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Date : 20141119


Dossier : IMM-5640-13

Référence : 2014 CF 1094

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 19 novembre 2014

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

RAPHAEL ELLER DE MELO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Raphael Eller De Melo, le demandeur, est un citoyen du Brésil qui sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] a conclu, après avoir effectué un examen des risques avant renvoi [ERAR], qu’il n’avait pas qualité de personne à protéger suivant les critères énoncés à l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27) [la LIPR ou la Loi]. Le demandeur a présenté la demande de contrôle en application du paragraphe 72(1) de la LIPR.

[2]               Le demandeur soutient que la décision de CIC selon laquelle il ne pouvait se prévaloir de la protection offerte par l’article 97 parce qu’il n’avait pas cherché à se réclamer de la protection de l’État au Brésil était attribuable à une interprétation erronée de la preuve. Il fait valoir, subsidiairement, que l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte] oblige CIC à évaluer davantage que la menace à sa vie ou le risque de traitements ou peines cruels et inusités proscrits par l’article 97 : CIC doit pondérer, dans son analyse, les droits du demandeur mis en cause par le renvoi et les intérêts des Canadiens.

[3]               Compte tenu de ma conclusion selon laquelle la décision de CIC relative à la protection de l’État était raisonnable, et des motifs que j’exposerai ci‑après, j’estime inutile d’examiner en l’espèce les arguments concernant la portée précise de l’article 7 dans son application à l’article 97 de la LIPR.

II.                Les faits

[4]               Monsieur Eller De Melo est un homosexuel qui craint, advenant son retour au Brésil, d’y être persécuté en raison de son orientation sexuelle.

[5]               Originaire de Belo Horizonte, au Brésil, le demandeur est allé aux États-Unis à l’âge de 20 ans pour y faire des études. Il a dépassé la période de séjour autorisée par son visa puis, après quatre années, il est revenu au Brésil pour rendre visite à sa mère et à des amis. Le demandeur n’a pu retourner aux États-Unis, des agents d’immigration ayant découvert qu’il tentait d’y entrer muni d’un faux passeport. Le demandeur est parvenu plus tard à entrer sans autorisation aux États-Unis depuis le Mexique, avec l’aide de passeurs.

[6]               Aux États-Unis, le demandeur a commencé à offrir des services d’escorte, avant de prendre des rendez-vous et d’agir comme gérant pour une agence d’escortes connue sous le nom de La Bella Girls. En août 2006, le demandeur a été arrêté pour ses activités au sein de l’agence et, en juin 2007, il a plaidé coupable aux accusations suivantes devant la Cour fédérale des États-Unis, district du Massachusetts : (i) complot criminel, (ii) incitation à la circulation à des fins de prostitution entre États, (iii) incitation d’étrangers en situation irrégulière à résider aux États-Unis, et (iv) retour illégal, après expulsion, aux États-Unis. Après une période d’emprisonnement de 14 mois, le demandeur a de nouveau été expulsé vers le Brésil en octobre 2007.

[7]               En 2009, M. Eller De Melo a obtenu un visa d’étudiant lui permettant d’entrer au Canada. Il n’a pas divulgué ses antécédents criminels dans sa demande de visa. Le 20 juillet 2010, il a demandé l’asile. Le 18 juin 2012, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] du Canada a conclu qu’il ne pouvait obtenir l’asile vu qu’il était une personne exclue en application de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés [la Convention] parce qu’il avait commis un crime grave de droit commun. Le demandeur a contesté cette décision devant la Cour fédérale, mais sa demande d’autorisation a été rejetée. Les deux requêtes qu’il a présentées en vue du réexamen de l’ordonnance refusant l’autorisation ont également été rejetées.

[8]               Le demandeur a ensuite présenté une demande d’ERAR le 10 avril 2013. Dans sa décision du 5 juin 2013 relative à l’ERAR, CIC a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à une menace à sa vie ou à un risque de torture ou de peines cruelles et inusitées s’il retournait au Brésil, parce qu’il n’avait pas établi qu’il serait personnellement exposé à un risque, ni réfuté la présomption de protection de l’État. Le demandeur a produit de nouveaux éléments de preuve le 4 juillet 2013 et le 27 juillet 2013, mais CIC a confirmé sa décision dans des lettres datées du 22 juillet 2013 et du 31 juillet 2013.

III.             Décision

[9]               CIC a fondé ses conclusions sur l’analyse qui suit :

a.                   Des amis et des membres de la famille du demandeur ont transmis à CIC des lettres faisant état d’actes de violence et de comportements homophobes au Brésil, mais aucun d’eux n’a été directement témoin d’incidents ou d’agressions ciblant le demandeur, et aucun élément de preuve complémentaire, comme un rapport de police, n’a été produit. CIC a jugé les lettres d’appui peu fiables pour établir que le demandeur avait subi des agressions homophobes au Brésil. Les craintes exprimées par les auteurs des lettres, selon lesquels le demandeur serait victime d’agressions s’il retournait au Brésil, relevaient de la pure hypothèse.

b.                  Le demandeur a fait état d’un vol qualifié et d’une tentative d’enlèvement survenus au Brésil pour établir qu’il serait exposé à un risque, mais peu d’éléments tendaient à démontrer que les crimes étaient motivés par l’homophobie, et aucun élément de preuve fiable ou objective n’a été produit pour confirmer leur perpétration.

c.                   Bien qu’il reste beaucoup à y faire, le Brésil est réputé pour son ouverture envers la communauté LGBT. Des personnalités politiques importantes s’y sont prononcées contre l’homophobie et le pays reconnaît les unions civiles de personnes de même sexe. Le demandeur n’a pas établi qu’il avait raisonnablement tenté d’obtenir la protection pendant qu’il était au Brésil, et il n’a pas produit une preuve claire et convaincante démontrant l’incapacité de l’État d’assurer sa protection.

IV.             Argumentation des parties

[10]           Le demandeur soutient que CIC, en fondant sa décision entièrement sur les facteurs énoncés à l’article 97 de la LIPR, n’a pas bien évalué tous les risques visés par l’article 7 de la Charte. Il ajoute que, comme l’ERAR est l’outil permettant de donner effet à l’article 7 dans le cadre du processus de renvoi (suivant l’arrêt Hernandez Febles c Canada (MCI), 2012 CAF 324 [Febles – CAF][1], au paragraphe 69, de la Cour d’appel fédérale), il faut évaluer tous les droits visés par l’article 7 (et non seulement la menace à la vie et le risque de torture et de traitements ou peines cruels et inusités) avant de renvoyer un demandeur d’asile exclu par l’application de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention. Les conclusions relatives à la protection de l’État n’ont pas un effet déterminant en l’espèce parce qu’elles résultent de l’évaluation des risques énoncés à l’article 97, et non de l’appréciation de la totalité des risques à laquelle le demandeur avait droit en vertu de l’article 7.

[11]           D’après le paragraphe 172(4) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002-227) [le Règlement], les agents de CIC n’ont pas compétence pour examiner les facteurs autres que ceux mentionnés à l’article 97 de la LIPR. Le demandeur soutient qu’il faut déclarer cette disposition inopérante en vertu de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 dans la mesure où elle fait obstacle à l’évaluation de tous les droits et intérêts qu’il tire l’article 7 de la Charte.

[12]           Deuxièmement, en disant se demander si des [traduction] « personnes précises » ciblaient le demandeur, CIC a interprété de manière indûment restrictive l’exigence pour le demandeur d’être personnellement exposé à un risque suivant l’article 97. Selon le demandeur, l’analyse aurait dû consister à se demander si la nature et le degré du risque couru différaient de ceux auxquels l’ensemble de la population est exposé.

[13]           Troisièmement, le demandeur fait valoir que les conclusions de CIC relatives à la protection de l’État sont erronées : le Brésil consacre effectivement des efforts à la protection des homosexuels, mais ceux-ci ne se traduisent pas par une protection réelle et efficace. La preuve révèle que la violence envers les homosexuels a empiré ces dernières années dans le pays. Or, ainsi qu’en a décidé la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, lorsque la protection de l’État ne peut « raisonnablement être assurée », le fait de ne pas se réclamer la protection de l’État ne fait pas obstacle à la demande d’asile.

[14]           Quatrièmement, bien que le demandeur ait invoqué l’exception fondée sur des « raisons impérieuses » prévue au paragraphe 108(4) de la Loi, l’agent n’a pas examiné si, malgré l’absence d’un risque éventuel, les traitements infligés au demandeur dans le passé étaient [traduction] « effroyables et horribles » au point de constituer des raisons impérieuses d’accorder l’asile.  

[15]            Le défendeur réplique à ces arguments en faisant valoir que la conclusion relative à la protection de l’État permet de trancher la demande. La protection de l’État est présumée être suffisante, et la conclusion tirée sur ce point commande la retenue. L’agent a reconnu l’existence de comportements et d’actes de violence homophobes au Brésil, mais il a mis ces facteurs en balance avec des éléments de preuve contraires concernant les mesures de protection et les services de soutien offerts à la communauté LGBT au Brésil ainsi que l’ouverture envers cette communauté dans ce pays. La Cour a déjà statué qu’en présence d’une conclusion raisonnable de protection de l’État, l’examen d’autres questions n’est pas nécessaire (Rosas Maldonado c Canada (MCI), 2011 CF 1183, au paragraphe 19). Le demandeur ne peut réfuter la présomption de protection suffisante du simple fait que, sur le plan subjectif, il n’est guère disposé à faire appel à l’État.

[16]           Quant à la mention faite de [traduction] « personnes précises » dans les motifs, ajoute le défendeur, CIC évaluait simplement si le demandeur était pris pour cible, plutôt qu’elle ne concluait à la nécessité d’identifier personnellement les auteurs d’actes de violence. En tout état de cause, les conclusions sur la protection de l’État ont un effet déterminant sur l’issue de la demande.

[17]           S’agissant de l’argument du demandeur fondé sur l’exception des « raisons impérieuses », le défendeur soutient que l’exception s’applique uniquement en cas de perte de l’asile. En d’autres termes, l’exception s’applique lorsque la situation a changé à l’étranger, et qu’il existe néanmoins des raisons impérieuses d’autoriser le demandeur d’asile à demeurer au Canada. Le demandeur, à titre de personne exclue, ne pouvait demander l’asile en l’espèce et il n’avait donc pas droit à une telle évaluation.

[18]           Enfin, le défendeur soutient que la protection de l’article 7 ne pourrait être invoquée que si l’on avait conclu à l’insuffisance de la protection de l’État au Brésil. Il fait valoir subsidiairement qu’un examen mené aux fins de l’article 97 de la LIPR suffisait en l’espèce pour satisfaire aux obligations découlant de l’article 7. Une distinction peut être établie entre la présente affaire et l’arrêt Suresh c MCI, 2002 CSC 1, puisque dans ce dernier cas les droits plus étendus garantis par l’article 7 étaient en jeu dans le contexte du droit de non-refoulement prévu par le droit international. Ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a exposé dans Covarrubias c MCI, 2006 CAF 365, une affaire où le demandeur avait allégué la violation de l’article 7 en raison des soins de santé insuffisants dans son pays d’origine, l’examen fondé sur l’article 7 ne devrait pas être dissocié des principes de non-refoulement..

[19]           Le défendeur souligne que la Cour d’appel fédérale a confirmé dans l’arrêt Febles – CAF que le renvoi de personnes vers un pays où elles risquent la mort ou la torture nécessite de mettre en balance les intérêts de ces personnes et ceux de la société, sans toutefois y élargir la portée de l’obligation d’évaluer le risque, dans le cadre de la demande d’ERAR, hors de ce que prévoient les articles 96 et 97 de la LIPR. Comme le demandeur en l’espèce ne requiert pas la protection internationale auxiliaire, la mise en balance des intérêts susmentionnés n’est pas nécessaire.

V.                Questions en litige

[20]           À mon avis, la présente affaire soulève essentiellement les questions suivantes :

1.                  Était-il déraisonnable pour CIC de rejeter la demande d’ERAR au motif que la protection de l’État était suffisante?

Non.

2.                  L’article 7 de la Charte impose-t-il en cas de renvoi une analyse plus approfondie que ce que prescrivent les dispositions de l’article 97 de la LIPR?

La question n’a pas à être tranchée puisque la conclusion sur la protection de l’État était raisonnable.

VI.             Analyse

A.                Cadre législatif applicable

[21]           Le droit des citoyens et des résidents permanents d’entrer au Canada est consacré à l’article 6 de la Charte. Quant aux étrangers, la Loi demeure la source primaire du droit de l’immigration et des réfugiés au Canada. Pour qui veut échapper à la persécution et aux dangers dans son pays d’origine, les articles 96 et 97 de la LIPR sont d’une importance vitale.

[22]           L’article 96 de la LIPR intègre au droit interne canadien la Convention relative au statut des réfugiés de 1951, dont le Canada est un pays signataire. L’article 97, en intégrant les obligations découlant de traités qui incombent au Canada en vertu de la Convention contre la torture [la CCT] et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, offre ce qu’on entend en droit international par protection « complémentaire » ou « auxiliaire » : Martin Jones et Sasha Baglay, Refugee Law (2007), à la page 166. En d’autres termes, l’article 97 permet d’accorder l’asile à des personnes à protéger même s’il ne s’agit pas de réfugiés au sens de la Convention.

[23]           L’octroi de l’asile aux personnes à protéger repose sur le principe du non‑refoulement, énoncé à l’article 33 de la Convention et à l’article 115 de la LIPR. Essentiellement, le principe interdit le renvoi direct ou indirect des personnes protégées dans des territoires où ils risquent d’être victimes de violations des droits de la personne : Németh c Canada (Justice), 2010 CSC 56, au paragraphe 19.

[24]           Ainsi que nous l’avons souligné ci-dessus, la SPR a conclu que M. De Melo n’était pas un réfugié au sens de la Convention. La validité de cette décision n’est pas en cause dans le présent contrôle judiciaire. La question en litige est plutôt celle de savoir si CIC a conclu de manière déraisonnable que M. De Melo n’était pas une personne à protéger au sens de l’article 97 et si, dans la négative, une telle conclusion suffisait pour qu’on procède au renvoi sans pousser plus loin l’analyse.

B.                 Norme de contrôle  

[25]           Les décisions prises à l’issue d’un ERAR, qui commandent la retenue judiciaire, sont susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité. Pour juger du caractère raisonnable d’une évaluation du risque, la Cour s’en tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47. Par conséquent, je ne puis modifier une décision prise à l’issue d’un ERAR simplement parce que je n’y souscris pas, ou que j’en serais arrivé moi‑même à une conclusion différente : Burton c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 910, au paragraphe 35.

C.                 Protection de l’État

[26]           En l’absence d’un effondrement de l’État, le point de départ de toute analyse concernant la protection de l’État est que les nations sont présumées être capables de protéger leurs citoyens. Plus un pays est démocratique, plus le demandeur devra faire des efforts pour obtenir la protection de son État d’origine : Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171, aux paragraphes 43 à 45.

[27]           CIC a reconnu dans sa décision que, bien que le Brésil soit un pays démocratique, son [traduction] « […] gouvernement n’a pas parfaitement réussi à contrer la violence et la discrimination homophobes au sein de la population ». Des membres des minorités sexuelles y ont été victimes de crimes violents, et des citoyens et des membres de la police, de la magistrature et des forces armées continuent à y faire preuve de discrimination. Toutefois, ainsi que l’a fait remarquer l’agent et que l’a révélé la preuve documentaire au dossier, le Brésil est réputé pour son ouverture envers la communauté LGBT. La première ville du pays, Sao Paulo, est l’hôte du plus important défilé de la fierté au monde; les unions de personnes du même sexe sont reconnues et diverses personnalités politiques importantes, y compris un ancien président, ont dénoncé l’homophobie; le « Programme pour un Brésil sans homophobie » a pour objet la prestation de services juridiques, psychologiques et sociaux aux minorités sexuelles; des projets en matière de sécurité, enfin, comme les projets « Système d’objectifs et de suivi des résultats », « Unités de police de l’apaisement », « Bien vivants » et « Un pacte pour la vie », en vue de contenir dans le pays le fléau de la violence criminelle.

[28]           Le dossier démontre clairement l’existence d’éléments permettant d’affirmer et de nier que le Brésil protège adéquatement ses citoyens homosexuels. Ainsi que nous l’avons déjà souligné, c’est à CIC qu’il revient d’examiner tous ces renseignements, et la retenue est de mise face au décideur si sa conclusion appartient à la gamme des issues raisonnables. L’agent n’est pas tenu d’aborder chaque élément de preuve qui contredit les conclusions tirées pour en arriver à sa décision : Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16.

[29]           Il se dégage des motifs et du dossier, en l’espèce, un fondement suffisant pour conclure que l’État offrirait sa protection au demandeur. La Cour en est récemment arrivée à une conclusion semblable quant à la protection accordée par l’État au Brésil dans le jugement Aggi de Oliveira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 488. Selon le critère de droit bien connu, la protection de l’État doit être adéquate, elle n’a pas à être parfaite (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Flores Carrillo, 2008 CAF 94).

[30]           L’agent a souligné l’absence de preuve montrant que le demandeur avait mis des efforts raisonnables pour obtenir la protection de l’État en l’espèce. L’agent a conclu que, bien que M. De Melo ait été la malheureuse victime d’un vol au Brésil, il n’était [traduction] « guère démontré que les motifs des criminels étaient vraisemblablement homophobes – notons également qu’il n’y a au dossier aucun élément de preuve objective, ou davantage fiable, qui confirme la réalité de cet incident ». Le demandeur a en outre produit des lettres d’amis et de membres de sa famille étayant son allégation selon laquelle il avait fait l’objet de menaces crédibles de mort et de harcèlement, mais il n’a présenté au décideur aucune preuve objective montrant qu’il avait fait part aux autorités de ces problèmes. Les conclusions de l’agent trouvent appui dans la preuve révélant que M. De Melo avait quitté les États-Unis volontairement pour revenir au Brésil en 2004, et qu’il y avait vécu deux années (d’octobre 2007 à août 2009), au cours desquelles il avait travaillé comme professeur d’anglais et avait fait des études collégiales. L’agent a aussi appuyé sa décision sur le fait que le demandeur n’avait pas été victime d’agression homophobe pendant cette période, ce que la Cour estime raisonnable au vu de l’ensemble de la preuve.

D.                Incidence de l’article 7 de la Charte sur l’article 97 de la LIPR

[31]           La Cour suprême du Canada avait à décider dans l’arrêt Suresh si l’expulsion d’un réfugié au sens de la Convention vers un pays où il risquait la torture enfreignait l’article 7 de la Charte. La Cour suprême a statué qu’un exercice de pondération était requis pour décider de la conformité dans un tel cas aux principes de justice fondamentale :

45. Les principes de justice fondamentale se trouvent dans « les préceptes fondamentaux de notre système juridique » : Burns, précité, par. 70.  « Ils relèvent non pas du domaine de l’ordre public en général, mais du pouvoir inhérent de l’appareil judiciaire en tant que gardien du système judiciaire » : Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, p. 503. Les principes de justice fondamentale pertinents sont dégagés au moyen d’une démarche contextuelle qui « tient compte de la nature de la décision qui doit être rendue » : Kindler, précité, p. 848, madame la juge McLachlin (maintenant Juge en chef). Il s’agit essentiellement d’un processus de pondération. Comme nous l’avons dit dans l’arrêt Burns, par. 65, « [l]’une des caractéristiques inhérentes du processus de pondération [. . .] est que le résultat peut très bien varier d’une affaire à l’autre, selon les facteurs contextuels mis en balance ». Par exemple, dans les affaires d’expulsion impliquant un risque de torture, il nous faut prendre en compte divers facteurs, y compris la situation de la personne susceptible d’être expulsée, le danger que cette personne constitue pour la sécurité du Canada ou des Canadiens et la menace terroriste qu’elle représente pour le Canada. Lorsque les considérations les plus importantes sont d’ordre général, il est probable que le résultat de la pondération sera le même dans la plupart des cas. Il est toutefois impossible de prédire qu’il sera nécessairement le même dans tous les cas.

[32]           Selon M. De Melo, l’article 7 requiert qu’on recoure en l’espèce à un processus de pondération semblable. Autrement dit, il faudrait mettre en balance son intérêt à demeurer au pays et l’intérêt des Canadiens à ce qu’il soit renvoyé.

[33]           Si le demandeur fait valoir que l’article 7 de la Charte impose à l’agent de CIC de mettre en balance les risques auxquels il serait exposé et les intérêts des Canadiens, je ne souscris pas à son argument. Après l’instruction de la présente affaire, la Cour suprême du Canada a rejeté dans l’arrêt Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68 [Febles – CSC] l’appel interjeté par M. Febles, un citoyen cubain réadapté, qui avait été exclu pour crime grave de la protection offerte aux réfugiés en vertu de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention et qui demandait que la SPR tienne compte de sa réadaptation.

[34]           S’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Febles – CSC, la juge en chef McLachlin indique clairement que, lorsqu’est prise une mesure de renvoi, il faut se livrer à l’exercice de pondération une fois établi le risque couru par le demandeur :

[10]     Enfin, même si une demande d’asile est rejetée en application de l’art. 98 et qu’une mesure de renvoi est prise, le demandeur peut encore demander la protection du ministre contre l’effet de cette mesure. En déterminant s’il y a lieu de surseoir à la mesure de renvoi, le ministre doit mettre en balance le danger pour le public au Canada et le risque que le demandeur soit tué ou soumis à la torture ou à des traitements ou peines cruels ou inusités s’il est renvoyé du Canada vers le lieu indiqué dans la mesure de renvoi (art. 97, 112, 113d)(i) et 114(1) de la LIPR).

[35]           Il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la nécessité d’une telle mise en balance en l’espèce, selon le défendeur, en raison du caractère décisif de la conclusion d’existence de la protection de l’État. Je suis porté à être d’accord.

[36]           La protection des réfugiés constitue une protection internationale auxiliaire; elle n’est pas un mécanisme d’immigration. Le juge LaForest a expliqué ce caractère auxiliaire dans l’arrêt de principe Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à la page 709 :

Le droit international relatif aux réfugiés a été établi afin de suppléer à la protection qu'on s'attend à ce que l'État fournisse à ses ressortissants. Il ne devait s'appliquer que si la protection ne pouvait pas être fournie, et même alors, dans certains cas seulement. La communauté internationale voulait que les personnes persécutées soient tenues de s'adresser à leur État d'origine pour obtenir sa protection avant que la responsabilité d'autres États ne soit engagée. C'est pourquoi James Hathaway qualifie le régime des réfugiés de [traduction] « protection auxiliaire ou supplétive » fournie uniquement en l'absence de protection nationale; voir The Law of Refugee Status (1991), à la p. 135.

[37]           Même si dans l’arrêt Ward l’argumentation était fondée sur les dispositions de l’actuel article 96 de la LIPR, les principes exposés concernant la protection de l’État s’appliquent tout autant en regard de l’article 97. Je ne vois rien par ailleurs, dans les arrêts Febles – CSC ou Febles – CAF, qui modifie le rôle conféré à la protection de l’État dans les décisions portant sur la qualité de réfugié ou sur celle de personne à protéger.

[38]           Si l’on menait jusqu’à son terme l’argument du demandeur – l’article 7 impose le recours à un processus de pondération avant le renvoi d’un demandeur, même en présence d’une conclusion raisonnable de protection de l’État – CIC devrait s’adonner à une telle analyse peu importe le niveau de démocratie et de développement atteint dans le pays d’origine du demandeur d’asile. On créerait ainsi deux voies d’immigration à toutes fins utiles : un mode fondé sur les dispositions de la LIPR, l’autre sur l’exercice de pondération de l’agent de CIC chargé de l’ERAR lorsqu’est prise une mesure de renvoi. Cela minerait, en l’absence de directives de nature législative, le rôle auxiliaire occupé en droit international par la protection des réfugiés.

[39]           Cela ne veut pas dire non plus, comme le soutient le demandeur, qu’une conclusion raisonnable de protection de l’État aurait empêché (n’eût été l’application en l’espèce de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention) de lui accorder l’asile en vertu de l’article 96, en fonction de la norme d’une « possibilité sérieuse » de persécution, sans produire d’effet par ailleurs dans le cas de l’article 97, qui appelle la norme plus rigoureuse de la « prépondérance des probabilités » : Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593, au paragraphe 120; Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1.

[40]           Il n’est pas nécessaire en l’espèce que la Cour indique si la protection offerte par l’article 7 aux étrangers en cas de renvoi a une plus large portée que celle découlant des dispositions de l’article 97. Tel pourrait bien être le cas, dans certaines situations et en présence de certains faits. Comme en l’espèce, toutefois, une conclusion raisonnable de protection de l’État a été tirée, le renvoi du demandeur n’entraîne pas d’atteinte à son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. La juge en chef McLachlin a fait observer ce qui suit dans les arrêta Medovarski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51 :

46   Le principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que les non‑citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada : Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, p. 733. À elle seule, l’expulsion d’un non‑citoyen ne peut mettre en cause les droits à la liberté et à la sécurité garantis par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

E.                 Certification

[41]           Le demandeur a proposé la certification des quatre questions suivantes :

[traduction]

(1)               L’alinéa 97(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés exige-t-il qu’un demandeur d’asile établisse, pour avoir qualité de personne à protéger, que des individus ou des groupes précis sont actuellement à sa recherche?

(2)               L’obligation, prévue dans le jugement Cepeda-Gutierrez c Canada (MCI), (1998) 157 FTR 35, de traiter de chaque élément de preuve pertinent qui contredit les conclusions du décideur s’applique-t-elle à la preuve objective sur la situation dans le pays?

(3)               Il y a-t-il incompatibilité entre le paragraphe 172(4) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés et l’obligation de s’assurer que les personnes qui demandent un ERAR ne soient pas renvoyées vers un pays où les droits qu’elles tirent de l’article 7 risquent d’être violés? Dans l’affirmative, quelle est la mesure de réparation appropriée?

(4)               Une analyse fondée sur l’article 97 suffit-elle pour assurer le respect des droits garantis par l’article 7? (Cette question a été proposée de vive voix à l’audience.)

[42]           Compte tenu de l’essentiel des observations que les conseils ont présentées par écrit et de vive voix devant la Cour, il est manifeste que le fond de l’affaire reposait sur des arguments traitant des deux dernières questions. La Cour estime que les deux premières questions n’ont pas à être certifiées parce qu’elles ne sont pas déterminantes quant à l’issue de l’appel.

[43]           À mon avis, la troisième question constitue en fait un sous-ensemble de la quatrième dans la mesure où, si l’article 97 couvre la totalité des obligations découlant de l’article 7, l’alinéa 172(4)b) du Règlement (qui prescrit le rejet de la demande si les éléments mentionnés à l’article 97 ne sont pas réunis) ne serait incompatible ni avec la LIPR, ni avec la Charte. Comme les motifs que j’expose ci-après le démontrent, j’estime que les faits de la présente espèce ne justifient pas la certification de ces questions.

[44]           Dans l’arrêt Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, la Cour d’appel fédérale a fait remarquer que pour être certifiée, selon le critère applicable, une question devait

(i)         être déterminante quant à l’issue de l’appel,

(ii)        transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale.

[45]           Exerçant mon pouvoir discrétionnaire, je refuse de certifier les troisième et quatrième questions proposées dans le cadre du présent contrôle judiciaire, dans l’exercice de mon, puisque j’estime que donner une réponse quant à la portée précise de l’article 7 en regard de l’article 97 ne satisferait pas au premier volet du critère de la certification – la question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel. Comme j’ai jugé raisonnable la conclusion tirée par CIC sur la protection de l’État au Brésil, et pour les motifs que j’ai déjà exposés concernant les principes de la protection auxiliaire et du non‑refoulement, M. De Melo n’a plus droit à aucune protection contre le renvoi. Ainsi, l’analyse de la portée précise de l’article 7 dans son application à l’article 97 s’opérerait dans un vide factuel, une situation qui n’est pas propice en général à l’analyse adéquate d’une question : Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 31, aux paragraphes 8 et 9.

VII.          Conclusion

[46]           Le conseil du demandeur a exprimé avec éloquence et compétence ses préoccupations quant à la capacité du Brésil de protéger son client. Tout en reconnaissant que la situation est loin d’être idéale dans ce pays et qu’elle doit encore beaucoup évoluer, la Cour estime qu’il n’était pas déraisonnable pour CIC de conclure que le demandeur pouvait y obtenir une protection de l’État suffisante. Par conséquent, il ne sera pas nécessaire d’examiner si l’article 7 impose, pour l’évaluation du risque aux fins de l’article 97, des obligations s’ajoutant à celles déjà reconnues par la jurisprudence.

 


JUGEMENT

LA COUR :

REJETTE la demande de contrôle judiciaire et REFUSE de certifier une question ne dans la présente affaire.

« Alan Diner »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5640-13

 

INTITULÉ :

RAPHAEL ELLER DE MELO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 SEPTEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 NOVEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Jared Will

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Martin Anderson

Leila Jawando

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

The Law Offices of Jared Will

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 



[1] Au moment de l’instruction de la présente affaire, la Cour suprême n’avait pas rendu son jugement en appel de l’arrêt Febles. Ainsi que nous le verrons plus loin, la Cour tient compte dans la présente décision des arrêts prononcés par la Cour d’appel fédérale et par la Cour suprême.

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