Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20141120


Dossier : T-495-14

Référence : 2014 CF 1101

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 novembre 2014

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

KARIM AYYAD

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 30 mai 2013, par laquelle la juge de la citoyenneté Sharon Robertson a conclu que le demandeur n’avait pas déterminé l’existence d’une raison valable justifiant le défaut de comparaître pour prêter le serment de citoyenneté.

[2]               Les faits sont simples. Le 4 mai 2012, une demande de citoyenneté a été présentée pour le compte du demandeur, qui était mineur à l’époque. Le 5 avril 2013, un agent de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) lui a accordé la citoyenneté. Le 17 avril 2013, un avis de convocation a été envoyé au demandeur lui indiquant de se présenter, le 9 mai 2013, à une cérémonie pour prêter le serment de citoyenneté. L’avis a été envoyé à l’adresse postale fournie précédemment par la mère du demandeur de leur résidence à London, en Ontario.

[3]               Le demandeur, qui était à l’époque à Londres, en Angleterre, a reçu l’avis de convocation peu après le 9 mai 2013. Il a informé CIC, par une lettre datée du 14 mai 2013 qu’il n’avait pas pu se présenter à la cérémonie, selon les instructions reçues, parce qu’il se trouvait à Londres, en Angleterre, en train de préparer ses examens à la fin de la première année d’études du City Law School au City University, où il était inscrit, et avait joint une lettre de l’université confirmant son inscription. Il a demandé que le serment de citoyenneté soit reporté.

[4]               La juge de la citoyenneté a décidé que l’explication donnée par le demandeur pour ne pas avoir comparu pour prêter le serment de citoyenneté ne constituait pas une raison valable. Par conséquent, la demande de citoyenneté a été considérée comme abandonnée. Après avoir demandé à plusieurs reprises quel était l’état de la demande de citoyenneté du demandeur, l’avocat de ce dernier a été avisé par lettre datée du 24 février 2014, d’un agent de la citoyenneté dont le nom n’était pas mentionné, que le dossier avait été clos.

[5]               En conséquence, le demandeur devait présenter une nouvelle demande de citoyenneté, en tant qu’adulte. Il aurait fallu que le processus recommence et que le demandeur réponde à toutes les conditions, malgré le fait qu’il avait reçu la citoyenneté en 2013 et qu’il ne lui restait qu’à prêter le serment de citoyenneté.

[6]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

La décision contestée

[7]               La décision de la juge de la citoyenneté est énoncée dans un formulaire daté du 30 mai 2013. Il y est précisé que le demandeur a été dûment avisé de comparaître le 9 mai 2013, qu’il ne s’est pas présenté, mais qu’il a informé CIC de son absence et a fourni une explication le 28 mai 2013, soit dans le délai de 60 jours prescrit par le Règlement sur la citoyenneté, DORS/93-246 (le Règlement).

[8]               Dans la case prévue pour l’explication fournie, la juge reprend textuellement le contenu de la lettre du demandeur, indiquant qu’il s’était rendu à Londres, en Angleterre pour préparer sa session d’examens de fin d’année au Law School, qui avait commencé la première semaine de mai.

[9]               La juge cite ensuite les trois exemples d’explications acceptables énoncés dans le guide (CP 13, section 6.5) au sujet de la « raison valable » pour ne pas s’être présenté à la cérémonie pour prêter le serment de citoyenneté. La juge de la citoyenneté a par la suite coché la case indiquant qu’elle estimait que le demandeur n’avait pas de raison valable pour ne pas comparaître.

Les dispositions applicables

[10]           Le Règlement en vigueur à la date de la présente décision prévoit ce qui suit :

23. (1) Lorsque la personne qui n’a pas comparu et n’a pas prêté le serment de citoyenneté aux date, heure et lieu fixés à cette fin ne parvient pas, dans les 60 jours qui suivent cette date, à convaincre le juge de la citoyenneté ou l’agent du service extérieur devant lequel elle était censée comparaître, ou le ministre si elle était censée comparaître devant un ministre de la Couronne, qu’une raison valable l’a empêchée de comparaître, son certificat de citoyenneté doit être renvoyé au greffier.

 

23. (1) Where a person who fails to appear and take the oath of citizenship at the date, time and place appointed for that purpose fails, within 60 days after that date, to satisfy the citizenship judge or foreign service officer before whom the person was to appear, or the Minister where the person was to appear before a Minister of the Crown, that the person was prevented from appearing by some good and sufficient cause, the person’s certificate of citizenship shall be returned to the Registrar.

(2) Lorsque la personne mentionnée au paragraphe (1) réussit à convaincre le juge de la citoyenneté ou l’agent du service extérieur devant lequel elle était censée comparaître, ou le ministre si elle était censée comparaître devant un ministre de la Couronne, du bien-fondé de son empêchement à comparaître, le juge de la citoyenneté, l’agent du service extérieur ou le greffier fixe d’autres date, heure et lieu auxquels elle devra comparaître pour prêter le serment de citoyenneté.

(2) Where a person described in subsection (1) satisfies the citizenship judge or foreign service officer before whom the person was to appear, or the Minister where the person was to appear before a Minister of the Crown, of the matter referred to in that subsection, another date, time and place shall be appointed by the citizenship judge, foreign service officer or the Registrar for the person to appear and take the oath of citizenship

[11]           Selon l’article 13.2 actuel de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 (la Loi), une demande est considérée comme abandonnée lorsque le demandeur omet, sans excuse légitime, de se présenter pour prêter le serment. La Loi exige que la décision soit prise par la ministre ou par son délégué. Bien que l’article 13.2 de la Loi ne s’applique pas à la présente demande de contrôle judiciaire, le défendeur précise utilement que, si la Cour devait accueillir la demande, tout nouvel examen de la raison invoquée par le demandeur pour ne pas s’être présenté pour prêter le serment de citoyenneté serait tranché conformément l’article 13.2 par le ministre et non par un juge de la citoyenneté. De plus, l’expression « raison valable » a été remplacée par « excuse légitime ».

[12]           Voici le libellé de l’article 13.2 actuel de la Loi :

13.2 (1) Le ministre peut considérer une demande comme abandonnée dans les cas suivants:

13.2 (1) The Minister may treat an application as abandoned

a) le demandeur omet, sans excuse légitime, alors que le ministre l’exige au titre de l’article 23.1 :

(a) if the applicant fails, without reasonable excuse, when required by the Minister under section 23.1,

(i) de fournir, au plus tard à la date précisée, les renseignements ou les éléments de preuve supplémentaires, lorsqu’il n’est pas tenu de comparaître pour les présenter,

(i) in the case where the Minister requires additional information or evidence without requiring an appearance, to provide the additional information or evidence by the date specified, or

(ii) de comparaître aux moment et lieu — ou au moment et par le moyen —fixés, ou de fournir les renseignements ou les éléments de preuve supplémentaires lors de sa comparution, lorsqu’il est tenu de comparaître pour les présenter;

(ii) in the case where the Minister requires an appearance for the purpose of providing additional information or evidence, to appear at the time and at the place — or at the time and by the means — specified or to provide the additional information or evidence at his or her appearance; or

b) le demandeur omet, sans excuse légitime, de se présenter aux moment et lieu — ou au moment et par le moyen — fixés et de prêter le serment alors qu’il a été invité à le faire par le ministre et qu’il est tenu de le faire pour avoir la qualité de citoyen.

(b) in the case of an applicant who must take the oath of citizenship to become a citizen, if the applicant fails, without reasonable excuse, to appear and take the oath at the time and at the place — or at the time and by the means — specified in an invitation from the Minister.

(2) Il n’est donné suite à aucune demande considérée comme abandonnée par le ministre.

(2) If the Minister treats an application as abandoned, no further action is to be taken with respect to it.

[13]           Voici le libellé de la section 6.5 du guide CP 13 – Administration :

Exceptions

Si un demandeur fournit à un fonctionnaire de la citoyenneté une explication raisonnable de l’absence de réponse dans le délai prescrit ET une preuve à l’appui de son explication, il peut obtenir un délai supplémentaire. L’agent de la citoyenneté peut, selon les motifs de l’absence de réponse, accorder un délai supplémentaire maximal de six mois, à compter de la date précisée dans l’avis original, dans lequel le demandeur devra fournir les documents exigés ou se présenter.

Exemple : Si la date dans l’avis original était le 5 juin 2004, le demandeur pourrait avoir jusqu’au 5 décembre 2004 pour se conformer à l’avis. Cela signifie que le dossier d’un client ne peut pas rester inactif dans le SMGC plus de six mois. Il ne faut pas accorder plus de six mois « de grâce » aux clients pour se conformer aux exigences de la Loi.

Exceptions

If an applicant provides CIC officials with a reasonable explanation for failure to respond within requested timeframes AND provides proof or evidence to support the explanation, additional time may be granted. At the discretion of the citizenship officer and depending on the nature of the circumstance, an applicant may be given up to six months from the date specified on the original notice by which to comply with the request to provide required documents to appear.

Example: If the date on the original notice was June 5, 2004, the applicant would have up until December 5, 2004 to comply. This means that clients cannot be made unavailable in GCMS for more than six months. Clients should not be given more than six months “grace” to comply with the requirements of the Act.

Explications acceptables (exemples)

Le demandeur doit s’absenter pour une période prolongée afin de s’occuper d’un parent mourant.

Le demandeur ne peut pas se présenter pour des raisons de santé (maladie ou accident).

D’autres circonstances indépendantes de la volonté du demandeur que CIC jugera raisonnables (par exemple, le demandeur a été appelé à l’étranger pour une affaire familiale ou autre, à la suite d’un décès dans la famille).

Acceptable explanations (examples)

Applicant must be away for an extended period to care for a dying parent.

Applicant is unable to appear as a result of health constraints following an illness/accident.

Other extenuating circumstances as deemed reasonable by CIC (e.g. applicant called out of country to sort out family/ business affairs as a result of death in the family).

Explications inacceptables (exemples)

Le demandeur vit ou voyage continuellement à l’étranger et veut attendre d’être revenu au Canada.

Le demandeur ne s’est pas préparé pour l’examen (connaissance de la langue et connaissance du Canada) et a besoin de plus de temps pour suivre les cours.

Le demandeur ne s’est tout simplement pas présenté à la date prescrite.

 

Il peut arriver qu’un demandeur fournisse une explication qui est difficile à évaluer. En case de doute, l’agent de la citoyenneté doit demander conseil à la Division de la citoyenneté, de la Direction générale de l’intégration.

Unacceptable explanations (examples) 

Applicant lives or continually travels abroad and wants to wait until next trip to Canada.

Applicant has not prepared for language /knowledge assessment and needs more time to complete classes.

Applicant neglected to appear on scheduled date.

On occasion, there may be reasons put forward by the applicant which are difficult to assess. If a citizenship officer is unsure whether or not to initiate abandonment procedures, advice should be sought from the Integration Branch, Citizenship Division.

            (Je tiens à souligner que le guide CP 13 s’appliquait aux dispositions en vigueur avant le 1er août 2014, dont l’article 23 du Règlement.)

La position du demandeur

[14]           Selon le demandeur, la décision est déraisonnable parce que la juge de la citoyenneté a entravé son pouvoir discrétionnaire en estimant que les exemples du guide étaient les seules explications acceptables qui constitueraient une « raison valable » pour le défaut de comparution pour prêter le serment de citoyenneté, au lieu de se demander si l’explication donnée par le demandeur constituait une raison valable. Le demandeur fait observer que le guide CP 13 ne fait qu’énoncer des lignes directrices et qu’aucune disposition de la Loi ou du Règlement n’a pour effet de limiter le pouvoir discrétionnaire conféré au juge de la citoyenneté.

[15]           Le demandeur ajoute que la juge de la citoyenneté n’a pas fourni des motifs suffisants à l’appui de sa décision et que l’information fournie ne fait pas état d’une décision intelligible, transparente et justifiée. Les motifs ne révèlent aucune analyse concernant la raison pour laquelle l’explication donnée par le demandeur ne constitue pas une raison valable ni n’appartient pas aux « circonstances indépendantes » fournies à titre d’exemple dans le guide CP 13.

[16]           Le demandeur affirme que le défendeur a tenté de fournir d’autres motifs qui ne figurent pas du tout dans le dossier, à savoir que l’avis avait été envoyé au demandeur à sa dernière adresse connue et que la juge a estimé que l’explication donnée se rapprochait davantage des explications inacceptables énoncées. Il ajoute que la Cour ne devrait pas être obligée, du fait de ces motifs, à conjecturer pour étayer le caractère raisonnable de la décision (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Jeizan, 2010 CF 323, 386 FTR 1 [Jeizan]).

La position du défendeur

[17]           Le défendeur fait valoir que la décision est raisonnable et que, malgré leur brièveté, les motifs présentés sont suffisants.

[18]           Le défendeur souligne que la loi n’impose aucune obligation de motiver le refus de l’explication fournie ou de la demande de fixer une nouvelle date pour prêter le serment de citoyenneté, contrairement aux décisions rendues au titre de l’article 14 de la Loi, lequel prévoit l’obligation de donner des motifs.

[19]           Le défendeur soutient, subsidiairement, que l’obligation de donner des motifs, s’il en est, est minime, et qu’il y a été satisfait par la lettre envoyée au demandeur en février 2014, à laquelle était jointe la décision de la juge de la citoyenneté.

[20]           Selon le défendeur, cette décision, qui énonce les exemples d’explications acceptables, à laquelle s’ajoute le dossier, qui comprend la lettre du demandeur et la lettre de City University, permet de comprendre pourquoi la juge de la citoyenneté a conclu que l’explication fournie ne constituait pas une raison valable. La juge avait tenu compte de l’explication du demandeur, s’était fiée aux exemples, mais avait conclu que le motif pour lequel celui‑ci n’avait pas comparu ne constituait pas une raison valable.

[21]           Le défendeur soutient que l’avis de convocation a été envoyé au demandeur à l’adresse que sa mère avait tout récemment fournie et que l’absence de celui‑ci du pays à ce moment‑là ne constituait pas une explication suffisante.

[22]           Le défendeur ajoute que les lignes directrices n’entravent pas le pouvoir discrétionnaire de la juge de la citoyenneté, en faisant remarquer que celles‑ci englobent expressément, comme exemple de raison valable, « [d]’autres circonstances indépendantes de la volonté du demandeur que CIC jugera raisonnables ». La juge de la citoyenneté n’a pas non plus entravé son pouvoir discrétionnaire en renvoyant aux lignes directrices. Selon le défendeur, le fait d’énoncer dans ses motifs l’explication du demandeur et les exemples d’explications acceptables montre que la juge de la citoyenneté a pris en compte les circonstances du demandeur, mais elle a conclu qu’il ne s’agissait pas d’une raison valable.

Les questions en litige

[23]           Le demandeur conteste à la fois le caractère raisonnable de la décision de rejeter son explication comme étant une raison valable tout comme le caractère suffisant des motifs fournis par la juge de la citoyenneté, consistant à reproduire intégralement sa lettre ainsi que les lignes directrices en matière de citoyenneté.

[24]           La question en litige est de savoir si la décision est raisonnable, ce qui inclut la question de savoir si la juge de la citoyenneté a entravé son pouvoir discrétionnaire tout comme la question de savoir si les motifs permettent à la Cour de comprendre le fondement de la décision de la juge de la citoyenneté et de déterminer si cette décision fait partie des issues possibles acceptables (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses]).

La norme de contrôle

[25]           Le demandeur soutient que les questions portant sur l’entrave au pouvoir discrétionnaire concernent l’équité procédurale et sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte.

[26]           Le défendeur fait valoir que les deux questions en litige, celle de savoir si les motifs étaient suffisants et celle de savoir si la juge a entravé son pouvoir discrétionnaire sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[27]           La norme de la décision raisonnable s’applique à la décision de la juge de la citoyenneté du fait que cette décision comporte l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire fondé sur des questions de fait et de droit.

[28]           La cour de justice est appelée à déterminer si la décision « fait partie des “issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit” (Dunsmuir, par. 47). Il peut exister plus d’une issue raisonnable. Néanmoins, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au par. 59, [2009] 1 RCS 339, citant l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]).

[29]           L’insuffisance des motifs ne permet pas à elle seule de faire droit à la demande de contrôle judiciaire. Dans l’arrêt Newfoundland Nurses, la Cour suprême du Canada a donné des précisions sur les exigences formulées dans l’arrêt Dunsmuir, faisant observer que les motifs doivent « être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » (au par. 14). En outre, la cour de justice peut, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier « pour apprécier le caractère raisonnable du résultat » (au par. 15). La Cour suprême résume ses conseils comme suit, au par. 16 :

En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

[30]           Or, la cour de justice ne devrait pas examiner le dossier pour combler les lacunes et reformuler les motifs qui ont été énoncés. Dans Pathmanathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 353, au par. 28, 430 FTR 192 [Pathmanathan], le juge Rennie faisait observer que l’arrêt Newfoundland Nurses « n’a pas pour objet d’inviter la cour de révision à reformuler les motifs qui ont été énoncés, à modifier le fondement factuel sur lequel la décision est fondée, ou à formuler des hypothèses sur ce que le résultat aurait été si le décideur avait correctement évalué la preuve ».

[31]           De même, dans la décision Kamolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, 16 Imm LR (4th), qu’invoque le demandeur, le juge Rennie précisait, au par. 11, que « [l’]arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés, ni ne l’autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. »

La décision n’est pas raisonnable

La juge de la citoyenneté a entravé son pouvoir discrétionnaire

[32]           Le demandeur invoque la décision Singh Bajwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 864, au par. 46, 415 FTR 107, pour appuyer sa position selon laquelle la juge de la citoyenneté a limité son examen aux lignes directrices, plutôt que d’étudier l’état du droit et, par conséquent, a entravé son pouvoir discrétionnaire. Dans cette affaire, le juge O’Keefe a conclu que l’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire est contrôlable selon la norme de la décision correcte et que le degré de retenue dont il y a lieu de faire preuve à l’égard du décideur est faible.

[33]           Je conviens que l’examen étroit des exemples énoncés dans les lignes directrices en tant que seules raisons valables possibles démontre que la juge de la citoyenneté a entravé son pouvoir discrétionnaire.

[34]           Comme le nom l’indique, les lignes directrices ont pour objet de fournir des éléments d’orientation et non d’imposer une décision ou d’établir une liste de contrôle. Les lignes directrices n’entravent pas, à elles seules, le pouvoir discrétionnaire du décideur; c’est le recours aux lignes directrices plutôt qu’aux lois et aux règlements qui pose problème. Le juge de la citoyenneté a le pouvoir discrétionnaire de prendre en considération un grand nombre d’explications, dont certaines seraient analogues aux exemples donnés et d’autres non, pour déterminer ensuite si l’explication fournie par le demandeur constitue une raison valable.

[35]           Que ce soit la norme de la décision correcte ou la norme de la décision raisonnable qui s’applique ne change rien à l’issue de la présente affaire. Je préfère toutefois l’approche adoptée par le juge Stratas dans la décision Stemijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, aux par. 22 et 23, 341 DLR (4th) 710, où il a d’abord expliqué la notion d’entrave au pouvoir discrétionnaire pour ensuite conclure qu’il convenait d’examiner cette notion au moment de déterminer le caractère raisonnable de la décision. Il a énoncé comme suit cette approche, au par. 24 :

[24]      L’arrêt Dunsmuir réaffirme un principe primordial bien établi : « tout exercice de l’autorité publique procède de la loi » (paragraphes 27 et 28). Toute décision qui repose sur une autre source que la loi, par exemple une décision qui se fonde uniquement sur un énoncé de politique informel sans égard à la loi, ne peut pas appartenir aux issues acceptables pouvant se justifier et donc être raisonnables selon la définition formulée dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47. Une décision qui découle d’un pouvoir discrétionnaire limité est en soi déraisonnable.

[36]           Je conviens qu’en l’espèce la décision découle d’une entrave au pouvoir discrétionnaire et qu’elle est, par conséquent, déraisonnable.

[37]           Pour le cas où cette conclusion serait erronée, j’ajouterais que la décision est déraisonnable parce que les motifs ne permettent pas à la Cour de comprendre le fondement de la juge de la citoyenneté ni de déterminer si la décision fait partie des issues possibles acceptables.

Les motifs ne sont pas suffisants

[38]           Bien que l’insuffisance des motifs ne constitue pas à elle seule un motif de contrôle judiciaire, la reproduction d’un paragraphe de la lettre du demandeur qui contient la raison pour laquelle il ne s’était pas présenté à la cérémonie pour prêter le serment de citoyenneté, ainsi que la reproduction des exemples d’explications acceptables figurant à la section 6.5 du guide CP 13, ne sauraient être considérées comme des motifs. Même si la loi n’exige pas de fournir des motifs, il reste essentiel d’informer le demandeur pourquoi son explication ne constitue pas une raison valable. La reproduction d’extraits de documents ne révèle pas le raisonnement suivi par la juge de la citoyenneté. Le défendeur a énoncé des motifs possibles pour combler cette lacune, mais ces motifs ne figurent pas dans le dossier et reposent sur la formulation d’hypothèses, exercice auquel la Cour ne peut pas se livrer.

[39]           Comme le note le juge Yves de Montigny dans la décision Jeizan, précitée, au par. 17 :

[17]      Une décision est suffisamment motivée lorsque les motifs sont clairs, précis et intelligibles et lorsqu’ils disent pourquoi c’est cette décision‑là qui a été rendue. Une décision bien motivée atteste une compréhension des points soulevés par la preuve, elle permet à l’intéressé de comprendre pourquoi c’est cette décision‑là qui a été rendue, et elle permet à la cour siégeant en contrôle judiciaire de dire si la décision est ou non valide : voir Lake c. Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 R.C.S. 761, paragraphe 46; Mehterian c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. n° 545 (C.A.F.); VIA Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25 (C.A.F.), paragraphe 22; décision Arastu, précitée, paragraphes 35 et 36.

[40]           Dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Arastu, 2008 CF 1222, aux par. 35 et 36, 174 ACWS (3d) 336, le juge Russell a expliqué les avantages qu’offrent la production de motifs. Même s’il s’agissait d’une décision au titre de l’article 14 de la Loi, qui était assujettie à l’obligation de produire des motifs, cette décision touchait le statut du demandeur, tout comme en l’espèce :

[35]      L’obligation de produire des motifs est salutaire. Non seulement les motifs favorisent‑ils une meilleure prise de décision en garantissant la clarté des questions posées et du raisonnement du juge, mais encore ils servent de point de départ à une évaluation des moyens d’appel ou de contrôle possibles. Cela est particulièrement important lorsque la décision rendue est révisable selon une norme de contrôle qui dicte la retenue judiciaire : arrêt VIA Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25, paragraphes 17 et 19 (C.A.F.).

[36]      L’obligation de motiver une décision requiert que les motifs fournis soient suffisants. Ils doivent exposer les conclusions de fait et aborder les principaux points en litige. Le raisonnement suivi par le décideur doit être expliqué et doit rendre compte des principaux facteurs considérés. En outre, la question de savoir si les motifs fournis sont suffisants doit être examinée à la lumière des circonstances particulières de chaque cas. Lorsque le statut d’une personne est en cause, les conditions sont plus rigoureuses : arrêt Baker, paragraphes 25 et 75, et arrêt Via Rail, paragraphes 21 et 22.

[41]           Les motifs que la juge de la citoyenneté devait énoncer pour accepter ou refuser l’explication fournie par le demandeur pour ne pas s’être présenté pour prêter le serment de citoyenneté n’avaient pas à être détaillés, mais ils devaient faire état non seulement du fait que la juge avait tenu compte de l’explication donnée, mais aussi de la raison pour laquelle la juge a conclu que l’explication en cause ne constituait pas une raison valable. En l’espèce, la décision en cause touche le statut du demandeur. Il ne lui reste plus une seule étape à franchir pour obtenir la citoyenneté. Compte tenu des conséquences, il faut davantage que la brève mention de l’explication que le demandeur a fournie, l’énumération des exemples énoncés dans le guide et l’indication du désaccord dans la case prévue à cet effet.

[42]           Suivant les balises proposées dans l’arrêt Newfoundland Nurses, la Cour est appelée à se demander si les motifs fournis, complétés par le dossier, lui permettent de comprendre le fondement de la décision de la juge de la citoyenneté et de déterminer si la décision fait partie des issues possibles acceptables. J’ai examiné le mince dossier pour compléter et étayer le résultat de la décision, mais en vain. La Cour ne peut réécrire la décision en reformulant les motifs énoncés (Pathmanathan, précitée).

Conclusion

[43]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’explication donnée par le demandeur pour ne pas avoir comparu pour prêter le serment de citoyenneté doit être réexaminée en tenant compte des dispositions législatives qui sont maintenant en vigueur. Une fois prise, la décision sera communiquée rapidement au demandeur. Aucuns dépens ne sont adjugés.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  L’explication donnée par le demandeur pour ne pas avoir comparu pour prêter le serment de citoyenneté doit être réexaminée en tenant compte des dispositions législatives qui sont maintenant en vigueur. Une fois prise, la décision sera communiquée rapidement au demandeur.

3.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Catherine M. Kane »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-495-14

 

INTITULÉ :

KARIM AYYAD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 NOVEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

 

LE 20 NOVEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Cheryl Robinson

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nicole Paduraru

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gregory J. Willoughby

Avocat

London (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.