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Date : 20140623

Dossier : IMM‑3540‑13

Référence : 2014 CF 600

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 23 juin 2014

En présence de monsieur le juge Manson

 

ENTRE :

RYMMA MAKARENKO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de N. Case, agent principal de l’immigration à Citoyenneté et Immigration Canada (l’agent), au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi). L’agent a refusé d’exempter la demande de visa de résidente permanente de la demanderesse des critères de sélection énoncés dans la Loi quant aux considérations d’ordre humanitaire (CH) aux termes de l’article 25 de la Loi.

I.                   Question en litige

[2]               La question en litige en l’espèce est celle de savoir si la décision de l’agent était déraisonnable.

II.                Contexte

[3]               La demanderesse est une citoyenne sans conjoint de l’Ukraine. Elle est d’origine ethnique russe et est née le 23 mars 1933. Elle a un fils, Iouri Makarenko, et deux petits‑enfants, qui étaient âgés de 10 et de 25 ans au moment de la décision de l’agent. Son fils et ses petits‑enfants vivent au Canada. La demanderesse est arrivée au Canada en mai 2006, pour rendre visite à son fils et n’a pas quitté le pays depuis.

[4]               Dans sa demande CH, elle soutient qu’elle a fait l’objet de mauvais traitements et de persécution pendant toute sa vie en Ukraine. Elle affirme avoir perdu toutes ses économies après les avoir investies dans une banque. À l’appui de cette affirmation, elle a présenté des certificats d’investissement.

[5]               Elle allègue aussi avoir été attaquée par des nationalistes ukrainiens parce qu’elle ne parlait pas la langue ukrainienne.

[6]               Au Canada, la demanderesse vit aux dépens de son fils et réside seule dans un appartement loué dont il paie le loyer. Elle va à l’église et suit des cours d’anglais langue seconde. Elle voit ses petits‑enfants et a noué plusieurs relations d’amitié au Canada comme l’attestent des lettres d’appui.

[7]               La demanderesse a auparavant demandé l’asile. Dans une décision datée du 17 avril 2009, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile de la demanderesse, concluant que celle-ci n’avait pas qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[8]               La demanderesse a aussi présenté deux évaluations médicales à l’appui de son affirmation selon laquelle un renvoi en Ukraine lui causerait des difficultés psychologiques. L’une des évaluations, du Dr Pilowsky, indique que la demanderesse souffre de stress post‑traumatique et de dépression et que le fait de la renvoyer en Ukraine entrainerait pour elle des problèmes psychologiques. L’autre évaluation, du Dr Yaroshevsky, souligne que la demanderesse souffre de diabète, de dépression et d’insomnie et a des difficultés de fonctionnement. Le Dr Yaroshevsky affirme que la demanderesse a des troubles de mémoire.

[9]               L’agent a rendu sa décision à l’égard de la demande de la demanderesse le 28 février 2013. Il a pris en compte sa demande en fonction du risque personnalisé, de l’établissement au Canada et de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[10]           En ce qui concerne le risque, l’agent a accordé un poids considérable à la décision défavorable rendue à l’égard de la demande d’asile précédente de la demanderesse, attirant l’attention sur la conclusion selon laquelle celle‑ci n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État. L’agent a  reconnu que le risque examiné dans le contexte d’une demande CH reposait sur l’importance des difficultés auxquelles serait exposée le demandeur.

[11]           L’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour corroborer les affirmations de la demanderesse selon lesquelles elle avait subi de mauvais traitements et du harcèlement à cause de son appartenance ethnique et qu’elle avait perdu ses investissements. L’agent a aussi examiné l’information se rapportant aux conditions prévalant en Ukraine au moment de l’audience. Il a souligné les divers mécanismes de réparation disponibles, y compris les politiques gouvernementales en matière de sécurité, de législation et de droits de la personne. L’agent a conclu que la demanderesse ne serait pas exposée à un risque personnalisé équivalant à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

[12]           L’agent a accepté que la demanderesse était établie dans une certaine mesure au Canada parce qu’elle avait un appartement et des amis et qu’elle allait à l’église. Toutefois, il a souligné que la demanderesse était restée au Canada sans les autorisations voulues en matière d’immigration et qu’elle aurait dû s’attendre à être un jour renvoyée en Ukraine. L’agent a reconnu qu’il lui serait difficile de quitter ses amis, mais qu’elle pourrait encore communiquer avec eux. De plus, il estimait que la demanderesse pourrait se faire de nouveaux amis en Ukraine. L’agent a conclu, somme toute, que son établissement n’était pas tel que le fait de rentrer en Ukraine représenterait pour elle des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

[13]           En ce qui concerne l’incidence du départ de la demanderesse sur ses petits‑enfants, l’agent a reconnu que la demanderesse avait des liens étroits avec ses petits‑enfants et que la séparation comme telle serait difficile. Toutefois, il a souligné que ses petits‑enfants vivaient avec leurs parents et pourraient garder le contact avec la demanderesse en Ukraine.

[14]           L’agent a pris en compte les évaluations psychologiques et a accepté que le renvoi de la demanderesse du Canada lui causerait de l’anxiété. Toutefois, il a conclu que cela ne constituerait pas des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

[15]           Enfin, en ce qui concerne les problèmes de santé de la demanderesse, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve corroborants voulant que la demanderesse ne pourrait pas recevoir les soins médicaux voulus en Ukraine et a souligné que celle‑ci avait présenté des évaluations médicales remontant à plus de deux ans.

[16]           Sur la foi de ce qui précède, l’agent a conclu que le fait de devoir demander la résidence permanente à partir de l’étranger n’occasionnerait pas à la demanderesse des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

III.             Norme de contrôle

[17]           La norme de contrôle est la raisonnabilité (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 47, 48 et 51).

IV.             Analyse

A.                La décision de l’agent était‑elle raisonnable?

[18]           La demanderesse soutient que l’agent a omis de tenir dûment compte des rapports des Drs Yaroshevsky et Pilowsky du fait que ceux‑ci n’étaient pas témoins des événements ayant causé ses problèmes médicaux (Zapata c Canada (Solliciteur général), [1994] ACF no 1303). Lorsqu’une évaluation psychologique comporte des éléments de preuve spécifiques et essentiels au dossier d’un demandeur, elle devrait être prise en considération (Javaid c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1730).

[19]           De plus, la demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en affirmant qu’elle pourrait demander le statut de résidente permanente au Canada à partir de l’étranger. Elle signale que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a décrété un moratoire sur le parrainage dans la catégorie du regroupement familial en décembre 2011, et qu’elle n’entre dans aucune autre catégorie en matière d’immigration. La levée du moratoire applicable aux demandes de parrainage en vue de la résidence permanente faites de l’étranger a été annoncée après que l’agent eut rendu sa décision. Quoi qu’il en soit, étant donné l’âge avancé de la demanderesse et l’importance des listes d’attente pour le parrainage en vue de la résidence permanente, l’affirmation de l’agent se serait avérée déraisonnable.

[20]           La demanderesse soutient également que l’agent n’a pas pris en compte les éléments de preuve cumulatifs de discrimination exercée contre elle. Elle renvoie à des éléments de preuve documentaires, y compris le rapport pour 2011 du commissaire aux droits de l’homme de l’Union européenne et du Département d’État des États‑Unis, qui soutient que les personnes âgées sont démunies et vivent souvent dans la pauvreté, que le gouvernement de l’Ukraine est corrompu et que la discrimination contre les minorités ethniques persiste.

[21]           Enfin, la demanderesse soutient que l’agent avait établi son degré d’établissement au Canada sans tenir dûment compte des éléments de preuve.

[22]           Le défendeur prétend que l’agent a examiné minutieusement tous les éléments de preuve et que la demanderesse demande à la Cour de réexaminer la preuve. De plus, nonobstant la mention de la décision de la Section de la protection des réfugiés et des éléments de risque énoncés dans celle‑ci, l’agent a effectué une analyse des difficultés adéquate reposant sur tous les éléments de preuve soumis.

[23]           J’estime que l’agent a examiné de façon déraisonnable deux questions en litige. Premièrement, malgré que la demanderesse ait fait des affirmations partiellement fondées sur le fait qu’elle est [traduction] « [...] une personne âgée sans conjoint », l’agent n’a pas analysé l’incidence de son renvoi compte tenu de son âge. La demanderesse a 81 ans, n’a pas de famille en Ukraine et, selon les rapports médicaux qu’elle a présentés, souffre de problèmes de mémoire, d’insomnie, de dépression et d’anxiété. Les problèmes de santé de la demanderesse ne semblent pas contestés en l’espèce.

[24]           Le défaut de l’agent de prendre en compte l’âge de la demanderesse rend les autres conclusions injustifiables. Par exemple, l’agent a conclu que la demanderesse se ferait de nouveaux amis et créerait de nouveaux liens sociaux en Ukraine, en dépit du fait qu’elle semble n’y avoir aucun parent ni aucun réseau social établi. En dépit du fait que l’analyse de l’agent pourrait être raisonnable s’il s’agissait d’une personne plus jeune, elle est déraisonnable quand on l’examine dans le contexte d’une femme âgée de 81 ans ayant des problèmes de santé.

[25]           Le second élément qui rend la présente décision déraisonnable est illustré par la conclusion de l’agent selon laquelle :

[traduction]

J’estime que la demanderesse n’a pas établi que sa situation personnelle est telle que les difficultés associées au fait de devoir demander la résidence permanente de la façon habituelle sont différentes des difficultés connexes propres aux personnes qui doivent demander la résidence permanente à partir de l’étranger.

[26]           La demanderesse a raison d’affirmer que, au moment où a été rendue la décision, elle ne pouvait pas faire une demande de parrainage à partir de l’étranger en raison d’un moratoire décrété par Citoyenneté et Immigration Canada. Malgré le fait que le défendeur a raison quand il affirme que le moratoire en question a désormais été partiellement levé, cet élément n’était pas apparent au moment où l’agent a rendu sa décision. Étant donné que l’agent semblait faire l’appréciation des difficultés injustifiées en fonction de l’hypothèse voulant que la demanderesse pourrait demander la résidence permanente à partir de l’étranger, on ne sait pas si l’agent aurait tiré la même conclusion s’il avait su que la demanderesse, à cause de sa situation personnelle, ne pouvait pas demander la résidence permanente à partir de l’étranger. Même si, à elle seule, cette erreur ne rend pas la décision déraisonnable, conjuguée au défaut de l’agent de prendre en compte l’âge de la demanderesse, la nature de sa situation, et ses conditions de vie si elle était renvoyée en Ukraine, j’estime que la décision est déraisonnable.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de la demanderesse est accueillie et renvoyée à un autre agent pour nouvel examen;

2.                  Il n’y a pas de question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3540‑13

 

INTITULÉ :

RYMMA MAKARENKO c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 JUIN 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 23 JUIN 2014

 

COMPARUTIONS :

Daniel Fine

 

POUR LA DEMANDERESSE,

RYMMA MAKARENKO

 

Judy Michaely

 

POUR LE DÉFENDEUR,

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Daniel M. Fine

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE,

RYMMA MAKARENKO

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR,

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

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