiez avec l’ERAR dans le cas du dossier Muhammad ». La déléguée du ministre ignorait le rôle que jouait Kennedy, mais savait qu’il faisait partie du cabinet du ministre. Elle a expliqué que ce genre de question lui était posé à l’occasion, mais qu’elle n’avait aucune communication directe avec M. Kennedy ou le cabinet du ministre et qu’elle n’avait pas perçu ce courriel comme une tentative visant à influencer sa décision. M. Dupuis a confirmé que Heather Primeau était sa directrice à la Division d’examen des cas et que « Kennedy » était Kennedy Hong, qui travaillait au Service de la gestion des cas au cabinet du ministre. Il a également confirmé que la déléguée du ministre lui avait répondu en l’informant de l’état d’avancement de l’ERAR restreint.

(ii)        Intérêt pour la liste des personnes recherchées par l’ASFC

[119]       En ce qui concerne la liste des personnes recherchées par l’ASFC, il ressort de la preuve que le gouvernement s’y intéressait beaucoup et que l’ASFC la considérait comme une nouvelle mesure importante. Suivant la preuve, le gouvernement se sert de cette liste pour repérer les individus soupçonnés d’être des criminels de guerre. Parmi les éléments de preuve, on trouve également des articles de journaux indiquant qu’un avis favorable quant aux risques pourrait nuire aux démarches entreprises par le gouvernement en vue de renvoyer du pays les individus dont le nom se trouve sur cette liste.

[120]       Lorsque la liste des individus recherchés a été pour la première fois dressée et publiée en juillet 2011, le ministre Kenney a déclaré que les individus impliqués dans des crimes de guerre [traduction] « arrivent au Canada par la fraude; nous allons les identifier, les repérer et ils devront faire face aux conséquences ». Le ministre a également qualifié de criminels étrangers ayant été capturés les individus dont le nom figure sur la liste et il a remercié les Canadiens qui avaient recouru à la ligne téléphonique mise sur pied pour les retrouver.

[121]       La déléguée du ministre a expliqué qu’elle connaissait le programme relatif à la liste des personnes recherchées par l’ASFC et qu’elle avait pris connaissance des articles de journaux ainsi que des déclarations publiques du ministre qui avaient été jointes au dossier du demandeur. Elle n’a senti aucune pression pour trancher l’affaire d’une manière ou d’une autre et a déclaré qu’aucune idéologie politique n’influençait ses décisions.

(iii)       Rencontre entre l’ASFC et CIC

[122]       Avant le prononcé de la décision à l’examen, une rencontre a eu lieu le 3 février 2012 entre l’ASFC et la CIC au sujet des [traduction] « prochaines mesures à prendre dans l’affaire Muhammad ». Étaient présents à cette rencontre Mme Glenda Lavergne, ancienne directrice générale des Opérations de l’ASFC, Mme Susan Kramer, directrice de la Division de la gestion des cas de l’ASFC, et M. Dupuis. Suivant la preuve, Mme Lavergne s’est dite préoccupée par la qualité de l’évaluation favorable au demandeur effectuée à l’issue de l’ERAR et du manque de surveillance dont cette évaluation avait fait l’objet et elle a expliqué en quoi une décision favorable de la déléguée du ministre aurait des incidences sur la liste des personnes recherchées, liste qui revêtait une grande importance pour l’ASFC.

[123]       Mme Kramer a déclaré que la rencontre avait pour objet de permettre aux personnes présentes d’exprimer leurs préoccupations au sujet du premier ERAR. Si le demandeur faisait l’objet d’un ERAR favorable parce que son nom figurait sur la liste des individus recherchés de l’ASFC, il était possible que le site Web ne soit plus un outil efficace. Elle a déclaré qu’elle avait trouvé la rencontre [traduction] « bizarre », car c’était la première fois qu’elle était témoin d’une rencontre au cours de laquelle sa directrice générale tentait de discuter d’un cas particulier avec CIC. Elle a ajouté qu’elle et ses collègues ne rencontraient pas normalement un décideur indépendant avant qu’il ne rende sa décision et que cette rencontre était mal avisée. Rien ne permettait de savoir quelle décision la déléguée du ministre allait rendre, mais Mme Kramer avait bon espoir, à la suite de cette rencontre, qu’une « bonne décision » serait rendue.

Analyse

(i)         Indépendance ou impartialité structurelle et indépendance individuelle

[124]       J’estime mal fondé l’argument du demandeur suivant lequel le fait que la déléguée du ministre travaille dans le bureau de la DGGC crée un manque d’indépendance structurelle ou d’impartialité.

[125]       Pour pouvoir alléguer qu’il existe une partialité institutionnelle, il faut qu’une personne bien renseignée, ayant étudié la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, éprouve une crainte raisonnable de partialité dans un grand nombre de cas (2747-3174 Québec Inc c Québec (Régie des permis d’alcool), [1996] 3 RCS 919, au paragraphe 44) [2747-3174 Québec Inc]; arrêt Lippé, précité).

[126]       Dans l’arrêt R c S (RD), précité, aux paragraphes 111 à 113, le juge Cory a insisté, dans ses observations au sujet de l’indépendance judiciaire, sur « la rigueur dont il faut faire preuve pour conclure à la partialité, réelle ou apparente » et souligné que « la personne raisonnable doit être une personne bien renseignée » qui est au courant de tous les faits pertinents, y compris « des traditions historiques d’intégrité et d’impartialité, et consciente aussi du fait que l’impartialité est l’une des obligations que les juges ont fait le serment de respecter ».

[127]       La décision Say, précitée, est pertinente en l’espèce. Dans cette affaire, le gouvernement fédéral avait transféré le programme d’ERAR de CIC à l’ASFC pour ensuite le rapatrier chez CIC. Le demandeur soutenait que, pendant la période au cours de laquelle le programme d’ERAR relevait de l’ASFC, des doutes concernant l’impartialité institutionnelle se sont installés. Le juge Gibson a appliqué le critère de la crainte raisonnable de partialité définie dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty, précité, et a reconnu que les exigences en matière d’équité procédurale, lesquelles comprenaient l’indépendance et l’impartialité, varient d’un tribunal à l’autre, comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Bell Canada, précité. Il a déclaré ce qui suit :

[22]      Dans ce contexte, j’examinerai les allégations dont la Cour est saisie en ce qui concerne l’absence d’indépendance ou d’impartialité, ou la partialité institutionnelle, à la lumière du critère de la crainte raisonnable de partialité ou de l’absence d’indépendance ou d’impartialité, selon les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’extrait qui précède, et non pas du point de vue d’une « personne de nature scrupuleuse ou tatillonne ». Ces principes m’obligent à garder à l’esprit la nécessité du caractère « sérieux » des motifs fondant une crainte raisonnable de partialité ou une perception de manque d’indépendance et d’impartialité institutionnelles. J’en suis d’autant plus convaincu en l’espèce qu’il convient d’accorder une grande déférence aux décisions du gouvernement concernant l’organisation appropriée des fonctionnaires chargés de l’administration du vaste éventail de responsabilités incombant au gouvernement du Canada.

[128]       Le juge Gibson a conclu que les seuls éléments de preuve qui avaient été présentés au nom des demandeurs pour démontrer l’existence d’une partialité institutionnelle ou l’absence d’impartialité et d’indépendance étaient au mieux anecdotiques, tout en reconnaissant que le critère applicable était celui de la perception d’un observateur raisonnablement informé. Par contraste, le défendeur avait déposé des éléments de preuve indiquant que les personnes chargées de prendre des décisions à l’issue d’un ERAR avaient généralement une sécurité d’emploi et avaient reçu une formation poussée, notamment sur l’importance de maintenir leur indépendance et impartialité et que leurs superviseurs immédiats n’avaient rien à avoir avec la prise ou l’application de mesures de renvoi, ce qui mettait les décideurs responsables de l’ERAR à l’abri.

[129]       Le juge Gibson a écarté cet argument en déclarant ce qui suit :

[38]      Je suis convaincu que ce que le juge en chef Lamer a qualifié de « crainte raisonnable de partialité sur le plan institutionnel »  traitant le tribunal dans cette affaire comme une institution  vaut autant pour ce qu’on pourrait appeler une « partialité institutionnelle » ou « partialité systémique » , ainsi que pour une crainte raisonnable de manque d’indépendance et d’impartialité de la part de tous les membres d’une institution, tels que les fonctionnaires chargés d’exercer une fonction essentiellement juridictionnelle et, tout particulièrement, les membres du groupe des décideurs du programme d’ERAR .

[39]      Compte tenu de la preuve dont la Cour dispose en l’espèce, je conclus que dans un grand nombre de cas, il n’existerait aucune crainte raisonnable de partialité dans l’esprit d’une personne parfaitement informée. Cela ne veut pas dire qu’une crainte raisonnable de partialité soit inconcevable  sous forme de première impression  dans un grand nombre de cas dans l’esprit d’une personne moins bien informée. Dans un grand nombre de documents de renseignements au public diffusés au moment de la constitution de l’ASFC, on a dit que son mandat concernait la sécurité et l’application de la loi, ce qui se distingue tout à fait d’un mandat de « protection ». Cependant, il ressort de la preuve dont dispose la Cour que, du moins au cours de la période en litige, le mandat de cette agence était assez diversifié et qu’un effort conscient a été fait pour isoler le programme d’ERAR des fonctions relatives à la prise de mesures de renvoi et à l’application de la loi incombant à l’ASFC. Je conclus donc qu’une « personne parfaitement informée » n’aurait pas une crainte raisonnable que les décideurs du programme d’ERAR seraient partiaux « dans un grand nombre de cas ».

[Souligné dans l’original.]

[130]       Dans l’affaire Singh, précitée, une des questions abordées concernait également la question de savoir si le processus d’ERAR soulevait la question de la partialité institutionnelle. Le juge Blanchard a rejeté cet argument et conclu ce qui suit :

[38]      le demandeur soutient que les ERAR sont effectués par des [traduction] « fonctionnaires de bas niveau, peu ou pas indépendants, sans compétence reconnue en matière d’analyse des droits de la personne ou du droit international, et [que] les tribunaux ne veillent pas à fournir un accès à un recours efficace ». De plus, le demandeur soutient que le [traduction] « décideur n’est pas une personne dont la compétence est reconnue, mais plutôt un employé du ministère qui souhaite expulser le demandeur. Il n’existe pas de véritable indépendance judiciaire pour les agents d’ERAR ». Le demandeur déclare que [traduction] « toutes les décisions rendues par les agents d’ERAR présentent une partialité systématique en faveur de l’expulsion et à l’encontre de l’application du droit international en matière de droits de la personne. »

[39]      le demandeur soulève essentiellement la question de la partialité institutionnelle du processus d’ERAR. Mon collègue le juge de Montigny a examiné cette question dans la décision Lai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 361. Je reproduis ci‑dessous les paragraphes 64 et 74 de ses motifs :

[64]      En raison de l’importance capitale que revêt une accusation de partialité, les raisons justifiant une crainte de cette nature doivent être solides et ne sauraient s’appuyer sur de simples hypothèses ou conjectures (Committee for le juge and Liberty, précité, aux pages 394‑395; Arthur c. Canada (Procureur général), 2001 CAF 223, au paragraphe 8). En l’espèce, je ne crois pas que l’avocat affirme que l’agente d’ERAR avait un parti pris personnel. Nous avons affaire ici à une allégation de partialité institutionnelle, qui entacherait tous les cas qui ont été jugés alors que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration avait le double pouvoir d’« intervention » et de « protection » au cours de la période de transition ayant suivi l’entrée en vigueur de la LIPR […]

[74]      Pour en arriver à cette conclusion, je suis conforté par la décision à laquelle en est arrivé mon collègue le juge Frederick Gibson dans l’affaire Say c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 739 (conf. par 2005 CAF 422). […]

Voir aussi Doumbouya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1187, au paragraphe 99; Kubby c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 52, au paragraphe 9; Oshurova c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1321, au paragraphe 5. 

[40]      Je souscris au raisonnement et aux conclusions du juge de Montigny dans la décision Lai, précitée. En ce qui a trait au processus d’ERAR dans les circonstances de la présente affaire, je suis également d’avis qu’il n’existe aucune crainte de partialité, et ce, tant d’un point de vue institutionnel que d’un point de vue individuel. Il ne peut donc y avoir aucune violation des principes de justice fondamentale ou d’équité procédurale.

[131]       Dans l’affaire Rosenberry c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 882, la question concernait la procédure prévue à l’article 44 de la LIPR, qui prévoit que l’agent qui estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre. La décision finale est ensuite prise par un délégué du ministre en application du paragraphe 44(2).

[132]       Le demandeur affirmait que la procédure prévue à l’article 44 portait atteinte aux principes de justice fondamentale parce que le délégué du ministre examinait un rapport préparé par un agent du même service pour décider si la personne visée par le rapport devait être renvoyée. Le demandeur soutenait que le même service exerçait à la fois un pouvoir exécutif et un pouvoir judiciaire, ce qui contrevenait au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs.

[133]       Le juge O’Keefe a déclaré ce qui suit : « Le fait que des personnes travaillent dans le même service ne permet pas de conclure au manque d’indépendance, surtout dans le contexte d’une décision qui ne présente d’intérêt direct ni pour les agents concernés, ni pour l’institution ».

[134]       Vu ce qui précède et compte tenu du fait qu’une allégation d’absence d’impartialité institutionnelle revêt une importance éventuelle aussi grande tant du point de vue opérationnel que de celui de l’équité procédurale, les raisons invoquées doivent être sérieuses. Les éléments de preuve présentés par le demandeur en l’espèce ne sont pas suffisamment sérieux pour satisfaire à cette exigence et pour lui permettre de s’acquitter de la charge qui lui incombait de démontrer l’absence d’impartialité dans un grand nombre de cas. Le simple fait que la déléguée du ministre travaille dans les bureaux de la DGGC ne permet pas au demandeur de s’acquitter de son fardeau, surtout au regard des éléments de preuve concernant ses relations et ses communications tant avec M. Dupuis qu’avec le cabinet du ministre.

[135]       En plus de s’inquiéter du fait que la déléguée du ministre travaille dans le même édifice que la DGGC et de ses préoccupations au sujet de la structure de ce bureau, le demandeur se fonde sur une déclaration solennelle de M. Hadayt Nazami, avocat du cabinet qui représente le demandeur, pour démontrer l’absence d’impartialité dans un grand nombre de cas. M. Nazami déclare dans cet affidavit que, lorsque des ERAR ont été effectués par des délégués du ministre dans le cadre d’affaires portant sur des certificats de sécurité, les délégués du ministre concluent [traduction] « systématiquement » et de façon déraisonnable que le demandeur n’est exposé à aucun risque en cas d’expulsion :

[traduction]

7. Depuis l’arrêt Suresh, chaque fois qu’un ERAR a été effectué ou un avis au sujet du danger a été donné dans le cadre d’affaires portant sur des certificats de sécurité, le délégué du ministre a systématiquement conclu que la personne nommée dans le certificat n’était exposée à aucun risque de torture. Toutes les personnes représentées par mon cabinet qui se sont trouvées dans cette situation ont par la suite réussi à obtenir de la Cour fédérale un sursis à l’exécution de leur renvoi en invoquant le caractère déraisonnable de la conclusion du délégué du ministre.

[136]       Toutefois, ni M. Nazami ni le demandeur n’ont précisé de quelles décisions il s’agissait ni n’ont produit quelque forme que ce soit d’analyse statistique pour étayer leur conclusion. De plus, M. Nazami n’a pas expliqué, en renvoyant aux dispositifs de toutes ces décisions, sur quel fondement il s’appuie pour déclarer que les délégués du ministre concluaient « systématiquement » à l’absence de risque. D’ailleurs, les décisions en question étaient des décisions d’espèce. Ainsi, le simple fait que dans certaines ou dans la totalité des affaires en question il a été jugé qu’il n’y avait pas de risque, sans plus, ne permet pas de démontrer l’existence d’une partialité institutionnelle. À mon avis, la preuve présentée n’est pas suffisante pour démontrer l’existence d’un manque d’indépendance dans un nombre important de cas.

[137]       Lorsqu’on ne peut démontrer que la partialité institutionnelle s’est répétée dans un grand nombre de cas, les allégations de partialité ne peuvent porter sur l’institution dans son ensemble, mais doivent être traitées au cas par cas (Benitez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 461, au paragraphe 196; arrêt Lippé, précité). Dans le cas qui nous occupe, il faut pour ce faire déterminer si la déléguée du ministre possédait ou non les caractéristiques de l’indépendance, c’est‑à‑dire l’inamovibilité, la sécurité financière et le contrôle administratif (arrêt Matsqui, précité, aux paragraphes 73 et 75) et s’il existait une crainte raisonnable de partialité ou d’abus de procédure en raison de l’intérêt manifesté pour la liste des personnes recherchées.

[138]       La formulation classique du critère de la crainte raisonnable de partialité a été formulée comme suit par le juge de Grandpré dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty, précité :

La crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question … de façon réaliste et pratique ? [...]

[139]       L’abus de procédure est un principe de common law qui est invoqué principalement dans les affaires de sursis pour mettre fin à des procédures lorsqu’il serait oppressif de permettre leur continuation (Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 RCS 307, au paragraphe 116 [Blencoe]). Toutefois, dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Tobiass, [1997] 1 CF 828 (CAF) [Tobiass], ce même principe a été invoqué pour appuyer un argument d’ingérence dans le processus décisionnel. L’abus de procédure ne peut être invoqué que dans les « cas les plus manifestes », lesquels sont « extrêmement rares » (arrêt Blencoe, précité, au paragraphe 120). La Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Blencoe, précité :

[120]    Pour conclure qu’il y a eu abus de procédure, la cour doit être convaincue que [traduction] « le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures » (Brown et Evans, op. cit., à la p. 9‑68). Le juge L’Heureux‑Dubé affirme dans Power, précité, à la p. 616, que, d’après la jurisprudence, il y a « abus de procédure » lorsque la situation est à ce point viciée qu’elle constitue l’un des cas les plus manifestes. À mon sens, cela s’appliquerait autant à l’abus de procédure en matière administrative. Pour reprendre les termes employés par le juge L’Heureux‑Dubé, il y a abus de procédure lorsque les procédures sont « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice » (p. 616). « Les cas de cette nature seront toutefois extrêmement rares » (Power, précité, à la p. 616). Dans le contexte administratif, il peut y avoir abus de procédure lorsque la conduite est tout aussi oppressive.

[140]       Il est acquis aux débats que le gouvernement s’intéressait beaucoup à la liste des personnes recherchées par l’ASFC et que des préoccupations avaient été soulevées au sujet des répercussions d’une évaluation de risque positive sur cette liste. Il était donc tout à fait concevable que, compte tenu de cet intérêt, la personne chargée de rendre une décision qui ne possédait pas des caractéristiques d’indépendance suffisantes soit portée à opter pour un certain résultat.

[141]       Le demandeur n’a toutefois pas soumis d’éléments de preuve pour démontrer que la déléguée du ministre n’était pas indépendante et impartiale. À défaut d’éléments de preuve contraires, l’auteur de la décision est présumé être impartial (arrêt Mugesera, précité). Des allégations de manque d’indépendance ou de crainte raisonnable de partialité sont des accusations sérieuses qui ne peuvent reposer sur de simples conjectures ou sur des éléments de preuve limités. Dans le cas qui nous occupe, les arguments présentés par le demandeur à cet égard sont par ailleurs réfutés par les éléments de preuve soumis par la déléguée du ministre, par M. Dupuis et par d’autres personnes.

[142]       Dans l’affaire Sing, le demandeur affirmait que la déléguée du ministre n’était pas une fonctionnaire de l’unité d’ERAR mais une « déléguée du ministre » et qu’elle n’était donc pas indépendante du ministre. Le juge Shore a fait observer ce qui suit :

[34]      En vertu de l’article 6 de la LIPR, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a délégué aux agents d’ERAR et à certains fonctionnaires à l’administration centrale de CIC, y compris le directeur, Détermination des cas, le pouvoir de rendre des décisions d’ERAR . La décisionnaire saisie de la demande d’ERAR de M. Lai est la directrice, Détermination des cas, Direction générale du règlement des cas, à l’administration centrale du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration (CIC – Instrument de désignation et de délégation, Guide opérationnel, IL 3, colonne 52).

[143]       Appliquant le critère énoncé dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty, la Cour a conclu que la déléguée avait rendu une décision indépendante et juste.

[144]       Dans l’affaire Mohammad, précitée, la Cour d’appel fédérale a conclu que l’arbitre qui, dans cette affaire, était un agent d’immigration au sens de la LIPR, avait été nommé à titre inamovible, ce qui est généralement le cas des fonctionnaires. De même, la décision Dunova, précitée, sur laquelle nous reviendrons plus en détail plus loin, le juge en chef Crampton a conclu que les agents d’ERAR sont indépendants, étant donné qu’ils font partie de la fonction publique du Canada, laquelle est indépendante de l’organe exécutif du gouvernement. Dans la présente affaire, la déléguée du ministre fait également partie de la fonction publique du Canada, de sorte qu’en corollaire, les mêmes principes s’appliquent.

(ii)        Crainte raisonnable de partialité ou abus de procédure?

[145]       Le demandeur affirme également qu’il existe une crainte raisonnable de partialité en raison des observations formulées par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et de l’intérêt manifesté par l’ASFC quant à l’issue du dossier du demandeur en raison des incidences qu’elle est susceptible d’avoir sur la liste des personnes recherchées. À cet égard, les parties renvoient à la décision Dunova, précitée, qui, selon le demandeur, doit être distinguée de la présente affaire.

[146]       Dans l’affaire Dunova, la Cour a pris acte du fait que le ministre Kenney avait fait des déclarations publiques au sujet de la question de savoir si certains pays étaient le théâtre de persécutions. Le juge Crampton a conclu que les remarques politiques du ministre faisaient naître une crainte raisonnable de partialité. Il a également tenu les propos suivants qui, à mon avis, s’appliquent également au cas qui nous occupe :

[69]      Le fait qu’une personne relativement bien renseignée qui étudierait la question de façon réaliste et pratique pourrait raisonnablement penser que le ministre est partial en raison des remarques qui lui sont attribuées n’est pas suffisant pour qu’on puisse conclure que cette personne aurait aussi des motifs raisonnables de penser que l’agente est partiale. L’agente est une membre de la fonction publique du Canada. Il est bien reconnu que celle-ci est indépendante de l’organe exécutif. En l’absence de preuve contraire, il faut présumer aussi que l’agente est indépendante et impartiale. Or, aucune preuve contraire de ce genre n’a été produite par la demanderesse.

[147]       De même, dans la présente affaire, les commentaires publics faits par le ministre au sujet de la liste des personnes recherchées de l’ASFC n’étaient pas suffisants pour qu’on puisse conclure que la déléguée du ministre, qui était chargée de prendre la décision, était partiale. Suivant la preuve, la déléguée du ministre fait partie de la fonction publique du Canada et elle a été engagée à la suite de la publication d’un avis de dotation en personnel de la fonction publique. Il y a lieu de présumer que l’auteur de la décision est impartial en l’absence d’éléments de preuve contraires. Dans le cas qui nous occupe, rien ne permet de penser que les commentaires du ministre ont influencé la déléguée du ministre. Celle‑ci a témoigné qu’elle n’avait pas été influencée et que son poste l’obligeait à veiller à ce que non seulement sa décision ne soit entachée d’aucun parti pris, mais aussi qu’elle ne semble pas avoir eu de parti pris.

[148]       Il nous reste maintenant à déterminer si la rencontre tenue entre l’ASFC et CIC ou les courriels échangés entre le cabinet du ministre et la déléguée du ministre suscitaient une crainte raisonnable de partialité ou constituaient un abus de procédure.

[149]       Notre Cour a déjà statué sur l’omission de l’ASFC de communiquer la décision d’ERAR positive dans le contexte du contrôle des motifs de la détention du demandeur. Le juge Beaudry a conclu qu’une décision délibérée de refuser de communiquer des renseignements provenant d’un commissaire chargé d’examiner le contrôle des motifs de la détention constituait un manquement à l’obligation de franchise.

[150]       En ce qui concerne l’argument du défendeur suivant lequel la contestation par le demandeur de la seconde décision d’ERAR restreint constitue une attaque indirecte portée contre la première décision d’ERAR restreint, il convient de signaler que la rencontre en question a eu lieu le 3 février 2012, soit avant que la première décision ne soit rendue. Toutefois, le demandeur n’a été mis au courant de cette rencontre qu’après que le juge Boivin eut rendu sa décision en réponse à la demande de contrôle judiciaire de la première décision d’ERAR restreint. Par conséquent, ces éléments de preuve sont nouveaux dans le cadre du présent contrôle judiciaire. Je crois également comprendre que le demandeur affirme que c’était le processus décisionnel qui était vicié. Par conséquent, j’estime que le fait que la rencontre a eu lieu avant la première décision d’ERAR restreint n’a aucune incidence sur l’examen par la Cour de cet argument.

[151]       La question à laquelle il faut répondre est celle de savoir si la déléguée du ministre a, lorsqu’elle a rendu la seconde décision d’ERAR restreint, c’est-à-dire la décision à l’examen, était influencée ou aurait pu être influencée par cette rencontre. Or, on ne trouve au dossier aucun élément de preuve permettant de penser que la déléguée du ministre a effectivement été influencée ou qu’elle a agi délibérément de façon injuste. Le critère consiste toutefois à se demander si une personne raisonnable au courant de la rencontre entre l’ASFC et CIC conclurait que la déléguée du ministre serait à l’abri de toute partialité ou si cette personne conclurait que cette rencontre a eu pour effet de vicier le processus décisionnel.

[152]       Pour pouvoir conclure que la rencontre constituait un abus de procédure, il faut que le processus soit « à ce point vici[é] » qu’il constitue « l’un des cas les plus manifestes ». En d’autres termes, il est nécessaire de présenter des éléments de preuve accablants démontrant que la procédure à l’examen était injuste au point d’être contraire à l’intérêt de la justice.

[153]       La rencontre du 3 février 2012 était certainement mal avisée, car il était facile de la percevoir comme une tentative d’influencer le processus décisionnel et que c’est d’ailleurs peut‑être la perception qu’elle a effectivement donnée. Mme Kramer a expliqué qu’elle avait trouvé cette rencontre inusitée, étant donné qu’elle aurait normalement dû avoir lieu après le prononcé de la décision. De plus, Mme Kramer a déclaré qu’à la suite de la rencontre, elle était rassurée, croyant qu’une « bonne décision » serait prise.

[154]       Je ne suis toutefois pas convaincue que ce qui s’est produit suffit pour satisfaire au critère de la crainte raisonnable de partialité ou pour conclure à un abus de procédure. Dans le cas qui nous occupe, il manque un lien important dans la séquence des événements. Bien qu’on dispose d’éléments de preuve clairs démontrant que l’ASFC a exprimé ses préoccupations à CIC au sujet des répercussions qu’aurait un ERAR positif sur la liste des personnes recherchées, rien ne permet de penser que la personne qui a effectivement pris la décision, en l’occurrence la déléguée du ministre, a été influencée par cette rencontre ou qu’elle n’était plus impartiale par suite de cette réunion. Rien ne permet de penser que les préoccupations soulevées lors de cette rencontre ont été relayées à la déléguée du ministre par M. Dupuis ou par toute autre personne présente à la rencontre.

[155]       Quant au courriel adressé par le cabinet du ministre à la déléguée du ministre, là encore, il s’agissait d’une démarche mal avisée, mais je suis convaincue que la preuve démontre qu’il s’agissait uniquement d’une demande de renseignements au sujet de l’état d’avancement du dossier, ce qui ne répond pas au critère de la crainte raisonnable de partialité et ne permet pas de conclure à un abus de procédure.

[156]       En conclusion, il n’y a pas eu manquement aux principes d’équité procédurale du fait de la structure du processus décisionnel, d’une absence d’indépendance de la déléguée du ministre, d’une crainte raisonnable de partialité ou d’un abus de procédure.

Question 4 :    La déléguée du ministre a‑t‑elle eu raison de conclure que le demandeur ne serait exposé à aucun risque s’il devait retourner au Pakistan ?

Thèse du demandeur

[157]       Le demandeur affirme que la déléguée du ministre n’a tenu aucun compte de l’immense majorité des éléments de preuve qui démontraient clairement qu’au Pakistan, la torture et les mauvais traitements sont largement répandus et qu’ils sont monnaie courante chez les policiers chargés de s’occuper des personnes soupçonnées de crimes et les militaires chargés de s’occuper des personnes soupçonnées de terrorisme.

[158]       Bien que la déléguée du ministre ait reconnu que le demandeur risquait d’être interrogé et d’être accusé au criminel au Pakistan parce qu’il avait été admis au Canada sur la foi d’un faux passeport, elle a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves pour démontrer que le demandeur serait personnellement exposé à un risque de torture. Toutefois, le demandeur affirme que la preuve documentaire démontre qu’une personne se trouvant dans sa situation risque fort probablement d’être torturée dans le cadre d’une enquête criminelle. Par exemple, le rapport de la Commission des droits de la personne de l’Asie intitulé The State of Human Rights in Pakistan 2012 [AHRC 2012] indique que les tortures infligées par l’armée dans le cadre du contre-terrorisme sont un phénomène endémique et qu’elles sont également largement répandues lors des enquêtes de routine menées par la police. En ne tenant pas compte de ces éléments de preuve qui indiquaient une conclusion opposée à celle à laquelle elle est arrivée, la déléguée du ministre a commis une erreur susceptible de révision.

[159]       De plus, bien que la déléguée du ministre ait déclaré que les risques de torture sont hypothétiques, étant donné que la torture et les mauvais traitements en cours de détention surviennent surtout au Balochistan, au KP et dans les ZTAF, cette affirmation est contredite par les éléments de preuve qui avaient été portés à sa connaissance, notamment le rapport UKBA 2012 suivant lequel chaque poste de police dispose de son propre centre privé de torture. La preuve documentaire confirme que la torture est systématique et largement répandue et rien ne permettait de penser qu’elle ne se produit que dans les régions susmentionnées.

[160]       Bien que la déléguée du ministre ait conclu que le demandeur serait traduit devant les tribunaux pakistanais dans les 24 heures de son arrivée, le demandeur affirme que, suivant la preuve, la modification apportée à la loi qui prévoit ce délai ne vaut que pour les ZTAF. De plus, la preuve démontre que la détention avant le procès est largement répandue au Pakistan, qu’elle est excessivement longue et qu’elle constitue un problème sérieux. Rien n’indique que les personnes qui sont détenues pour de brèves périodes ne sont exposées à aucun risque de torture. De plus, rien ne permet de penser que le demandeur serait en mesure de payer un cautionnement ou qu’il serait libéré sur caution, étant donné que la remise en liberté est habituellement refusée. Pour arriver aux conclusions qu’elle a formulées, la déléguée du ministre devait méconnaître la preuve.

[161]       La déléguée du ministre affirmait que seules les personnes ayant des liens avec des actes terroristes précis étaient arrêtées, ce qui exclurait le demandeur; pourtant, elle a conclu qu’il serait détenu, mais serait relâché rapidement. Suivant la preuve, les autorités ne se contentent pas d’arrêter les individus liés à des actes terroristes précis. Il n’est pas précisé dans la preuve que seules les personnes qui sont détenues pour une période de temps prolongée sont victimes de torture. Les personnes soupçonnées de terrorisme sont détenues arbitrairement et dans des lieux clandestins. Les civils sont détenus en raison de leurs présumés liens avec des organisations terroristes; ils sont détenus pour des périodes indéterminées et sont torturés. Les arrestations et les détentions de personnes soupçonnées de terrorisme ont lieu sans qu’aucune accusation ne soit portée et l’armée arrête arbitrairement des civils dans le simple but de leur soutirer des aveux. Il est donc raisonnable de présumer que le demandeur serait probablement détenu à son retour au Pakistan parce que l’ASFC estimait qu’il appartenait à une organisation terroriste. La preuve démontre clairement que la torture est répandue et généralisée en détention.

[162]       Le demandeur souligne également que les conclusions de la déléguée du ministre contredisent la décision du juge Boivin, qui a conclu que la première décision d’ERAR restreint rendue dans la présente affaire par un délégué du ministre contredisait l’essentiel des éléments de preuve portant sur la situation au pays. Le demandeur affirme que la déléguée du ministre, en plus d’ignorer la preuve, a rendu une décision qui se contredit elle‑même. Ayant conclu qu’il serait probablement confronté à [traduction] « des conditions de détention difficiles » qui, selon la preuve documentaire, se caractérisent souvent par une pauvreté extrême, une alimentation insuffisante et des difficultés d’accès à des soins médicaux, sans parler des agressions sexuelles et de la torture fréquentes, la déléguée du ministre a ensuite conclu que le demandeur ne serait pas exposé à des risques de traitements cruels et inusités au sens de l’article 97. Cette conclusion était contradictoire et constitue une erreur susceptible de révision.

Thèse du défendeur

[163]       Le défendeur affirme qu’il convient de faire preuve d’un degré élevé de déférence envers l’appréciation des risques de la déléguée du ministre (décision Sing, précitée, au paragraphe 39). Dès lors que la déléguée du ministre a tenu compte de facteurs pertinents et qu’elle a tiré une conclusion qui reposait raisonnablement sur la preuve, il n’est pas loisible à la Cour de procéder à une nouvelle évaluation de la preuve, et ce, indépendamment de la question de savoir si la preuve aurait pu également permettre de tirer une autre conclusion (décision Muhammad, précitée, au paragraphe 28; décision Placide, précitée, au paragraphe 92; arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; arrêt Khosa, précité, au paragraphe 12). De plus, il n’est pas nécessaire de mentionner chaque élément de preuve (arrêt Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 62) et les décideurs administratifs bénéficient d’une présomption selon laquelle ils ont tenu compte de tous les éléments de preuve portés à leur connaissance à moins que le contraire ne soit démontré (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) (QL)). Le simple fait que des éléments de preuve précis ne soient pas mentionnés dans une décision ne signifie pas pour autant que l’auteur de cette décision a omis d’en tenir compte ou que la décision qu’il a rendue était déraisonnable (arrêt Newfoundland Nurses, précité, aux paragraphes 12 à 18).

[164]       Le défendeur affirme que, dans sa décision, la déléguée du ministre n’a pas ignoré les éléments de preuve cités par le demandeur. Bien que le demandeur affirme qu’elle n’a pas tenu compte des éléments de preuve portant sur les mauvais traitements largement répandus au Pakistan, la déléguée du ministre a bel et bien reconnu l’existence de non-respect des droits de la personne, mais elle a conclu qu’il se produisait surtout dans des régions où le demandeur ne retournerait pas et qu’il visait des groupes ethniques et religieux minoritaires dont il ne fait pas partie. La déléguée du ministre n’a pas conclu que les mauvais traitements étaient des cas isolés ou se limitaient à des zones particulières. Le défendeur affirme également que les éléments de preuve invoqués par le demandeur ne contredisent pas directement la conclusion de la déléguée du ministre, laquelle reposait sur le dossier et suivant laquelle les violations des droits de la personne mentionnées dans la preuve se produisaient à l’extérieur du Pendjab, où le demandeur retournerait, et qu’elles visaient des groupes particuliers. Vu ces conclusions, il était loisible à la déléguée du ministre de conclure que le demandeur n’avait pas démontré, selon la norme de preuve applicable, l’existence des risques allégués.

Analyse

[165]       À mon avis, la décision de la déléguée du ministre est déraisonnable parce qu’elle repose sur une lecture sélective de la preuve documentaire et qu’elle est contradictoire.

[166]       Dans son appréciation des risques auxquels le demandeur serait exposé à son retour au Pakistan, la déléguée du ministre a expliqué que le fait de se rendre dans un autre pays au moyen de documents frauduleux constituait un acte illégal au Pakistan :

[traduction]

Par conséquent, si les autorités de l’immigration apprennent à son retour qu’il était muni d’un passeport frauduleux, il risque de faire l’objet d’accusations et d’être traduit en justice, ce qui augmenterait ses possibilités d’être incarcéré.

[Italiques ajoutés.]

[167]       La déléguée du ministre a toutefois également déclaré qu’elle ne pouvait [traduction] « nier le fait que le nom et la photo de M. Muhammad ont été publiés sur le site Web de l’ASFC, de sorte qu’il serait difficile pour lui de retourner au Pakistan sans se faire remarquer ».

[168]       La déléguée du ministre renvoie au rapport UKBA 2012, qui cite une réponse à une demande de renseignements de juin 2003 faisant état d’un échange de lettres avec un avocat basé à Londres suivant lequel les personnes qui rentrent au Pakistan munies de faux passeports risquent d’être détenues. Il est également déclaré dans le rapport que l’Agence fédérale d’enquêtes du Pakistan (l’AFE) n’interroge que les ressortissants recherchés par le gouvernement ou impliqués dans des activités criminelles, illégales ou qui se livrent à des activités contre l’État. De plus, si une personne est expulsée vers un pays étranger pour quelque raison que ce soit et qu’elle est livrée officiellement aux autorités pakistanaises, les autorités de l’AFE ouvrent une enquête. D’ailleurs, toutes les expulsions font l’objet d’une enquête [traduction] « et les autorités compétentes et l’AFE pakistanaise interrogent les demandeurs d’asile déboutés qui sont remis aux autorités pakistanaises par le pays concerné ».

[169]       La preuve documentaire regorge également d’articles de journaux faisant état de l’arrestation du demandeur au Canada par suite de la publication de son nom sur le site Internet de l’ASFC. Ces articles confirment que son nom, son âge et sa photographie ont été publiés sur le site de l’ASFC et que le ministre Kenney et l’ASFC ont déclaré qu’il était lié à une organisation musulmane qui se livrait à des attentats terroristes au Pakistan.

[170]       J’estime donc que, dans ces conditions, on ne saurait raisonnablement prétendre que le demandeur serait en mesure de retourner au Pakistan sans se faire remarquer.

[171]       De plus, bien que la déléguée du ministre ait procédé à une analyse distincte, c’est‑à‑dire qu’elle a examiné séparément la question du risque de détention fondée sur l’usage d’un faux passeport et celle du risque auquel le demandeur est exposé en raison du fait que si son nom figurait sur la liste des personnes recherchées par l’ASFC, il n’en demeure pas moins que le demandeur est la même personne. Il ne pourra retourner au Pakistan et passer inaperçu. Ainsi, même s’il était interrogé et détenu en raison de son usage d’un faux passeport, il est peu probable que les autorités ne s’intéressent à lui qu’en raison de ce fait. Par conséquent, même si la déléguée du ministre a eu raison de conclure que, si le demandeur était accusé d’usage de faux passeport, il serait traduit devant un juge dans les 24 heures et qu’il pourrait demander d’être libéré sous caution, il était peu probable qu’il soit effectivement remis en liberté, vu ses liens présumés avec une organisation terroriste.

[172]       La déléguée du ministre mentionne ensuite le Projet de loi de 2011 modifiant le Code de procédure criminelle du Pakistan, qui accorde d’office une mise en liberté sous caution aux prisonniers faisant l’objet d’un procès et aux condamnés dont le procès et l’appel sont en instance pendant une période déterminée :

[traduction]

Suivant la loi, les prisonniers qui font l’objet d’un procès ont droit à une remise en liberté sous caution d’office s’ils sont accusés d’une infraction non punissable de mort et s’ils sont détenus depuis un an. Dans le cas d’une infraction punissable de la peine de mort, l’accusé a droit à une remise en liberté sous caution d’office si son procès n’est pas terminé dans un délai de deux ans.

[173]       Le même rapport indique également ce qui suit :

[traduction

-   les juges refusent parfois d’accorder une mise en liberté sous caution à la demande de la police ou de la collectivité ou lorsqu’on leur verse des pots‑de‑vin;

-   dans certains cas, les procès ne se sont ouverts que six mois après le dépôt de la Première dénonciation, qui est l’acte juridique permettant de procéder à des arrestations au Pakistan (bien que la loi précise bien que les détenus doivent subir leur procès dans les 30 jours de leur arrestation);

-   dans certains cas, des individus font l’objet d’une détention préventive pour des périodes plus longues que la peine maximale prévue pour le crime dont ils sont accusés;

-   on estime à environ 55 p. 100 le pourcentage des prisonniers incarcérés en attente d’un procès;

-   suivant certaines sources, pas moins de 65 p. 100 (35 215) des détenus du Pendjab n’ont pas encore été déclarés coupables et sont détenus en attente de leur procès;

-   parmi les atteintes aux droits de la personne, il y a lieu de mentionner les cas de détention arbitraire et de détention préventive prolongées;

-   on a signalé, en mars 2011, qu’à la fin de 2010, le système carcéral fonctionnait à 194 p. 100 de ses capacités et que plus des deux tiers de tous les détenus faisaient l’objet d’une « détention préventive » pendant des mois ou des années avant de subir leur procès;

-   on a signalé qu’en pratique, les détenus n’ont pratiquement aucun accès à des recours judiciaires efficaces. Ils n’ont que rarement, voire jamais, accès à leur famille ou à un avocat et il arrive souvent qu’ils ne soient pas au courant de ce dont ils sont accusés ou des motifs de leur détention.

[174]       Le rapport USSD 2011 indique ce qui suit :

[traduction

-   Lors de la détention préventive, les policiers ne cherchent pratiquement jamais à obtenir l’approbation d’un magistrat pour justifier une détention aux fins d’une enquête et ils détiennent souvent des individus sans accusation jusqu’à ce que la détention soit contestée devant le tribunal.

[175]       Ainsi, bien que le Projet de loi de 2011 modifiant le Code de procédure criminelle n’indique pas la possibilité d’être libéré sous caution, il semblerait que cette mesure ne soit possible qu’après que des accusations ont été portées et que l’individu ait été détenu pendant un an et à condition que l’acte dont l’individu est accusé ne soit pas punissable par la peine de mort. De plus, suivant la preuve documentaire, la mise en liberté sous caution n’est pas accordée systématiquement et la détention préventive est souvent très longue.

[176]       La déléguée du ministre a déclaré qu’un examen de la documentation sur la situation au pays concernant les conditions de détention au Pakistan révélait [traduction] « des conditions difficiles », à savoir des prisons surpeuplées, peu de médecins disponibles pour examiner les détenus et des cas signalés de mauvais traitements, y compris des agressions, des périodes d’isolement prolongées et la privation de nourriture ou de sommeil ». Toutefois, malgré le fait qu’il serait exposé à de telles conditions difficiles, la déléguée du ministre ajoute : [traduction] « affirmer que M. Muhammad sera probablement torturé ou exposé à des traitements cruels et inusités relève de la conjecture, étant donné qu’il n’existe pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que M. Muhammad serait personnellement exposé à un risque de mauvais traitements plus élevé que d’autres prisonniers ». Elle déclare également que, selon la documentation, les cas signalés étaient des cas isolés et que la plupart étaient survenus dans la province de Balochistan, au KP et dans les ZTAF.

[177]       La preuve documentaire est claire : la torture est largement répandue et elle est tolérée par les autorités et les conditions de détention sont, dans le meilleur des scénarios, « difficiles ».

[178]       Le rapport UKBA 2012 cite le rapport USSD 2011 dans lequel on trouve ce qui suit :

[traduction]

-   Les problèmes les plus sérieux en matière de respect des droits de la personne sont les exécutions sommaires, la torture et les disparitions, qui sont commises par les forces de sécurité, des groupes de militants, des groupes terroristes et des groupes extrémistes et qui affectent des milliers de citoyens dans presque toutes les régions du pays;

-   Parmi les autres problèmes signalés en ce qui concerne le respect des droits de la personne, mentionnons les mauvaises conditions de détention, les cas de détention arbitraire et les longues périodes de détention préventive [...];

-   Le fait que le gouvernement ne rende pas compte de ses actions demeure un problème largement répandu. Les abus sont souvent impunis, ce qui favorise une culture de l’impunité;

-   L’ONG SHARP [une organisation non gouvernementale appelée Society for Human Rights and Prisoner’s Aid] signale qu’en date du 15 décembre [2011], on avait signalé plus de 8 000 cas de torture par la police, par opposition à 4 069 cas en 2010. Les organisations de défense de droit de la personne ont signalé que, parmi les méthodes de torture employées, il y avait les agressions commises avec des bâtons et des fouets, les brûlures faites avec des cigarettes, les coups de fouet sur la plante des pieds, les périodes d’isolement prolongées, les chocs électriques, la privation de sommeil ou de nourriture, la suspension la tête en bas et le fait de forcer une personne à écarter les jambes au moyen de fers. La torture se solde souvent par la mort ou par des blessures graves. Les observateurs ont fait observer que les cas de torture n’étaient pas suffisamment dénoncés partout dans le pays [...] Le gouvernement intervient rarement pour punir les responsables;

-   Certains cas de décès de personnes accusées de crimes seraient le résultat de violences physiques extrêmes lors de leur détention. En date de décembre [2011], l’organisation non gouvernementale (ONG) Society for Human Rights and Prisoners’ Aid (SHARP) a signalé 61 cas de décès chez des civils qui avaient eu affaire à la police et de 89 décès en prison, une diminution par rapport à l’année précédente;

-   Les conditions de détention sont souvent extrêmement difficiles et ne respectent pas les normes internationales. Les policiers torturent et maltraitent parfois les personnes en détention et certains cas d’exécution sommaire ont été signalés. La surpopulation est un phénomène courant [...] Les groupes de défense des droits de la personne qui ont examiné les conditions de détention ont constaté que les nombreux cas d’abus sexuel, de torture et de détentions prolongées [...], l’alimentation insuffisante et l’absence de soins médicaux dans les prisons ont conduit à des problèmes de santé chroniques et à la malnutrition lorsque les détenus n’étaient pas en mesure de compléter leur alimentation grâce à l’aide fournie par leur famille ou leurs amis; [...]

[179]       Le rapport UKBA 2012 renvoie également au rapport AHRC 2011, et plus précisément aux passages suivants :

[traduction]

-   […] le gouvernement n’a pas déployé d’efforts sérieux pour criminaliser la torture au Pakistan. L’État assure plutôt l’impunité aux auteurs de ces actes, qui sont pour la plupart soit des policiers soit des membres des forces armées […];

-   […] la torture des prisonniers est un problème grave qui porte atteinte au principe de la primauté du droit au Pakistan. On le considère comme le moyen le plus courant de soutirer des aveux et des pots‑de‑vin. La torture des prisonniers est devenue un phénomène endémique et, à de nombreuses reprises, la police et les membres des forces armées ont procédé à des tortures dans des lieux publics pour susciter la crainte au sein de la population;

-   En raison de l’absence d’un cadre judiciaire criminel fonctionnel et du nombre plus élevé de poursuites, la torture des détenus et les exécutions sommaires ont connu une hausse rapide par rapport aux années précédentes. Chaque poste de police a son propre centre de torture privé à côté des cellules. Chaque zone de cantonnement des forces armées exploite au moins un centre de torture et les bureaux de l’Inter-Services Intelligence (ISI) possèdent leurs propres « milieux sécurisés »;

-   Il existe des « cellules de torture » ou centres de détention exploités par l’armée où sont gardées des personnes qui ont été arrêtées ou ont été portées disparues; les personnes y sont détenues en secret et torturées pendant des mois en vue de leur soutirer des aveux; [...]

[180]       Le rapport UKBA 2012 mentionne également un rapport d’Amnistie Internationale dans lequel il est déclaré ce qui suit :

[traduction]

-   Amnistie Internationale a signalé, dans son rapport publié le 30 août 2011, que « comme le Pakistan est devenu un allié clé des É.‑U. dans sa “guerre au terrorisme” à la fin de 2001, des centaines de personnes accusées d’entretenir des liens avec des terroristes ont été détenues arbitrairement dans des lieux secrets [...]

[181]       Le rapport de 2012 d’AHRC indique ce qui suit :

[traduction]

-   La torture demeure un phénomène endémique, largement répandu. Elle est habituellement impunie au Pakistan. On continue à faire état de formes extrêmes de torture et notamment de coups de poing, de coups de bâton et de coups de fusil sur différentes parties du corps, y compris la plante des pieds, le visage et les organes sexuels, de menaces de mort et d’exécutions simulées, de strangulation et d’asphyxie, de ligotage dans des positions douloureuses, d’aspersion d’eau au chili dans les yeux, la gorge et le nez; d’exposition à des températures extrêmement chaudes ou froides; de mutilation, y compris celle des organes sexuels et de violences sexuelles, y compris le viol. La torture est utilisée par l’armée et les services de renseignements secrets pour lutter contre le terrorisme et lors de conflits armés, mais son usage est répandu dans le cadre d’enquêtes de routine de la police;

-   M. Abdul Qudoos Ahmad, un enseignant respecté, a été torturé à mort alors qu’il se trouvait détenu par la police à Chenab Nagar, au Pendjab, après avoir été contraint d’avouer avoir commis un meurtre; [...]

[182]       Le rapport USSD 2011 ajoute ce qui suit :

[traduction]

-   Le 9 septembre, le journal The Nation a signalé qu’un prisonnier était mort après avoir été torturé par la police à Chiniot, au Pendjab.

[183]       Comme les extraits qui suivent le démontrent, l’examen des documents en question n’appuie pas la conclusion de la déléguée du ministre suivant laquelle les cas de torture en prison sont des cas isolés et ont lieu la plupart du temps dans les régions du Balochistan et du KP et des ZTAF. Des études portant sur des cas particuliers ont été citées et de nombreux cas de torture ont été signalés dans les régions mentionnées par la déléguée du ministre, mais il n’en demeure pas moins que la majorité des éléments de preuve documentaire en question démontrent que la torture des détenus est un phénomène largement répandu.

[184]       Tout en reconnaissant que le demandeur ne pourrait retourner au Pakistan sans se faire remarquer, la déléguée du ministre a conclu qu’il était fort peu probable qu’il serait exposé à un risque plus élevé en raison de ses présumés liens avec une organisation terroriste. Le raisonnement qu’elle a suivi pour arriver à cette conclusion était que, comme le nom de l’organisation terroriste n’avait pas été rendu public, les autorités pakistanaises ne pourraient associer le demandeur à une organisation précise. Se fondant sur cette prémisse, la déléguée du ministre a également conclu qu’elle ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve pour conclure qu’une fois légalement admis au Pakistan, le demandeur serait exposé à un risque pour cette raison. De plus, un examen de la documentation portant sur la situation au pays démontrait que, dans la plupart des cas, les personnes arrêtées étaient liées à un acte terroriste précis, mais que, comme le demandeur se trouvait au Canada depuis 1996, il ne pouvait être lié à une organisation ou à un acte précis.

[185]       La déléguée du ministre a par conséquent conclu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était plus probable que le contraire que le demandeur serait remis rapidement en liberté après avoir été arrêté en raison de ses présumés liens avec une organisation terroriste.

[186]       À mon avis, cette conclusion est également déraisonnable pour les motifs que j’ai déjà exposés et parce que la preuve documentaire indique également que les présumés liens avec des organisations terroristes se traduisent par une détention. Par exemple, le rapport UKBA 2012 déplore ce qui suit :

[traduction]

[…] Les organisations de défense des droits de la personne et les organisations internationales signalent qu’un nombre inconnu d’individus soupçonnés d’entretenir des liens avec des organisations terroristes ont fait l’objet d’une détention préventive pour une période indéterminée, et ont été torturés et agressés. Dans de nombreux cas, les prisonniers en question étaient détenus dans un lieu secret et ne pouvaient communiquer avec l’avocat de leur choix; souvent, les membres de la famille n’avaient pas non plus accès aux détenus.

[187]       La note d’orientation administrative de janvier 2013 de l’UKBA mentionne ce qui suit :

[traduction]

De plus, outre les atrocités liées à des actes terroristes, il a été allégué que les forces de sécurité violent systématiquement les droits de la personne fondamentaux dans le cadre de leurs activités de lutte au terrorisme. Les suspects sont souvent détenus sans accusation ou déclarés coupables sans avoir pu bénéficier d’un procès équitable.

[188]       On ne saurait raisonnablement inférer que les autorités pakistanaises ne seraient pas en mesure d’associer le demandeur à une organisation précise du simple fait que le nom d’aucune organisation terroriste n’a été associé au nom et à la photographie du demandeur lors de leur divulgation publique. Il ne fait aucun doute que les autorités pakistanaises mèneront leur propre enquête à cet égard. Mais surtout, ce n’est pas le fait que le demandeur soit lié à une organisation terroriste précise qui l’expose à un risque. L’ASFC a en effet publiquement déclaré que le demandeur est lié à une organisation terroriste. Le défaut de le lier à une organisation ou à un acte terroriste précis n’empêcherait pas sa détention à son retour au Pakistan et n’atténuerait pas ses risques d’être torturé pendant qu’il est détenu.

[189]       Vu l’abondante preuve documentaire soumise, la déléguée du ministre a également tiré une conclusion déraisonnable en estimant que le risque auquel le demandeur serait exposé était un risque général et non un risque personnel. Dans les présentes conditions, où le demandeur a été publiquement lié à une organisation terroriste, son nom et sa photographie ont été publiés sur la liste des personnes recherchées par l’ASFC et la déléguée du ministre a reconnu que le demandeur ne pourrait retourner au Pakistan sans se faire remarquer, j’estime que le risque auquel le demandeur serait exposé est de toute évidence un risque personnalisé. Récemment, dans Correa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 252, le juge Russell a abordé la question de savoir dans quel cas, au regard du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR, le risque auquel un demandeur est exposé personnellement n’est pas un risque auquel « d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent » ne sont généralement pas exposées. Le juge Russell écrit ce qui suit :

[74]      Comme il arrive si souvent que l’on ne dissocie pas l’étape du « risque personnel » de celle du « risque non généralisé » lors de l’application de ce critère, il vaut la peine de bien préciser ce qui est exigé à chaque étape. Le juge Zinn a fait observer, dans la décision Guerrero, précitée, ce qui suit :

[26]      Il ressort clairement d’une analyse minutieuse de cette disposition que, pour que la qualité de personne à protéger soit reconnue à un demandeur d’asile, il faut conclure :

a. que le demandeur d’asile est au Canada;

b. qu’il serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont il a la nationalité, exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités;

c. qu’il y serait exposé en tout lieu de ce pays;

d. que « d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne [...] sont généralement » pas exposées à ce risque personnel.

[75]      Ces quatre éléments doivent être réunis pour que l’intéressé puisse répondre à la définition de l’expression « personne à protéger » que l’on trouve dans la Loi. Seules les personnes à protéger sont autorisées à demeurer au Canada.

[190]       À mon avis, compte tenu du dossier dont elle disposait, la déléguée du ministre a conclu de façon déraisonnable que le risque auquel le demandeur était exposé était un risque général et non un risque personnel.

[191]       En somme, la décision est déraisonnable parce que le dossier n’appuie pas la conclusion de la déléguée du ministre suivant laquelle le demandeur ne fera l’objet que d’une détention administrative et qu’il sera interrogé à son arrivée pour ensuite être relâché rapidement pour être invité à comparaître plus tard afin d’être de nouveau interrogé. De plus, comme elle avait conclu que, même si le demandeur sera détenu et sera exposé à des conditions de détention difficiles, la déléguée du ministre a également conclu qu’il était conjectural de penser que le demandeur serait exposé à un risque de torture puisque la plupart de cas de torture signalés se produisaient dans d’autres régions du Pakistan. Cette conclusion n’est pas appuyée par le dossier, qui indique plutôt que la torture est répandue et généralisée au Pakistan. Par ailleurs, la conclusion de la déléguée du ministre suivant laquelle le demandeur ne serait pas exposé à ce type de risque contredit ses propres conclusions, à savoir qu’il serait probablement détenu, que les conditions de détention seraient difficiles et qu’il risquerait notamment de subir de mauvais traitements. Je tiens également à signaler que le fait qu’une détention puisse être ou non brève n’enlève rien au risque de torture et qu’elle n’a d’incidence que sur la durée de la torture. Enfin, la conclusion de la déléguée du ministre suivant laquelle le risque auquel le demandeur serait exposé n’est pas un risque personnel n’est pas appuyée par le dossier.

[192]       À mon avis, la déléguée du ministre répète certaines des erreurs déjà relevées par le juge Boivin dans la première décision d’ERAR restreint rendue dans l’affaire Muhammad, précitée :

[61]      La déléguée du ministre a reconnu que le demandeur serait exposé au risque d’être interrogé et possiblement d’être détenu à son arrivée au Pakistan. Elle avait entre les mains l’ERAR initial dans lequel il avait été conclu à l’existence d’un risque et de conditions de détention extrêmement difficiles. Étant donné l’utilisation de documents dont la valeur probante était insuffisante pour justifier ses conclusions, conclusions qui étaient contraires à celles de l’ERAR initial et à l’essentiel de la preuve sur la situation dans le pays, la Cour juge que le traitement de la preuve effectué par la déléguée du ministre était déraisonnable. De plus, la déclaration de la déléguée du ministre selon laquelle la possibilité de mauvais traitements n’était pas [traduction] « exclue » soulève un doute quant au caractère raisonnable de son évaluation. Même s’il n’est pas nécessaire qu’elle démontre que la possibilité de mauvais traitements est [traduction] « exclue » pour rejeter une demande d’ERAR, le critère étant qu’il est plus probable que le contraire que le demandeur subisse des mauvais traitements (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1, [2005] 3 RCF 239), la déléguée du ministre ne réussit pas à expliquer adéquatement, en se fondant sur la preuve, pour quels motifs elle conclut que le demandeur ne sera probablement pas exposé à des risques. L’intervention de la Cour est donc justifiée.

[193]       Bien qu’il soit vrai qu’un décideur administratif n’a pas à mentionner chacun des éléments de preuve sur lesquels il s’est fondé au cours de son processus de décision, j’estime que, dans le cas qui nous occupe, comme elle était au courant de l’ERAR et qu’elle savait que la première décision d’ERAR restreint rendue par un autre délégué du ministre avait été jugée déraisonnable pour les motifs susmentionnés, il était particulièrement important que la déléguée du ministre identifie les documents sur lesquels elle se fondait pour justifier sa conclusion. Or, elle ne l’a pas fait. Elle s’est contentée de renvois généraux à la preuve qui lui avait été soumise et elle a tiré des conclusions injustifiables dans son raisonnement.

VI.             DISPOSITIF

[194]       Comme il s’agit de la seconde tentative vaine d’un délégué du ministre de refuser un ERAR restreint, il y a lieu de se demander s’il existe effectivement suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que le demandeur n’est exposé à aucun risque. Il ne s’agit toutefois pas de la question dont était saisie notre Cour.

[195]       Par conséquent, la présente affaire sera remise à un troisième délégué du ministre pour qu’il rende une nouvelle décision dans laquelle il devra tenir compte des conclusions déjà tirées par notre Cour dans la décision du juge Boivin et dans la présente décision.

 


JUGEMENT

LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire; ANNULE la décision du 17 mai 2013 de la déléguée du ministre et RENVOIE l’affaire à un autre délégué du ministre pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question grave de portée générale n’a été proposée et le dossier n’en soulève aucune.

 

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3681-13

 

INTITULÉ :

ARSHAD MUHAMMAD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 SEPTEMBRE 2013

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT:

LA JUGE STRICKLAND .

DATE DES MOTIFS :

LE 9 MAI 2014

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

Clarisa Waldman

 

pour le demandeur

Jamie Todd

Sharon Stewart Guthrie

Jane Steward

 

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocat

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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