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Date : 20141113


Dossier : T-1941-13

Référence : 2014 CF 1065

Ottawa (Ontario), le 13 novembre 2014

En présence de madame la juge Bédard

ENTRE :

BRYAN BOUCHER-CÔTÉ

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur est présentement détenu à l’Établissement de Donnacona (l’Établissement). Il recherche le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 28 octobre 2013 par un président indépendant (PI) qui l’a déclaré coupable d’avoir commis une infraction disciplinaire grave, soit de s’être livré à des voies de fait à l’endroit d’une agente correctionnelle. Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

I.                   Contexte

[2]               Au moment des événements, le demandeur était détenu au Centre fédéral de formation. Le 4 septembre 2013, la cellule du demandeur a été fouillée par deux agents correctionnels, Martine Champagne-Lefebvre et Cronic Victome, dans le cadre d’une fouille mensuelle. Lors de la fouille, les agents ont trouvé un pot qui contenait des substances qui dégageaient de fortes odeurs. Il est admis que le demandeur a enlevé le pot des mains de l’agente Champagne‑Lefebvre et qu’il s’est enfui avec celui-ci.

[3]               La même journée, le demandeur a reçu un rapport disciplinaire pour avoir poussé violemment l’agente Champagne-Lefebvre. Le rapport mentionne ce qui suit : « Le détenu Boucher Côté [...] m’a pousser [sic] violement après que je sois sortie de sa cellule suite à une fouille mensuelle »

[4]               Une accusation à une infraction disciplinaire grave a par la suite été déposée contre le  demandeur. L’article 40 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la Loi] prévoit une série de comportements qui constituent des infractions disciplinaires. En l’espèce, le demandeur a été accusé en vertu de l’alinéa 40h) de la Loi qui prévoit ce qui suit :

Infractions disciplinaires

40. Est coupable d’une infraction disciplinaire le détenu qui :

h) se livre ou menace de se livrer à des voies de fait ou prend part à un combat;

Disciplinary offences

40. An inmate commits a disciplinary offence who

(h) fights with, assaults or threatens to assault another person;

[5]               Lorsqu’un acte d’accusation est déposé relativement à une infraction disciplinaire grave, l’accusation est instruite devant un PI (paragraphe 27(2) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 [le Règlement] nommé par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile.

[6]               Le fardeau de preuve applicable aux infractions disciplinaires est le même qu’en matière criminelle. La preuve doit donc établir hors de tout doute raisonnable que le détenu a commis l’infraction qui lui est reprochée. Le paragraphe 43(3) de la Loi prévoit à cet égard ce qui suit :

Déclaration de culpabilité

(3) La personne chargée de l’audition ne peut prononcer la culpabilité que si elle est convaincue hors de tout doute raisonnable, sur la foi de la preuve présentée, que le détenu a bien commis l’infraction reprochée.

Decision

(3) The person conducting the hearing shall not find the inmate guilty unless satisfied beyond a reasonable doubt, based on the evidence presented at the hearing, that the inmate committed the disciplinary offence in question.

II.                L’audition et la décision du PI

[7]               L’audition a eu lieu le 28 octobre 2013. Le demandeur a nié avoir posé les gestes qui lui sont reprochés et, lors de l’audition, il a enregistré un plaidoyer de non-culpabilité.

[8]               La preuve de l’Établissement a consisté en deux témoignages, soit celui des deux agents qui ont procédé à la fouille. La preuve en défense a été constituée du témoignage du demandeur et de celui d’un autre détenu.

[9]               Lors de son témoignage, l’agente Champagne-Lefebvre a déclaré que le demandeur l’avait poussée violemment lorsqu’il lui a pris le pot des mains avant de s’enfuir. Le demandeur, pour sa part, a reconnu avoir pris le pot des mains de l’agente et admis qu’il s’agissait d’un geste irréfléchi de sa part. Il a toutefois nié avoir poussé l’agente ou avoir eu quelque intention de la pousser.

[10]           Le codétenu qui a témoigné a, pour sa part, déclaré ne pas avoir vu le demandeur pousser l’agente Champagne-Lefebvre. Il a toutefois admis ne pas avoir tout vu ce qui s’était produit lors de l’incident.

[11]           Le PI a déclaré le demandeur coupable d’avoir commis l’infraction dont il était accusé, soit de s’être livré à des voies de fait à l’endroit de l’agente Champagne-Lefebvre.

[12]           Il appert des notes sténographiques de l’audition, que le PI n’a pas retenu la version du demandeur, mais qu’il a retenu celle de l’agente Champagne-Lefebvre. Il n’a pas non plus accordé de force probante au témoignage du codétenu parce que ce dernier avait reconnu ne pas avoir maintenu un contact visuel constant durant tout le déroulement de l’incident.

III.             Question en litige

[13]           La présente demande soulève une seule question : le PI a-t-il commis une erreur révisable en déclarant la culpabilité du demandeur?

IV.             La norme de contrôle

[14]           Le demandeur soutient que la décision du PI doit être examinée en vertu de la norme de la décision correcte parce qu’il a commis une erreur de droit dans son appréciation des critères juridiques relatifs à la norme de preuve prescrite. De son point de vue, il s’agit d’une erreur sur une question de droit d’une grande importance pour le système juridique et qui est étrangère à l’expertise du PI (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 55, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]).

[15]           Le défendeur soutient pour sa part que la décision du PI soulève des questions mixtes de fait et de droit qui sont révisables selon la norme de la raisonnabilité (McDougall c Canada (Procureur général), 2011 CAF 184 au para 24, [2011] ACF no 841).

[16]           Je partage l’avis du défendeur. Dans le cadre de sa décision, le PI devait déterminer si la preuve lui permettait de conclure, hors de tout doute raisonnable, que le demandeur avait commis l’infraction qui lui était reprochée. Pour ce faire, il devait appliquer les principes juridiques relatifs au doute raisonnable aux faits mis en preuve. Sa décision soulevait donc des questions mixtes de fait et de droit qui sont révisables selon la norme de la raisonnabilité. Notre Cour a, à plusieurs reprises, reconnu que l’appréciation de la culpabilité d’un détenu en matière de droit disciplinaire carcéral était assujettie à la norme de la raisonnabilité (Forrest c Canada (Procureur Général), 2002 CFPI 539 aux para 17-18, [2002] ACF no 713 [Forrest], confirmé par Forrest c Canada (Procureur général), 2004 CAF 156 au para 8, [2004] ACF no 709; Brennan c Canada (Procureur général), 2009 CF 40 au para 29, [2009] ACF no 81; Lemoy c Canada (Procureur général), 2009 CF 448 au para 14, [2009] ACF no 589 [Lemoy]; Cyr c Canada (Procureur général), 2011 CF 213 au para 13, [2011] ACF no 245; Tremblay c Canada (Procureur général), 2011 CF 404 au para 5, [2011] ACF no 503; Gendron c Canada (Procureur général), 2012 CF 189 au para 12, [2012] ACF no 202 [Gendron]; Fraser Piché c Canada (Procureur général), 2013 CF 632, au para 10, [2013] ACF no 683).

V.                Positions des parties

A.                Arguments du demandeur

[17]           Le demandeur formule deux reproches à l’endroit du PI, lesquels sont intimement liés. Il soutient que le PI n’a pas correctement appliqué les critères juridiques applicables lorsque le fardeau de la preuve est celui de la preuve hors de tout doute raisonnable. Il reproche également au PI d’avoir rendu une décision laconique qui n’est pas suffisamment motivée. Selon le demandeur, le PI n’a pas vraiment expliqué pourquoi il avait retenu le témoignage de l’agente Champagne-Lefebvre ni pourquoi son témoignage et celui du codétenu ne soulevaient pas un doute raisonnable. En somme, il reproche au PI d’avoir donné plus de poids au témoignage de l’agente correctionnel qu’au sien sans expliquer ce qui avait motivé ce choix.

[18]           Le demandeur a rappelé que dans Ayotte c Canada (Procureur général), 2003 CAF 429 au para 14, [2003] ACF no 1699 [Ayotte], la Cour d’appel fédérale a clairement établi que les tribunaux disciplinaires en milieu carcéral sont tenus de suivre les enseignements de la Cour suprême du Canada dans R c W(D), [1991] 1 RCS 742, [1991] ACS no 26 [R c W(D)] sur la notion du doute raisonnable.

[19]           Le demandeur soutient que le PI a énoncé les trois éléments contenus dans la grille d’analyse élaboré dans R c W(D), mais qu’il ne les a pas appliqués. Il avance donc que les motifs du PI sont insuffisants et qu’il est difficile, si non impossible, de savoir pourquoi il a été trouvé coupable. Il appuie sa position sur l’extrait suivant de Cyr c Canada (Procureur général), 2010 CF 94 au para 22, [2010] ACF no 90 :

[22] Je crois que les propos du juge Binnie dans R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869 peuvent nous aider. Il mentionne que le but des motifs sert à préserver et à favoriser un examen valable en appel de la justesse de la décision (paragraphe 25). Il écrit que "[l]e seuil est manifestement atteint lorsque (...) le tribunal d'appel s'estime incapable de déterminer si la décision est entachée d'une erreur" (paragraphe 28). Dans Ayotte, la Cour d'appel fédérale a reconnu aux personnes accusées d'infractions disciplinaires les mêmes garanties procédurales que dans le cadre d'un procès ordinaire pour ce qui est des moyens de défense, il en va de même quant à la suffisance des motifs.

[20]           Le demandeur soutient au surplus que l’existence des deux versions contradictoires soulevait un doute quant aux deux éléments de l’infraction et que le PI a erré en ne demandant pas réellement si son témoignage et l’ensemble de la preuve soulevaient un doute raisonnable. Le demandeur soumet que la situation en l’espèce est similaire à celle qui avait prévalu dans Zanth c Canada (Procureur général), 2004 CF 1113 au para 17, [2004] ACF no 1344 [Zanth]. Dans cette affaire, la Cour avait conclu que le PI avait erré parce qu’il avait simplement accordé plus de crédibilité aux agents correctionnels sans se demander si la preuve de l’infraction avait été faite hors de tout doute raisonnable.

[21]           Le demandeur soutient que la même erreur a été reconnue dans Ayotte, et il a renvoyé à l’extrait suivant du jugement :

22        En outre, le président du tribunal disciplinaire s'est mal instruit en droit dans cette affaire où la crédibilité était importante puisque toute la preuve reposait sur deux témoignages contradictoires. Même s'il ne croyait pas le témoignage de l'appelant, il devait l'acquitter s'il subsistait un doute raisonnable quant à sa culpabilité. Même s'il ne croyait pas la déposition de l'appelant, il devait l'examiner dans le contexte de l'ensemble de la preuve et des inférences raisonnables qu'il pouvait tirer de tous et de chacun des éléments de preuve. Mais, au terme de cet examen, il devait l'acquitter s'il n'était pas convaincu hors de tout doute raisonnable de sa culpabilité. La lecture de la transcription des débats indique clairement que le président du tribunal disciplinaire n'a pas fait cet exercise. Il s'est contenté de faire une équation inappropriée entre culpabilité et absence de crédibilité de l'appelant, altérant ainsi la norme de preuve prévue par la Loi pour fonder un verdict de culpabilité.

[Je souligne]

[22]           Le demandeur a aussi renvoyé la Cour à l’arrêt Lemoy, où la Cour a accueilli une demande de contrôle judiciaire parce que le PI avait omis de considérer plusieurs éléments disculpatoires invoqués par le détenu dans le cadre d’un moyen de défense qu’il avait soulevé.

B.                 Arguments du défendeur

[23]           Le défendeur soutient que le PI n’a commis aucune erreur dans l’application des critères élaborés par la Cour suprême dans R c W(D), relativement aux principes applicables à la norme de preuve hors de tout doute raisonnable lorsque des questions de crédibilité sont en cause.

[24]           Le défendeur a indiqué que le PI avait lui-même rappelé les principes dégagés dans R c W(D) et soutenu qu’il ressort de sa décision qu’il a appliqué ces principes même s’il n’a pas utilisé de façon précise les termes utilisés dans R c W(D).

[25]           Il soumet que le PI a considéré la version du demandeur mais qu’il ne l’a pas cru et qu’il a expliqué pourquoi il ne croyait pas sa version des événements. Quant au témoignage de l’agente Champagne-Lefebvre, le PI a jugé que rien ne lui permettait de le mettre de côté et de ne pas croire sa version. Le défendeur soutient que le PI a aussi analysé le témoignage du codétenu et expliqué pourquoi il ne lui accordait pas de force probante. Le défendeur soumet donc que le PI a analysé l’ensemble de la preuve avant de conclure que la preuve ne soulevait pas un doute raisonnable.

[26]           Le défendeur soutient que le contexte de la présente affaire est fort différent de celui qui prévalait dans les affaires Ayotte, Zanth et Lemoy. Le défendeur avance que dans ces trois jugements, l’erreur des PI avait été d’omettre d’évaluer un moyen de défense soulevé par le détenu lors de l’audience, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas présenté de moyen de défense, il a plutôt nié avoir fait les gestes qui lui sont reprochés.

VI.             Analyse

[27]           Il est bien reconnu que les accusations disciplinaires en milieu carcéral sont instruites dans le cadre d’un processus administratif, qui doit être souple et équitable, et que le PI assume un rôle de nature inquisitoire. Dans Forrest, au para 16, la Cour a repris les principes qui régissent la discipline en milieu carcéral et qui sont reconnus par notre Cour depuis de nombreuses années :

16     Dans la décision Canada (Service correctionnel) c. Plante, [1995] A.C.F. no 1509 (C.F. 1re inst.), le juge Pinard a énoncé la nature de la norme de contrôle applicable aux décisions rendues par le tribunal disciplinaire d'un pénitencier :

6 Quant à la nature et aux fonctions du tribunal disciplinaire en cause elles ont bien été résumées par mon collègue le juge Denault dans Hendrickson c. Tribunal disciplinaire de la Kent Institution (Président indépendant), (1990) 32 F.T.R. 296, aux pages 298 et 299 :

Les principes régissant la discipline pénitentiaire se trouvent dans les arrêts Martineau no 1 (précité) et Martineau c. Comité de discipline de l'Institution de Matsqui (no 2) (1979), 30 N.R. 119; 50 C.C.C. (2d) 353 (C.S.C.); Blanchard c. Tribunal disciplinaire des détenus de l'établissement de Millhaven (1982), 69 C.C.C. (2d) 171 (C.F. 1re inst.); Howard c. Tribunal disciplinaire des détenus de l'établissement de Stony Mountain (1985), 57 N.R. 280; 19 C.C.C. (3d) 195 (C.A.F.), et peuvent être résumés comme suit :

1. Une audience dirigée par le président indépendant du tribunal disciplinaire d'une institution est une procédure administrative qui n'a aucun caractère judiciaire ou quasi judiciaire.

2. Sauf dans la mesure où il existe des dispositions légales ou des règlements ayant force de loi et indiquant le contraire, il n'y a aucune obligation de se conformer à une procédure particulière ou de respecter les règles régissant la réception des dépositions généralement applicables aux tribunaux judiciaires ou quasi judiciaires ou à une procédure accusatoire.

3. Il existe un devoir général d'agir avec équité en assurant que l'enquête est menée équitablement et en respectant la justice naturelle. À une audience devant un tribunal disciplinaire, le devoir d'agir avec équité consiste à permettre à la personne de connaître les allégations, le témoignage et la nature du témoignage contre elle, de pouvoir répondre au témoignage et donner sa version des faits.

4. L'audience ne doit pas être menée contre une mesure accusatoire mais comme une procédure d'enquête et la personne dirigeant l'audience n'a pas le droit d'étudier chaque défense concevable, bien qu'elle ait le devoir de mener une enquête complète et équitable ou, en d'autres termes, d'étudier les deux côtés de la question.

5. Cette Cour n'a pas à réviser le témoignage comme le ferait la cour dans une affaire jugée par un tribunal judiciaire ou lors de la révision d'une décision d'un tribunal quasi judiciaire. Elle doit simplement considérer s'il y a vraiment eu manquement au devoir général d'agir avec équité.

6. La discrétion judiciaire en matière disciplinaire doit être exercée modérément et un redressement ne doit être accordé [TRADUCTION] qu'en cas de sérieuse injustice (Martineau no 2, p. 360).

[Voir aussi Ayotte, au para 9]

[28]           Ces principes ont été repris récemment dans Gendron, au para 15. L’article 37 de la Directive du Commissaire 580 énonce d’ailleurs la souplesse qui prévaut dans la présentation de la preuve :

37. Les règles de présentation de la preuve en matière pénale ne s’appliquent pas aux audiences disciplinaires. Le président qui tient l’audience peut admettre tout élément de preuve qu’il juge valable et digne de foi.

[29]           Cette souplesse ne libère toutefois pas le PI de son obligation d’être convaincu hors de tout doute raisonnable, à la lumière de l’ensemble de la preuve, que le détenu a commis l’infraction dont il est accusé (paragraphe 43(3) de la Loi).

[30]           Dans Ayotte, au para 14, la Cour d’appel fédérale a clairement énoncé que les principes élaborés par la Cour suprême du Canada relativement au modèle d’analyse de la preuve lorsque le fardeau est celui de la preuve hors de tout doute raisonnable constituaient une règle de droit qui s’applique en matière de discipline en milieu carcéral. Le juge Létourneau s’est exprimé comme suit :

14     Avec respect, les principes énoncés par la Cour suprême dans l'arrêt R. c. W.(D), précité, sont beaucoup plus qu'un simple modèle de directives au jury dans une affaire criminelle. Il s'agit en fait d'une règle de droit applicable à tous les juges et à tous les tribunaux appelés à évaluer et à apprécier la preuve lorsque la loi exige que ceux-ci soient convaincus hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l'accusé. C'est le cas en l'espèce.

15        En effet, l'article 43(3) de la Loi stipule que la personne chargée de l'audition d'une plainte disciplinaire en milieu carcéral "ne peut prononcer la culpabilité que si elle est convaincue hors de tout doute raisonnable, sur la foi de la preuve présentée, que le détenu a bien commis l'infraction reprochée" :

[...]

16     Cette obligation pour le décideur d'être convaincu hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l'accusé ainsi que la charge imposée au dénonciateur ou au poursuivant de fournir une telle preuve sont inextricablement liées à la présomption d'innocence : R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320, au paragraphe 13. "Il s'agit de l'une des principales mesures de protection visant à éviter qu'un innocent soit déclaré coupable" : ibidem. Le défaut de comprendre et de bien appliquer cette norme de preuve porte une atteinte irréparable à l'équité du procès ou de l'audition : ibidem.

[31]           Dans R c W(D), la Cour a énoncé comme suit le modèle d’analyse qui doit guider le décideur qui doit appliquer la règle du doute raisonnable dans des cas où la crédibilité est importante :

26     Il est manifeste que le juge du procès a commis une erreur dans son exposé supplémentaire. Il est incorrect d'indiquer aux jurés, dans une affaire criminelle que, pour arriver à un verdict, ils doivent décider s'il ajoutent foi à la preuve de la défense ou à celle de la poursuite. Énoncer cette alternative aux jurés écarte une troisième option possible, celle que les jurés, sans croire l'accusé et après avoir tenu compte de la déposition de l'accusé dans le contexte de l'ensemble de la preuve, puissent encore avoir un doute raisonnable quant à la culpabilité de l'accusé.

27     Dans une affaire où la crédibilité est importante, le juge du procès doit dire au jury que la règle du doute raisonnable s'applique à cette question. Le juge doit dire aux jurés qu'il n'est pas nécessaire qu'ils ajoutent fermement foi à la déposition de l'un ou l'autre témoin ou qu'il rejettent entièrement cette déposition. Plus précisément, le juge doit dire au jurés qu'ils sont tenus d'acquitter l'accusé dans deux cas. Premièrement, s'ils croient l'accusé. Deuxièmement, s'il n'ajoutent pas foi à la déposition de l'accusé, mais ont un doute raisonnable sur sa culpabilité après avoir examiné la déposition de l'accusé dans le contexte de l'ensemble de la preuve. Voir R. v. Challice (1979), 45 C.C.C. (2d) 546 (C.A. Ont.), confirmé par R. c. Morin, précité, à la p. 357.

28     Idéalement, il faudrait donner des directives adéquates sur le sujet de la crédibilité non seulement dans l'exposé principal mais dans tout exposé supplémentaire. Le juge du procès pourrait donner des directives au jury au sujet de la crédibilité selon le modèle suivant:

Premièrement, si vous croyez la déposition de l'accusé, manifestement vous devez prononcer l'acquittement.

Deuxièmement, si vous ne croyez pas le témoignage de l'accusé, mais si vous avez un doute raisonnable, vous devez prononcer l'acquittement.

Troisièmement, même si n'avez pas de doute à la suite de la déposition de l'accusé, vous devez vous demander si, en vertu de la preuve que vous acceptez, vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable par la preuve de la culpabilité de l'accusé.

Si on utilisait cette formule, on éviterait l'erreur qu'on trouve trop souvent dans les exposés supplémentaires. L'obligation du ministère public de prouver la culpabilité de l'accusé hors de tout doute raisonnable est fondamentale dans notre système de droit criminel. Il faudrait prendre tous les moyens possibles pour éviter de commettre des erreurs dans les directives au jury sur ce principe fondamental.

[32]           Le demandeur soutient que bien que le PI ait indiqué être lié par ce modèle d’analyse, dans les faits, il ne l’a pas appliqué. Avec égard, et malgré les représentations efficaces du procureur du demandeur, je ne partage pas cet avis. Je conviens que la décision du PI aurait pu être mieux structurée et plus claire, mais je considère qu’il ressort des notes sténographiques de l’audition que le PI a appliqué les principes dégagés dans R c W(D).

[33]           D’abord, il ressort clairement de la décision que le PI n’a pas cru la version du demandeur qui a déclaré ne pas avoir poussé l’agente correctionnel. À mon avis, le PI a expliqué pourquoi il ne retenait pas la version du demandeur en se fondant sur le témoignage de ce dernier lorsqu’il a expliqué pourquoi il avait voulu s’emparer du pot que les agents correctionnels ont trouvé dans sa cellule lors de la fouille. Le demandeur a expliqué qu’il avait intérêt à ne pas se faire prendre avec des substances illicites pour ne pas nuire à son audience devant la Commission des libérations conditionnelles du Canada qui était fixée à brève échéance. Le PI a jugé que, pour les même raisons, le demandeur avait intérêt à ne pas donner une version exacte de ce qui s’était produit lorsqu’il a pris le pot des mains de l’agente Champagne-Lefebvre. Il ressort également des notes que le PI a aussi considéré le fait que le demandeur avait admis avoir enlevé le pot des mains de l’agente et que ce geste devait impliquer une certaine force. Voici l’extrait pertinent des notes sténographiques de l’audition:

Vous aviez...vous avez même dit, vous-même, que vous aviez intérêt à ne pas vous faire prendre avec une question de substances parce que ça aurait des impacts sur votre audience qui s’en vient devant la Commission au mois d’avril. J’aurais tendance à appliquer le même principe : vous auriez intérêt à ne pas donner la version exacte des voies de fait parce que ça aussi pourrait avoir un impact sur votre audience lors de....l’audience devant la Commission des libérations conditionnelles au mois d’avril; je dis ça avec tout le respect que je vous dois.

Ce que j’ai en preuve devant moi, ce qui est indéniable, c’est que vous avez-vous-même admis...vous avez soutiré, retiré pris, volé, enlevé, peu importe le terme, le pot des mains d’une agente. Je prends pour acquis que ça prend quand même une force pour le faire. Qu’elle soit légère, ça prend quand même une force et un voie de fait, c’est l’application d’une force à l’égard d’une personne.

Que ce soit poussée violemment ou que vous ayez eu des contacts, quant à moi, je ne changerai pas ma décision là-dessus.

Vous avez-vous-même dit que ça s’est fait en....à une fraction de seconde. Elle n’a pas eu le temps de réagir. Si ça a été trop vite pour tout le monde, ça a peut-être été trop vite pour vous également.

[pp. 144-145 des notes sténographiques, pp. 149 et 150 du dossier du demandeur]

[34]           Je considère donc que le PI a expliqué pourquoi il ne croyait pas la version du demandeur. Le PI s’est ensuite penché sur les autres éléments de preuve, notamment sur le témoignage de l’agente Champagne-Lefebvre et sur celui du codétenu, avant de conclure que rien dans la preuve ne soulevait, dans son esprit, un doute raisonnable.

[35]           Le PI a indiqué qu’il croyait le témoignage de l’agente Champagne-Lefebvre qui a déclaré que le demandeur l’avait poussée et à mon avis, il a expliqué pourquoi il croyait sa version. Il ressort des notes sténographiques de l’audition, que le PI a jugé qu’il n’avait pas de raison de mettre en doute le témoignage de l’agente Champagne-Lefebvre et, qu’à son avis, le témoignage du codétenu ne permettait pas de contredire le témoignage de l’agente parce que ce dernier avait admis que tout s’était passé rapidement et qu’il n’avait peut-être pas tout vu. Voici l’extrait pertinent :

[...] C’est l’agente Lefebvre qui, elle, affirme ....affirme que vous l’avez poussée.

J’ai pas de raison de mettre en doute son témoignage. Par contre, la jurisprudence m’a enseigné que je ne peux accorder une crédibilité supérieure à un agent du simple fait que c’est de la....c’est un agent. Je l’ai toujours dit : pour moi, ce sont deux (2) témoins du même niveau et je suis convaincu qu’il y a des agents qui viennent mentir devant le Tribunal à l’occasion également. Donc, je dois faire extrêmement attention à ça.

Mais je prends pour acquis qu’elle vient vous dire que vous l’avez poussée et j’ai tendance à la croire là-dessus.

Ce qu’on a pour contredire ça, c’est le témoignage du détenu Seehing Kee qui est venu dire qu’il n’a pas vu cent pour cent (100%) pour temps, qu’il a vu une commotion – c’est son expression – et qu’il vous a ...qu’il vous aurait vu en train de prendre le pot, partir. Lui aussi est d’accord que ça c’est fait rapidement.

Oui, dans le ....à une question posée par maître Tabah, il a affirmé qu’il n’a pas vu pousser lorsqu’il a regardé et lorsqu’il regardait, c’était la grande majorité du temps, mais il a aussi admis qu’il y a peut-être des fois où j’ai pas vu. Mais il a aussi dit dans une...à une question posée par l’assesseur Alexandre Marc : il ne peut dire s’il y a eu contact physique, que ce soit violent au sens qu’on peut l’interpréter ou violent au sens que quelqu’un pourrait lui donner. À partir du moment où il y a un contact physique, je pense que c’est...on rencontre les critères d’un voie de fait et c’est ça l’élément principal de l’infraction.

Et je dois prendre dans son ensemble l’infraction qui s’est fait en quelques secondes, le fait que vous aviez intérêt à ne pas prendre.... à ne pas vous faire prendre avec des substances, que vous avez décidé, une décision réfléchie. [...] juste enlever une feuille ou un crayon à un agent, c’est déjà aller trop loin. Vous êtes parti en quelques secondes, vous avez passé par-dessus l’autre agent.

Pour toutes les circonstances, j’ai rien qui me permet de mettre de côté, bien au contraire, le témoignage de l’agente Lefebvre.[...].  

[Je souligne]

[Sic pour l’ensemble de la citation]

[pp. 145-147 des notes sténographiques, pp. 150 et 152 du dossier du demandeur]

[36]           Le PI a ensuite indiqué que les éléments de preuve autres que le témoignage du demandeur ne soulevaient pas de doute raisonnable dans son esprit :

La décision est rendue. Je vais l’expliquer juste une fois, puis avec tout le respect que je vous dois, là, ce n’est pas juste du fait que vous avez pris un pot, mais rendu là, là, vous n’avez pas ...considérant toutes les circonstances de l’affaire, je crois l’agente qui dit que vous l’avez poussée. Je considère que la preuve, outre votre témoignage qui dit qu’il n’y a pas eu contact physique, le témoin indépendant ne peut pas catégoriquement affirmer qu’il n’y en a pas eu.

Quant à moi, lui, il parle de commotion et, quant à moi, s’il y a une commotion, vous avez enlevé, on a crié. Ca a brassé en une fraction de seconde. Je suis obligé de croire madame, puis tout ce qui se passe de façon accessoire ne soulève pas chez moi un doute raisonnable.

[Je souligne]

[pp 148-149 des notes sténographiques, pp 153-154 du dossier du demandeur]

[37]           Je considère donc que le PI a appliqué les principes énoncés dans R c W(D). Je considère également que l’ensemble de la preuve pouvait soutenir une conclusion suivant laquelle aucun doute raisonnable n’était soulevé. La Cour n’a pas à substituer son appréciation de la preuve à celle du PI. Sa conclusion, à la lumière de l’ensemble de la preuve, m’apparaît raisonnable.

[38]           Les circonstances du présent dossier se distinguent de celles qui prévalaient dans les autorités invoquées par le demandeur.

[39]           D’abord dans Ayotte, la Cour reprochait au PI de ne pas s’être prononcé sur un moyen de défense invoqué par le détenu. De plus, le PI avait limité son analyse aux témoignages contradictoires du détenu et d’un agent correctionnel avant de conclure qu’il ne croyait pas le demandeur et qu’il le déclarait coupable. La Cour reprochait donc au PI d’avoir ignoré le moyen de défense invoqué. Elle lui reprochait également d’avoir ignoré la preuve fournie par le demandeur au soutien de sa défense au lieu de la soupeser et de l’apprécier. En l’espèce, le demandeur n’a pas soulevé de moyen de défense; il a nié avoir commis l’infraction. De plus, le PI n’a pas omis d’analyser la preuve. Il a considéré et soupesé la preuve constituée des témoignages du demandeur, du codétenu et des deux agents correctionnels, avant de conclure que la preuve ne soulevait pas de doute raisonnable dans son esprit.

[40]           Dans Zanth, le détenu avait lui aussi invoqué un moyen de défense, soit celui de la légitime défense. La Cour a jugé que le PI avait omis de véritablement considérer le moyen de défense invoqué par le détenu. De plus, dans cette affaire, il ressortait clairement de la décision du PI, qui est reproduite au paragraphe 9 du jugement de la Cour, qu’il avait limité son analyse à l’appréciation de la crédibilité du détenu et de celle de deux agents correctionnels pour déclarer la culpabilité du détenu. Il ne s’était jamais posé la question de savoir si la preuve, dans son ensemble, soulevait un doute raisonnable quant à la culpabilité du détenu. Voici comment le PI a conclu :

Alors, compte tenu que j’accorde beaucoup plus de crédibilité aux témoignages présentés par l’établissement, alors, dans les circonstances, je déclare le détenu Zanth coupable.

Dans un tel contexte, la conclusion du juge Blais, au para 17 du jugement, se comprend aisément :

Il est clair dans la présente affaire que le président du tribunal ne s’est pas conformé à ce modèle. Il accorde plus de crédibilité aux agents, et c’est la fin de son analyse. Il ne se pose pas la question de savoir si la preuve a été faire hors de tout doute raisonnable.

[41]           En l’espèce, le PI n’a pas limité son analyse à l’appréciation de la crédibilité du demandeur et de celle des autres témoins. Le PI a clairement indiqué qu’il pensait que les événements reprochés s’étaient produits (p 143 des notes sténographiques, p 148 du dossier du demandeur) et que la preuve ne soulevait pas de doute raisonnable dans son esprit (p 149 des notes sténographiques, p 154 du dossier du demandeur).

[42]           Dans Lemoy, le détenu avait invoqué le moyen de défense de la légitime défense et il avait invoqué plusieurs éléments factuels au soutien de sa défense. Le PI avait rejeté la défense du détenu au motif qu’il avait utilisé plus de force que nécessaire. La Cour est intervenue parce que le PI avait omis de considérer plusieurs éléments contextuels pertinents aux fins d’analyser la défense de légitime défense (para 31) et, que ce faisant, il n’avait pas considéré sérieusement le moyen de défense soulevé par le détenu (para 35). La situation en l’espèce est différente parce que le PI a traité dans sa décision de chacun des éléments de preuve qui ont été présentés par le demandeur.

[43]           Pour tous ces motifs, je considère que le PI a appliqué le modèle d’analyse dicté par R c W(D), qu’il a fait une appréciation raisonnable de la preuve et que sa décision permet de comprendre les raisons qui l’ont amené à conclure que la preuve ne soulevait pas, dans son esprit, un doute raisonnable quant à la culpabilité du demandeur. Comme l’a indiqué la juge Abella dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16, [2011] 3 RCS 708 : « En d'autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s'ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables ». J’estime qu’en l’espèce, les motifs donnés par le PI permettent de comprendre pourquoi il a jugé qu’il avait été établi hors de tout doute raisonnable que le demandeur s’était livré à des voies de fait à l’endroit de l’agente Champagne-Lefebvre. Je considère également que la décision du PI fait parties « des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au para 47).


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.  

« Marie-Josée Bédard »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T-1941-13

 

INTITULÉ :

BRYAN BOUCHER-CÔTÉ c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 OCTOBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE BÉDARD

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 NOVEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Pierre Tabah

 

Pour le demandeur

 

Claudia Gagnon

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pierre Tabah

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

 

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