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Date : 20141006


Dossier : T-428-13

Référence : 2014 CF 944

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 octobre 2014

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

DANIEL DAVYDIUK

demandeur

et

INTERNET ARCHIVE CANADA ET INTERNET ARCHIVE

défenderesses

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Internet Archive (Internet Archive) interjette appel de l’ordonnance du 27 novembre 2013 par laquelle le protonotaire Aalto a rejeté sa requête visant à obtenir la suspension permanente des procédures intentées par Daniel Davydiuk en Ontario. Le protonotaire a conclu que la Cour avait compétence pour instruire l’affaire et que les circonstances de la présente affaire militaient pour qu’elle soit instruite au Canada. Internet Archive fait valoir que l’affaire devrait être instruite en Californie, aux États-Unis.

[2]               Après avoir examiné l’affaire de novo, je rejette le présent appel.

I.                   Contexte

[3]               Entre 2002 et 2003, Daniel Davydiuk a réalisé une série d’œuvres pornographiques comprenant des films, des photos ainsi qu’une série de prestations diffusées sur Internet (collectivement désignées comme les œuvres). Ces œuvres ont été créées et filmées par Intercan, société établie à Montréal, au Québec. Elles incluent deux vidéos pornographiques dans lesquelles il apparaît, ainsi que plusieurs prestations non précisées de Daniel Davydiuk réalisées sur une base bihebdomadaire pendant un an. Les œuvres n’étaient distribuées que par Intercan sur leurs propres sites Web, à savoir : Squirtz.com, Viedeoboys.com, Montrealboyslive.com, Im1pass.com, Jeremyroddick.com, Videoboyshardcore.com, Imdi.com, Ianfanclub.com et Porninamillion.com.

[4]               En 2003, Daniel Davydiuk a décidé de quitter l’industrie pornographique et a arrêté de travailler pour Intercan; il a entamé des négociations pour que celle-ci retire les œuvres de ses sites Web. En vertu d’une entente conclue le 22 mai 2009, Intercan s’est engagée à transférer à Daniel Davydiuk tous les droits d’auteur relatifs aux œuvres qu’elle avait produites, à retirer toutes les œuvres de ses sites Web, à cesser d’utiliser et à détruire les œuvres en sa possession ou sous son contrôle, en échange de quoi Daniel Davydiuk lui verserait 5 000 $. Toutes les œuvres ont été retirées des sites Web d’Intercan le 29 mai 2009.

[5]               En mars 2009, Daniel Davydiuk a découvert que les œuvres étaient hébergées sur certains sites Web d’archivage appartenant à Internet Archive, société californienne d’intérêt public à but non lucratif. Internet Archive possède et exploite la « Wayback Machine », plate-forme sur laquelle des pages de sites Web d’Intercan ont été saisies, recréées et mises à la disposition du public. Internet Archive a inclus les œuvres en cause dans la Wayback Machine, mais les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si elles ont été effacées et bloquées sur cette plate-forme. Internet Archive Canada est une société canadienne constituée en personne morale sous le régime fédéral; son siège social se trouve au 215, rue Carlton à Toronto, en Ontario.

[6]               La « Wayback Machine » est une collection de sites Web accessibles par l’entremise des sites « archive.org » et « web.archive.org ». Cette collection est créée par des logiciels appelés robots d’indexation, qui parcourent la toile et conservent des copies de sites Web dans l’état où ils existaient au moment de la visite. D’après Internet Archive, les utilisateurs de la Wayback Machine peuvent visionner plus de 240 milliards de pages conservées dans ses archives et hébergées sur des serveurs situés aux États-Unis. La Wayback Machine emploie six personnes qui veillent au fonctionnement et à l’exploitation de la plate-forme dans les bureaux d’Internet Archive à San Francisco, en Californie. Aucun des ordinateurs utilisés par Internet Archive ne se trouve au Canada.

[7]               Entre avril et août 2009, Daniel Davydiuk a adressé plusieurs demandes à Internet Archive pour que les œuvres en cause soient retirées des nombreuses pages Internet « web.archive.org » hébergées par cette société. Internet Archive a fini par accéder à ses demandes après avoir informé Daniel Davydiuk qu’il devait présenter des avis de retrait conformément à la Digital Millennium Copyright Act (DMCA).

[8]               En 2011, Daniel Davydiuk a présenté de nouvelles demandes à Internet Archive pour que les œuvres soient retirées d’autres sites « archive.org ». Le 19 mai 2011, Internet Archive lui a répondu que les œuvres avaient été effacées de son site Web; cependant, Daniel Davydiuk a constaté le lendemain qu’elles s’y trouvaient encore. Il déclare qu’après maintes discussions, Internet Archive a confirmé, le 31 octobre 2011, qu’elle n’effacerait pas toutes les œuvres du site Web et qu’elle conserverait les fichiers qui les contenaient. Internet Archive nie qu’elle détient encore des copies des œuvres. Daniel Davydiuk a dû négocier avec d’autres organismes pour que les œuvres qu’Internet Archive avait distribuées à d’autres sites Web internationaux soient effacées.

[9]               Le 8 mars 2013, Daniel Davydiuk a déposé une déclaration devant la Cour fédérale dans laquelle Internet Archive et Internet Archive Canada étaient nommées comme parties défenderesses. Il y fait valoir que ces dernières ont enfreint son droit d’auteur et commis d’autres actes interdits par la Loi sur le droit d’auteur, LRC, 1985, c C-42, en reproduisant les œuvres sur des sites Web abrités par les domaines « archive.org », « waybackarchive.org » et « bibalex.org » (les domaines d’archivage), dont il soutient qu’ils sont détenus et contrôlés par elles.

[10]           Daniel Davydiuk ignore la nature du lien entre les deux défenderesses nommées dans la demande, mais prétend qu’elles possèdent, exploitent et contrôlent collectivement les domaines d’archivage susmentionnés.

II.                Questions en litige

[11]           Les questions que soulève la présente demande sont les suivantes :

A.    Le présent appel visant la décision du protonotaire devrait-il être instruit de novo au motif que ce dernier a exercé son pouvoir discrétionnaire en s’appuyant sur un mauvais principe juridique, et rendu ainsi une décision manifestement erronée?

B.     Si l’appel doit être entendu de novo, la Cour a-t-elle compétence pour instruire l’action pour atteinte aux droits de propriété intellectuelle?

III.             Analyse

A.                Le présent appel visant la décision du protonotaire devrait-il être instruit de novo au motif que ce dernier a exercé son pouvoir discrétionnaire en s’appuyant sur un mauvais principe juridique, et rendu ainsi une décision manifestement erronée?

[12]           Si la décision discrétionnaire du protonotaire est définitive, la cour de première instance examinera l’affaire de novo. S’il s’agit d’une décision interlocutoire, elle en évaluera le caractère raisonnable. Cependant, si la décision du protonotaire est manifestement erronée, j’instruirai l’affaire de novo (Canada c Aqua-Gem Investments Ltd, [1993] 2 RCF 425 (Aqua-Gem) (CA), confirmé par ZI Pompey Industrie c ECU-Line NV, 2003 CSC 27).

[13]           Dans l’arrêt Aqua-Gem, la Cour d’appel fédérale a évoqué différents types de décisions rendues par des protonotaires au Canada susceptibles d’être considérées comme définitives parce qu’elles étaient déterminantes pour l’issue du litige. La Cour d’appel a conclu :

[...] ces ordonnances ne doivent être révisées en appel que dans les deux cas suivants :

a) elles sont manifestement erronées, en ce sens que l’exercice du pouvoir discrétionnaire par le protonotaire a été fondé sur un mauvais principe ou sur une fausse appréciation des faits,

b) le protonotaire a mal exercé son pouvoir discrétionnaire sur une question ayant une influence déterminante sur la solution des questions en litige dans la cause.

Dans ces deux catégories de cas, le juge des requêtes ne sera pas lié par l’opinion du protonotaire; il reprendra l’affaire de novo et exercera son propre pouvoir discrétionnaire.

[14]           En l’espèce, comme dans l’arrêt Aqua-Gem, la décision du protonotaire Aalto pourrait être considérée comme interlocutoire, mais seulement parce qu’il a conclu que l’action se poursuivrait et qu’il n’autoriserait pas l’arrêt des procédures. S’il en avait été autrement, sa décision aurait été définitive puisque l’affaire n’aurait pas été instruite au Canada. Au fond, il importe donc peu de savoir si en l’espèce les procédures se poursuivent ou sont suspendues, puisque l’ordonnance du protonotaire était une décision déterminante. J’instruirai l’appel de novo.

B.                 La Cour a-t-elle compétence pour instruire l’action pour atteinte aux droits de propriété intellectuelle?

[15]           La requête dont le protonotaire était saisi visait la suspension de l’instance. Aux termes de l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985 c F‑7, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal ou b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige.

[16]           La requête relève de l’alinéa 50(1)b), puisqu’Internet Archive prétend, au nom de l’intérêt de la justice, que la Cour n’a pas la compétence requise pour instruire l’affaire et demande une suspension permanente. Internet Archive soutient subsidiairement que même si la Cour avait compétence, l’application de la doctrine du forum non conveniens commande que l’action soit quand même suspendue dans l’intérêt de la justice parce que c’est en Californie, aux États-Unis, qu’elle devrait être instruite.

[17]           Je dois d’abord décider si la Cour a compétence pour instruire l’affaire, puis s’il convient ou non que je refuse d’exercer cette compétence.

[18]           Pour déterminer l’issue, le protonotaire a analysé le critère du lien réel et important avant de se pencher sur la doctrine du forum non conveniens.

(1)               Lien réel et important

[19]           Le protonotaire Aalto s’est appuyé sur l’arrêt Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c Association canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45 (SOCAN), pour conclure que la preuve selon laquelle Internet Archive Canada et Internet Archive [traduction] « rendaient [les renseignements] accessibles au Canada » revenait à démontrer qu’il existe entre elles un lien suffisant pour établir la compétence au Canada.

[20]           Les deux parties conviennent que le protonotaire s’est à juste titre fondé sur l’arrêt SOCAN pour établir la compétence à partir du critère du lien « réel et important ». Elles divergent cependant quant au bien-fondé de sa conclusion selon laquelle il existe un tel lien avec le Canada. Internet Archive fait valoir que l’erreur du protonotaire tient à ce que Daniel Davydiuk n’a établi aucun des facteurs de rattachement mentionnés aux paragraphes 60 à 63 de l’arrêt SOCAN.

(2)               Facteurs de rattachement

[21]           Internet Archive soutient qu’en tant que fournisseur de contenu, hébergeur ou intermédiaire, les facteurs de rattachement énoncés dans l’arrêt SOCAN ne la relient aucunement au Canada mais à San Francisco, en Californie. À ce qu’elle affirme, rien n’indique que quiconque en dehors de Daniel Davydiuk et son agent des droits d’auteur ait jamais reçu les œuvres au Canada par l’entremise de la Wayback Machine. Internet Archive fait valoir que Daniel Davydiuk doit prouver que quelqu’un a effectivement reçu la transmission – et que la simple possibilité que cela se produise ne suffit pas.

[22]           Selon Daniel Davydiuk, le lien réel et important a été établi parce que la Wayback Machine d’Internet Archive a reproduit les œuvres créées et affichées sur des sites Web canadiens et les a retransmises au Canada.

[23]           Voici certains des éléments qui appuient la position de Daniel Davydiuk :

         lors de son contre-interrogatoire, Christopher Butler, directeur d’Internet Archive, a reconnu que les sites Web saisis par la société n’étaient pas que des sites basés aux États-Unis, mais comprenaient aussi des sites canadiens;

         Internet Archive Canada appartient en totalité à Internet Archive, et n’opère que pour son compte;

         Internet Archive Canada fait la promotion des services d’archivage d’Internet Archive et peut modifier et afficher le site Web de celle-ci sans obtenir son autorisation;

         Internet Archive Canada obtient tout son financement d’Internet Archive qui la contrôle;

         Internet Archive emploie du personnel qui travaille et se trouve physiquement au Canada.

[24]           Un autre facteur de rattachement tient à ce qu’Internet Archive Canada et Internet Archive sont des entités liées. Les deux parties ont déposé des éléments de preuve touchant la nature organisationnelle et les responsabilités des parties. À l’audience, Internet Archive Canada et Internet Archive étaient représentées par le même avocat, et ce dernier n’y a pas vu de conflit d’intérêts lorsqu’il a été interrogé à ce sujet.

[25]           J’estime que la relation de dépendance entre Internet Archive et Internet Archive Canada établit un lien avec le Canada.

(3)               Présomption réfutable de compétence

[26]           Internet Archive soutient que le protonotaire s’est également trompé en n’appliquant pas l’arrêt Club Resorts Ltd c Van Breda, 2012 CSC 17 (Van Breda), et plus précisément en passant à la doctrine du forum non conveniens en sautant l’étape de l’arrêt Van Breda.

[27]           D’après Internet Archive, l’arrêt Van Breda oblige le demandeur – en tant que partie plaidant pour que la Cour exerce sa compétence – à établir objectivement un lien réel et important avec le Canada. Une fois ce lien établi, il existe une présomption réfutable de compétence. La partie qui conteste la compétence peut soumettre des faits « démontrant que le facteur de rattachement créant une présomption ne révèle aucun rapport réel – ou ne révèle qu’un rapport ténu – entre l’objet du litige et le tribunal » (arrêt Van Breda, précité, au paragraphe 95). Ce n’est qu’alors, soutient Internet Archive, que le protonotaire peut examiner la doctrine du forum non conveniens.

[28]           L’arrêt Van Breda concernait la responsabilité délictuelle et les principes fondamentaux de conflits des lois (droit international privé); il n’y était nullement question de violation du droit d’auteur sur Internet. Au paragraphe 85, le juge LeBel déclarait :

La liste des facteurs de rattachement créant une présomption proposés ici se rapporte à des actions en responsabilité délictuelle et aux questions s’y rattachant. Elle ne se veut pas une liste complète des facteurs de rattachement concernant les conditions permettant aux tribunaux de se déclarer compétents à l’égard de tous les recours connus en droit.

[29]           Comme le protonotaire, j’estime que l’arrêt SOCAN peut être invoqué lorsque la situation factuelle concerne Internet comme en l’espèce, étant donné que le critère de l’arrêt Van Breda n’est pas aussi utile que les facteurs que la Cour suprême a énumérés pour déterminer le tribunal compétent en cas de délit international.

[30]           L’utilité de l’arrêt Van Breda tient à ce que la Cour suprême y évoque les facteurs à considérer (la liste n’est pas exhaustive et devra être revue à l’avenir). La CSC précisait que « [d]es considérations abstraites d’ordre, d’efficacité ou d’équité du système ne sauraient se substituer aux facteurs de rattachement qui donnent lieu à un “lien réel et substantiel” pour l’application du droit international privé ». Le protonotaire ne s’est pas contenté d’exercer son pouvoir discrétionnaire, mais a décelé de véritables facteurs de rattachement. Il a donc été réceptif et attentif à l’arrêt Van Breda.

[31]           S’appuyant sur l’arrêt SOCAN, le protonotaire Aalto a conclu que [traduction] « la preuve établit non seulement que les renseignements ont été recueillis au Canada, mais encore qu’ils ont été rendus accessibles au Canada ». De plus, il existe entre Internet Archive et Internet Archive Canada un lien suffisant pour établir que les tribunaux ont compétence pour instruire l’affaire au Canada. Par ailleurs, le paragraphe 63 de l’arrêt SOCAN cite un facteur de rattachement qui entre en jeu « [...] lorsque le Canada [est] le pays de transmission [...] ou de réception ».

[32]           J’estime qu’Internet Archive a étendu ses activités au Canada par l’entremise du site Web Intercan en sollicitant les pages Web. La question de savoir si ce procédé était automatique ou non n’affecte en rien ma conclusion. Le fait de [traduction] « suivre un lien » ou de [traduction] « solliciter des pages », comme l’a décrit Internet Archive, suppose qu’elle s’adresse à des serveurs canadiens qui retransmettent ensuite les données vers les États-Unis. La demande de transmission et la réponse s’effectuent sans autorisation ni consentement. Le public canadien peut accéder à la page Web en la faisant retransmettre vers le Canada. C’est exactement la preuve que Daniel Davydiuk a fournie à la Cour.

[33]           Internet Archive soutient que seuls Daniel Davydiuk et son agent de droits d’auteur ont pu accéder aux documents et que ceux-ci n’ont fait l’objet que d’une [traduction] « inclusion fortuite » dans leur site Web. Mais l’arrêt SOCAN n’exige nulle part qu’il soit prouvé qu’un tiers ait accédé aux documents visés par le droit d’auteur, comme semble le soutenir Internet Archive.

[34]           Daniel Davydiuk et son agent de droits d’auteur ont pu rechercher les œuvres sur Wayback Machine alors qu’ils se trouvaient au Canada, et les œuvres leur ont été retransmises au Canada. Cela suffit pour parvenir à une décision préliminaire.

[35]           Dans une affaire relative au droit d’auteur, HomeAway.com, Inc. c Hrdlicka, 2012 CF 1467, au paragraphe 22, le juge Roger T. Hughes a conclu qu’une marque de commerce apparaissant simplement sur un écran d’ordinateur au Canada constituait un emploi et une annonce au Canada. J’appliquerai le même raisonnement et conclurai que le fait que deux personnes accèdent à un site Web depuis le Canada équivaut à un accès au Canada.

[36]           Compte tenu de ces faits, il semble injuste de demander à Daniel Davydiuk d’obtenir les mêmes œuvres pornographiques qu’il tente depuis des années de retirer du domaine public ou d’y accéder. Prouver simplement, à ce stade préliminaire du litige, que d’autres personnes peuvent accéder aux œuvres pornographiques semble inutile puisque je dispose d’éléments de preuve établissant qu’elles ont pu être consultées au Canada. Ma décision ne concerne rien d’autre que l’appel de novo visant la décision d’un protonotaire de ne pas accorder la suspension des procédures. Je laisserai au juge du procès le soin de se prononcer sur la contrefaçon, même si Daniel Davydiuk est le seul à avoir consulté les œuvres à l’égard desquelles il détient lui-même le droit d’auteur.

(4)               Forum non conveniens

[37]           Le protonotaire a conclu que le Canada était en l’espèce le lieu où il convenait d’instruire l’action. S’appuyant sur les facteurs de l’arrêt Breeden c Black, 2012 CSC 19, dans son analyse relative au forum non conveniens, il a estimé que les facteurs suivants militaient pour l’instruction de l’action du demandeur au Canada : 1) les témoins que le demandeur a nommés et qu’il est en droit d’appeler se trouvent tous au Canada; 2) le droit applicable est canadien et le demandeur a le droit de s’en prévaloir; 3) l’intérêt de la justice commande que le demandeur ne soit pas forcé de plaider sa demande devant une cour étrangère; 4) les coûts liés à une poursuite en Californie plaidaient en faveur du demandeur. Le protonotaire a toutefois précisé que certains des facteurs militant pour l’instruction de l’action au Canada étaient, au mieux, sans grand fondement.

[38]           Internet Archive soutient que ce n’est pas ici que la présente affaire devrait être instruite, et qu’il faut déterminer si le Canada est le lieu approprié en s’appuyant sur les facteurs non exhaustifs cités dans l’arrêt Van Breda.

[39]           Daniel Davydiuk fait valoir que les faits démontrent que la Cour fédérale est le ressort indiqué pour instruire l’affaire.

[40]           Je note que le juge LeBel déclarait dans les arrêts Breeden et Van Breda que les décisions discrétionnaires rendues par les juges des requêtes relativement au forum non conveniens appelaient une certaine déférence, à moins qu’il n’y ait une erreur manifeste de droit ou une erreur dans l’établissement des faits. Dans l’arrêt Breeden, le juge notait en particulier que l’analyse relative au forum non conveniens n’exige pas que les facteurs convergent tous vers une seule et même juridiction :

L’analyse relative au forum non conveniens n’exige pas que ces facteurs convergent tous vers un seul et même ressort ou que l’on procède à un simple décompte numérique de ceux‑ci. Elle exige toutefois qu’un ressort apparaisse comme étant nettement plus approprié. La partie qui soulève la doctrine du forum non conveniens a le fardeau d’établir que son ressort est nettement plus approprié.

Breeden, au paragraphe 37.

[41]           Comme Internet Archive a soulevé la doctrine du forum non conveniens, il lui incombe de montrer que l’autre ressort est « nettement plus approprié », tel qu’il est indiqué ci-dessus dans l’arrêt Van Breda. Il ne suffit pas d’établir qu’il existe ailleurs un ressort plus approprié mais que cet autre ressort est nettement plus approprié. Internet Archive doit montrer que :

[...] il serait plus juste et plus efficace de refuser au demandeur les avantages liés à sa décision de choisir un tribunal approprié suivant les règles de droit international privé. Le tribunal ne peut, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, suspendre l’instance uniquement parce qu’il conclut, après avoir examiné toutes les considérations et tous les facteurs pertinents, à l’existence de tribunaux comparables dans d’autres provinces ou États. Il ne s’agit pas de jouer à pile ou face. Un tribunal saisi d’une demande de suspension d’instance doit conclure qu’il existe un tribunal mieux à même de trancher le litige de façon équitable et efficace. Le tribunal doit cependant garder à l’esprit que sa compétence, établie en application des règles de droit international privé, peut parfois être fonction d’une norme peu rigoureuse. Le recours à la doctrine du forum non conveniens peut jouer un rôle important dans la recherche d’un tribunal nettement plus approprié pour trancher le litige et pour assurer ainsi l’équité envers les parties et leur permettre de résoudre plus efficacement leur conflit.

Van Breda, au paragraphe 109.

(5)               Avantages et coûts comparatifs pour les parties et les témoins

[42]           Internet Archive a soumis des éléments de preuve indiquant que ses témoins se trouvent tous aux États-Unis. Daniel Davydiuk et son avocat en droits d’auteur résident à Montréal, au Canada. Aucune preuve ne se rapporte au lieu de résidence des autres témoins propriétaires d’Intercan et anciens propriétaires des œuvres. Daniel Davydiuk a fait valoir qu’il serait trop onéreux de plaider l’affaire aux États-Unis. Internet Archive a rétorqué qu’il n’avait fourni aucune preuve concernant le coût des poursuites aux États-Unis. Internet Archive est une société distincte d’Internet Archive Canada : cette dernière est située à Toronto, elle scanne des livres mais ne conçoit, ni n’entretient ni ne fait fonctionner la Wayback Machine. L’avocat a confirmé à l’audience qu’il représentait les entités américaine et canadienne, mais que la société canadienne n’avait pas de position. Internet Archive emploie du personnel qui travaille et se trouve physiquement au Canada.

(6)               Droit applicable

[43]           La Loi sur le droit d’auteur du Canada s’applique, mais en dehors de brefs extraits de la DMCA ayant trait à des avis de retraits présentés dans le passé, Internet Archive n’a soumis qu’une preuve négligeable concernant le droit applicable.

(7)               Éviter les instances multiples et les décisions contradictoires

[44]           Daniel Davydiuk s’est déjà prévalu de la DMCA suivant les instructions d’Internet Archive. Celle-ci prétend que parce qu’il a déjà invoqué cette loi aux États-Unis, il est possible qu’une deuxième audience concernant les mêmes questions soit nécessaire.

[45]           Internet Archive s’est conformée aux avis de « retrait » ayant été accordés à Daniel Davydiuk au titre de la DMCA.

(8)               Exécution des jugements

[46]           Les parties n’ont produit aucune preuve concernant ce facteur.

(9)               Équité envers les parties

[47]           Daniel Davydiuk a soutenu qu’il serait trop onéreux de plaider l’affaire aux États‑Unis, ce à quoi Internet Archive a rétorqué qu’il n’avait fourni aucune preuve concernant le coût des poursuites aux États-Unis. M. Davydiuk a cité plusieurs témoins résidant au Canada qui ont attesté que son salaire net annuel était de 25 000 $. D’après la déclaration fiscale soumise par Internet Archive au gouvernement fédéral en 2009, et fournie en preuve, les actifs nets de la société s’élevaient à 5 485 762 $ US.

[48]           Pris dans leur ensemble, certains de ces facteurs plaident en faveur de la Californie et d’autres, du Canada, mais en fin de compte, la Californie n’est pas un ressort nettement plus approprié, et donc Internet Archive ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait.

[49]           J’estime qu’Internet Archive n’a pas démontré que la Californie était un ressort nettement plus approprié, de sorte que la Cour doive refuser d’exercer sa compétence.

IV.             CONCLUSION

[50]           J’estime qu’il existe un lien réel et important entre l’action et le Canada, et j’estime que la Cour a compétence. Je conclus qu’Internet Archive n’a pas démontré que la Californie était un ressort nettement plus approprié pour instruire l’action, de manière à ce que la Cour refuse d’exercer sa compétence.

[51]           Je parviens à la même conclusion que le protonotaire. La requête visant à faire écarter l’ordonnance du protonotaire Aalto est rejetée.

[52]           J’ai demandé aux parties de s’entendre sur les dépens, et elles ont convenu d’un montant de 5 000 $.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  L’ordonnance rejetant la requête des défenderesses est maintenue et le présent appel est rejeté;

2.                  Les dépens, adjugés au demandeur (Daniel Davydiuk), sont fixés à un montant de 5 000 $. Les défenderesses doivent les payer sans délai.

« Glennys McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-428-13

 

INTITULÉ :

DANIEL DAVYDIUK c INTERNET ARCHIVE CANADA ET INTERNET ARCHIVE

 

LIEU DE L’AUDIENCE

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE

LE 6 AVRIL 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 OCTOBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

James Philpott

Adam Weissman

 

POUR LE demandeur,

DANIEL DAVYDIUK

 

Ren Bucholz

Brent Kettles

Aaron Pearl

 

pour les défenderesseS,

INTERNET ARCHIVE CANADA et INTERNET ARCHIVE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

BRAUTI THORNING ZIBARRAS, s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE demandeur,

DANIEL DAVYDIUK

LENCZNER SLAGHT

Toronto (Ontario)

POUR LES défenderesseS,

INTERNET ARCHIVE CANADA ET INTERNET ARCHIVE

 

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