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Date : 20140715


Dossier : T‑1487‑13

Référence : 2014 CF 701

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 juillet 2014

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

MUHAMMAD AYAZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

Introduction

[1]               La Cour est saisie d’un appel interjeté en vertu du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29 (la Loi) et visant la décision du 8 juillet 2013 (la décision) par laquelle un juge de la citoyenneté a refusé la demande de citoyenneté du demandeur fondée sur le paragraphe 5(1) de la Loi. En vertu de l’alinéa 300c) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, les appels de ce type doivent être introduits par voie de demande et sont régis par les dispositions relatives aux demandes des Règles des Cours fédérales : voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Hung, [1998] ACF no 1927, au paragraphe 8, 47 Imm LR (2d) 182; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Wang, 2009 CF 1290, au paragraphe 23; Hao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 46, au paragraphe 2 (Hao).

LE CONTEXTE

[2]               Le demandeur est un citoyen pakistanais devenu résident permanent au Canada le 6 octobre 2004; il a demandé la citoyenneté le 10 octobre 2008. Ainsi, la période de quatre ans à considérer pour déterminer s’il a rempli l’obligation de résidence énoncée à l’alinéa 5(1)c) de la Loi va du 10 octobre 2004 au 10 octobre 2008, soit une période de 1 460 jours (la période pertinente).

[3]               Le demandeur a engagé un consultant en immigration pour l’aider à remplir sa demande initiale, dans laquelle il a déclaré avoir passé 1 134 jours au Canada au cours de la période pertinente, dépassant ainsi les 1 095 jours minimaux requis par le critère de la « présence effective » ou le critère quantitatif évoqué plus loin.

[4]               Après être resté environ un an sans nouvelle, le demandeur prétend avoir engagé un avocat pour effectuer le suivi de sa demande de citoyenneté. Dans les réponses qu’il a fournies au questionnaire de résidence que Citoyenneté et Immigration Canada (CIC)] lui a alors demandé de remplir, le calcul des jours qu’il avait passés au Canada a été révisé. Il déclarait désormais avoir passé 1 118 jours au pays au cours de la période pertinente, ce qui dépassait encore les 1 095 jours minimaux requis par le critère de la « présence effective ».

[5]               Après une autre année sans nouvelles, le demandeur a engagé un autre avocat pour effectuer le suivi de sa demande, et déposé devant la Cour une demande d’ordonnance de mandamus. Lorsqu’une date d’entrevue avec un juge de la citoyenneté a été fixée, il a retiré la demande en question.

[6]               Au début de cette entrevue le 16 mai 2013, l’avocat du demandeur a soumis au juge de la citoyenneté un [traduction] « calcul à jour de la période de résidence ». D’après ce document, le demandeur n’avait passé que 711 jours au Canada au cours de la période pertinente.

[7]               Comme ce chiffre était substantiellement inférieur aux 1 095 jours requis, le demandeur a reconnu qu’il ne pouvait remplir le critère de la « présence effective »; il a demandé au juge de la citoyenneté de considérer les facteurs énoncés dans la décision Re Koo, [1993] 1 CF 286, 19 Imm LR (2d) 1 (Koo) et de déterminer s’il avait « centralisé son mode d’existence » au Canada durant la période pertinente de manière à remplir le critère de résidence pour les besoins de l’attribution de la citoyenneté. Il affirme avoir livré un témoignage détaillé expliquant ses absences du Canada, et il a tenté dans le cadre de la présente demande de présenter à la Cour une grande partie de cette preuve au moyen d’un affidavit.

[8]               Pour l’essentiel, le demandeur explique dans son affidavit qu’après l’arrivée de sa famille au Canada en 2004, il lui est revenu, à 18 ans, de subvenir à leurs besoins quotidiens dans ce pays, son père ayant continué à exploiter une entreprise de fruits de mer à Dubaï. Il s’est débrouillé pour ouvrir une entreprise de camionnage tout en allant à l’université à temps partiel, tandis que son père a versé un acompte en vue de la construction d’une nouvelle maison. Cependant, la situation est devenue difficile en 2005 lorsque son père a subi au Pakistan une intervention chirurgicale à la hanche qui s’est mal déroulée et qui l’a laissé alité. Le demandeur prétend que l’entreprise de son père a périclité alors qu’elle était gérée par un oncle. Il a dû vendre son entreprise de camionnage pour payer la maison, et a fini par devoir repartir à Dubaï, où il est resté de 2007 à 2009, pour prendre les rênes de l’entreprise de son père. Après avoir réussi à remettre l’entreprise sur pied, il est revenu au Canada. Il déclare qu’il a continué à gérer l’entreprise de fruits de mer, en étendant ses activités au Canada, et qu’il a accepté aussi un nouvel emploi comme directeur du marketing dans une autre entreprise.

[9]               Le demandeur affirme qu’il a fait remarquer au juge de la citoyenneté que les mesures qu’il avait prises valaient mieux que de réclamer des prestations d’aide sociale au gouvernement canadien pour lui et les 13 membres de sa famille, et que cette justification de ses absences, combinée au fait qu’il avait assumé la direction « sociale » et financière de son ménage devraient être perçues favorablement eu égard aux facteurs énoncés dans la décision Koo. Il affirme que le juge de la citoyenneté avait accueilli favorablement cet argument, et qu’il a donc été assez surpris lorsque ce dernier a refusé sa demande de citoyenneté sans s’être demandé s’il avait centralisé sa vie au Canada.

[10]           Même si j’estime qu’il est à tout le moins douteux que sa preuve par affidavit soit admissible dans le cadre de la présente demande, je ne pense pas devoir trancher cette question pour rendre ma décision en l’espèce.

LA dÉCISION faisant l’objet du CONTRÔLE

[11]           La décision du juge de la citoyenneté met l’accent sur l’obligation de résidence énoncée à l’alinéa 5(1)c) de la Loi, aux termes duquel le demandeur doit avoir « dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout ». Le juge de la citoyenneté a noté qu’[traduction] « [i]l incombe au demandeur d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il satisfait à l’obligation de résidence aux termes de l’alinéa 5(1)c) de la Loi », précisant plus loin : [traduction] « J’utilise le critère strict établi par le juge Muldoon dans [Re Pourghasemi, [1993] ACF no 232, 62 FTR 122 (1re inst.)] ». Le juge de la citoyenneté [traduction] « [n’a pas] été convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ait dans les faits été effectivement présent au Canada pendant au moins 1 095 jours, comme l’exige la Loi ».

[12]           Le juge de la citoyenneté a déterminé que la période pertinente aux fins de l’appréciation de la demande de résidence au titre de l’alinéa 5(1)c) allait du 10 octobre 2004 au 10 octobre 2008, soit 1 460 jours. Après avoir passé en revue les écarts de calcul des jours de présence du demandeur au Canada durant la période pertinente dans la demande initiale (1 126 jours), le questionnaire de résidence (1 126 jours) et les nouvelles observations fournies à l’entrevue (711 jours), le juge de la citoyenneté a déclaré ce qui suit :

[traduction]
[…] Je note, comme l’a reconnu son avocat, que le demandeur affirme maintenant s’être absenté pendant 749 jours au cours de la période pertinente et qu’il lui manque 384 jours de résidence au regard des exigences de la Loi.

La manière dont le demandeur et ses deux différents avocats sont parvenus à leurs chiffres magiques me laisse tout à fait confus. Nous avons maintenant quatre séries de chiffres représentant le total des journées d’absences et donc de présence effective.

Je suis incapable de déterminer la période que le demandeur a passée au Canada durant la période pertinente et par la suite.

[…]

Je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne s’est en fait pas conformé à l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

[13]           La lettre adressée la même date au demandeur pour l’informer de la décision comporte les renseignements additionnels suivants :

[traduction]
Suivant le paragraphe 15(1) du la Loi sur la citoyenneté, je me suis demandé s’il y avait lieu de recommander que le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 5(4) de la Loi soit exercé. Cette disposition autorise le gouverneur en conseil à ordonner au ministre d’attribuer la citoyenneté à toute personne qu’il désigne afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada.

J’ai cherché à savoir durant l’audience si nous étions en présence de circonstances susceptibles de justifier une telle recommandation. Comme vous n’avez pas été en mesure de me fournir une telle preuve, je ne vois aucune raison d’adresser une recommandation au ministre.

Conformément au paragraphe 14(3) de la Loi, vous êtes donc par la présente informé que votre demande de citoyenneté est rejetée, pour les motifs ci‑joints.

Les qUESTIONS EN LITIGE

[14]           Le demandeur soulève les questions suivantes dans le cadre de la présente demande :

a.                   Le juge de la citoyenneté a‑t‑il commis une erreur en n’expliquant pas pourquoi il a décidé d’appliquer le critère strict de résidence plutôt que celui du lien substantiel énoncé dans la décision Koo?

b.                  Le juge de la citoyenneté a‑t‑il commis une erreur en n’envisageant pas de recommander l’octroi de la citoyenneté au titre de l’exception ayant trait à une « situation particulière et inhabituelle de détresse »?

c.                   La décision selon laquelle le demandeur n’a pas établi la durée requise de résidence est‑elle déraisonnable parce que le juge a ignoré, écarté ou mal interprété la preuve?

[15]           La troisième question n’a pas été approfondie dans les arguments écrits du demandeur et n’a pas été invoquée au cours des plaidoiries. À ce titre, seules les deux premières questions appellent véritablement notre attention.

La nORME DE CONTRÔLE applicable

[16]           Bien qu’il s’agisse d’un appel prévu par la Loi et visant la décision d’un juge de la citoyenneté et non d’un contrôle judiciaire, la jurisprudence a établi que ce sont les principes du droit administratif qui régissent la norme de contrôle applicable : voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Takla, 2009 CF 1120, aux paragraphes 16 à 39.

[17]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 (Dunsmuir), la Cour suprême du Canada a déclaré qu’il n’était pas nécessaire de procéder dans chaque cas à une analyse de la norme de contrôle. Lorsque celle qui s’applique à une question particulière que la Cour doit trancher est établie de manière satisfaisante par la jurisprudence, le tribunal de révision peut l’adopter. Il n’examinera les quatre facteurs de l’analyse liés à la norme de contrôle que si cette démarche s’avère infructueuse ou que si la jurisprudence semble incompatible avec l’évolution récente des principes de common law en matière de contrôle judiciaire : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

[18]           Le demandeur affirme, en citant les décisions El Ocla c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 533, aux paragraphes 10 à 12, et Rousse c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 721, au paragraphe 9, que la question principale en l’espèce concerne la sélection du critère et que c’est donc la norme de la décision correcte qui s’applique. Le défendeur estime pour sa part que la question de savoir si le demandeur satisfait ou non à l’obligation de résidence est une question de fait et de droit soumise à la norme de la raisonnabilité; il cite à cet égard la décision El Falah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 736, au paragraphe 14 (El Falah), et la décision Hao, précitée, au paragraphe 11.

[19]           Je suis convaincu que, lorsqu’il détermine le critère appelé à régir l’obligation de résidence au titre de l’alinéa 5(1)c) de la Loi, le juge de la citoyenneté interprète et applique sa loi constitutive. À ce titre, la norme de la raisonnabilité est présumée s’appliquer : voir McLean c Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, aux paragraphes 21 et 22; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, au paragraphe 34. Rien ne justifie d’écarter cette présomption en l’espèce, la norme de la raisonnabilité s’appliquera donc à la question a. précitée. Il en va de même de la décision du juge de la citoyenneté consistant à déterminer s’il convient de recommander une dispense pour raisons d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 5(4), qui est l’objet de la question b. précitée : Kalkat c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 646, au paragraphe 24 (Kalkat).

[20]           Au moment d’examiner une décision selon la norme de la raisonnabilité, l’analyse tiendra « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel [ainsi qu’à] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, ainsi que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne doit intervenir que si la décision est déraisonnable dans le sens où elle n’appartient pas « aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES applicables

[21]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent à la présente instance :

Attribution de la citoyenneté

Grant of citizenship

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

a) en fait la demande;

(a) makes application for citizenship;

b) est âgée d’au moins dix‑huit ans;

(b) is eighteen years of age or over;

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

(i) un demi‑jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one‑half of a day of residence, and

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;

d) a une connaissance suffisante de l’une des langues officielles du Canada;

(d) has an adequate knowledge of one of the official languages of Canada;

e) a une connaissance suffisante du Canada et des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté;

(e) has an adequate knowledge of Canada and of the responsibilities and privileges of citizenship; and

f) n’est pas sous le coup d’une mesure de renvoi et n’est pas visée par une déclaration du gouverneur en conseil faite en application de l’article 20.

(f) is not under a removal order and is not the subject of a declaration by the Governor in Council made pursuant to section 20.

[…]

[…]

14. […]

14. […]

Appel

Appeal

(5) Le ministre et le demandeur peuvent interjeter appel de la décision du juge de la citoyenneté en déposant un avis d’appel au greffe de la Cour dans les soixante jours suivant la date, selon le cas :

(5) The Minister or the applicant may appeal to the Court from the decision of the citizenship judge under subsection (2) by filing a notice of appeal in the Registry of the Court within sixty days after the day on which

a) de l’approbation de la demande;

(a) the citizenship judge approved the application under subsection (2); or

b) de la communication, par courrier ou tout autre moyen, de la décision de rejet.

(b) notice was mailed or otherwise given under subsection (3) with respect to the application.

Caractère définitif de la décision

Decision final

(6) La décision de la Cour rendue sur l’appel prévu au paragraphe (5) est, sous réserve de l’article 20, définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d’appel.

(6) A decision of the Court pursuant to an appeal made under subsection (5) is, subject to section 20, final and, notwithstanding any other Act of Parliament, no appeal lies therefrom.

Exercice du pouvoir discrétionnaire

Recommendation re use of discretion

15. (1) Avant de rendre une décision de rejet, le juge de la citoyenneté examine s’il y a lieu de recommander l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu aux paragraphes 5(3) ou (4) ou 9(2), selon le cas.

15. (1) Where a citizenship judge is unable to approve an application under subsection 14(2), the judge shall, before deciding not to approve it, consider whether or not to recommend an exercise of discretion under subsection 5(3) or (4) or subsection 9(2) as the circumstances may require.

[…]

[…]

lES ArgumentS

Le demandeur

[22]           Le demandeur note que les juges de la citoyenneté ont la possibilité d’appliquer trois critères pour déterminer si un demandeur remplit l’obligation de résidence, nonobstant les tentatives des juges de la Cour de statuer en faveur d’un critère ou d’un autre : Lam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 410, 164 FTR 177 (1re inst.) (Lam); Imran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 756. Le demandeur fait valoir que ces trois critères n’en sont en fait, fondamentalement, que deux – un critère quantitatif et un critère qualitatif : Hao, précitée, aux paragraphes 14 à 19.

[23]           Le demandeur soutient que, bien qu’il puisse choisir lequel de ces critères appliquer au moment d’évaluer la résidence dans un cas particulier, le juge de la citoyenneté doit justifier son choix. Citant les décisions Cardin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 29, au paragraphe 18 (Cardin) et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Baron, 2011 CF 480, au paragraphe 17 (Baron), il prétend que, lorsqu’un critère est plus pertinent au regard des faits de l’espèce et surtout lorsque le demandeur en réclame expressément l’application, le juge de la citoyenneté doit au moins expliquer pourquoi il préfère en adopter un autre.

[24]           En l’espèce, le demandeur affirme avoir reconnu dès le début de l’entrevue qu’il ne satisfaisait pas au critère strict de la présence effective (ou quantitatif), et qu’il a demandé au juge de la citoyenneté de considérer plutôt les facteurs énoncés dans la décision Koo, précitée, faisant valoir qu’il avait centralisé sa vie au Canada. Il ajoute que l’analyse effectuée dans la décision Re Papadogiorgakis, [1978] 2 CF 208 (Papadogiorgakis), se serait également avérée pertinente. Cependant, le juge de la citoyenneté a appliqué le critère strict en matière de résidence sans expliquer pourquoi ceux des décisions Koo ou Papadogiorgakis n’étaient pas applicables dans les circonstances. Pour le demandeur, il s’agit là d’une erreur susceptible de contrôle.

[25]           Le demandeur soutient par ailleurs que le juge de la citoyenneté ne s’est pas dûment demandé s’il convenait de recommander l’octroi de la citoyenneté au titre du paragraphe 5(4) de la Loi pour remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse. Tout en reconnaissant qu’il s’agit là d’une décision hautement discrétionnaire, le demandeur fait valoir que le juge de la citoyenneté était tenu d’agir de manière parfaitement objective, sans faire preuve de la moindre partialité ou d’esprit fermé à l’égard de la mesure demandée : Kalkat, précitée.

[26]           Le demandeur affirme qu’il a décrit dans le menu détail au juge de la citoyenneté les raisons pour lesquelles il n’avait pas pu effectivement rester au Canada pendant trois années complètes au cours de la période pertinente de quatre ans, mais que ce dernier n’a que superficiellement abordé le paragraphe 5(4) dans la lettre l’avisant de la décision. Il soutient que les conclusions du juge de la citoyenneté à cet égard étaient totalement déraisonnables puisqu’elles ne faisaient aucune mention des difficultés qu’il avait rencontrées et qui l’avaient empêché de demeurer effectivement présent au Canada pendant la totalité de la période de trois ans.

[27]           Le demandeur ajoute que le juge de la citoyenneté était incontestablement au fait de cette situation, puisqu’il l’a décrite dans ses notes (dossier du demandeur, à la page 55).

[28]           Le demandeur prétend que le juge de la citoyenneté a ignoré ou écarté cet élément de preuve ou, subsidiairement, qu’il a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en ne reconnaissant pas que les difficultés qu’il avait rencontrées relevaient du paragraphe 5(4) de la Loi. La décision était donc déraisonnable ou prise de manière inéquitable.

[29]           Le demandeur soutient également que la décision est déraisonnable, car le juge de la citoyenneté a consacré l’intégralité de ses motifs à évoquer ses absences du Canada et à étayer la conclusion selon laquelle il n’avait pas été présent au pays pendant trois ans au cours de la période pertinente, alors que le demandeur avait pourtant reconnu ce fait dès le début et sollicitait un examen sur la base des facteurs énoncés dans la décision Koo. Quant aux « lamentations » du juge de la citoyenneté concernant les différentes séries de chiffres, le demandeur affirme avoir expliqué à l’audience que les observations précédentes avaient été préparées par son ancien avocat sur la base de renseignements incomplets, et donc inexacts et dignes d’être écartés. Il prétend avoir fourni des éléments probants, comme ses passeports et ses fiches d’entrée et de sortie, à l’appui de ses nouvelles observations exactes concernant ses absences. À ce titre, le demandeur affirme que la déclaration du juge de la citoyenneté selon laquelle il ne pouvait s’expliquer ses [traduction] « chiffres magiques » était déraisonnable.

[30]           Le demandeur affirme que le juge de la citoyenneté est tenu de baser sa conclusion sur la preuve, même lorsque celle‑ci est complexe, et qu’en négligeant de le faire en l’espèce, il a manqué à une obligation prévue par la loi, ce qui constitue une erreur susceptible de contrôle : Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, 157 FTR 35 (1re inst.) (Cepeda‑Gutierrez).

Le défendeur

[31]           Le défendeur soutient que le demandeur, en partant d’une mauvaise interprétation de la jurisprudence, invite la Cour à apprécier à nouveau la preuve présentée au juge de la citoyenneté. Ce dernier avait le droit d’opter pour le critère de résidence strict et n’était nullement tenu de justifier ce choix. Comme le demandeur a fini par admettre qu’il s’était absenté du Canada pendant plus de deux ans au cours de la période pertinente, la décision est indubitablement raisonnable.

[32]           Le défendeur fait valoir que la Cour a systématiquement statué que le critère de la présence effective énoncé dans la décision Re Pourghasemi, [1993] ACF n232, 62 FTR 122 (1re inst.) (Pourghasemi), était approprié pour établir la résidence : Farshchi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 487, au paragraphe 12. Il incombe au demandeur de prouver qu’il a satisfait à l’obligation de résidence, notamment en produisant la preuve de sa présence effective sur le sol canadien lorsque c’est le critère de la présence effective qui trouve à s’appliquer : El Falah, précitée, au paragraphe 21.

[33]           L’exigence de résidence est de nature statutaire, mais la Loi ne définit pas ce concept. Le défendeur soutient que, à ce titre, les juges de la citoyenneté ont le pouvoir discrétionnaire d’appliquer n’importe lequel des trois critères établis pour évaluer la résidence, notamment celui de la décision Pourghasemi, que le juge de la citoyenneté a retenu et correctement appliqué en l’espèce : Lam, précitée; Murphy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 482, aux paragraphes 8 et 9. D’après le défendeur, le juge de la citoyenneté ne commet pas d’erreur tant qu’il applique correctement et de manière cohérente l’un des critères relatifs à la résidence formulés par la Cour. Le demandeur n’a pas laissé entendre que le juge de la citoyenneté avait commis une erreur dans son application du droit aux faits : Ghaedi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 85, au paragraphe 9.

[34]           Le défendeur soutient que l’argument du demandeur selon lequel le juge de la citoyenneté devait expliquer pourquoi il avait adopté le critère de résidence strict n’est pas étayé par les décisions qu’il invoque à cette fin. Ni la décision Cardin ni la décision Baron, toutes deux précitées, ne disent qu’un juge de la citoyenneté doit expliquer pourquoi il a choisi un critère donné. Dans la décision Baron, le critère retenu n’a pas du tout été décrit.

[35]           Le défendeur affirme que les juges de la citoyenneté ont encore « le droit […] de retenir le critère quantitatif strict » lorsque le demandeur reconnaît ne pas satisfaire à l’obligation de résidence : Salako c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 970, au paragraphe 10 (Salako). Le défendeur cite aussi l’observation du juge en chef Crampton selon laquelle « il convient tout particulièrement de faire preuve de déférence envers la décision du juge de la citoyenneté d’appliquer l’un ou l’autre des trois critères qui sont reconnus depuis si longtemps dans la jurisprudence de notre Cour » : Huang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 576, au paragraphe 25. Par ailleurs, certains membres de la Cour estiment que le terme « résidence » figurant à l’alinéa 5(1)c) exige une présence physique (présence effective) : Ghosh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 282, au paragraphe 24.

[36]           Ainsi, d’après le défendeur, la jurisprudence démontre clairement que la Cour fera preuve de déférence à l’égard du choix de critère retenu par le juge de la citoyenneté, et ce dernier n’est pas tenu de justifier son choix. Le fait que le demandeur a reconnu qu’il n’avait pas satisfait à l’obligation de résidence sur le plan de la présence effective n’obligeait pas le juge de la citoyenneté à retenir un critère qui aurait pu lui être plus favorable.

[37]           Le défendeur soutient aussi que les observations du demandeur montrent qu’il ne comprend pas les motifs du juge de la citoyenneté, lequel n’a pas accordé la citoyenneté parce qu’il n’était pas en mesure de déterminer avec certitude combien de temps le demandeur avait passé au Canada. Le défendeur ajoute que, lorsque le nombre précis de jours de présence effective ne peut pas être déterminé, la demande de citoyenneté sera rejetée sans égard au critère appliqué : Atwani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1354, au paragraphe 15 à 17.

[38]           Selon le défendeur, les arguments du demandeur passent sur le fait qu’il a soumis plusieurs séries de chiffres trompeurs durant le processus de demande, ce qui a motivé la conclusion du juge de la citoyenneté. Le demandeur a de son plein gré présenté de faux chiffres et, même s’il en rend responsable son ancien avocat, il n’a pas expliqué pourquoi il a signé un formulaire de demande attestant qu’il avait passé au Canada 423 jours de plus qu’en réalité. Pour le défendeur, on ne peut pas dire, compte tenu des actes du demandeur, que le juge de la citoyenneté s’est montré déraisonnable en se méfiant de ce que le demandeur lui disait.

[39]           Enfin, le juge de la citoyenneté a examiné le paragraphe 5(4), et la décision qu’il a rendue à ce titre est discrétionnaire et appelle une déférence considérable : Arif c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 557, aux paragraphes 7 et 8 (Arif). Son observation quant au manque de preuve appuyant une recommandation pour que soit exercé le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 5(4) doit être lue à la lumière de l’ensemble des motifs. Le défendeur cite l’analyse du juge Phelan dans la décision Salako, précitée au paragraphe 12, qui lui paraît applicable à la présente affaire :

[12]      Dans la même veine, le juge de la citoyenneté n’a pas ignoré ou omis de tenir compte d’éléments de preuve se rapportant à une situation de détresse ou à des services exceptionnels relativement à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire visé au paragraphe 5(4) de la Loi. L’appelant accorde trop d’importance à la mention contenue dans les motifs selon laquelle il n’avait produit aucun élément de preuve à cet égard. Lorsqu’on lit ses propos dans leur contexte, le juge de la citoyenneté n’affirme pas qu’il n’y avait aucun élément de preuve à cet égard, mais seulement que ces éléments de preuve étaient insuffisants.

[40]           Le défendeur soutient que l’incapacité du demandeur de fournir une preuve cohérente marque tous les aspects de la décision, et que son choix de mentir dans la demande atténuait manifestement toute éventuelle « situation particulière et inhabituelle de détresse ». Le juge de la citoyenneté a conclu, après avoir examiné l’ensemble de la preuve, qu’aucune circonstance particulière ne justifiait d’accorder la citoyenneté à quelqu’un à qui il manquait plus d’un an de résidence obligatoire. Comme le demandeur ne s’est pas montré sincère dès le début quant à ses absences, une telle conclusion n’est pas déraisonnable.

AnalysE

[41]           Les parties ne contestent pas que le demandeur n’aurait pas pu prétendre à la citoyenneté au titre du critère quantitatif que le juge de la citoyenneté a appliqué en l’espèce.

[42]           Le demandeur estime que, comme il ne pouvait satisfaire au critère quantitatif de la présence effective et qu’il avait demandé au juge d’appliquer le critère du lien substantiel issu de la décision Koo, le juge de la citoyenneté devait au moins expliquer pourquoi il avait adopté le premier, alors qu’il aurait dû appliquer le second.

[43]           La jurisprudence montre bien que le juge de la citoyenneté peut choisir d’appliquer l’un ou l’autre des trois critères reconnus d’attribution de la citoyenneté, aussi insatisfaisant et injuste que cela puisse être. Voir les décisions Pourghasemi et Salako, toutes deux précitées. Le demandeur n’a cité aucun précédent étayant sa position selon laquelle le juge de la citoyenneté doit d’une manière ou d’une autre justifier le critère qu’il choisit et motiver ce choix. La Cour a longtemps déploré l’état actuel de droit sur la question, mais, à moins que le législateur ne corrige la situation, le juge de la citoyenneté semble jouir d’un pouvoir discrétionnaire total quant à celui des trois critères qu’il choisit d’appliquer. Nul n’est besoin de motiver le choix étant donné que la Cour a reconnu que le critère de la présence effective convient autant que l’approche qualitative. Le demandeur qui ne peut satisfaire à l’exigence quantitative ne peut forcer le juge de la citoyenneté à adopter une approche qualitative et/ou à expliquer pourquoi il ne l’a pas fait. Je ne pense pas que la décision Cardin, précitée, invoquée par le demandeur, change quoi que ce soit à cet état de fait.

[44]           Quoi qu’il en soit, le juge a bien précisé en l’espèce que, pour appliquer le critère quantitatif, il s’appuyait sur la décision Pourghasemi, précitée, dans laquelle le critère strict a été [traduction] « établi » par le juge Muldoon. Ainsi, le raisonnement concernant la reconnaissance du critère suivi dans la décision Pourghasemi est importé dans la présente affaire.

[45]           À mon avis, la seule question à débattre soulevée par le demandeur concerne la manière dont le juge de la citoyenneté a abordé le paragraphe 5(4) de la Loi. La lettre informant M. Ayaz de la décision énonce clairement que le juge de la citoyenneté a examiné cette question et que sa conclusion était la suivante :

[traduction] J’ai cherché à savoir durant l’audience si nous étions en présence de circonstances susceptibles de justifier une telle recommandation. Comme vous n’avez pas été en mesure de me fournir une telle preuve, je ne vois aucune raison d’adresser une recommandation au ministre.

[46]           Le demandeur avance un argument fondé sur la décision Cepada‑Gutierrez au motif qu’il a fourni une preuve CH approfondie au juge de la citoyenneté. Il affirme aussi que les motifs sur ce point sont insuffisants.

[47]           Dans la décision Salako, précitée, le juge Phelan était saisi d’une question similaire :

[12]      Dans la même veine, le juge de la citoyenneté n’a pas ignoré ou omis de tenir compte d’éléments de preuve se rapportant à une situation de détresse ou à des services exceptionnels relativement à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire visé au paragraphe 5(4) de la Loi. L’appelant accorde trop d’importance à la mention contenue dans les motifs selon laquelle il n’avait produit aucun élément de preuve à cet égard. Lorsqu’on lit ses propos dans leur contexte, le juge de la citoyenneté n’affirme pas qu’il n’y avait aucun élément de preuve à cet égard, mais seulement que ces éléments de preuve étaient insuffisants.

[13]      En ce qui a trait à la raisonnabilité de la décision quant à la résidence, celle‑ci n’est pas contestée. L’appelant reconnaît les lacunes de sa demande.

[14]      En ce qui a trait à la raisonnabilité de la décision prise quant au paragraphe 5(4), cette disposition confère au juge de la citoyenneté un vaste pouvoir discrétionnaire de recommander que la citoyenneté soit attribuée à la personne qui en fait la demande dans le cas d’une situation de détresse, ou pour services exceptionnels rendus. La seule situation de détresse que l’appelant a invoquée est celle occasionnée par son choix de travail. Il ne s’agit pas du type de situation de détresse visée par la disposition; cette disposition ne traite pas non plus du fait que certains membres de la famille de l’appelant ont la citoyenneté canadienne alors que d’autres ne l’ont pas.

[48]           En l’espèce, je ne pense pas que le juge de la citoyenneté affirme qu’il n’y a pas de preuve. À la lecture de l’ensemble de la décision et du dossier, je ne peux pas dire que le juge a négligé la preuve du demandeur. Dans l’affidavit qu’il a présenté pour la présente demande, ce dernier décrit les explications qu’il a fournies au juge de la citoyenneté à l’audience sur les circonstances qui l’ont amené à quitter le Canada pour résoudre des problèmes concernant sa famille et ses affaires. Le juge mentionne ces questions dans les notes au dossier. Voir la page 55 du dossier de la demande.

[49]           Il me semble donc que le juge estime que la preuve présentée ne correspond pas au type de « situation particulière et inhabituelle de détresse » qui justifie une recommandation au titre du paragraphe 5(4). À cet égard, la décision que rend un juge de la citoyenneté suivant cette disposition « commande un degré élevé de retenue judiciaire ». Voir la décision Arif, précitée, au paragraphe 8.

[50]           La jurisprudence se rapportant à la « situation particulière et inhabituelle de détresse » au titre du paragraphe 5(4) de la Loi n’est pas aussi bien établie par exemple que celle qui concerne les difficultés au sens du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Bien qu’il n’existe aucun critère fermement établi relatif aux « situation[s] particulière[s] et inhabituelle[s] de détresse » au titre du paragraphe 5(4) de la Loi, les observations suivantes du juge Walsh dans la décision Re Turcan (T‑3202, 6 octobre 1978, CFPI), qu’il a reproduites dans la décision Naber‑Sykes (Re), [1986] 3 CF 434, 4 FTR 204 (Naber‑Sykes) demeurent valides et sont un bon point de départ :

Naturellement, l’appréciation de ce qui constitue « une situation particulière et exceptionnelle de détresse » est une appréciation subjective et il se peut que cette appréciation soit différente selon qu’elle émane des juges de la citoyenneté, des juges de la Cour de céans, du Ministre ou du gouverneur en conseil. Certes, le simple fait de ne pas avoir la citoyenneté canadienne ou d’avoir à attendre plus longtemps avant de l’acquérir n’est pas en soi une situation « particulière et exceptionnelle de détresse », mais dans les cas où ce retard entraîne la séparation des familles, la perte d’un emploi, l’inutilisation de compétences professionnelles et de talents spéciaux et où le Canada est privé de citoyens désirables et hautement qualifiés, il semble qu’après avoir rejeté la demande par suite d’une interprétation nécessairement stricte et des conditions de résidence prévues par la Loi, lesquelles n’ont pu être remplies pour des raisons indépendantes de la volonté du requérant, le juge doit recommander au ministre de faire intervenir le gouverneur en conseil […]

[51]           Ainsi, il ne s’agit pas strictement ni même principalement de décider si la personne en question ferait un bon citoyen, ou si de bonnes raisons (peut‑être même, comme dans le cas présent, des raisons louables) l’empêchent de se conformer aux exigences de la Loi, interprétées strictement. La Cour doit plutôt se demander aussi si les conséquences d’une application stricte de ces exigences, et donc le refus de la citoyenneté, imposeraient au demandeur ou à sa famille des difficultés allant au‑delà de l’octroi tardif de la citoyenneté elle‑même. Par exemple, dans l’affaire Naber‑Sykes, la demanderesse, qui avait vécu, étudié et travaillé au Canada pendant près de dix ans, mais qui n’était que récemment devenue résidente permanente, ne pouvait obtenir sa licence pour pratiquer sa profession (d’avocate) sans la citoyenneté. Le juge Walsh a conclu que le juge de la citoyenneté n’avait pas dûment examiné les difficultés que cela impliquait.

[52]           Dans la décision Linde c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 739, [2001] ACF no 1085, qui portait également sur des absences découlant d’obligations professionnelles, le juge Blanchard a examiné une partie de la jurisprudence sur la question, qui mettait en lumière la nature discrétionnaire de la décision. À moins que le juge de la citoyenneté ne tienne pas compte de facteurs pertinents (voir Khat (Re), [1991] ACF no 949, 49 FTR 252) ou que sa conduite trahisse une partialité ou un motif irrégulier (voir Kalkat, précitée; Akan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 991, au paragraphe 11, 170 FTR 158), la Cour n’a généralement aucune raison d’intervenir. Le juge Blanchard a fait observer, relativement à l’affaire dont il était saisi :

[24]      Je suis convaincu au contraire que le juge de la citoyenneté a pris en compte tous les facteurs pertinents dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 15(1) de la Loi. La demanderesse n’a pas démontré que le juge de la citoyenneté n’aurait pas tenu compte d’éléments de preuve qui lui ont été présentés ou aurait commis quelque erreur en décidant qu’elle ne se trouvait pas dans une situation de détresse qui puisse faire jouer le paragraphe 5(4) de la Loi. La seule preuve dont était saisi le juge de la citoyenneté consistait dans l’allégation, contenue dans l’affidavit de la demanderesse, que sa famille aurait subi un « préjudice irréparable » du fait de la séparation pendant la longue période où son mari a travaillé en Roumanie. Je conviens avec le défendeur que c’est le mari de la demanderesse qui avait choisi de travailler en Roumanie et que ce choix ne constituait pas une situation particulière ou inhabituelle de détresse pour la demanderesse, au sens de la Loi. La question de la séparation de la famille a été examinée dans la décision Re Chehade, [1994] A.C.F. no 1461, en ligne : QL. Les faits de cette affaire ressemblaient à ceux de la présente espèce. L’appelant devait travailler à l’étranger pour subvenir aux besoins de sa famille. Le juge Teitelbaum a déclaré au paragraphe 12 :

Je comprends le dilemme de l’appelant. D’une part, il doit travailler pour subvenir aux besoins de sa famille, et ce travail se trouve dans les Émirats arabes unis et, en même temps, essayer de « se canadianiser » pour obtenir la citoyenneté. C’est un problème, mais, comme le précise le juge Muldoon, la citoyenneté canadienne est un « don précieux » et l’appelant devra tout simplement faire un plus grand effort pour l’obtenir.

En l’espèce la demanderesse a choisi d’accompagner son mari à l’étranger. Elle aurait pu choisir de rester au Canada avec son enfant et ainsi satisfaire aux conditions relatives à la résidence.

[53]           Par souci d’équité envers le demandeur en l’espèce, il soutient qu’il n’avait d’autre choix que d’aller travailler à l’étranger. Il devait s’assurer que l’entreprise de son père ne sombrerait pas lorsque ce dernier est tombé malade, autrement sa grande famille se serait retrouvée dans une situation désastreuse.

[54]           Je ne doute pas que le demandeur avait des raisons légitimes et même nobles d’aller à l’étranger. Tout indique qu’il est travailleur, entreprenant et dévoué à sa famille. Ce qu’il n’a pas démontré, cependant, c’est que lui ou sa famille se heurtera à des difficultés allant au‑delà de l’obtention tardive de la citoyenneté et que le juge de la citoyenneté a ignorées, de telle sorte que l’affaire devrait être renvoyée pour réexamen. Il semble qu’il soit encore résident permanent du Canada (rien n’indique le contraire), et il atteste faire des affaires ici à la fois pour son propre compte et comme directeur du marketing pour une autre entreprise. Il n’a pas déclaré qu’il était dans l’impossibilité d’exercer sa profession ou de contribuer autrement à la société canadienne. Il est vrai que, dans l’avenir, pour remplir les obligations de résidence en vue de l’obtention de la citoyenneté, il devra possiblement écourter ses voyages à l’étranger plus qu’il n’aurait eu à le faire s’il était déjà citoyen, mais je ne dispose d’aucun élément de preuve établissant que cela crée une situation particulière ou inhabituelle de détresse dans les circonstances actuelles.

[55]           Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne peut affirmer que l’appréciation de cette question par le juge de la citoyenneté échappe à l’éventail de l’arrêt Dunsmuir. Elle n’est donc pas déraisonnable.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.                  La demande est rejetée, et les dépens sont adjugés au défendeur.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

M.-C. Gervais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :  

T‑1487‑13

 

INTITULÉ :

MUHAMMAD AYAZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 AVRIL 2014

 

jugement et motifs :

LE juge RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 juillet 2014

 

COMPARUTIONS :

Matthew Jeffery

 

POUR LE DEMANDEUR

 

David Knapp

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Matthew Jeffery

Avocat

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

 

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