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Date : 20140708


Dossier : IMM-12692-12

Référence : 2014 CF 667

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 8 juillet 2014

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

ALEXANDRA VAKULENKO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Dans la présente demande de contrôle judiciaire présentée au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), la seule question à trancher est de savoir si la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a manqué à son obligation d’agir équitablement envers la demanderesse dans la manière dont elle a traité les préoccupations que cette dernière a exprimées au sujet des services d’interprétation qui lui ont été fournis à l’audience.

[2]               La demanderesse a soulevé d’autres questions, mais je suis d’avis qu’elles sont dénuées de fondement. En l’espèce, il n’y avait pas de crainte raisonnable de partialité : au contraire, la SPR s’est efforcée de traiter la demanderesse équitablement, notamment en essayant de répondre aux préoccupations relatives à la qualité de la traduction quand on a soulevé cette question à l’audience. De même, l’omission alléguée de prendre en considération ce qu’on appelle les « directives concernant la persécution fondée sur le sexe » données par le président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada au titre de l’alinéa 159(1)h) de la LIPR n’avait pas apparence de vraisemblance. Non seulement il n’a pas été démontré qu’il y avait eu omission, mais il n’a pas non plus été démontré clairement qu’une telle omission pouvait constituer une erreur de droit susceptible de donner lieu à un contrôle judiciaire. On donne des directives afin d’aider les commissaires à s’acquitter de leurs tâches. L’absence de précisions additionnelles porte à écarter l’argument relatif à l’utilisation des directives.

[3]               En l’espèce, la question centrale a trait à la crédibilité de la demanderesse. Quand elle a présenté sa demande de contrôle judiciaire, elle était âgée de 73 ans. Elle est venue au Canada depuis le pays dont elle a la nationalité, la Russie, munie d’un visa de résidente temporaire. L’objet de sa venue au Canada n’était pas parfaitement clair : d’une part, elle devait assister à un mariage, d’autre part, elle voulait essayer de fuir un conjoint violent et de vivre avec ses proches au Canada.

[4]               Il semble que son beau-fils ait examiné les moyens de permettre à la demanderesse de rester au Canada. Celle‑ci a fini par présenter une demande au titre des articles 96 et 97 de la LIPR. La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision prise par la SPR de rejeter sa demande.

[5]               La SPR a conclu qu’en raison d’un certain nombre de problèmes de crédibilité, la demande de la demanderesse était irrecevable (motifs, au paragraphe 18). Toutefois, la demanderesse affirme que les problèmes d’interprétation qui se sont posés lors de l’audience qui s’est tenue devant la SPR ont été source de confusion, et que ce problème lui a nui car il a eu une incidence sur sa crédibilité.

[6]               La petite‑fille de la demanderesse a soulevé à l’audience la question de la qualité de l’interprétation. S’en est ensuivie une discussion entre l’avocat de la demanderesse (qui n’est pas l’avocat de la demanderesse en ce qui concerne la demande de contrôle judiciaire) et le tribunal de la SPR. Au terme de cette discussion, on a décidé de procéder à une [traduction] « vérification ponctuelle » en vue d’évaluer la qualité de l’interprétation.

[7]               D’après ce que je comprends, une vérification ponctuelle consiste à prendre, au hasard, des extraits de témoignages, de quelques minutes chacun, et de les faire écouter par un autre interprète en vue d’évaluer la qualité de l’interprétation. Dans ce cas, la SPR a choisi de demander à ce qu’on procède à une telle vérification ponctuelle.

[8]               Toutefois, après qu’elle eut reçu les résultats de la vérification ponctuelle, la SPR a estimé que la qualité de l’interprétation avait été adéquate dans les circonstances, et elle a rendu une décision défavorable à la demanderesse, sans demander à cette dernière ou à l’avocat de cette dernière de formuler des observations ou des commentaires. Autrement dit, la SPR n’a jamais communiqué à la demanderesse les résultats de la vérification ponctuelle avant de rendre sa décision sur le fond, y compris ses conclusions relatives à la crédibilité de la demanderesse. La demanderesse ne s’est pas exprimée devant le décideur à l’égard des résultats de la vérification, ce que, lors de l’audience, on avait convenu de faire.

[9]               Étant donné que le décideur a jugé que la qualité de l’interprétation avait été adéquate, il ne lui a pas été nécessaire d’approfondir la question de savoir si un certain nombre des problèmes de crédibilité découlaient de la confusion engendrée par l’interprétation.

[10]           Je suis d’avis qu’il y a une seule question déterminante en l’espèce et qu’elle a trait à l’équité procédurale, question qu’il convient d’examiner selon la norme de contrôle de la décision correcte (Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 RCF 392). Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, les juges Bastarache et Lebel se sont ainsi exprimé :

[50]      [...] La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur.  En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose.  La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

[11]           La question est de savoir s’il incombait à la SPR de permettre à la demanderesse de formuler des commentaires quant à la vérification avant de rendre une décision sur le caractère adéquat de la vérification. La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que l’interprétation avait été adéquate sans avoir donné à la demanderesse l’occasion de formuler des commentaires à l’égard de la vérification et de la conclusion selon laquelle celle‑ci avait été adéquate?

[12]           Le ministère public est resté largement muet en ce qui concerne les questions qui ont été soulevées dans le contexte de la présente demande de contrôle judiciaire. Il semble que le défendeur fasse valoir que l’interprétation a été adéquate. Cependant, il n’a formulé aucun argument à l’égard du droit de participer à l’audience et d’avoir l’occasion de présenter des observations sur la vérification qu’il a été manifestement jugé nécessaire de faire, compte tenu de l’allégation selon laquelle la traduction était déficiente, ce qui était susceptible d’avoir des répercussions sur la capacité de la demanderesse à témoigner de manière crédible.

[13]           Le droit en matière d’interprétation n’est pas en cause. Se conformant à l’arrêt de la Cour suprême du Canada R c Tran, [1994] 2 RCS 951 (Tran), la Cour d’appel fédérale a confirmé, dans l’arrêt Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191, [2001] 4 CF 85 (Mohammadian), que le cadre d’analyse qui a été défini dans l’arrêt Tran s’applique aux procédures visant les réfugiés. Ainsi, « l’interprétation fournie aux demandeurs devant la section du statut doit satisfaire à la norme de la continuité, de la fidélité, de la compétence, de l’impartialité et de la concomitance ». En outre, dans cette affaire, la Cour d’appel a souscrit à l’opinion du juge de première instance selon laquelle il n’est pas nécessaire de prouver l’existence d’un préjudice réel pour obtenir une réparation. Plus précisément, dans le contexte de demandes d’asile, la Cour d’appel a entièrement souscrit au contenu de l’extrait suivant tiré de l’arrêt Tran : « il serait erroné de se demander, pour déterminer si le droit a été violé, si l’accusé a vraiment subi un préjudice lorsqu’on lui a refusé l’exercice de ses droits garantis par l’art. 14. »

[14]           Toutefois, on reconnaît également que la perfection n’est pas exigée. La Cour suprême s’est exprimée en termes de « compréhension linguistique » et on a adopté cette norme dans les affaires de demandes d’asile. On a résumé la norme en un seul terme : adéquat (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1161 (Singh)).

[15]           Une fois que la question de la qualité de l’interprétation a été soulevée à l’audience, en temps voulu selon l’arrêt Mohammadian, précité, et qu’on a décidé qu’une vérification s’avérait utile pour établir si l’interprétation satisfaisait à la norme de la compréhension linguistique, la question est de savoir si les résultats de la vérification doivent être communiqués avant qu’une décision soit rendue. Dans la décision Singh, précitée, ces résultats ont bien été communiqués, et, selon moi, l’équité procédurale exige que le demandeur ait l’occasion de formuler des commentaires. En l’espèce, cela n’a pas été le cas, et les résultats de la vérification n’ont pas été communiqués à la demanderesse afin de lui donner l’occasion de se faire entendre.

[16]           Quand il s’agit de rendre une décision administrative, le contenu de l’obligation d’équité varie en fonction de la situation : les exigences doivent varier compte tenu de la diversité des mesures administratives. Elles peuvent être minimes, comme dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 RCS 504, ou être beaucoup plus importantes. Dans l’ouvrage Judicial Review of Administrative Action in Canada (Brown et Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (Toronto, On: Carswell, 2013) (feuillets mobiles, mis à jour en 2014, 1re publication)), Brown et Evans ont défini ce qu’ils appellent [traduction] « un tronc commun des droits de participation ». Au paragraphe 7:3110, on peut lire ce qui suit :

[traduction]

Malgré la diversité de leur contenu, toutefois, il est possible de définir un tronc commun en ce qui concerne les droits de participation auxquels l’obligation d’équité exige de satisfaire. Son objet principal est de donner aux personnes intéressées une occasion significative de porter à l’attention du décideur des éléments de preuve et des arguments pertinents dans le contexte de la décision qu’il s’apprête à rendre, et, de manière corolaire, de s’assurer que le décideur les examine de manière équitable et juste.

[17]           C’est bien sûr dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 (Baker), que la Cour suprême du Canada a énoncé cinq facteurs en fonction desquels le contenu de l’obligation d’équité varie. Ces facteurs ont été utilement résumés dans l’arrêt Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine c Lafontaine (Village), 2004 CSC 48, [2004] 2 RCS 650 :

5          Le contenu de l’obligation d’équité qui incombe à un organisme public varie en fonction de cinq facteurs : (1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi par l’organisme public pour y parvenir; (2) la nature du régime législatif et les dispositions législatives précises en vertu desquelles agit l’organisme public; (3) l’importance de la décision pour les personnes visées; (4) les attentes légitimes de la partie qui conteste la décision; et (5) la nature du respect dû à l’organisme : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.  Je suis d’avis, après avoir examiné les faits et les dispositions législatives en jeu dans le présent pourvoi, que ces facteurs imposent à la municipalité l’obligation d’exprimer les motifs de son refus d’acquiescer à la deuxième et à la troisième demande de modification de zonage présentées par la Congrégation.

[18]           Selon moi, dans un cas comme celui de l’espèce, les exigences relatives à l’équité procédurale sont davantage de nature judiciaire que législative. Comme la juge L’Heureux-Dubé l’a déclaré dans l’arrêt Baker, « la mesure dans laquelle le processus administratif se rapproche du processus judiciaire est de nature à indiquer jusqu’à quel point ces principes directeurs devraient s’appliquer dans le domaine de la prise de décisions administratives » (au paragraphe 23).

[19]           Dans les cas qui nous intéressent, la SPR tient des audiences, tire des conclusions de fait, applique la loi et les faits à la loi dans des affaires dans le contexte desquelles les enjeux sont très élevés pour les demandeurs. Il est évident qu’il est important pour ces derniers de pouvoir participer pleinement aux audiences susceptibles de décider de leur avenir. Ainsi, le droit relatif à l’interprétation qui s’applique dans le contexte de ces audiences est le même que celui qui régit les procès criminels, à savoir qu’on doit satisfaire à la norme de la continuité, de la fidélité, de la compétence, de l’impartialité et de la concomitance.

[20]           Une fois qu’on a établi que la qualité de l’interprétation posait problème et exigeait qu’on procède à une vérification, il convient de clore le processus en permettant à la partie demanderesse de formuler des commentaires à l’égard des résultats de la vérification. Toute personne directement touchée par la qualité de l’interprétation pourrait raisonnablement s’attendre à ce que ce soit le cas. Le droit de participer pleinement à une audience d’une telle importance comprend le droit de voir les résultats de la vérification et de formuler des commentaires à l’égard de ces résultats.

[21]           En outre, en l’espèce, la qualité de l’interprétation était quelque peu équivoque. Comme on l’a reconnu dans le contexte de la vérification elle-même, l’interprétation n’était pas parfaite.

[22]           L’argument du défendeur selon lequel la vérification montre que l’interprétation était adéquate me semble passer à côté de l’essentiel. On n’a pas à aborder la question du caractère adéquat de l’interprétation si le respect des règles d’équité procédurale n’est pas lui‑même adéquat. Lorsqu’on applique la norme de contrôle de la raisonnabilité, on doit faire preuve d’une grande retenue à l’égard des décisions rendues par les tribunaux administratifs, quand ces tribunaux jugent du fond d’une affaire. Toutefois, la loi exige qu’ils respectent les règles de l’équité procédurale dans le processus qui les amène à rendre cette décision sur le fond. J’estime que le respect de l’équité procédurale est une condition préalable à un examen valable du fond de l’affaire.

[23]           Les personnes touchées par ces décisions ont le droit de participer. Brown et Evans, précité, l’ont exprimé de la manière suivante : [traduction] « Notamment, de nombreux décideurs publics ont l’obligation légale de donner aux personnes intéressées une juste possibilité de participer au processus de prise de décision avant de prendre quelque mesure que ce soit qui irait à l’encontre de leurs intérêts » (au paragraphe 7:1100). Quand on estime que la qualité de l’interprétation est suffisamment douteuse pour ordonner la tenue d’une vérification, les règles relatives à l’équité procédurale exigent de donner aux personnes intéressées l’occasion de formuler des commentaires à l’égard des résultats de la vérification. La participation, qui [traduction] «  tend à accroître l’acceptabilité des mesures administratives » (Brown et Evans, paragraphe 7:1212) se trouve au cœur  de l’obligation d’agir de manière équitable (voir l’arrêt Baker, précité, à la page 831; aussi, Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3). Si on a manqué à l’obligation d’agir de manière équitable, on n’examine jamais l’affaire sur le fond, ce qu’il convient de contrôler selon la norme de la raisonnabilité.

[24]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision, compte tenu du fait que le tribunal, en l’espèce, a déjà jugé la demande au fond, et ce, en dépit du fait qu’il y a eu violation des règles de l’équité procédurale. L’acceptabilité des mesures administratives est à ce prix. Aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée devant un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question ne sera certifiée.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Alya Kaddour‑Lord, traductrice

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-12692-12

 

INTITULÉ :

ALEXANDRA VAKULENKO

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 mars 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

 

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 8 juillet 2014

 

COMPARUTIONS :

Hadayt Nazami

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Lorne McClenaghan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman Nazami & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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