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Date : 20141117


Dossier : IMM‑694‑14

Référence : 2014 CF 1082

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 17 novembre 2014

En présence de monsieur le juge Simon Noël

ENTRE :

MUHAMMAD IMTIAZ CHEEMA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), en vue d’obtenir l’autorisation d’introduire une demande de contrôle judiciaire de la décision datée du 9 décembre 2013 par laquelle la commissaire Anna Brychcy, de la Section de la protection des réfugiés (la SPR ou le tribunal), a refusé de reconnaître au demandeur la qualité de réfugié selon la Convention ou celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.

II.                Les faits

[2]               Le demandeur est un homme de 41 ans originaire du Pakistan.

[3]               Le demandeur est un homosexuel qui a noué une relation intime avec son associé, M. Saif Ullah (M. Ullah), à la fin de 2008. Le demandeur et M. Ullah détenaient chacun une participation de 25 p. 100 dans une rizerie, la Falcon Rice Mills, à Gujranwala, au Pakistan. M. Muhammad Tariq Aziz (M. Tariq Aziz) détenait les 50 p. 100 restants.

[4]               Le demandeur et M. Ullah ont loué un appartement près de leur lieu de travail à Gujranwala. En février 2010, M. Tariq Aziz a visité l’appartement où le demandeur et M. Ullah vivaient et il a vu le demandeur à demi nu alors que M. Ullah était dans la douche. M. Tariq Aziz a commencé à soupçonner les deux hommes d’entretenir une relation homosexuelle et il a commencé à faire du chantage auprès du demandeur et de M. Ullah. M. Tariq Aziz a proposé de leur vendre sa participation de 50 p. 100 dans la société pour 13 millions de roupies. Le demandeur a emprunté de l’argent à différentes personnes, don 10 millions de roupies au bras droit de M. Tariq Aziz, M. Muhammad Afzal.

[5]               En avril 2010, l’avocat qui avait en sa possession les documents de vente était introuvable et M. Tariq Aziz a conservé sa participation de 50 p. 100 dans la sociétié ainsi que l’argent qui lui avait été remis par le demandeur et M. Ullah. De plus, vers avril 2010, M. Mohammad Afzal, un garde du corps de M. Tariq Aziz, a tiré des coups de feu en direction du demandeur.

[6]               En septembre 2010, le demandeur a exigé de M. Tariq Aziz qu’il lui remette l’argent ou les actions dans la rizerie, mais M. Tariq Aziz a menacé le demandeur de révéler sa relation homosexuelle. Le demandeur et M. Ullah ont par conséquent décidé de quitter le Pakistan pour le Canada.

[7]               Le 29 octobre 2010, le demandeur et M. Ullah, qui se trouvaient dans une voiture près de l’usine, se sont fait dire par le beau‑frère de M. Tariq Aziz et un prêtre de la mosquée Jamia, qu’ils devraient se préparer à mourir par lapidation parce qu’ils entretenaient une relation homosexuelle. Le demandeur et M. Ullah sont allés se cacher chez un ami, M. Waseem, à Lahore.

[8]               Le demandeur et M. Ullah ont demandé l’aide d’un agent de voyage en vue de quitter le Pakistan. Ils ont obtenu leur visa canadien et ont quitté le Pakistan pour le Canada le 16 novembre 2010. Ils ont prétendu qu’ils venaient au Canada pour évaluer le marché du riz. Ils ont par la suite demandé l’asile après avoir été interrogés par les autorités de l’immigration à l’aéroport.

III.             Genèse de l’instance

[9]               La demande d’asile du demandeur a été jointe à celle de M. Ullah. Les deux demandes ont été initialement examinées par le commissaire Aronoff le 15 juin, le 20 septembre et le 25 septembre 2012.

[10]           Me Bohbot était l’avocat qui représentait au départ le demandeur et M. Ullah. MJessica Lipes est devenue l’avocate du demandeur après l’audience du 9 février 2012.

[11]           Dans une décision rendue le 30 janvier 2013, le commissaire Aronoff s’est récusé par suite d’allégations de partialité formulées par l’avocat de M. Ullah, Me Bohbot.

[12]           Une demande visant à faire instruire les dossiers séparément a été présentée et a été accueillie le 1er mai 2013 par le commissaire coordonnateur.

[13]           La demande du demandeur a fait l’objet d’une audience de novo le 12 août 2013. Le 24 octobre 2013, l’avocat du demandeur a déposé une requête en récusation de la commissaire Brychcy parce qu’elle avait en sa possession le procès‑verbal des audiences antérieures. Me Lipes avait l’impression que la commissaire comparait le témoignage fourni par le demandeur le 12 août 2013 avec celui que M. Ullah avait donné lors des audiences antérieures, dans des circonstances très pénibles, comme nous le verrons plus loin. L’avocate estimait qu’en comparant ces témoignages, la commissaire Brychcy saperait injustement le témoignage du demandeur. Le 15 novembre 2013, la commissaire Brychcy a informé Me Lipes qu’elle refusait de se récuser. Le demandeur a poursuivi son témoignage le 2 décembre 2013. La SPR a rendu sa décision le 9 décembre 2013.

IV.             La décision contestée

[14]           Le tribunal a estimé que le demandeur n’était pas crédible. La SPR a tiré les conclusions suivantes dans sa décision :

  1. Le tribunal n’a pas jugé le témoignage du demandeur crédible en ce qui concerne la question de savoir qui, du demandeur ou de M. Ullah, avait vu M. Tariq Aziz le premier lorsque ce dernier s’était présenté à leur appartement en février 2010 (décision de la SPR, paragraphes 24 à 28 et 31).
  2. Le tribunal a estimé que les témoignages du demandeur livrés au mois d’août et de décembre 2013, en ce qui concerne les condoms laissés sur la table de l’appartement, ne concordaient pas. Le tribunal a estimé que le demandeur d’asile avait mentionné la présence de condoms sur la table dans le but d’ajouter du poids à sa demande et de donner l’impression que lui et M. Ullah avaient été pris [traduction] « la main dans le sac » (décision de la SPR, aux paragraphes 29 à 31).
  3. Le tribunal n’a pas jugé le demandeur crédible en ce qui concerne le fait que la lettre portant l’en‑tête de la rizerie Falcon avait été jointe par l’agent des visas à la demande de visa du demandeur et de son compagnon. Le témoignage donné par le demandeur à l’audience du 20 septembre 2012 contredisait son témoignage du 2 décembre 2013. Le tribunal a en conséquence conclu que le demandeur avait mentionné, lors de l’audience du 20 décembre 2013, qu’une lettre à en‑tête vierge avait été remise à l’agent des visas afin d’essayer de combler les lacunes du récit qu’il avait présenté le 20 septembre 2012, selon lequel il n’était pas au courant de l’existence de la lettre (décision de la SPR, aux paragraphes 32 à 35).
  4. Le tribunal a estimé que le demandeur n’était pas un témoin honnête. Le tribunal a conclu que le demandeur avait cherché à deviner les renseignements que la commissaire souhaitait obtenir de lui au moyen des questions qui lui étaient posées et que le demandeur faisait souvent semblant de ne pas comprendre les questions ou affirmait que [traduction] « [sa] tête allait exploser » lorsqu’on lui posait une question clé ou lorsqu’on lui signalait des incohérences (décision de la SPR, au paragraphe 36).
  5. Le tribunal a conclu que l’absence d’éléments de preuve confirmant que le demandeur ait participé au défilé de la fierté gaie en 2012 et en 2013 et les incohérences de son témoignage concernant la question de savoir avec qui il avait participé à ces défilés minaient la crédibilité des ses allégations visant établir qu’il est homosexuel (décision de la SPR, au paragraphe 37).
  6. Ayant estimé que le demandeur ne pouvait avoir oublié de mentionner son homosexualité dans le formulaire IMM 5611, le tribunal a conclu qu’il n’était pas un témoin digne de foi. Le tribunal n’a pas retenu la thèse voulant que l’état psychologique du demandeur l’a amené à oublier ce renseignement (décision de la SPR, aux paragraphes 38 à 41).
  7. Le tribunal a estimé que le demandeur n’avait aucune raison de présenter M. Ullah comme son cousin plutôt que simplement comme son partenaire d’affaires. Le tribunal a conclu également que la crédibilité du demandeur était de façon générale compromise en raison des fausses déclarations faites dans sa demande de visa (décision de la SPR, au paragraphe 42).
  8. Le tribunal a accordé peu de valeur probante aux documents présentés par le demandeur parce qu’ils se contredisaient. Par exemple, une lettre du 13 septembre 2011 d’un avocat du Pakistan fait mention d’une plainte verbale formulée par M. Tariq Aziz auprès de la police, et indique que le demandeur n’a fait l’objet d’aucun rapport d’information ou mandat d’arrestation. Cette thèse est contredite par un article de journal tiré du Daily Pakistan du 17 août 2011 selon lequel un mandat d’arrestation avait été lancé contre le demandeur en raison de son homosexualité. Des éléments de preuve ont par ailleurs été produits pour expliquer qu’il était possible de payer pour faire imprimer de fausses histoires dans des journaux (décision de la SPR, au paragraphe 44).
  9. Le tribunal a conclu qu’il ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour conclure, en application de l’article 96 de la LIPR, que le demandeur avait raison de craindre d’être persécuté pour un des motifs prévus par la Convention en raison de son homosexualité. Le tribunal s’est donc demandé si le demandeur avait la qualité de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR. Le tribunal n’a pas cru la thèse voulant que le demandeur ait eu des problèmes avec M. Tariq Aziz parce qu’il était homosexuel. Il n’a donc pas non plus retenu la thèse selon laquelle le demandeur était recherché par la police en raison de son homosexualité. Le tribunal a en outre précisé que le demandeur pourrait facilement éviter toute personne à qui il doit de l’argent en déménageant à Karachi où il dispose d’une possibilité de refuge intérieur (PRI). Le tribunal a également conclu que le demandeur pourrait se trouver un médecin à Karachi pour s’occuper de ses problèmes de santé s’il en ressentait le besoin (décision de la SPR, aux paragraphes 44 à 48).
  10. En dernière analyse, à la lumière des problèmes de crédibilité signalés, le tribunal a estimé que le demandeur ne craignait pas avec raison d’être persécuté au Pakistan pour un des motifs énumérés dans la Convention. Il a en outre estimé qu’il n’était pas plus vraisemblable que son renvoi au Pakistan l’expose personnellement à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au danger d’être soumis à la torture (décision de la SPR, au paragraphe 49).

V.                Prétentions et moyens des parties

[15]           Le demandeur fait tout d’abord valoir que la commissaire Brychcy a commis une erreur en ne se récusant pas lors de l’audience de novo après s’être fondée sur le témoignage livré par un tiers lors de la première audience. Le demandeur affirme qu’il s’est vu refuser le droit à une audience équitable pour cause de crainte de partialité de la part du tribunal.

[16]           De plus, suivant le demandeur, [traduction] « lors d’une audience de novo devant la SPR, le nouveau tribunal a en règle générale le droit de tenir compte du procès‑verbal de l’audience antérieure du demandeur d’asile » (mémoire du demandeur, au paragraphe 34). Toutefois, dans le cas qui nous occupe, le nouveau tribunal s’est servi du premier procès‑verbal d’une façon injuste, ce qui a donné lieu à une crainte raisonnable de partialité. Le procès‑verbal original renferme le témoignage de M. Ullah sur lequel le tribunal s’est fondé pour arriver à une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité du demandeur.

[17]           Le défendeur affirme que la décision du commissaire Aronoff de se récuser n’implique pas que les éléments de preuve recueillis au cours des trois premières audiences auxquelles le demandeur a participé ne devraient pas être prise en compte lors de l’audience de novo, étant donné que le procès‑verbal ne saurait avoir d’incidence sur la partialité du lecteur ni susciter de crainte raisonnable de partialité. Le défendeur affirme en outre que la récusation du commissaire faisait suite aux tensions qui existaient entre lui et Me Bohbot et non entre lui et le demandeur ou M. Ullah.

[18]           Le demandeur affirme également qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale lors de l’audience de novo parce que M. Ullah n’était pas présent et qu’il n’a donc pas eu l’occasion de faire valoir son point de vue et de donner des explications au sujet de son témoignage. Le demandeur affirme que le tribunal a commis une erreur de droit en rejetant sa requête en récusation. Le demandeur réplique que la commissaire Brychcy n’a pas rendu de décision au sujet des droits de M. Ullah et que, pour que le demandeur puisse se plaindre d’un manquement à l’équité procédurale, il faudrait qu’il ait lui‑même été victime d’un tel manquement.

[19]           À titre subsidiaire, le demandeur affirme que l’analyse de la Commission relative à la crédibilité n’était pas raisonnable, étant donné qu’elle a relevé sept problèmes pour justifier ses conclusions négatives à ce sujet, mais que trois de ces problèmes découlaient d’une comparaison avec les témoignages entendus lors des audiences antérieures. Le défendeur réplique que la Commission est mieux placée que la Cour pour évaluer la crédibilité du demandeur. Le défendeur invoque également des divergences entre les différents témoignages du demandeur et entre les témoignages donnés par le demandeur et ceux de M. Ullah pour dire que la Commission n’a pas commis d’erreur en estimant que le demandeur n’était pas crédible. Le défendeur affirme également que la Commission était consciente de l’état psychologique du demandeur et de ses répercussions sur son témoignage. Suivant le défendeur, l’état psychologique du demandeur et le fait qu’il était considéré comme une personne vulnérable par le commissaire coordonnateur ne signifient pas pour autant que son témoignage est crédible.

VI.             Questions en litige

[20]           Selon le demandeur, les questions suivantes se posent en l’espèce :

  1. Le fait que la commissaire de la SPR s’est fondée sur le témoignage donné par un tiers lors de la première audience soulève‑t‑il une crainte raisonnable de partialité?
  2. L’analyse de la Commission portant sur la crédibilité était‑elle raisonnable?

[21]           Selon le défendeur, la présente instance soulève les questions suivantes :

  1. Après avoir examiné le procès‑verbal des audiences précédentes, la commissaire a‑t‑elle commis une erreur en ne se récusant pas?
  2. La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que l’allégation du demandeur selon laquelle il est homosexuel n’était pas crédible?

[22]           Après avoir examiné les questions formulées par les parties, j’estime que la question centrale en l’espèce se résume comme suit :

  1. La commissaire a‑t‑elle commis une erreur en se fondant sur le procès‑verbal des audiences antérieures lors de l’audience de novo du demandeur?

VII.          Norme de contrôle

[23]           La principale question énoncée ci‑dessus soulève des questions mixtes de faits et de droit. La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Sing c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 125, par. 43 (sub nom Lai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration))). La Cour n’interviendra que si elle conclut que la décision est déraisonnable, c’est‑à‑dire qu’elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] ACS no 9, au paragraphe 47).

VIII.       Analyse

A.                La commissaire a‑t‑elle commis une erreur en se fondant sur le procès‑verbal des audiences antérieures lors de l’audience de novo de la demande du demandeur?

[24]           Je conclus que la commissaire Brychcy a commis une erreur en se fondant sur le procès‑verbal de la première audience lors de l’audience de novo. Les audiences antérieures se sont déroulées dans un climat très tendu dans lequel le droit à un avocat a été nié à M. Ullah. Pour les motifs qui suivent, j’estime qu’il était déraisonnable de se servir par la suite du procès‑verbal de ces audiences lors de l’audience de novo.

(1)               Les audiences antérieures

[25]           Il est de jurisprudence constante qu’il est acceptable qu’un nouveau tribunal utilise le procès‑verbal de l’audition initiale d’une demande d’asile lors d’une audience de novo devant la SPR (Darabos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 484, au paragraphe 13 [Darabos]; Diamanama c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 121, 61 ACWS (3d) 160, au paragraphe 10). Le tribunal peut l’utiliser pour établir le contexte factuel, notamment pour vérifier la véracité du récit du demandeur d’asile (Kabengele c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 1866, 197 FTR 73, au paragraphe 47; Badal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 311, [2003] ACF no 440, au paragraphe 16). Toutefois, dans le cas qui nous occupe, l’utilisation du procès‑verbal des audiences antérieures pose problème. En premier lieu, la commissaire Brychcy s’est servie non seulement du témoignage du demandeur, mais également de celui de M. Ullah, dont la demande d’asile avait été jointe à celle du demandeur, pour tirer des conclusions au sujet de la crédibilité du demandeur, sans que M. Ullah soit présent à l’audience de novo pour expliquer son témoignage antérieur. Le dossier de preuve ne permet pas de savoir pour quelle raison exactement M. Ullah ne pouvait être présent à l’audience de novo. Deuxièmement, les premières audiences se sont déroulées dans un climat tendu, et à deux reprises, M. Ullah s’est vu refuser le droit d’être représenté par un avocat. Comme nous le verrons plus loin, il a donc été interrogé, sans que cela soit de sa faute, hors de la présence d’un avocat. De plus, l’atmosphère lors de ces audiences était tendue et hostile en raison de l’animosité entre le commissaire Aronoff et Me Bohbot. À une occasion, il a fallu faire escorter Me Bohbot à l’extérieur de la salle d’audience par des gardiens de sécurité. Il était donc déraisonnable de la part de la commissaire Brychcy de se servir du procès‑verbal de la première audience lors de l’audience de novo pour tirer des conclusions au sujet de la crédibilité du demandeur. Ce dernier a ainsi été privé de la possibilité de plaider sa cause de nouveau, ce qui l’a placé dans une situation injuste.

(2)               Droit à l’assistance d’un avocat

[26]           En droit administratif, le droit à l’assistance d’un avocat n’est pas absolu. Toutefois, « lorsque l’absence de l’avocat a pour effet de priver le justiciable de son droit à une audience équitable, la décision rendue est invalide » (Mervilus c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1206, au paragraphe 21). Dans le cas qui nous occupe, même si le commissaire Aronoff n’a jamais rendu de décision en ce qui concerne les premières audiences, le droit à l’assistance d’un avocat a été refusé à M. Ullah à l’audience du 15 juin 2012 et à celle du 20 septembre 2012 en raison de l’animosité qui existait entre son avocat et le commissaire. Il a été interrogé dans une atmosphère tendue sans que son avocat ne soit présent pour intervenir ou pour formuler des observations.

[27]           L’avocat du défendeur soutient que le demandeur ne peut invoquer des droits dont a été privé son associé pour justifier le fait qu’il a été privé de son droit à l’équité lors de l’audience de novo. Je ne suis pas de cet avis. Comme le procès‑verbal de la première procédure le démontre, la tension lors des échanges entre le commissaire Aronoff et l’avocat de M. Ullah (pendant un certain temps, Me Bohbot était également l’avocat du demandeur lors des audiences), a créé une atmosphère qui ne permettait pas ou ne facilitait pas le témoignage de tous les intéressés. Pour cette raison, les faits liés à la question du droit à l’assistance d’un avocat qui concernent M. Ullah ont fait en sorte que l’audience présidée par le commissaire Aronoff s’est déroulée dans un climat d’iniquité et une atmosphère tendue, ce qui a nuit à leur déroulement et n’a pas facilité le témoignage de tous les intéressés. L’examen, auquel je procède ci‑dessous, du procès‑verbal des audiences antérieures témoigne de la situation que les personnes présentes ont vécue.

a)                  L’audience du 15 juin 2012

[28]           Lors de l’audience du 15 juin 2012, M. Ullah a déclaré qu’il a appris dix jours avant l’audience que Me Bohbot ne serait pas présent à l’audience. Me Bohbot aurait informé M. Ullah qu’il devait trouver un autre avocat. M. Ullah a communiqué avec deux avocats, mais aucun ne pouvait s’occuper de son dossier (dossier du tribunal (DT), aux pages 587 à 590). Me Bohbot a également expliqué au tribunal par lettre du 1er mai 2012 qu’il ne serait pas présent pour [traduction] « des raisons personnelles » (DT, aux pages 585 à 647). À l’ouverture de l’audience, M. Ullah a mentionné qu’il était prêt à procéder, mais qu’il fallait tenir compte du fait qu’il n’était pas représenté par un avocat (DT, à la page 590). À la suite de questions portant sur des modifications apportées au Formulaire de renseignements personnels des demandeurs, le commissaire Aronoff a commencé à interroger M. Ullah. M. Ullah s’est ensuite dit préoccupé par le fait que, bien qu’il soit présent à l’audience, il n’était pas représenté par un avocat (DT, à la page 606). Voici ce qui est rapporté à ce sujet dans le au procès‑verbal (DT, à la page 606) :

[traduction]

LE COMMISSAIRE (au demandeur d’asile) : M. Ullah, depuis votre arrivée au Canada, le 16 novembre 2010, est‑il arrivé quelque chose au Pakistan concernant votre situation dont nous devrions être mis au courant?

LE DEMANDEUR D’ASILE (M. ULLAH) (au commissaire) : Ma demande, ma préoccupation est le fait que je suis ici sans être représenté par un avocat.

LE COMMISSAIRE (au demandeur) : D’accord. Ce n’est pas la question que vous ai posée. Avez‑vous compris ma question?

LE DEMANDEUR (M. ULLAH) (au commissaire) : Pourriez‑vous la répéter s’il vous plaît?

[29]           Le commissaire Aronoff a continué à poser des questions à M. Ullah. Le demandeur a ensuite été interrogé par le commissaire Aronoff et par Me Lipes. M. Ullah est intervenu à un certain moment au cours du témoignage du demandeur pour parler de ses problèmes de santé (DT, à la page 635). M. Ullah a de nouveau été interrogé par le commissaire Aronoff au sujet de l’appartement qui avait été loué et de l’incident de la douche (DT, aux pages 638 à 643).

b)                  L’audience du 20 septembre 2012

[30]           Après l’audience du 15 juin 2012, Me Bohbot a continué à représenter M. Ullah. À l’audience du 20 septembre 2012, il y a de nouveau eu une confrontation et des tensions entre le commissaire Aronoff et Me Bohbot. Me Bohbot a également demandé et déclaré ce qui suit au commissaire Aronoff en ce qui concerne l’audience du 15 juin 2012 (DT, à la page 656) :

[traduction]

[…] Avez‑vous été équitable en ce qui concerne le droit du demandeur d’asile d’être représenté par l’avocat de son choix?

Non, bien sûr que non. Vous avez dit que vous deviez procéder.

Donc, le 15 juin, Me Lipes était présente avec son client et vous avez décidé de poser des questions à mon client, peu importe qu’il soit représenté ou non, et sachant fort bien que j’avais envoyé des lettres expliquant que je ne pouvais être présent parce que je n’étais pas d’accord avec la date fixée pour l’audience.

A‑t‑on respecté les principes de justice naturelle et d’équité? Je ne le crois pas.

[31]           Une discussion animée s’est poursuivie entre les deux hommes jusqu’à ce que le commissaire Aronoff fasse expulser Me Bohbot de la salle d’audience par des agents de sécurité (DT, aux pages 651 à 666), et l’échange suivant a eu lieu (DT, à la page 665) :

[traduction]

L’AVOCAT (au commissaire) : Je tiens à dire que je quitte la salle d’audience et que mon client ne sera dès lors plus représenté devant vous.

LE COMMISSAIRE (à l’avocat) : Votre client devra prendre une décision.

L’AVOCAT (au commissaire) : C’est vous qui avez pris la décision et non mon client.

[32]           Me Lipes, l’avocate du demandeur, s’est par la suite dite préoccupée par le fait que M. Ullah n’était pas représenté (DT, à la page 669). L’échange suivant figure également au procès‑verbal (DT, pages 673 à 680) :

[traduction]

LE COMMISSAIRE (au demandeur d’asile, M. Ullah) : Et je suis prêt à procéder.

M. Ullah, vous n’avez pas d’avocat. Malheureusement, votre avocat a décidé qu’il préférait ne pas vous représenter au lieu de s’engager à modifier les arguments qu’il souhaitait présenter en votre nom.

J’ai l’intention de poursuivre l’audience tant en ce qui vous concerne qu’en ce qui a trait à M. Chimah (sic) et c’est à vous de décider si vous voulez rester ou non.

Je vais lever l’audience pour dix minutes pour vous donner la possibilité de réfléchir, après quoi l’audience reprendra.

[…]

LE COMMISSAIRE (à tous) : D’accord.

Nous reprenons l’audition de l’affaire et je demande à M. Ullah s’il restera dans la salle d’audience pour l’audition de sa demande.

LE DEMANDEUR D’ASILE (au commissaire) : Non, comment puis‑je le faire sans avocat, sans mon avocat?

LE COMMISSAIRE (au demandeur d’asile) : Malheureusement c’est la situation dans laquelle vous vous retrouvez. Vous devez prendre une décision.

LE DEMANDEUR D’ASILE (au commissaire) : Non, Monsieur, je ne continue pas sans lui.

LE COMMISSAIRE (au demandeur d’asile) : D’accord.

Vous pouvez donc quitter la salle d’audience et une décision sera rendue en vue de rejeter votre [...] à moins que je ne rende pas de décision immédiatement, mais il sera établi, du fait de votre absence de la salle d’audience, que vous étiez présent et que vous avez décidé de ne pas poursuivre.

Suivant le tribunal [...]

L’INTERPRÈTE (au commissaire) : Il veut que je répète, Monsieur.

LE COMMISSAIRE (à l’interprète) : D’accord.

L’AVOCAT (au commissaire) : Je crois comprendre qu’il demeure dans la salle d’audience, c’est la raison pour laquelle il est encore ici.

LE COMMISSAIRE (à l’avocat) : Pardon?

L’AVOCAT (au commissaire) : Je crois comprendre qu’il a décidé de demeurer dans la salle d’audience.

LE COMMISSAIRE (à l’avocat) : Et bien ce n’est pas ce qu’il vient de dire.

L’AVOCAT (au commissaire) : Je crois comprendre que c’est ce qu’il [...] et bien c’est ce que vous avez compris qu’il avait dit mais [...]

LE DEMANDEUR D’ASILE (au commissaire) : Je vais [...] ou me conformer à ce que vous allez m’ordonner, je suis obligé de respecter ce que vous m’ordonnez; je vais le respecter.

LE COMMISSAIRE (au demandeur d’asile) : Non, je n’ordonne rien.

Je vous dis que vous êtes ici et que votre affaire sera entendue et …. Attendez un peu s’il vous plaît, je veux citer le bon article.

L’AVOCAT (au commissaire) : Oui.

LE COMMISSAIRE (au demandeur) : Aux termes de l’article 58… du paragraphe 58(2) des Règles de pratique, la SPR doit vous donner la possibilité d’expliquer pourquoi le désistement ne devrait pas être prononcé.

La Section doit lui donner cette possibilité sur‑le‑champ, dans le cas où il est présent à l’audience et où la Section juge qu’il est équitable de le faire.

Pour décider si elle prononce le désistement, la Section prend en considération les explications données par le demandeur d’asile à l’audience et tout autre élément pertinent, notamment le fait que le demandeur d’asile est prêt à commencer ou à poursuivre l’affaire. Si la Section décide de ne pas prononcer le désistement, elle commence ou poursuit l’affaire sans délai.

Êtes‑vous prêt à poursuivre?

LE DEMANDEUR D’ASILE (au commissaire) : En fait, pour dire la vérité, je n’ai pas très bien compris, mais je veux effectivement procéder, ou aller de l’avant avec l’audition de ma demande.

Mais sans mon avocat, je ne me sens pas très à l’aise et je me sens nerveux et mon corps et mon langage, je veux dire ma langue plutôt, ne sont pas coordonnés.

LE COMMISSAIRE (au demandeur d’asile) : Eh bien malheureusement, vous n’êtes pas représenté parce que votre avocat a été expulsé de la salle d’audience et que le tribunal a décidé de poursuivre.

Le tribunal tiendra compte du fait que vous vous sentez mal à l’aise et nerveux. Mais si vous ne procédez pas, le tribunal prononcera le désistement de votre demande.

[33]           L’échange entre le commissaire Aronoff, Me Lipes et M. Ullah s’est poursuivi et M. Ullah a de nouveau exposé ses préoccupations au sujet du fait qu’il n’était pas représenté par un avocat. Le commissaire Aronoff a décidé de poursuivre malgré tout l’audience. La Cour se limite à ces extraits, bien que le dossier du tribunal renferme d’autres pages où sont rapportés d’autres échanges entre les parties au sujet de la décision du commissaire Aronoff d’instruire l’affaire malgré les préoccupations exprimées par M. Ullah en ce qui concerne le fait qu’il n’était pas représenté par un avocat. Les extraits reproduits illustrent toutefois comment M. Ullah s’est vu refuser le droit à un avocat sans aucune faute de sa part, et montrent qu’il a exprimé ses préoccupations quant au fait qu’il n’était pas représenté par un avocat et qu’il a été contraint soit de procéder sans la présence de son avocat, soit de voir le tribunal prononcer le désistement de sa demande d’asile. M. Ullah a été interrogé sans que soit accordée à son avocat la possibilité de formuler des observations, de poser des questions et d’intervenir. Par conséquent, les témoignages de M. Ullah et du demandeur ont été livrés dans des circonstances difficiles, et ultimement le commissaire Aronoff s’est récusé en raison d’une crainte raisonnable de partialité (DT, aux pages 254 et 255). L’utilisation du procès‑verbal de cette audience lors de l’audience de novo du demandeur est donc problématique et injuste pour toutes les personnes concernées, étant donné que les témoignages ont été livrés dans des circonstances qui n’étaient pas de nature à créer un climat propice à ce que justice soit rendue et qu’elle semble l’avoir été.

(3)               L’utilisation du procès‑verbal de la première audience lors de l’audition de novo de la demande du demandeur

[34]           La commissaire Brychcy a commis une erreur en se fondant sur le procès‑verbal de la première audience lors de l’audition de novo de la demande demandeur. Le recours au procès‑verbal initial a d’abord été soulevé dans la requête en récusation de la commissaire Brychcy présentée par Me Lipes (DT, aux pages 227 et 228). Dans sa requête, Me Lipes s’est opposée à ce que le procès‑verbal initial soit versé au dossier et a expliqué que les audiences antérieures s’étaient déroulées dans un climat tendu et hostile. La commissaire Brychcy a répondu qu’elle ne se récuserait pas. En ce qui concerne l’audience du 15 juin 2012, elle a affirmé que, bien que l’avocat de M. Ullah n’ait pas été présent, l’audience s’était poursuivie et M. Ullah avait été en mesure de répondre aux questions posées par le commissaire Aronoff. En ce qui concerne l’audience du 20 septembre 2012, elle a affirmé que, bien qu’il y ait eu des tensions à l’audience et qu’il ait fallu expulser Me Aronoff de la salle d’audience sous escorte, celle‑ci s’était poursuivie et l’atmosphère était [traduction] « revenue à la normale » après son départ. Elle a ajouté que les deux demandeurs d’asile avaient par la suite été interrogés au sujet de faits dont ils étaient censés se souvenir et qui remontaient à l’époque où ils vivaient au Pakistan et qu’il n’y avait aucune raison de ne pas croire leur témoignage. La commissaire Brychcy a déclaré que toute contradiction relevée entre le témoignage du demandeur et les témoignages antérieurs serait soulevée lors de l’audience du 2 décembre 2012 (DT, aux pages 221 et 222).

[35]           Comme je l’ai déjà déclaré, la commissaire Brychcy a commis une erreur en se fondant sur le premier procès‑verbal lors de l’audience de novo. Sa conclusion défavorable au sujet de la crédibilité du demandeur reposait en grande partie sur la comparaison qu’elle avait faite entre le témoignage donné par M. Ullah lors de la première audience et celui que le demandeur avait donné lors de l’audience de novo (décision de la SPR, aux paragraphes 24‑25, 26‑27, 28‑29, 30‑31, 33‑34 et 35). Il était injuste envers le demandeur de se fonder sur ce témoignage, compte tenu des circonstances susmentionnées, pour tirer des conclusions au sujet de sa crédibilité. Le demandeur avait droit à une audience de novo équitable.

[36]           Bien qu’en temps normal, il est acceptable de la part du tribunal qui procède à une audience de novo de tenir compte du procès‑verbal de la première audience tenue par la SPR, dans le cas qui nous occupe − un cas de toute évidence inhabituel −, les audiences antérieures se sont déroulées dans un climat tendu et, à au moins deux reprises, M. Ullah a été interrogé sans la présence de son avocat. Il a également fallu faire expulser Me Bohbot de la salle d’audience par des gardes de sécurité dans un climat hostile et le commissaire Aronoff a fini par se récuser. Il était donc déraisonnable de la part de la commissaire Brychcy de se servir du procès‑verbal pour tirer une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité au demandeur. Le procès‑verbal des audiences antérieures n’aurait pas dû être utilisé dans des circonstances aussi inhabituelles.

IX.             Dispositif

[37]           La Commission a commis une erreur en se servant du procès‑verbal de la première audience pour se prononcer sur la crédibilité du demandeur dans le cadre de l’audience de novo. La décision n’appartient donc pas aux issues possibles. La décision est par conséquent renvoyée pour nouvel examen de la demande d’asile du demandeur par un autre tribunal sans qu’il soit tenu compte des procès‑verbaux des audiences antérieures et de l’audience de novo.

[38]           Les parties ont été invitées à présenter d’autres observations au sujet de la question de l’utilisation du procès‑verbal initial lors de l’audience de novo du demandeur, mais ni l’une ni l’autre n’a choisi de le faire.

[39]           Les parties ont été invitées à soumettre des questions à certifier, mais aucune n’a été proposée.


JUGEMENT

LA COUR :

  1. ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire de la décision du 9 décembre 2013 de la commissaire Brychcy et RENVOIE l’affaire à un autre tribunal en vue de la tenue d’une nouvelle audience;
  2. DÉCLARE qu’il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Simon Noël »

Juge

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


doSSIER :

IMM‑694‑14

 

INTITULÉ :

MUHAMMAD IMTIAZ CHEEMA c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

mONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 NOVEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge noël

 

DATE DES MOTIFS :

le 17 novembre 2014

 

COMPARUTIONS :

Jessica Lipes

 

POUR LE demandeur

 

Thomas Cormie

 

PoUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jessica Lipes

Avocate

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE défendeur

 

 

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