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Date : 20141203


Dossier : IMM-290-14

Référence : 2014 CF 1167

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 3 décembre 2014

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

ABDLWAHID HAQI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               M. Abdlwahid Haqi a été déclaré interdit de territoire en application des alinéas 34(1)b) et f) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], parce que la Section de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié [la Commission] avait des motifs raisonnables de croire qu’il a été membre du Parti démocratique kurde d’Iran [PDKI], une organisation qui a été l’instigatrice et l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement iranien par la force.

[2]               Au moment où la Cour allait publier ses motifs dans le présent dossier, la Cour d’appel fédérale a rendu l’arrêt Najafi c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2014 CAF 262 [Najafi, CAF], qui comme nous le verrons ci‑dessous a une incidence significative sur le dossier du demandeur.

[3]               Le demandeur soulève essentiellement deux questions dans sa demande de contrôle judiciaire. Premièrement, il fait valoir que la Commission a appliqué une définition de « renversement par la force » excessivement large, en ce que la définition retenue ne tient pas compte du droit international et de l’époque des actes visant au renversement par la force. Deuxièmement, le demandeur fait valoir qu’il n’est pas visé par la disposition en cause et qu’il ne devrait donc pas être déclaré interdit de territoire. Plus précisément, il était âgé de 12 ans lorsque le PDKI a participé pour la dernière fois à des activités militaires, et 20 ans se sont écoulés depuis que le PDKI a formellement renoncé à recourir à la lutte armée. Certes, notre Cour a, par le passé, conclu qu’en ce qui concerne les changements touchant une organisation aucune limite temporelle n’entre en jeu et a retenu un critère strict pour examiner cet aspect, mais elle ne l’a fait que dans des affaires concernant exclusivement des organisations terroristes et avant l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Ezokola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola]. Enfin, le demandeur soutient que des personnes comme lui font l’objet de profilage de la part des délégués du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile chargés de sélectionner les dossiers qui seront soumis à la Commission. Il prétend que cette dernière a refusé que des éléments de preuve soient présentés en ce qui concerne la question de savoir si cette pratique viole l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982 c 11 [la Charte]; elle a en effet conclu que même en présence d’éléments de preuve clairs et non équivoques de l’existence de pratiques discriminatoires, aggravées par la procédure intentée, elle ne serait [traduction] « guère plus qu’un participant involontaire, forcé de perpétuer l’effet de la discrimination en prenant une mesure d’expulsion ».

[4]               Le défendeur fait pour sa part valoir que la Commission a à juste titre rejeté l’interprétation de l’alinéa 34(1)b) préconisée par le demandeur; ni le droit canadien ni le droit international ne confèrent aux organisations le droit de recourir à la violence pour renverser un gouvernement. De plus, les arguments du défendeur, même s’ils étaient bien fondés en droit, ne sont pas étayés par les faits; le PDKI a délibérément participé à des campagnes de violence contre des gouvernements iraniens successifs, et il ne s’agissait pas d’actes de légitime défense visant uniquement des cibles militaires, ni de gestes posés dans le cadre de conflits armés entre des états reconnus. Le défendeur affirme enfin que la Commission a de fait conclu qu’elle avait compétence pour examiner l’argument fondé sur l’article 15 de la Charte, mais elle a estimé que le demandeur n’avait pas établi qu’il y avait eu atteinte à ses droits lors de la tenue de l’enquête, et ce, tant pour ce qui est de la substance que du processus.

[5]               Pour les motifs exposés ci‑dessous, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

I.                   Contexte

[6]               Le demandeur est un Kurde de 30 ans, citoyen iranien.

[7]               Il est devenu membre du PDKI en 2006, à l’âge 22 ans. Le PDKI est l’un des plus vieux partis kurdes en Iran, et il a été constitué à peu près en même temps qu’a été fondée la République de Mahabad en 1946, lorsque le PDKI a pris le contrôle de la ville de Mahabad et de deux villages voisins en Iran. Au cours des décennies suivantes, le PDKI a pris part à des conflits militaires avec des gouvernements iraniens successifs, qui ont envahi la république et commis des actes de répression brutale à l’endroit du peuple kurde. En 1996, le PDKI a publiquement choisi de lutter pour l’autonomie par des moyens pacifiques et aucun affrontement militaire n’a été signalé depuis ce temps.

[8]               Les activités du demandeur au sein de l’organisation consistaient à distribuer des documents de promotion et d’information concernant la cause de l’indépendance du Kurdistan. Il a participé à l’instauration d’une cellule secrète de l’organisation en Iran, qu’il a par la suite dirigée.

[9]               Il est arrivé au Canada sans visa le 26 décembre 2011 et il a présenté une demande d’asile fondée sur son appartenance au PDKI, qui avait attiré l’attention des autorités iraniennes.

[10]           Le 17 mai 2012, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada a établi un rapport au sujet du demandeur en application du paragraphe 44(1) de la LIPR [le rapport établi en vertu de l’article 44] dans lequel il indiquait que le demandeur était selon lui interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité, en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, en tant que membre d’une organisation qui a été l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force au sens de l’alinéa 34(1)b).

[11]           Le 25 mai 2012, un délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] a examiné, en application du paragraphe 44(2) de la LIPR, le rapport établi en vertu de l’article 44. Il a estimé que ce rapport était bien fondé, et a donc déféré l’affaire pour enquête sur le fondement de l’alinéa 34(1)f).

II.                Enquête

[12]           Le 24 mai 2013, lors d’une conférence préparatoire, le demandeur a sollicité l’arrêt de la procédure au motif que le rapport établi en vertu de l’article 44 et la décision de déférer l’affaire à la Commission étaient discriminatoires. L’avocat du demandeur soutenait que le ministre avait adopté une politique de [traduction] « ciblage différentiel », en établissant le rapport visé à l’article 44 et en renvoyant l’affaire pour enquête, fondée sur la nationalité du demandeur. La Commission a rejeté la demande présentée par le demandeur lors de la conférence préparatoire au motif qu’elle estimait ne pas avoir compétence pour [traduction] « scruter au‑delà » d’un rapport établi en vertu de l’article 44 ou d’un renvoi pour enquête, citant à l’appui de sa conclusion la décision Collins c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 16327 (CF) (IMM-2648-08)  [Collins]. Elle a en outre précisé qu’il serait plus approprié que le demandeur conteste la validité du rapport établi en vertu de l’article 44 ou le renvoi pour enquête par voie de contrôle judiciaire devant notre Cour. La Commission a toutefois laissé ouverte la possibilité pour le demandeur de présenter l’argument qu’une conclusion d’interdiction de territoire constituerait une violation des droits qu’il tire de la Charte.

[13]           Le 19 juillet 2013, la Commission a procédé à l’enquête. Au cours de celle‑ci, le demandeur a admis être un membre de longue date du PDKI et que, jusqu’en 1996, le PDKI s’était livré à des actes de violence en Iran dans le but avoué de renverser des gouvernements iraniens successifs. Le demandeur a néanmoins soutenu que le PDKI n’est pas un organisme visé à l’alinéa 34(1)b) parce qu’il n’a pas été l’auteur d’actes visant au « renversement d’un gouvernement par la force » – ses actes de violence n’étant pas des actes « illicites » ou commis à des « fins illégitimes ». Les actes du PDKI étaient justifiés au regard des lois internationales sur les « conflits armés » parce qu’ils ne visaient que des cibles militaires, et qu’ils avaient été commis en légitime défense ou en vue de l’autodétermination de la « République de Mahabad » dans le cadre d’affrontements entre états, ou pour ces deux motifs à la fois. Subsidiairement, le demandeur fait valoir qu’il est devenu membre du PDKI après que l’organisation ait renoncé à l’usage de la force.

[14]           Le 4 octobre 2013, la Commission a tenu une autre audience pour que soit pris en compte la décision rendue par notre Cour dans l’affaire Najafi c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CF 876 [Najafi, CF].

[15]           Le 27 décembre 2013, la Commission a déclaré le demandeur interdit de territoire au sens de l’alinéa 34(1)f) dans la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire.

III.             La décision contestée

[16]           La Commission a conclu qu'il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre d'une organisation qui avait été l’instigatrice ou l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement iranien par la force.

[17]           Aux fins de l’alinéa 34(1)b), la Commission a adopté la définition selon laquelle la subversion implique « le fait d’effectuer des changements par des moyens illicites ou à des fins illégitimes relativement à une organisation » et la définition selon laquelle un « renversement par la force » comprend « la coercition ou la contrainte par des moyens violents » dans le but de renverser un gouvernement. Les motivations de l’organisation ou du gouvernement en question importent peu dans le contexte de cette disposition.

[18]           La Commission a conclu que le recours à la lutte armée au sein d’un pays est un moyen illicite – il n’existe ni en droit canadien ni en droit international de droit positif à recourir à la force armée pour obtenir un changement politique.

[19]           De plus, la thèse du demandeur, selon laquelle les actes de violence du PDKI étaient, au sens du droit international, des actes de légitime défense ou des actes visant à faire valoir le droit à l’autodétermination, commis dans le cadre d’un conflit armé, n’était pas étayée par la preuve. La Commission a conclu que les actes du PDKI n’avaient pas été commis en légitime défense et que le PDKI ne s’en prenait pas uniquement à des cibles militaires. La Commission a conclu que le PDKI avait aussi commis des actes de violence contre des civils, dont la prise en otage de policiers, et le bombardement de pipelines. La Commission a de plus conclu que la République de Mahabad n’a jamais été un état reconnu, de sorte que les lois relatives aux conflits armés, qui s’appliquent entre les États, ne s’appliquaient pas en l’espèce.

[20]           Pour ce qui est de l’aspect temporel de la disposition, la Commission s’est dite d’avis qu’il n’était pas nécessaire pour conclure à l’interdiction de territoire que la période au cours de laquelle un individu a été membre d’une organisation coïncide avec la période au cours de laquelle cette dernière a commis des actes visant au renversement d’un gouvernement par la force.

[21]           Enfin, rien n’étayait l’allégation du demandeur selon laquelle le PDKI avait renoncé à la violence. La Commission a conclu que le PDKI disposait toujours d’une milice armée (les forces peshmergas) en Irak et qu’il n’avait pas totalement condamné le recours à la lutte armée.

[22]           Ayant conclu que le demandeur était interdit de territoire, la Commission a pris une mesure de renvoi contre lui.

IV.             Questions en litige et norme de contrôle

[23]           Dans la présente demande de contrôle judiciaire il s’agit de déterminer si :

i)                    la Commission a commis une erreur en concluant qu’elle n’avait pas compétence pour vérifier la légalité du rapport établi en vertu de l’article 44 ou du renvoi pour enquête;

ii)                  si l’interprétation qu’a faite la Commission des alinéas 34(1)b) et 34(1)f) est raisonnable.

[24]           Le demandeur soutient que la norme de contrôle applicable à l’interprétation des règles de droit international est celle de la décision correcte. Dans l’arrêt Febles c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CAF 324 (récemment conf. par Febles c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CSC 68, sans analyse de la norme de contrôle applicable) [Febles], la Cour d’appel fédérale a estimé que la présomption de l’application de la norme de la décision raisonnable avait été réfutée parce que les conventions internationales – dans cette affaire il s’agissait de l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, Can. R.T. 1969 no 6 réfugiés) [la Convention sur les réfugiés] – doivent être interprétées de façon aussi uniformes que possible. En l’espèce, notre Cour doit examiner les conventions de Genève et leurs protocoles additionnels pour déterminer si le droit international relatif au droit à l’autodétermination et le droit international humanitaire s’appliquent.

[25]           Le défendeur fait valoir que, bien qu’il s’agisse d’une question de droit, la norme de contrôle applicable à l’interprétation qu’a faite la Commission des dispositions relatives à l’interdiction de territoire est la norme de la décision raisonnable (B010 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CAF 87, aux paragraphes 64-70 [B010]).

[26]           Selon moi, la tâche de la Commission dans la présente affaire s’apparente à celle de la Section de la protection des réfugiés [SPR] dans l’affaire B010 et non à celle dont elle devait s’acquitter dans l’affaire Febles. En l’espèce, la Commission était appelée à interpréter une des dispositions de la LIPR relative à l’interdiction de territoire – et non la Convention sur les réfugiés, incorporée par renvoi dans la LIPR. La Commission peut être appelée à s’appuyer sur des concepts juridiques extrinsèques, qu’ils se fondent ou non sur le droit international, pour interpréter l’alinéa 34(1)b) de la LIPR, comme la Cour d’appel l’a fait dans l’arrêt B010 lorsqu’elle a interprété l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. Il n’en demeure pas moins que la Commission était appelée pour l’essentiel à interpréter sa loi constitutive et non les conventions internationales comme c’était le cas dans l’arrêt Febles. Par conséquent, je conviens avec le défendeur que la Cour d’appel fédérale a correctement déterminé dans l’arrêt B010 que la norme de contrôle applicable à l’interprétation que la Commission donne aux alinéas 34(1)b) et f) de la LIPR est la norme de la décision raisonnable (voir également Najafi, CF, précitée, aux paragraphes 59- 60, et Najafi, CAF, au paragraphe 56). Il incombe au demandeur d'établir que la décision de la Commission ne fait pas partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47.

V.                Analyse

[27]           Tant dans ses observations écrites qu’à l’audience devant la Cour, l’avocat du demandeur a beaucoup insisté sur le fait que si la Cour choisissait, comme l’a fait la Commission, d’interpréter de façon large l’expression « renversement par la force », l’alinéa 34(1)b) de la LIPR viserait des millions de personnes, y compris les Forces armées canadiennes qui ont participé à la mission en Afghanistan.

[28]           Vu la portée colossale qu’a cette disposition suivant cette interprétation, le demandeur fait valoir qu’il est surprenant que les enquêtes soient si rares et il accuse le ministre de se livrer à du profilage et de faire preuve de discrimination envers les personnes de sa nationalité ou de son ethnicité, ou en raison d’autres motifs de distinction interdits. Il ajoute que, bien que ce soit initialement dans le rapport établi en vertu de l’article 44 que le ministre a fait preuve de discrimination, celle‑ci s’est poursuivie lorsque la Commission a rejeté la demande présentée par le demandeur – fondée sur le fait que ledit rapport et la décision de renvoyer l’affaire à la Commission étaient eux‑mêmes discriminatoires – visant l’arrêt de la procédure devant la CISR.

[29]           Selon moi, le fait que le demandeur n’ait pas déposé de demande de contrôle judiciaire à l’égard du rapport de l’agent établi en vertu de l’article 44 ou de la décision du ministre de déférer le demandeur pour enquête est fatal à sa demande, étant donné que la Commission n’avait pas compétence pour contrôler la légalité de l’un ou l’autre. Dans la brève ordonnance qu’elle a rendue dans l’affaire Collins, précitée, la juge Hansen a fait observer qu’elle n’avait rien trouvé dans la loi, les règlements et la jurisprudence qui puissent étayer la thèse voulant que la Commission ait compétence pour déterminer la validité ou la légalité d’un rapport établi en vertu de l’article 44 et que la légalité d’un tel rapport ou de la décision du ministre de déférer l’affaire pour enquête ne pouvait être contestés indirectement par voie de demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission, comme le demandeur tente de le faire dans la présente instance. La Commission n’a donc pas commis d’erreur lorsqu’elle a refusé d’ordonner l’arrêt de la procédure et rejeté l’argument du demandeur fondé sur la Charte.

VI.             Caractère raisonnable de l’interprétation que la Commission a donnée aux alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la LIPR

A.                Renversement par la force

[30]           J’estime qu’on ne peut faire de distinction importante entre les faits de la présente espèce et ceux qui avaient été présentés à la juge Gleason dans Najafi, CF. Une des questions soulevées dans l’affaire Najafi, CF, était précisément celle de savoir si le PDKI était l’auteur d’actes visant au renversement par la force du gouvernement iranien, conformément au sens et selon la portée que le législateur a voulu donner à l’alinéa 34(1)b) de la LIPR. Dans ses motifs détaillés, la juge Gleason a conclu que les dispositions pertinentes de la LIPR sont dépourvues de toute ambiguïté et que, puisqu’il est fait mention d’« un gouvernement » à l’alinéa 34(1)b)de la LIPR, plutôt que d’un « gouvernement démocratique », manifestement l’intention du législateur était de faire en sorte que, lorsqu’une organisation utilise la force, la nature du régime importe peu, ce qui suppose que les gouvernements non démocratiques et les gouvernements qui oppriment leur population ou une partie de celle‑ci au mépris des droits de la personne sont visés par la disposition.

[31]           Dans la décision Najafi, CF, au paragraphe 70 de ses motifs, la juge Gleason a aussi conclu qu’« il n’était pas nécessaire que la [Commission] fasse appel au droit international pour déterminer si cette interprétation constante de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR devrait être écartée dans le cas du demandeur, compte tenu de la clarté des dispositions de la LIPR ». Dans l’arrêt Najafi, CAF, le juge Gauthier, s’exprimant au nom de la Cour, a confirmé que le gouvernement a clairement voulu que l’alinéa 34(1)b) reçoive une interprétation large et qu’il n’avait pas à indiquer explicitement qu’il voulait que cette disposition l’emporte sur les obligations internationales du Canada, particulièrement lorsque, comme dans cette affaire, ce que le demandeur a invoqué ne constitue pas une véritable violation d’un instrument international auquel le Canada est partie (Najafi, CAF, au paragraphe 62).

[32]           Comme la décision Najafi, CF, a été rendue par la Cour avant qu’elle rende sa décision en l’espèce, il était raisonnable que la Commission s’appuie sur celle‑ci pour conclure que le PDKI est une organisation qui a été l’auteur d’actes visant au renversement par la force de gouvernements iraniens successifs.

B.                 Époque de l’appartenance à l’organisation

[33]           Le demandeur fait valoir qu’on ne peut considérer qu’il a été membre d’une organisation qui a été l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force parce que le PDKI a renoncé à recourir à la lutte armée 10 ans avant qu’il ne joigne ses rangs. Le demandeur est au courant de la décision rendue par notre Cour et de celle qu’a rendue la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Gebreab c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 1213, et 2010 CAF 274 [Gebreab], dans laquelle l’interprétation selon laquelle l’article 34 de la LIPR qui ne permet pas de tenir compte de considérations temporelles ou de modifications survenues au sein d’une organisation a été retenue. Toutefois, le demandeur soutient que dans les décisions Gebreab, à l’instar de la plupart des décisions portant sur l’article 34, il a aussi été conclu que l’organisation avait été l’auteur d’actes de terrorisme et, ce qui est tout aussi important, qu’elles ont été rendues avant l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Ezokola. Le demandeur estime que les balises établies par la Cour suprême en ce qui concerne la complicité et la complicité par association ont une incidence sur la notion d’appartenance à une organisation dans le contexte de l’examen de l’admissibilité.

[34]           Toutefois, si nous devions établir une distinction entre les cas où une organisation est l’auteur d’actes visant au renversement par la force d’un gouvernement et ceux où elle est aussi l’auteur d’actes terroristes, on se trouverait à modifier le libellé clair de l’article 34 de la LIPR étant donné qu’il ne fait pas une telle distinction. Le libellé de l’article 33 et de l’alinéa 34(1)f) est clair : ces dispositions visent les faits « appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir » et les organisations qui « [ont] été l’auteur ou [seront] l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) [renversement par la force], b.1) ou c) [terrorisme] ». Les dispositions pertinentes ne permettent pas de faire la distinction proposée par le demandeur entre l’organisation qui est uniquement l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force et celle qui se livre, outre ces actes, au terrorisme.

[35]           Enfin la jurisprudence de notre Cour est constante : compte tenu de l’intérêt que le gouvernement porte à la sécurité publique et nationale, et de la possibilité d’obtenir une dispense de l’application du paragraphe 34(1) de la LIPR, le terme « membre » doit recevoir une interprétation large (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Singh, (1998) 151 FTR 101, au paragraphe 52; Gebreab, au paragraphe 24-25; B074 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1146, au paragraphe 27).

[36]           Pour ce qui est de l’arrêt que la Cour suprême a rendu dans l’affaire Ezokola, je partage le point de vue exprimé par la juge Strickland dans l’affaire Nassereddine c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2014 CF 85 [Nassereddine], et par le juge Zinn dans l’affaire Kanazendran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 384, selon lequel cet arrêt n’a pas modifié le critère d’admissibilité énoncé à l’alinéa 34(1)f). Dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême était appelée à interpréter le paragraphe F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés au regard des règles de droit international applicables. La complicité et l’appartenance à une organisation sont deux concepts très différents et on ne saurait dire que l’interprétation du premier concept, qui fait appel à une convention internationale, s’applique au second, qui fait appel à une loi interne. On ne peut non plus conclure en raison du désir de la Cour suprême d’harmoniser l’approche canadienne avec celle qui a été retenue en droit international (et d’ainsi restreindre la portée de la notion de complicité) qu’il est nécessaire de renverser la jurisprudence bien établie portant sur l’interprétation de la notion de « membre d’une organisation ».

[37]           Bien que l’argument ne semble pas avoir été soulevé devant la Cour d’appel fédérale dans Najafi, CAF, cet arrêt a été rendu après l’arrêt Ezokola. L’arrêt de la Cour suprême n’a de toute évidence, et j’ajouterais à juste titre, pas eu d’incidence sur l’interprétation que la Cour d’appel fédérale a donnée aux alinéas 34(1)b) et f) de la LIPR.

[38]           De plus, comme c’était le cas dans l’affaire Nassereddine, le demandeur a admis qu’il avait été membre en règle du PDKI. Il n’est donc pas nécessaire d’évaluer les faits en fonction des facteurs utilisés pour déterminer si un individu appartenait effectivement à une organisation ou pour déterminer, en vue d’établir son appartenance à une organisation, s’il a été complice d’actes visant au renversement par la force d’un gouvernement. Autrement dit, il n’y a pas lieu d’examiner la question de la complicité, qui serait un aspect accessoire de l’analyse globale.

VII.          Conclusion

[39]           Pour les motifs exposés ci‑dessus, le demandeur ne m’a pas convaincue que la conclusion de la Commission selon laquelle il est interdit de territoire parce qu’il a été membre d’une organisation qui a été l’auteur et l’instigatrice d’actes visant au renversement par la force d’un gouvernement est déraisonnable, et sa demande est rejetée.

[40]           À l'audience, l'avocat du demandeur a proposé les questions suivantes à certifier :

(i)                 Faut-il prendre en compte le droit international lors de l’examen de la définition de « renversement par la force » au sens de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR? Dans l’affirmative, incombe‑t‑il au ministre d’établir que les actes allégués visant au « renversement » violent les règles du droit international?

(ii)               L’analyse ayant mené à conclure que le PDKI était toujours une organisation visée à l’article 34 lorsque le demandeur a joint ses rangs en 2006 est‑elle raisonnable? (Y aurait‑il eu lieu de prendre en compte le raisonnement de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola pour déterminer la portée de l’alinéa 34(1)f))?

(iii)             La Commission a‑t‑elle compétence pour examiner la question de l’incidence de la discrimination au regard de l’article 15 de la Charte?

[41]           Comme je l’ai déjà mentionné, l’arrêt Najafi, CAF, a été rendu alors que la présente affaire avait été mise en délibéré et il répond adéquatement à la question i) (expressément), et à la seconde partie de la question ii) (implicitement).

[42]           La première partie de la question (ii) a été réglée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Gebreab, que j’estime toujours applicable.

[43]           Enfin, la Commission a répondu à la question (iii) en ce qu’elle a de fait conclu qu’elle avait compétence pour examiner l’incidence de la discrimination au regard de l’article 15 de la Charte. De fait, elle a simplement et à juste titre conclu qu’elle n’avait pas compétence pour examiner la décision de l’agent de rédiger le rapport établi en vertu de l’article 44 ou la décision du ministre de déférer le demandeur pour enquête. La question (iii) ne serait donc pas déterminante dans le cadre d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-290-14

 

INTITULÉ :

ABDLWAHID HAQI c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 juillet 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

Le 3 décembre 2014

 

COMPARUTIONS :

Peter Edelmann

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Banafsheh Sokhansanj

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edelmann & Co. Law Office

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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